Colloques en ligne

Montserrat López Mújica

Un regard biophilique sur l’œuvre de C.F. Ramuz

A biophilic perspective on C.-F. Ramuz’s work

Je venais d’un pays
Où la nature impose seule
Ses monuments aux regards.
Et ils sont grands
Tellement grands1.

1. La montagne de C. F. Ramuz

1La vie et l'œuvre de C. F. Ramuz ont toujours été irrémédiablement liées à la nature depuis son plus jeune âge. Ce parcours a donné naissance à des sentiments et des émotions positives liés au paysage, à la vie naturelle et à l'expérimentation de celle-ci. Selon Edward O. Wilson la biophilie2 est définie comme l'affinité innée pour tous les êtres vivants, le besoin de s'affilier à d'autres formes de vie, le sentiment de connexion avec la nature et l'attachement émotionnel à d'autres systèmes vivants, à l'habitat et à l'environnement. Cette hypothèse affirme la dépendance de l'homme à l'égard de la nature « that extends far beyond the simple issues of material and physical sustenance to encompass as well the human craving for aesthetic, intellectual, cognitive, and even spiritual meaning and satisfaction »3. Il est évident que Ramuz est un bel exemple de ce rapport au monde.

2Depuis sa plus tendre enfance, il établit une relation spéciale avec l’environnement physique. Il était capable de rencontrer la nature par le regard d'une fleur, par l'étonnement de la beauté d'un coucher de soleil, par une reconnaissance du lien de cœur avec un autre être dans la nature. Ramuz évoque la nature à la manière des Romantiques, comme un synonyme d’évasion : « Ces fuites ? Ces évasions, pour reprendre un mot à la mode »4, il en aura toujours besoin pour grandir ; « je me sentais comme augmenté, parce que je me sentais aimé alors et protégé »5. Ces rencontres deviennent de plus en plus profondes, de plus en plus intimes avec le temps et le conduisent directement à une forme de bien-être et de bienfaisance. La nature ne semble pas seulement être le miroir de son état d’esprit, il y a quelque chose de beaucoup plus profond : une véritable communication, une circulation qui va de l’homme à la nature et de la nature à l’homme. En outre, cette communication entre l’auteur et la nature se déroule sous le signe d’une forte amitié réciproque : « il me semblait qu’elle me rendait cette amitié, et que, moi la connaissant, elle me connut, que moi, lui parlant, elle m’entendit »6. L’auteur se penche sur la nature pour se mêler « étroitement à sa vie, à ses bêtes, à ses insectes, à toutes ses espèces de productions, attentif à ses mouvements secrets et à ses voix »7. Il pratique ainsi ce qu’on pourrait nommer une communication sensitive, ou une certaine capacité de communiquer avec les autres êtres vivants sur terre, les animaux et les plantes.

3Ramuz ressent que les éléments naturels sont importants, qu’ils peuvent lui apporter beaucoup. L’écrivain est tout à fait conscient en ce moment qu’il fait partie de l’écosystème et qu’il est un avec tout ce qui vit. Il confirme ainsi la première des lois de l’écologie formulées par Barry Communer en 1971 : « tout est relié à tout ». Un sentiment d’appartenance, d’interdépendance se développe ainsi chez l’auteur :

Je réintégrais ma famille, me versant à nouveau à une espèce de sort commun, dont j’avais été détaché, à une vie universelle qui allait de la bête à moi, de l’insecte à moi, de l’arbre à moi, de la pierre à moi ; où il n’y avait plus des choses, où il n’y avait plus que des êtres, car tout prenait vie ; tout s’animait d’une vie de plus en plus collective où ma propre personne finissait par s’abolir.8

4Ramuz rejoint aussi l’une des idées fondamentales de la biophilie, celle qui nous rappelle que nous sommes liés à notre environnement avec lequel nous avons des relations d’interdépendance. La biophilie est profondément ancrée en nous. C’est précisément la raison pour laquelle on dit qu’elle est innée. Nous parlons d’une tendance à aimer la nature qui naît avec chacun de nous.

5Ramuz aimait ainsi la montagne. Cependant, lorsqu’il a commencé à écrire sur les Alpes, il a été confronté à une forte tradition littéraire « romande » qui remontait notamment à Eugène Rambert9. Les Alpes se présentaient comme un symbole de la liberté et de la grandeur morale. Elles avaient été imprégnées d'un idéalisme abstrait et d'un lyrisme patriotique. Ramuz sera toujours opposé à ces sentiments patriotiques, à cet helvétisme démesuré, à la Suisse idéale décrite par Rambert :

C’est cette dernière que nous représentent les Alpes dans leur majestueuse et sublime sérénité. Elles en sont l’image visible à tous les yeux. Les Alpes, c’est la patrie, mais la patrie dans ce qu’elle a d’éternel et d’inaltérable, la patrie avec sa fierté native, sa glorieuse indépendance et ses nobles traditions de vaillance et de pureté10.

6Ramuz ne s'approche pas de la montagne « comme on entre dans un temple, le front découvert, et s’effrayant à l’idée d’en trouver le silence religieux »11  ; il n'est pas un alpiniste expérimenté et pas fasciné par la haute montagne. Dans les premières pages de la revue Essais, il souligne à quel point la littérature est restée jusque-là étrangère à la montagne :

Non qu’on ne l’ait suffisamment décrite ou célébrée, mais ceux qui la vantent viennent de bien loin, ils la voient du dehors, ils la saluent à distance : il faudrait l’éteindre et la pénétrer ; je voudrais que la pensée, les mots et la langue même se pliassent à ses enseignements profonds. Elle réclame un amour fait des nerfs et de sang ; on n’irait point à elle pour la peindre et la « chanter » et s’en tenir là ; on irait à elle pour elle-même, avec un cœur docile. […] Elle touche plus à l’esprit qu’aux sens ; c’est par là qu’elle est admirable12.

7Grâce à Chateaubriand et à son ouvrage Voyage au Mont-Blanc (1806), il trouve un allié qui décrit la montagne d'une manière différente de celle des poètes comme Rousseau. Chateaubriand la considère à travers les yeux du paysan qui subit la nature qui l'entoure. En mettant ainsi en exergue le caractère dramatique de la montagne, il se libère du subjectivisme romantique de Rousseau. L'objectif de Chateaubriand n'était pas de créer une œuvre d'art à partir de réflexions tirées des Alpes, mais simplement de révéler la réalité qui se cachait derrière les descriptions des poètes. Son attitude, bien que négative, était marquée par un souci de réalisme mais aussi d’une angoisse face aux Alpes. Ramuz ira dans ce sens, à la fois observateur attentif des paysans de montagne et impressionné par la puissance des éléments naturels.

8Dans La grande peur dans la montagne, nous entendons pour la première fois la véritable voix de la montagne, celle que n'a jamais voulu montrer la tradition idéaliste et helvétiste mais qui est si bien connue du paysan qui la vit, la contemple et la craint chaque jour. Le paysan l’appelle « celle du moins des neiges et des rochers : le mauvais pays, en quoi il veut dire qu'il ne produit rien, – “bon” voulant dire qui rapporte »13. On peut dire que le mouvement écocritique contribue à (re)donner voix à cette population silencieuse.

9Les accords imposés par une littérature morale, inculquée par un enseignement en décalage avec la réalité, avaient abouti à une image lourde de clichés, comme celle des Alpes en fleurs ou des grands glaciers. « Tout mon effort », écrit Ramuz en essayant d'expliquer la lutte qu'il a menée contre l’idéologie et esthétique scolaire de la nature, a été celui de « redécouvrir ma montagne sous sa montagne »14. La montagne de Ramuz est un lieu habité – mais seulement dans ces espaces que la montagne cède aux hommes. Elle représente les pâturages, naturels ou cultivés, où les troupeaux broutent. La montagne commence là où se terminent les derniers arbres, au-delà de ces pins autochtones qui ont été un jour frappés par la foudre et qui, en guise de branches, semblent avoir des moignons. Là, le bétail broute tranquillement une herbe courte mais grasse ; les chèvres, les moutons cherchent les rares buissons et plantes au milieu des pierres. En 1926, Ramuz réalise le vœu qu'il avait formulé le 15 septembre 1895, il écrira un roman son premier grand roman centré sur la montagne sévère, vidée de ceux qui en usent par loisir, La grande peur dans la montagne : « Il me tarde de voir les Alpes purgées de ces touristes [var. : fantoches] embarrassants, armés de piolets, accompagnés d’une bande de miss en jupe courte et d’une caravane de guides »15.

10La montagne apparaît ainsi presque toujours dans ses œuvres comme une entité menaçante, arrogante, terrifiante et diabolique ; « elle donnait », explique Georges Borgeaud, « des frissons, elle faisait naître des fantômes sous les pas, elle logeait dans ses précipices des dieux et des légendes, tous les orages »16. Elle tient le rôle de principal protagoniste dans ses histoires, car c'est elle qui détermine le drame du récit, en y participant intensément. La montagne de Ramuz n'apparaît donc pas comme une décoration simple et statique pour les sept bergers qui montent à Sasseneire afin que leur bétail puisse brouter « cette herbe de là-haut qui s’en va pour rien, devient verte, pousse, mûrit, sèche, et personne pour en profiter»17 ; ce n'est pas non plus le cas dans Derborence : le berger Antoine Pont, qui échappe miraculeusement à un terrible éboulement, réapparaît après avoir été enterré pendant sept semaines sous les blocs, et disparaît à nouveau – « et voilà qu’il est retourné aux pierres, comme s’il ne pouvait plus s’en passer »18, poussé soit par un profond sentiment d'amitié (il croit que son ami Séraphin est toujours vivant sous les blocs de pierre), soit par la mystérieuse et irrésistible attraction que la montagne exerce sur lui. A cette époque, la montagne était considérée comme le « lieu maudit de l’écrasement, mais aussi celui du refuge, par l’exil des hommes…, avant d’être celui des retrouvailles, dans la solitude élevée du pierrier, de Thérèse et Antoine »19.

11Ramuz nous fait également découvrir dans ces hauteurs un monde nouveau, inattendu et surprenant. Sur les coteaux de moyenne altitude, à commencer par les misérables constructions en bois qui forment les villages, la vie se concentre dans les endroits protégés des avalanches. La place accordée à l'homme est précisément assignée, entre les champs qui produisent le seigle, ceux qui nourrissent les troupeaux de vaches et les terres jardinables. Un refuge étriqué, où leur existence n'aura qu'un seul horizon. Dans cet espace réduit, les besoins pourtant modestes des êtres humains sont à peine satisfaits.

12Ramuz présente donc une civilisation primitive, où l'on peut observer les échanges les plus variés entre la terre et l'homme, entre le bois et la pierre, entre le travail manuel et la pensée. Il semble que la montagne elle-même dise à l'homme :

Dépêche-toi ! Mes printemps sont fugaces mes étés flambent comme des torches et j’attribue à l’hiver la grande part de l’automne. Pendant six mois, je t’emprisonne dans des neiges stériles. Accumule le peu de nourritures que je t’accorde et que je te demande, au surplus, d’arracher de mon sein par la violence. Monte, descends sur la côte, la nuque chargée de fardeaux. Porte mon foin, porte mon bois. Va, sans repos, de la rivière à l’alpage, et si tu veux boire un peu de vin, cultive, tout là-bas, au bord du fleuve, quelques parcelles où mûrissent les grappes. Ta vie s’usera sur les chemins. Je n’ai pour toi ni fruits ni richesses. Seulement cette miche de pain noir et ces sacs de pommes de terre. Ainsi, de ton enfance à la mort. Et si tu cèdes, et si tu te décourages, il ne te reste plus qu’à mourir car les tiens sont trop pauvres pour t’entretenir.20

13Ramuz atteste qu'il connaît parfaitement la montagne, à en juger par ce qu'il fait dire à l'un de ses personnages, Martin Métrailler : « On te connaît dans les plus petits détails, ô montagne ; tu es comme une femme avec qui on a longtemps couché ; il n’y a pas une tache, pas le moindre défaut, pas le moindre grain de beauté sur ta peau qu’on n’ait du moins touché une fois des doigts et des lèvres »21.

14Il la présente parfois comme une héroïne extraordinairement vivante, qui pense, qui a « ses idées à elle », qui a « ses volontés »22 ; parfois comme un être vivant, respirant lourdement et intensément. C’est ce que ressentent les trois personnages de Zamperon qui se penchent sur le précipice pour voir ce qui s'est passé après l'effondrement : « ils s’étaient couchés à plat ventre ». Alors la montagne grogne « et ça grondait sourdement sous eux pendant ce temps ; et, comme ils avaient le ventre appliqué contre la montagne, ils entendaient avec le ventre les bruits de la montagne qui montaient à travers leurs corps jusqu’à leur entendement »23, et à la fin, elle émet un long et profond soupir ; elle est parfois méfiante – « il y a des places qu’elle se réserve, il y a, des places où elle ne permet pas qu’on vienne »24 ; et pourquoi pas, elle est même frivole et coquette « quand elle [met] sur elle ce beau vêtement d’air transparent pour n’être plus cachée », pour montrer «toute la combe, nous disant : “Venez voir” »25. Il est évident que, pour Ramuz, la montagne est féminine. On le voit bien par ses fréquentes comparaisons dont celles de Si le soleil ne revenait pas :

Mais la montagne surtout est belle. Par-dessus la vallée profonde, où l’ombre demeure amoncelée, on la voit de toute part se lever dans l’air très pur. Et se débarrassant d’une dernière brume comme on rejette loin de soi un triste vêtement, elle se réjouit d’être ainsi offerte aux regards, toute vêtue de velours et de soie, avec des grands plis nuancés ou des cassures à reflets, des ornements d’or et d’argent.26

Il y en a une, de ces montagnes, qui est comme une femme, qui ôte son caraco gris […] Il y en a qui sont étendues toutes nues, montrant leur grand corps avec sa belle couleur ou seulement leur poitrine avec ses pointes un peu plus roses.27

15La montagne a sa propre voix, « elle-même […] a une voix »28. Nous ne sommes donc pas surpris lorsque Plan se tourne vers elle et l'interroge en disant : « Et toi, tu sais en te laissant faire. […] Mais, celui qui te pousse, tu le connais bien, hein ? D…I…A…B… ». La montagne, à son tour, a non seulement répondu, mais « elle s’est mise à rire »29, affichant ainsi son indifférence et son cynisme – deux sentiments très fréquents chez l'être humain – face à la mort qu'elle vient de semer autour d'elle « au milieu de ce grand désert de pierres »30. Il ne s'agit pas d'un épisode isolé dans le récit ramuzien, puisque Joseph semble aussi « entendre toute la montagne se mettre à rire »31 et Barthélemy lui-même entend aussi le glacier tousser avec « comme quand on a de l’asthme »32. Elle s’entendait déjà dans La séparation des races :

On voit tellement bien là-haut comment c’est, quand tout rompt, tout glisse en avant, se détache, s’égoutte, tombe, en même temps qu’on entend par moments comme quand il tonne, on entend comme on toussait…33

16La montagne apparaît infiniment grande et puissante, et donne à l'homme l'impression d'être minuscule. Par conséquent, en se référant aux cinq hommes qui ont été vus dans le col, il est normal que nous lisions :

Ils ont été longtemps cinq points, cinq tout petits points noirs dans le blanc […] Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes. […]

Nous, on est trop petits pour [que le ciel] puisse s’occuper de nous, pour qu’il puisse seulement se douter qu’on est là, quand il regarde du haut de ses montagnes.34

17Tout aussi importante est la petitesse et l’incertitude que ressent Joseph lorsque, en arrivant devant un immense glacier qui semble lui barrer la route, il croit être « arrivé au bout de la vie, au bout du monde, au bout du monde et de la vie »35. La montagne soumet les hommes, les dominant par ses proportions colossales. Le glacier semble avancer vers Joseph : « Il parut venir à votre rencontre avec une couleur méchante, une vilaine couleur pâle et verte ; et Joseph n’avait plus osé regarder, il s’était mis à marcher plus vite encore en baissant la tête »36. Cette soumission est particulièrement visible lorsque la montagne se tait ; en ce moment, les hommes sentent soudain « grandir autour d’eux une chose tout à fait inhumaine à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ce désert d’hommes, où l’homme n’apparait que temporairement… ; où c’est comme si aucune chose n’existait plus nulle part…, où il y a « une cessation totale de l’être »37 ; où « tout était vide, tout était désert, en même temps qu’il faisait froid et il faisait un grand silence »38 ; où souvent « on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien »39 ; où

on avait beau à écouter, on n’entendait rien du tout : c’était comme au commencement du monde avant les hommes ou bien comme à la fin du monde, après que les hommes auront été retirés de dessus la terre, – plus rien ne bouge nulle part, […] rien que […] les choses qui ne sentent pas, les choses qui ne pensent pas, les choses qui ne parlent pas40.

18Ce qui provoque une profonde et incurable angoisse «et il y a comme une main qui se referme autour de votre cœur »41.

19La montagne ne sera jamais docile, elle ne se laissera jamais dominer par l'homme. Car au moment le plus inattendu, elle ouvre le piège du glacier et c'est comme si une main saisissait les hommes et les tirait par les pieds. Ramuz semble nous enjoindre de laisser la montagne vide de présence humaine. Chacun à sa place, dans un ordre et un équilibre bien établis.

20L’écrivain met en valeur la beauté de la nature qui l'entoure, et la montre telle qu'elle est, sauvage et indomptée. Son approche « écocentrique » présente une réalité dans laquelle il n'existe aucune ligne de démarcation entre le vivant et l'inanimé, en l'occurrence la montagne. C'est pourquoi il lui donne une voix et une identité, il la considère comme un alter ego : un être vivant, féminin et de fort caractère, qui ne se laisse pas dominer par l'humain. Pour les anciens habitants, la montagne était une entité vivante. Pour Ramuz quasi aussi : il a chanté sa geste comme aucun autre poète ne l'avait fait auparavant, avec le respect nécessaire, dans un style rude approprié. C'est à elle qu'il dédiera ses plus belles pensées, décrivant avec une attention inégalée ce lieu plein de mystère et de peur, derrière lequel se cachent tant de force et de beauté. L'Autre, la Nature, apparaît ici représenté par la montagne. L'homme et son discours ne comptent pas face à sa force indomptable. Ramuz est un défenseur de l'Autre. En approchant ainsi la montagne immémoriale, il dénonce son exploitation et celle de la nature et se donne comme une ressource, comme une référence écologique.

2. Le lac Léman et le Rhône

21En mars 1902, Ramuz écrit dans son Journal :

Je comprends mal un paysage sans eau. Je me contente d’un ruisseau : il fait sa musique. Mais l’immensité des terres, sans une source, sans une fontaine, sans une mare où le ciel laisse tourner sa robe de toutes les couleurs, ce site, malgré le charme de ses lignes et la grandeur de ses contours me semble vite la prison parée où l’âme se condamne elle-même pour avoir désobéi à ses propres commandements. J’ai conscience d’avoir quitté le pays de moi-même pour un lieu tout entier étranger à mon cœur.42

22L'eau est un objet de vénération dans l'œuvre de C. F. Ramuz, sous toutes ses formes : rivière, fontaine, cascade, glacier, lac ou pluie. Les paysans « sont attachés à l’eau comme à la vie. Où qu’elle jaillisse, il faut qu’ils aillent la chercher. Et, bien des fois déjà, ils ne sont pas tous revenus »43. Voici quelques-unes des conséquences physiques du manque d'eau pendant les premiers jours de captivité d’Antoine Pont sous les rochers : « Je n’avais rien à boire […] J’avais la bouche qui commençait à se racornir, mes lèvres étaient toutes gercées, ma langue était comme un morceau de cuir et avait trop de place dans mon palais qui s’était retiré »44. Peu conscientisée lorsqu’elle est à portée, son importance s’impose dans les situations extrêmes.

Si je pouvais avoir un ustensile pour uriner ; vous vous souvenez de ce qu’on raconte des voyageurs perdus dans les déserts et qui ne duraient qu’en se rebuvant… Ah ! vous avez du bonheur, vous autres, vous qui êtes sous le ciel avec […] leurs fontaines, leurs belles fontaines ! Les sources de dessus la terre, rien qu’une toute petite perle d’eau de temps en temps qui suinte au bout d’un brin de mousse ! ...45

23La fonte du glacier le sauve d'une mort certaine, l'eau est vivante et vie : « je la sentais bouger vivante entre mes mains, quand je les levais verticalement »46. Antoine l’utilise également pour se redonner une apparence humaine : « la cuisine était encore pleine des vapeurs de l’eau chaude et de l’odeur du savon. Il s’était lavé »47.

24Cet élément est constamment présent dans son œuvre, qu'il s'agisse d'une simple goutte : « c’est une goutte d’eau qui tombe […] la goutte tombe en retentissant »48 ; d'une pluie torrentielle provoquée par un orage : « crevé maintenant en une grosse averse qui tapait sur le toit comme les pieds des danseurs sur le plancher du pont de danse »49 ; d’un « filet d’eau qui coulait au bord du chemin »50, d’un torrent « à la belle eau qui est comme de l’air au-dessus des pierres de son lit, tellement elle est transparente »51 ; d’une fontaine de village « tellement barbue de mousse, […] que c’est à peine si de loin on la distingue encore du talus couvert d’herbe auquel elle est adossée, ayant en guise de tuyau un simple chéneau de bois qui est tout fendu, de sorte que la moitié de l’eau se perd avant d’arriver au bassin »52 ; d’un lac : « on voit deux petits lacs mornes luire encore un peu, puis cesser de luire, posés à plat dans le désordre comme des toitures de zinc »53 ou encore d'un puissant et immense glacier : « l’arête où est le glacier… Les Diablerets… »54. Mais c'est sans doute le Rhône qui manifeste sa prépondérance :

Il était marqué là comme une route sur une carte, c’est-à-dire son lit, singulièrement tortueux et capricieux avec ses marges de limon gris ; tandis que lui-même courait au milieu et on le voyait bouger au milieu, étant d’un gris plus clair et presque blanc, rampant sur le ventre comme la vipère. 55

25Le Rhône joue un rôle capital dans l'imaginaire de Ramuz. Il est d’abord lié au Valais qu'il a lui-même créé et façonné, du sommet de la montagne à son cours dans la vallée. Son premier état – un vif torrent sauvage – est comparé à un petit enfant, qui ne commence à s’exprimer que lorsqu'il se sent protégé dans son véritable berceau, représenté en ce cas par le lac Léman :

Les fleuves tombent d’abord à pic, suspendant au-dessus du vide les plis, superposés, de leur chute arrêtée ; c’est tout au bas d’eux-mêmes seulement qu’ils prennent vie : dans un creux, un repli, dans un nid, en effet, dans un véritable berceau, dans des draps soigneusement passés au bleu, sous des rideaux de tulle transparent.56

26Et c'est cette force impétueuse qui, après avoir créé le Valais, forme le bassin lémanique, la « petite Méditerranée », qui devient à son tour le berceau du pays de Vaud. Et le lac, ce grand contenant, accueille à son tour tous ceux qui viennent le regarder pour se reconnaître : « Miroir de la vie et du ciel, un grand miroir est là, où je me mire »57. Et le ciel immense, « qui se creuse au-dessus de vous », obéissant à l'inversion ramuzienne « se creuse aussi au-dessous de vous »58.

27Ce bassin, aux connotations si maternelles, matrice du pays, s'ouvre à d'autres horizons : « Il semble qu’on voit l’autre côté de la terre et on va à travers la terre jusqu’au ciel qui est de l’autre côté »59. Le fleuve coule éternellement, et il n'a aucune relation stable avec le temps humain ou l'espace. Il se déroule de manière linéaire, tout comme l’histoire ; au fil du temps, il coexiste avec différentes civilisations ou traverse différents paysages, et peut ainsi caractériser la vie de différents peuples. Après avoir donné naissance au Valais et au bassin lémanique, le Rhône poursuit son voyage vers le sud et, reprenant son élan, crée des paysages et des villes semblables à ceux-ci. Grâce au Rhône, les pays du Valais et de Vaud forment une unité géographique, historique, linguistique et spirituelle avec la Savoie et la Méditerranée. Sa présence est une permanence : « parce depuis toujours il est là, et immémorialement il marmonne là, élevant la voix quand la nuit vient, la laissant tomber et faiblir à mesure que le jour grandit »60. Contrairement aux vies, le fleuve est infini, et il s'inscrit donc dans un temps cyclique. Il n'est pas seulement présent, mais aussi passé et futur : « Là aussi ça dure, là non plus rien ne change ; ah ! on le connaît bien, ce Rhône, on ne le connait que trop ! Depuis le temps, […] depuis le temps qu’il vous raconte son histoire toujours la même »61. Son eau ne vient pas que du ciel et du sol, mais remonte aussi des profondeurs, conférant ainsi au fleuve un caractère cyclique.

28Vitale, l’eau crée aussi les paysages et les cultures. Pour Ramuz, le lac Léman n'est pas un miroir passif, il crée aussi le pays à son image et à sa ressemblance :

Il projette les heures en lueurs diverses, il est miroir, mais il modèle à son image les visages qui se penchent sur lui et il se sent vivre si bien que sa vie débordante se mêle autour de lui à la vie des hommes. La nature se complaît à ces échanges d’âmes.62

29L'eau sert également de repère pour reconnaître le chemin du retour : « C'est au bord du torrent qui a retrouvé son ancien lit. Ah ! il s’y reconnait. La même eau, la même quantité d’eau, sa même couleur, son même bondissement entre les mêmes pierres »63. En présence du Rhône, Antoine se tourne vers lui comme s'il s'agissait d'un compagnon de route : « Il voit le Rhône, il dit : “C’est la montagne qui est tombée”. A qui est-ce qu’il parle ? Au Rhône. Car le Rhône est là et on le voit ». Et c'est grâce à son cours qu'il arrivera au village d'Aire : « c’est lui, alors je prends à gauche »64.

30Le Rhône est ainsi une image de la totalité, un monde en soi. Ses eaux laiteuses, qui créent un berceau et un bassin, contiennent maternellement le pays tout entier. Mais en tant qu'auteur de l'ordre et de la loi et du pouvoir créateur qui lui a été accordé, il symbolise aussi le père : « Je vois l’eau, je trouve de l’eau, je trouve le Rhône et le lac ; je vois les espaces du lac être pères de tout le reste, puis que ce lac est né d’ailleurs et que ce lac se porte ailleurs, que ce lac est un fleuve, que ce lac a un cours »65. Il est cependant en même temps le fils puissant de la montagne dont il provient : « Là-bas, né du glacier : voilà d'abord l’origine »66 – et paraît ne jamais pouvoir en être séparé :

Et ici, brusquement, c’est comme si la haute montagne d’où le fleuve descend était elle-même descendue et venait tout entière à vous : la grande montagne d’au-dessus des arbres et de l’herbe, là où il n’y a plus que la pierre, plus rien que la neige et que les glaces, là d’où il vient, mais elle vient avec lui […] C’est que le fleuve apporte avec lui la haute montagne.67

3. La forêt, l’arbre

31L'arbre représente, au sens le plus large, « la vie du cosmos, sa densité, sa croissance, sa prolifération, sa génération et sa régénération »68. En tant que vie inépuisable, il équivaut à l'immortalité ; les fruits de nos activités sont également personnifiés dans ce frère arborescent. Dans sa jeunesse, Ramuz a été fasciné par cet élément naturel, et il a même rêvé sa carrière en rapport avec son cycle vital :

Je voudrais être pareil à un bel arbre, né d’une graine qui a éclaté dans les profondeurs du sol et là insinuant un petit bourgeon caché qui est sorti bien timidement, à peine vert, écartant les feuilles mortes et qui, s’enhardissant, s’est épanoui, nourri de soleil et de pluies tour à tour, puisant sa vie par ses jeunes racines ; accru sans cesse insensiblement, poussant un tronc, né à l’ombrage, quand sa verdure s’arrondit pleine d’oiseaux, prenant la forme du ciel ; alors, devenu vigoureux, capable de lutter, ami des vents légers et vainqueur d’un orage, il porte un fruit qui tombe au temps de sa maturité.69

32Ce souhait sera littéralement réalisé. Rien ne ressemblera plus fidèlement à un arbre, vu de sa naissance à sa plénitude, que la présentation, la constance et les manifestations toujours plus larges de son génie : la même authenticité ancrée dans la terre, la même soumission aux lois naturelles, la même patience dans l'élaboration du fruit. Pour Ramuz, toutes ses œuvres, des premières aux dernières, dans leur magnifique diversité, ont été nourries par la même sève, nées des mêmes racines profondes. C'est la source de l'unité essentielle et organique de l'ensemble de son œuvre.

33Bien que la biophilie soit une tendance génétique, il est nécessaire de renforcer le contact avec la nature afin d’en consolider le lien. Ce contact avec la nature, Ramuz en situe l’origine à Cheseaux. Lorsqu’il commença ses études à l'Université de Lausanne, sa famille était établie depuis peu à la campagne. Ramuz profite de son temps libre pour découvrir et apprécier la nature qui entoure « Mon repos », la nouvelle maison. Ce sont « deux magnifiques années de courses désordonnées et en tous sens dans la campagne »70. La forêt de Vernand-Dessous a été le premier lieu élu.

Je n’avais, pour gagner la forêt, qu’à descendre le penchant des prés jusqu’au ruisseau. Elle était là qui m’attendait, haute et étagée, pareille à une immense vague toujours sur le point de s’écrouler et qui ne s’écroulait jamais. […]

En ce temps-là, j’aimais ce que j’avais à côté de moi (c’est peut-être la sagesse). J’aimais l’arbre qui est enfoncé dans le sol et bouge pourtant, qui est mi-terrestre et mi-aérien, qui sans quitter sa place traduit fidèlement, par des gestes précis et savamment coordonnés, les sollicitations confuses de l’espace. J’aimais les rives du ruisseau tout enrichies par les bouquets blancs de la reine des bois, par les boutons-d’or, les simples et les doubles ; élégamment pourvues d’arbustes au vert changeant, aux feuilles lisses et brillantes ou bien velues et mates.71

34Ses personnages déclinent ce sentiment. De son premier roman, La vie et la mort de Jean-Daniel Crausaz, écrit en 1901 mais qu'il n'a pas publié de son vivant, Ramuz reprend l'image d'un jeune tilleul. Un des personnages, Mademoiselle Séchée, avait l'habitude de s'asseoir tous les après-midis à l'ombre de cet arbre et de boire son thé à cinq heures. Tout semble indiquer que Ramuz a utilisé ses souvenirs pour décrire les jeunes tilleuls plantés par son père sur le domaine de Cheseaux : « ce tilleul est admirable. Un tronc mince, lisse, droit, élevé supporte une maigre touffe de verdure pareille à un chou, des feuilles gentilles, simples, tremblantes, rares encore. […] le tilleul adolescent, paisible ami de la vieillesse »72. Il semble même avoir une légère préférence pour les tilleuls. Jean-Daniel l'explique ainsi : « “– J’aime beaucoup votre tilleul, Mademoiselle […] – Parce qu’il me ressemble, Mademoiselle. Nous sommes frères des arbres et ce que nous réclamons comme eux, c’est une bonne terre et du soleil. Mais ils sont plus sages que nous ; ils s’adaptent plus vite.” »73.

35Dans Aimé Pache, peintre vaudois, son roman le plus autobiographique, Aimé ressent la même affinité pour les arbres et les plantes : « Et alors, plus profond en lui, entrait l'idée des plantes, l’idée de l’arbre avec ses fruits, et l’idée qu’il était comme l’arbre et la plante, frère d’eux et frère de tout »74.

36Cependant, l’intérêt pour cet élément naturel, si présent dans ses premiers souvenirs, évoluera au fil des années : « Je n’aime plus beaucoup les forêts aujourd’hui ; mon goût va à la roche et à l’eau, à ce qu’il y a de plus solide, d’une part, et de plus stable dans le monde, à ce qu’il y a d’autre part de plus fluide et fuyant »75, comme nous l'avons déjà constaté auparavant.

37L'arbre, ainsi que la forêt, la montagne, la pierre et l’eau représentent pour Ramuz le cosmos dans sa totalité. Ce monde « non-humain », si important pour l'écrivain, est omniprésent dans son œuvre. Les arbres, les animaux, les pierres ne parlent pas, mais Ramuz parle pour eux, il les fait participer directement à ses histoires et il sait comme personne d’autre exprimer avec son langage poétique, l'importance que ces « AUTRES » ont pour l'équilibre vital de l'être humain. Ses personnages, qui vivent en contact intime avec ce monde « non humain », nous avertissent de la simplicité avec laquelle il est possible de vivre en harmonie avec la nature et des graves conséquences que l'homme peut subir s'il ne la respecte pas.

Conclusion

38Il est étonnant d’apprendre que l'une des premières études menées sur la biophilie consistait à décrire l'habitat idéal que la plupart des gens choisiraient s'ils en avaient la possibilité. Nous sommes surpris d'apprendre que le lieu choisi par la plupart des gens serait une maison sur une hauteur, près d'une étendue d'eau (un lac, une rivière, une mer) et entourée d'un terrain plein d'arbres et de végétation. Cette variante du locus amoenus nous ramènerait-elle sourdement aux origines de notre espèce ?

39À partir de 1930, Ramuz bénéficie de conditions de vie privilégiées dans le bourg de Pully, près de Lausanne. C'est là qu'il a acheté « La Muette », une maison entourée de vignobles, située sur une butte surplombant le lac Léman et ouvrant sur ses montagnes :

C’est d’abord, du côté du sud, une pente modérée, autrefois plantée en vignes […] Et puis plus rien qu’une vaste surface plate qui mène le regard directement jusque chez les Savoyards […]

Dans le haut du chemin Davel, les promeneurs s’arrêtent net : c’est à cause de l’échappée. Les deux hauts murs de pierre qui le bordent forment ici comme une encoche, et, par cette encoche, ils regardent et considèrent longuement ce que j’aperçois moi-même, mais bien mieux qu’eux, étant plus haut. Les grandes montagnes…76

40Dans cette belle maison vigneronne, il continue à écrire des œuvres importantes telles que Farinet (1932), Derborence (1934), Le garçon savoyard (1936), Si le soleil ne revenait pas (1937), dans lesquelles il explique la beauté et le sens de toute la nature qui l'entoure. Ramuz a toujours été sensible à l'idée de la perte fondamentale que l'homme subit lorsqu'il s'éloigne du contact avec l'élémentaire, c'est-à-dire les valeurs primordiales de l'existence. Cette perte de contact avec l'essentiel conduit l'homme à un état d'indifférence vis-à-vis de la vie et de la société dans laquelle il évolue : « Leurs machines les rassurent. Est-ce n’importe quoi à qui ils puissent ressembler sur cette page où on lit : “Famine en Chine”, quand ils ouvrent leur illustré, vers les dix heures du soir, après un bon dîner ? »77. Dans une vie de plus en plus envahie par des objets artificiels et mécaniques, l'homme se sent désorienté et dépassé par ces nouveaux moyens de production. Les relations avec son environnement deviennent fausses, gratuites, et excèdent largement ses besoins fondamentaux. Submergé par des besoins fictifs, l’homme, pense Ramuz, a perdu le sens des réalités.

Les villes sont tellement grandes que les hommes qui y vivent ont perdu jusqu’au souvenir de leurs nécessités premières. Ils ne se demandent plus ce qui arriverait s’il ne pleuvait pas pendant cinq mois sur la terre, ou si des gelées tardives y survenaient, s’il ne pleuvait plus ou s’il pleuvait trop, s’il faisait trop froid ou trop chaud, […] Les menaces qui étaient suspendues sur les premiers hommes le sont encore et toujours sur les hommes d’aujourd’hui. Seulement ils n’y croient pas. Leurs machines les rassurent.78

41Et il nous rappelle que négliger l'élémentaire – la terre, le ciel, l'eau, la nature – c'est ignorer le sens de la vie. Car nous sommes plus dépendants de la nature que nous ne pouvons l'imaginer.

Et pourtant, il faut y revenir, s’il ne pleuvait pas pendant cinq mois, s’il pleuvait trop pendant cinq mois ? S’il gelait seulement hors de saison dans les régions de la terre à blé ? Ou si pendant un mois ou deux seulement tous les paysans de la terre faisaient grève ? Cinquante jours, c’est bien le chiffre. La terre tout entière est un radeau de la Méduse avec cinquante jours de vivres.79

42Nous avons donc plusieurs raisons de cultiver la biophilie et de promouvoir le respect de la nature. La littérature contribue énormément à ce propos. Les ouvrages de Ramuz sont un exemple parfait pour retrouver cet amour pour la nature. Nous vivons à une époque où nous mettons plus que jamais l'accent sur la santé. Chaque jour, nous apprécions et valorisons davantage ce souhait inhérent à l'être humain. Il faut faire l'expérience de se promener dans une forêt ou une montagne pour se sentir bien et observer comme le corps et l’esprit se dynamisent, s’équilibrent. Voulons-nous une civilisation qui évolue vers une relation plus intime avec le monde naturel ou une civilisation qui continue à se séparer et à s'isoler de la nature dont elle fait partie ? C’est la question la plus cruciale de notre temps.