Le lyrisme solidaire et la socialité des Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore
1Quatre poèmes politiques font vibrer dans le recueil Les Pleurs des accents vigoureusement indignés ou douloureusement résignés : « Sous une croix belge », d’abord, puis dans une succession où s’orchestrent de nouvelles voix de la liberté, « La Fiancée polonaise », « Le Vieux Pâtre », « Béranger ». C’est à l’ombre de ces fameux poèmes que se développera la présente étude, moins attentive à ce qui s’expose dans le souvenir de la révolution belge, le soutien philopolonais ou l’hommage au chansonnier libéral, qu’à ce qui s’immisce dans des poèmes a priori entés sur l’intimité lyrique et le registre élégiaque. Il convient en effet de saisir et de comprendre le caractère diffus du politique dans un recueil où l’on ne saurait, sous peine de fausser sa poéticité et son historicité, isoler et marginaliser, ou au contraire sur-valoriser, les poèmes explicitement « politiques ». La continuité dans la diversité formelle justifie d’abord une telle attention au diffus autant qu’au massif. Comme l’a étudié Yohann Ringuedé, se perçoit dans le recueil « une oscillation permanente entre le populaire et le grave » tandis qu’une constance poétique s’observe entre les poèmes quels qu’en soient le sujet ou la visée : « Les procédés métriques mis en place par Desbordes-Valmore dans ses poèmes politico-sociaux ne sont guère systématiquement différents de ceux utilisés dans ses poèmes lyriques. » (Ringuedé, 2020, p. 171-172) Le recueil est également irrigué par la « capillarité élégiaque » (Galand, 2015, p. 178) : le ton et les thèmes de l’élégie peuvent se mettre au service d’une poésie héroïque et politique. L’audace tranquille ou l’audacieuse prudence déployée par Marceline Desbordes-Valmore, éprise de liberté mais consciente des limites que présuppose sa condition – de femme, d’ancienne comédienne, de poète vivant en province – justifie ensuite la nécessité de décentrer le regard. Le chemin de la liberté ne saurait ignorer chez elle les voies de traverse. Dans un article attentif aux « opérations obliques de Marceline Desbordes-Valmore », Jean-Patrice Courtois a relevé, à l’échelle de la création valmorienne, « l’alternance qui règle les relations des poèmes entre eux et qui forme le lien unissant les poèmes coups de canon et les poèmes bruits dans l’herbe » (Courtois, 2020, p. 128) Enfin, selon les leçons de la sociocritique, la symbolisation du social, particulièrement à l’œuvre dans le romantisme des années 1830, se joue moins dans l’explicite du discours que dans les distorsions du récit, les écarts de la métaphore, les ruptures métriques ou les trajectoires sinueuses de la signifiance. Si la socialité désigne la spécificité de la perspective sociale dessinée par une œuvre, elle se monnaye moins « en discours ou figures explicites » qu’elle se manifeste de manière « secrète, implicite, voire inconsciente » (Duchet, 2011, p. 18). Car la socialité des Pleurs, en 1833, doit être historiquement saisie dans le courant du romantisme humanitaire : l’émotion, dès lors qu’elle se propage de l’individu à la communauté par la puissance d’une énonciation solidaire, y est politique.
2L’attention se portera d’abord sur certaines épigraphes pour permettre d’y saisir ce qu’elles suggèrent ou engagent socialement au seuil des poèmes. Il conviendra ensuite d’observer les vers ou les hémistiches qui soudainement, dans un poème méditatif ou lyrique, dans une chanson touchée par le registre élégiaque, ouvrent une brèche politique, le plus souvent par effraction de l’ordre temporel de l’énonciation. Enfin, le lyrisme solidaire et humanitaire des Pleurs sera historiquement situé dans un « romantisme 1830 ».
Effets de seuil
3Le premier poème explicitement politique du recueil, « Sous une croix belge » place en épigraphe le nom d’Auguste Barbier, auteur des Iambes, poèmes inspirés par la Révolution de 1830. Pourtant, l’épigraphe ne fait pas immédiatement vibrer la corde du républicanisme : les « enfants égarés des phalanges divines » descendus dans le « siècle » semblent certes devoir parler « des choses d’ici-bas » (GF, p. 116), mais sub specie æternitatis. Désapprouvant chez Barbier « les moments où il s’est montré le plus infidèle à l’idée poétique pure » par son engagement républicain, Baudelaire a loué dans ce poème « La Tentation », supprimé des éditions postérieures des Iambes, « une grandeur, une majesté d’allure, qui est sa vraie distinction » (Baudelaire, 1885, p. 334). On relèvera aussi que les épigraphes de « La Fiancée polonaise » comme du « Vieux Pâtre » n’amorcent pas sur un mode direct le sujet politique des poèmes : la première est empruntée à une œuvre de Delphine Gay consacrée aux sœurs de Sainte-Camille pendant la peste de Barcelone ; la seconde provient de l’Évangile de Jean – autant d’invitations faites au lecteur à élargir sa lecture, au-delà de l’événement politique particulier, afin d’embrasser dans toute sa portée la parabole sur la charité ou l’accueil pastoral.
4Inversement, certaines épigraphes, au seuil d’un poème lyrique ou d’une chanson au ton élégiaque, les chargent d’une socialité inattendue. La seconde épigraphe de « Ne viens pas trop tard ! » est ainsi empruntée à un poème carcéral de Béranger : « Combien le feu tient douce compagnie / Au prisonnier, dans les longs soir d’hiver ! » (GF, p. 77). À l’échelle du poème, l’épigraphe constitue l’amorce du vers 13 (« Le soir, quand ton foyer s’allume ») et prépare le déploiement de l’image de l’amant que visite « l’âme » de la persona lyrique – dans la chanson de Béranger, un « génie » distrait le prisonnier solitaire. À l’échelle du recueil, ce poème XIV avec ses deux épigraphes (la première est empruntée à André Chénier, qui fut aussi un poète emprisonné) annonce le poème LV, « Béranger ». S’y intensifiera l’image politique du poète incarcéré, ici implicitement mobilisée par la source de la citation : la chanson « Le Feu du prisonnier » sous-titrée « La Force », du nom de la prison où fut enfermé Béranger, opposant à la Restauration, en 1829. La défense de la liberté s’énonce à bas bruit dans une chanson élégiaque où se conjure la séparation amoureuse. L’intimité ne se situe plus hors de la sphère sociale ; elle est le lieu où s’éprouvent aussi la détresse et de l’espérance humaines – d’autant que la forme populaire de la chanson ouvre au partage.
5Béranger revient dans l’épigraphe d’« Écrivez-moi ! » empruntée à la chanson « Si j’étais petit oiseau ». Le seuil d’un poème vibrant de souffrance existentielle autorise une seconde lecture, en filigrane, de ses pentasyllabes : « Car cette vallée / Est sombre pour nous ; / Notre âme exilée / Y rampe à genoux ; / On coupe nos ailes, / Dans ce lieu d’effroi » (ibid., v. 9-14, p. 167). Dans sa chanson composée en heptasyllabes, autre vers impair, Béranger opère en effet un glissement de la célébration de l’amour à l’appel à la charité et au patriotisme, jusqu’à la défense des opprimés et des exilés visités par le « petit oiseau » : « Puis j’irais sur les tourelles / Où sont de pauvres captifs, / En leur cachant bien mes ailes, / Former des accords plaintifs. / […] / Puis j’irais jusqu’où s’abrite / Quelque famille proscrite, / Porter de l’arbre un rameau. » (Béranger, 1876 [1833], p. 175) Yohann Ringuedé a commenté ce texte : « Partant de considérations sentimentales, la chanson se fait de plus en plus politique, en défendant des valeurs de charité, empruntant pour ce faire la forme légère du vol du passereau. » (Ringuedé, P.U.R., 2022, p. 119) Selon lui, une poétique romantique du mélange sert un propos politique, ne serait-ce que dans l’union démocratique des registres, du savant et du populaire : « l’ensemble de ces registres mêlés tend à un but unique, le progrès social et le recul des injustices » (ibid., p. 120). « Écrivez-moi ! », où « patrie » rime avec « chérie », « exilée » avec « désolée », confère à la crise morale et affective du « moi », au contact de la chanson de Béranger, une résonance sociale et politique. De même, dans la chanson du poème L, « Jamais adieu », la convocation liminaire des deux célèbres poètes suicidés, Victor Escousse et Auguste Lebras, immortalisés par Béranger, leste le poème amoureux d’une menace de mort. L’épigraphe l’inscrit dans un temps tragique, collectif : « Ils auront dit : Le monde fait naufrage », écrivait le chansonnier pour interpréter le geste désespéré des deux amis, asphyxiés au monoxyde de carbone (Béranger, 1876, p. 457). La crise sentimentale du poème élégiaque de Desbordes-Valmore est encore bordée de souffrance sociale.
6Un même dédoublement de la lecture (par lequel s’éclairent les deux faces inséparables du poème) est préparé à l’orée de « Tristesse ». L’épigraphe attribuée à « Un auteur anglais » (GF, p. 103) est empruntée à « Vie d’une femme du peuple » de James Montgomery, traduit en 1828 dans la Revue britannique. « Une fille est née dans la classe du peuple » : par le jeu de l’indétermination, l’épigraphe semble tendre un miroir au « je » lyrique prêt à s’abandonner à l’image projetée, au souvenir du bonheur sans heurts de l’enfance – l’épigraphe accumule les images et les épithètes dénotant ou connotant ce bonheur. Toutefois, le narrateur de la citation se désolidarise de la conscience heureuse de son personnage au détour d’une prolepse : « malgré le triste avenir qui lui est réservé ». Le savoir prophétique de l’« auteur anglais » est de nature politique : la prédestination de l’enfant du peuple relève de l’ordre social puisque le « pain délicieux » pourra venir à manquer pour qui est né dans la « fange du ruisseau » (ibid., v. 10, p. 104) ou est « d’une tombe indigente héritière » (ibid., v. 29, p. 105). À l’orée du poème élégiaque, l’épigraphe enrichit le « je » d’une épaisseur sociale : elle l’inscrit dans une histoire collective et ouvre la possibilité d’une communauté de destin, donc d’un partage : celui de la conscience du malheur une fois annulées les promesses de l’aube de l’existence.
7L’ouverture sociale du poème se produit de même dans « Lucretia Davidson » : l’hommage à la jeune poète américaine est encadré par « L’hymne à la France » de Chénier, en épigraphe (« Non, je ne veux plus vivre en ce séjour servile »), et « La Brigantine » de Casimir Delavigne, poème mis en musique par Pauline Duchambge : « [ton oreille] N’aura pas entendu rouler la brigantine / D’une exilée aussi qui chante ses sanglots » (ibid., v. 60-61, p. 164). Delavigne, l’auteur de l’hymne à la Révolution de 1830, « La Parisienne », donne à la « [b]ise ennemie » qui souffle sur la Brigantine, au risque d’engloutir la barque, le sens métaphorique des vents mauvais de l’histoire : « Adieu patrie ! / Bonheur, adieu1 ! » chante le dernier refrain (Delavigne, 1881, p. 35). Assistons-nous à une décontextualisation des références poétiques, déplacées dans un poème-tombeau ? Ou le tombeau poétique chantant l’exilée, libérée du « séjour servile », comme l’âme libérée de sa « prison fragile » (« XLIV. Lucretia Davidson », v. 18, GF, p. 162), est-il aussi le chant de déploration de toutes les misères que l’énonciation solidaire du poème fait entrer en résonance ? « […] un flot m’attire aux malheureux / Je suis leur écho triste où leur plainte m’arrive : / Près de moi, loin de moi, j’ai des larmes pour eux ! » (ibid., v. 6-8, p. 161). La fonction de l’épigraphe consiste encore à préparer le lecteur à entendre l’universelle résonance des pleurs orchestrée par le poème : à accorder le singulier au pluriel ou à comprendre le pluriel dans le singulier.
8Un réglage herméneutique peut enfin former l’enjeu d’une épigraphe, incitation faite au lecteur à écouter les vers dans toutes leurs modulations tonales et dans la profondeur de leur signifiance. L’épigraphe empruntée au comte de Kératry, figure du libéralisme politique, invite le lecteur à se rendre sensible à l’éloquence métaphorique du « Rossignol aveugle », pièce indissolublement métapoétique et politique : le vers « Chante la liberté, prisonnier ! » (v. 57, GF, p. 129) prend son sens par résonance co-textuelle avec les épigraphes empruntées à Chénier ou à Béranger, ou avec le poème dédié à ce dernier.
Brèches temporelles
9Si certaines épigraphes ouvrent des possibles dans le champ interprétatif des poèmes, les glissements de sens laissent parfois place, soudainement, à ce qui relève davantage de l’effraction. Dans l’énonciation d’un poème autant que dans son énoncé, se produit une rupture temporelle ; fait irruption un autre régime de temporalité, non historique, ou plutôt transhistorique ou anté-historique : « Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poëte, après avoir suivi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l’avenir […] » (Baudelaire, 1885, p. 343). Paradoxalement, de telles sorties hors du temps collectif, du présent inscrit dans le flux de l’histoire commune, ouvrent une brèche politique. L’énonciation se produit depuis un temps autre, futur eschatologique ou passé mythique, et déploie la vision d’un autre état social. Le présent collectif est alors perçu depuis un point de vue transhistorique ; le réel peut être jugé du haut d’une réalité supérieure : d’un idéal libre, égalitaire et fraternel, nécessité par où se jauge la contingence du présent et des injustices.
10Par la fulgurance d’une vision eschatologique s’engouffre dans un poème une temporalité orientée vers les fins dernières. Ainsi des surprenants vers 69-79 du poème « Les Mots tristes » au sein du récit d’une épiphanie amoureuse : surgit la vision soudaine des « pauvres sans alarmes », « Rassasiés d’un pain qui ne s’épuise plus » (GF, p. 59) – la diérèse dans « Rassasiés » dit aussi la plénitude des corps repus. Le tableau est complété dans la strophe suivante par l’image du roi miséricordieux, véritable adynaton : « Sans sceptre, sans couronne, à la pitié sensible, / Agenouillé devant sa victime paisible, / Pesant ses fers tombés et les mouillant de pleurs ! » (ibid., v. 74-76). Puis survient la conversion des possédants : « Du riche repentant l’âme enfin éclairée, / Versant un doux breuvage à quelque âme altérée : / C’était beau ! c’était tout. […] » (ibid., v. 77-79, p. 60). La belle et brève vision a une portée critique : l’utopie vaut condamnation indirecte de l’ici-bas et de l’ici-maintenant. Une telle vision, qui installe dans le temps étale des participes présents (« devinant », « Pesant », « mouillant », « Versant »), se produit par effraction : elle se découvre dans l’espace du rêve, « [s]ous l’immense rideau » (ibid., v. 53, p. 58) avant que celui-ci ne « s’entr’ouvr[e] » enfin par la révélation de l’amour (ibid., v. 80, p. 60). On s’interrogera sur la valeur de la locution adverbiale « du moins » dans « Là, du moins, je voyais les pauvres sans alarmes » (ibid., v. 69, p. 59) : la valeur restrictive porte-t-elle sur « Là » désignant le lieu du rêve où se déploie la vision, opposé à un ici ? ou affecte-t-elle « je voyais », la vision se déployant malgré tout, en dépit d’un foi encore « faible » (ibid., v. 55), alors que la révélation, sous l’effet de l’illumination amoureuse, ne s’est pas encore produite ? La position adoptée par le « je » poétique n’est pas celle du prophète ni du voyant, tout juste celle de la rêveuse que visitent en songe des images d’égalité inscrites parmi les fins ultimes du monde. Il est alors vain de s’interroger sur la pensée politique de la poète : la socialité du texte n’est pas de l’ordre rationnel du discours ; elle est de nature poétique, inscrite dans le pouvoir de projection imaginaire des mots et dans la puissance illocutoire de l’énonciation.
11Un rapprochement, littéraire avant d’être idéologique, peut s’esquisser avec l’ouvrage de Lamennais, Paroles d’un croyant, publié la même année que Les Pleurs. Fabienne Bercegol a souligné « la proximité de Marceline Desbordes-Valmore avec la pensée religieuse et politique de Lamennais » (Bercegol, 2022, p. 221) tandis qu’Esther Pinon a insisté sur leurs affinités stylistiques : « […] Desbordes-Valmore et Lamennais se rejoignent dans un style qui emprunte aux évangiles leurs images simples et naturelles pour traduire les bienfaits de Dieu » (Pinon, 2022, p. 128). Toutefois, un autre rapprochement peut être esquissé sur le plan philosophique, plus exactement sur celui d’une philosophie de l’histoire. Pierre Laforgue a analysé en ces termes celle que déploie l’œuvre de Lamennais en 1833 :
l’histoire dans les Paroles d’un croyant est une configuration philosophique ; elle est constamment prise entre l’événementiel, l’actualité si l’on préfère, et le dépassement transhistorique de cette actualité dans une temporalité qui est aussi bien celle de l’origine que de la fin des temps. […] C’est dans la tension entre l’historique et le transhistorique que l’histoire chez Lamennais doit être pensée. De quelle nature est cette tension ? prophétique, assurément, en ce sens que la prophétie consiste à projeter dans un futur eschatologique ou un passé archéologique la réalité du présent […] » (Laforgue, 2001, p. 137).
12Lamennais prophétise en effet, dans les formules eschatologiques de ses versets, le renouvellement du monde :
Le murmure confus et le mouvement intérieur des peuples en émoi sont le signe précurseur de la tempête qui passera bientôt sur les nations tremblantes.
Tenez-vous prêts, car les temps approchent.
En ce jour-là, il y aura de grandes terreurs, et des cris tels qu’on n’en a point entendu depuis les jours du déluge.
Les rois hurleront sur leurs trônes : ils chercheront à retenir avec leurs deux mains leurs couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles.
Les riches et les puissants sortiront nus de leurs palais, de peur d’être ensevelis sous les ruines. (Lamennais, 1996 [1833], p. 81-82)
13Inversement, le « croyant » confronte les iniquités du temps présent à une origine qui en constitue la négation et, par sa figuration même, la dénonciation : « Et je fus transporté en esprit dans les temps anciens, et la terre était belle, et riche, et féconde ; et ses habitants vivaient heureux, parce qu’ils vivaient en frères. » (ibid., p. 17)
14De même, chez Marceline Desbordes-Valmore, au déploiement d’une vision des fins dernières succède la convocation d’une autre temporalité : celle de l’origine, anté-historique, celle de l’enfance. Elle est le refuge imaginaire et le lieu où se refonde un savoir qui est de l’ordre de la foi. Dès le poème liminaire des Pleurs, « Révélation », le retour des célébrations chrétiennes de la nativité vient déverser sur les pauvres une manne céleste emplie d’infinie compassion : « La pitié fend la nue, et fait pleuvoir ses dons / Sur l’indigent qui court vers le divin baptême. » (v. 35-36, GF, p. 40) Le « culte enfant » (v. 49), la cérémonie de Noël, ramène au temps béni de l’enfance qui ne connaît que plénitude et chaleur : « Viens ! Et salut à toi, culte enfant, pur trésor ! / Par toi, la neige brûle et la nuit étincelle ; / Par toi, la vie est riche ; elle a chaud sous ton aile ; / Le reste est pour le pauvre ; et ce n’est qu’un peu d’or ! » (ibid., v. 49-52, p. 41). Telle est aussi la leçon de « l’apocalypse » qui ouvre Les Pleurs : de cette « Révélation ». Dans « Le Mal du pays » est respiré l’« air pur » du jour de la naissance : « Doux pour l’enfant du pauvre et pour l’enfant du roi » (v. 8, GF, p. 112). L’alexandrin fait miroiter une égalité native qui rejetterait la différence sociale, ou du moins la distinction des expériences et des affects selon la classe, dans le temps social d’un devenir inique. Tel est celui où vivent Agar et Ismaël chassés par Sarah et condamnés à l’exil : l’errance au désert, le corps taraudé par la soif figurent dans une forme d’absolu, renforcée par la pureté biblique de la parabole, la condition inégalitaire – « Ô Sarah ! de ton fils le sort est plus prospère. » (v. 26, GF, p. 159) Ainsi, Ismaël est trop tôt sorti du « [b]el âge somnambule […] / Qui croit que le malheur est pour le méchant… Mais / Où sont-ils les méchants ? en a-t-on vu jamais ? » (« LXVI. Le Convoi d’un ange », v. 39-42, GF, p. 234). Le contre-rejet marque l’hésitation à franchir l’espace qui sépare l’ignorance enfantine du savoir adulte, à moins qu’il refuse de déchirer le « tissu d’harmonie » formée par les jeunes années (v 43) ? La musique (l’art) ramène aussi à l’ignorance candide du mal lorsque, par le charme du violon de Paganini, « On ne sait plus rien des méchants » (« XLIX. L’âme de Paganini », v. 31, p. 179).
15Dernière effraction de l’ordre historique : le prodige par lequel une fatalité s’inverse en providence. Un tel retournement, proprement révolutionnaire, appartient à la loi évangélique du pardon et de la charité. Ce renversement se produit dans la chute de « La Crainte » : « Dieu ! tirez un bienfait du fond de tant de larmes, / Et laissez-moi l’offrir à quelque malheureux ! » (v. 27-28, GF, p. 115) L’offrande est ce « trésor » qui « germe dans nos alarmes » (v. 25), c’est la souffrance individuelle susceptible de se renverser en miséricorde, infinie capacité d’empathie avec la souffrance d’autrui. En elle seule se rencontrent ceux que sépare une distance sociale parfois incommensurable, « une reine » par exemple dont les soupirs « rencontrent mes soupirs » (« XXXIX. Ma fille », v. 43-44, GF, p. 146) puisque « Tout pleure ! » (v. 41). Une telle suspension du temps historique par le prodige d’un don se produit encore dans « L’Âme de Paganini » : se manifeste la grâce des gestes du violoniste et du son de l’instrument. S’actualise alors dans les vers la miséricorde du roi entrevue dans « Les Mots tristes » : « Un roi qui plaint et qui pardonne / Relève moins d’infortunés : / Pensif et seul sous sa couronne, / Roi sans armée, il donne ! il donne / Tous les biens qui lui sont donnés ! » (« XLIX. L’âme de Paganini », v. 25-29, p. 179) L’enjambement dessine le geste de l’artiste prodigue déversant sa manne musicale, contre-don par lequel, autre prodige, s’égalisent les conditions.
16La possibilité de tels retournements dans l’ordre poétique et symbolique du recueil est assurée par la relative simplicité du lexique : des phénomènes de reprise de mêmes mots et de mêmes images d’un poème à l’autre, parfois à la rime, assurent tout à la fois la lisibilité et l’ouverture du sens, comme en une parabole biblique. Des trajectoires signifiantes se dessinent à la pointe fine, parfois à l’encre sympathique, et unissent les poèmes entre eux ou, du moins, invitent à saisir les échos produits par de simples inflexions verbales. L’image du roi et la métaphore de la couronne, dans « L’Âme de Paganini », par effet de déplacement lexical et d’écho sémantique, font affleurer le politique dans l’hommage au musicien, dont la portée semble a priori métapoétique – mais Paganini n’était pas un artiste désengagé de la sphère sociale, lui qui donna des concerts en faveur des victimes de l’épidémie de choléra en 1832. Une contre-royauté s’esquisse dans la célébration de l’artiste, réponse indirecte à l’ironique « bon roi » du « Vieux Pâtre » ou à la question audacieuse de « Béranger » : « mais aime-t-on les rois ? » (v. 28, GF, p. 196). Autre réseau lexical : les « festins » formés du « bouquet de cerise » et de la « pomme encor verte » de « Tristesse » (v. 46-47, GF, p. 105) anticiperaient-ils dans l’enfance le « festin » promis aux pauvres dans le rêve eschatologique des « Mots tristes » ? Dans « Tristesse » encore, « rêver du ciel comme autrefois » (v. 60, GF, p. 106), cela offrirait-il « du ciel le vague enchantement », comme dans les visions des « Mots tristes » (v. 50, GF, p. 58) ? Ou cela rappellerait-il le « foyer rêveur » de « Révélation » (v. 42, GF, p. 40) ? Les mêmes mots relient l’origine et la fin des temps entrevus par intermittence au fil du recueil. Autre terme récurrent au symbolisme ouvert : l’expérience de la « prison » vécue dans la « [c]age en fleurs » de l’école, selon « Tristesse » (v. 87-89, GF, p. 107) ; prépare-t-elle à la solidarité éprouvée pour tous ceux à qui la liberté a été arrachée, Chénier et Béranger célébrés dans les épigraphes ? Mais la prison est aussi celle de l’âme enfermée dans le corps, en maints poèmes : le mot fonde à son tour un continuum symbolique, propre à tous les renversements de sens, entre l’affectif, le métaphysique, le métapoétique (l’âme du violon de Paganini est aussi la pièce indispensable à la vibration de la caisse de l’instrument) et le politique.
17Quant à l’oreiller, confident de la « petite fille » du poème LXIV, consciente du dénuement des « enfants pauvres, s’il est d’abord celui du père de « L’Enfant au rameau » (v. 6, GF, p. 187) sous lequel est glissé le rameau béni, il se fait auparavant métaphore de la mort, douce « [p]our qui s’épuise à travailler », selon l’épigraphe empruntée à Béranger placée au seuil du « Retour du marin » (GF, p. 183). Le motif est lui aussi pris dans un tournoiement symbolique par lequel est assurée la possibilité de la valeur sociale. En dehors des grands poèmes politiques du recueil, ou plutôt à leur côté, la socialité des Pleurs s’élabore par ruptures et reprises discrètes. À plus petite échelle encore, par le couplage du « Coucher d’un petit garçon » et de « L’Oreiller d’une petite fille », poèmes LXIII et LXIV, le second poème met en application la leçon du premier, dans une mise en scène de la propagation du bien par la voie sensible. L’image du « petit mendiant, perdu seul à cette heure, / Rôdant avec ses pieds las et froids, doux martyr ! / Dans la rue isolée où sa misère pleure » (v. 25-27, GF, p. 226) non seulement convainc le petit Paul d’aller sagement au lit mais nourrit la conscience sociale de la « petite fille » en sa « Prière », au poème suivant : « On me parle toujours d’orphelins sans famille : / Dans l’avenir, mon Dieu, ne fais plus d’orphelins ! » (v. 19-20, GF, p. 228). Dans la voix de l’enfant, le passé archéologique et le futur eschatologique, celui des fins dernières de Dieu, se rejoignent.
Politique de l’émotion, années 1830
18La lecture des Pleurs risque d’être confrontée à un double péril : la sur-valorisation des quatre poèmes politiques d’une part, la minoration du politique d’autre part, puisque font le plus souvent défaut le recul historique, la netteté de la référence, la complexité de l’analyse sociale : la vision manichéenne des peuples confrontés aux rois laisse assurément peu de place à l’appréhension socio-politique et économique des premières années de la monarchie de Juillet. L’on assiste à une euphémisation du politique chez une poète qui n’affirme dans Les Pleurs aucune prétention à quelque magistère public, à moins qu’elle ne suggère le renoncement à la lutte au nom de l’humanité : « Ah ! sur trop de cyprès la liberté se fonde ! » (« XXXI. Sous une croix belge », v. 20, GF, p. 117). Une telle position, une telle méfiance face à tout positionnement s’expliqueraient en partie par la marginalité qu’occupe la poète. Dans cet écart pourtant, il est possible de communier, affectivement, avec d’autres marges sociales.
19Or, en 1830, une telle communion affective est une voie d’accès au politique autant qu’un mode d’expression publique : « le pleur, épanchement intime, se fait alors communautaire » (Ringuedé, Romantisme, 2022, p. 95). L’émotion, dès lors qu’elle est partagée et qu’elle unit les individus en un vaste corps sensible, est de nature civique – du moins le corps politique ne peut-il, dans un régime fondé sur le suffrage censitaire2 et sur le pouvoir économique de la bourgeoisie, qu’être ce corps sensible traversé d’émotions. L’époque, issue de bouleversements révolutionnaires et militaires, est aussi marquée par la vivacité de la conscience historique chez les « enfants du siècle » – là réside une des données fondamentales du romantisme. Le destin individuel comme la vie intime sont perçus dans leur nature historique ; ils appartiennent solidairement à une collectivité où ils prennent sens, pour le pire (le déterminisme historique) ou le meilleur (la solidarité des consciences et des cœurs). Telle est la nature politique inattendue d’un poème de deuil comme « Nadège » sur lequel, étrangement, flotte le « drapeau de notre vieille armée » (v. 15, GF, p. 125) et se projettent les lueurs des flammes qui ravagèrent Moscou : « L’incendie épura leur vieille et sainte gloire » (v. 17). Nadège est « l’orpheline de Wilna », la fille de l’épopée napoléonienne et de la retraite de Russie. Le poème rappelle que toute vie singulière est tramée des fils du siècle.
20Aussi la liberté, l’égalité et la fraternité se conçoivent-ils moins sur le plan conceptuel qu’émotionnellement, dans la vibration indignée ou affligée de cœurs à l’unisson, dans un contexte où « [l’]espace public est surtout informel, non institutionnalisé. La délibération y est moins présente que l’échange sensible » (Fureix, 2016, p. 321). La sentimentalisation du politique, chez Marceline Desbordes-Valmore, doit être reliée moins aux défauts ou à la timidité d’une pensée sociale mal formée ou mal assurée, qu’à une conscience sensible par laquelle se forme, poétiquement, par la force du lyrisme solidaire, « un corps politique, qui implique une agrégation civique » (Fureix, 2016, p. 315-316) Le titre Les Pleurs confère à la persona lyrique l’antique position de la « pleureuse », « pleureuse pour tous les autres », « investie d’un rôle social essentiel » (Foglia, 2022, p. 191). L’expression politique, autour de 1830, passe par l’effusion lacrymale publique, comme l’a étudié Emmanuel Fureix dans La France des larmes : l’affectivité romantique est aussi de nature politique, comme le manifeste en mineur la poétique sociale des larmes compassionnelles chez Marceline Desbordes-Valmore.