Colloques en ligne

Christophe Flubacher

Ramuz à l’épreuve de la peinture suisse

Ramuz to the test of Swiss painting

« Je voudrais faire un grand tableau de montagne, la haute montagne là où il n’y a plus rien que les rochers et les glaciers, mais pas un tableau comme ceux qu’on voit, parce que la roche est tout à fait bleue, ou rose ou jaune, suivant les heures et la nature. »1

1Peindre ce que l’on voit, peindre ce que tout le monde a vu un jour ou l’autre, peindre ce qui est connu de tous, mais le peindre autrement, le peindre comme si on le voyait pour la première fois. Cette injonction d’un héros de Ramuz – Henri Croisier, qui s’appellera Aimé Pache dans la version définitive – contient peut-être tout le credo esthétique de l’écrivain vaudois. Peindre ou écrire le monde que l’on a devant soi et en soi, même si c’est un petit pays, même un petit coin de terre, mais comme saisi dans sa pure virginité. Un credo sublime que Ramuz doit sans doute au peintre Paul Cézanne. A l’occasion d’une recherche universitaire autour de la bibliographie du Maître d’Aix, nous avons en effet découvert il y a quarante ans le petit essai que Charles Ferdinand Ramuz lui avait dédié. Publié dans le quatrième Cahier vaudois en 1914, L’exemple de Cézanne demeure à ce jour l’une des meilleures introductions à l’art cézannien. Sa lecture nous fait entre autres comprendre pourquoi l’écrivain vaudois a pu dire un jour : « Si j’ai des maîtres, c’est chez les peintres. » 2

2L’exemple de Cézanne, par son style, son écriture ressortit à la littérature à l’égal de l’œuvre romanesque ramuzienne. Et si Ramuz alloue à l’analyse d’un peintre les mêmes qualités d’écriture que dans ses romans, c’est parce que Cézanne détermine ou plutôt confirme son projet d’écriture. Ramuz aimerait en effet devenir le Cézanne de Lavaux.

3Malheureusement, cette écriture ne se retrouve pas dans ses chroniques artistiques et journalistiques3 qui délaissent sa prose unique au profit d’une écriture sobre et plate. Pire, ces chroniques, sitôt qu’elles s’attardent sur la peinture romande – à l’exception de René Auberjonois (1872-1957) et, de manière très suspecte, Alexandre Cingria (1879-1945) et Georges-Albert-Edouard de Traz (1881-1980)4 – sont généralement misérables, indignes et totalement injustes. Aussi, pour tout historien de l’art, est-ce une réelle épreuve que de lire Ramuz critique d’art. C’est une lecture susceptible de nous convaincre qu’il n’a aimé la peinture qu’autant qu’elle servait son projet d’auteur et non pour ce qu’elle est, une autre manière de dire le monde.

4Il y a donc selon moi deux Ramuz, l’écrivain et le critique d’art. Si ce dernier se montre généralement déférent envers les maîtres français, il se veut arrogant, sinon méprisant envers nos peintres. C’est d’ailleurs une constante de la première moitié du XXe siècle en Suisse romande que d’assujettir l’image à l’autorité de l’écriture. Seul le discours fait exister la peinture, les plumitifs sont les véritables tuteurs des peintres. Pour le pire…

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5Comment tolérer en effet que Ramuz, survolant la peinture de Gustave Jeanneret (1847-1927) d’un œil distrait se satisfasse en tout et pour tout d’une lapidaire formule : « Les coquelicots de M. Jeanneret sont une erreur ; ses cimes valent mieux » 5 ? Et d’abord quels Coquelicots ? Jeanneret en a peint plusieurs : ceux de 18946 ?, ceux de 18987 ? Et puis quelles cimes ? Jeanneret en a exécuté plusieurs. Les trois bernoises de 18938 ? Mélancolie de 19009 ? Aucune référence, aucune légende, aucune datation, et, surtout, aucune justification. Juste la gratuité d’un commentaire arbitraire et indigent, s’agissant d’un artiste que d’aucuns considèrent à juste titre, avec Eugène Burnand et Ferdinand Hodler, comme l’un des trois ambassadeurs d’un art helvétique qui se cherche une identité à la charnière des XIXe et XXe siècles10.

6Avec le sculpteur James Vibert (1872-1942), il n’est même plus besoin de se référer à une œuvre quelconque, c’est Vibert-tout-en-un qui « déguise mal sous des apparences de force outrée un regrettable manque d’idées. »11 La sculpture n’est par ailleurs pas le fort de Ramuz qui dénigre avec virulence l’école tessinoise : « Mais pourquoi donc faut-il que le Tessin soit suisse ? Pourquoi du moins faut-il qu’il produise tant de sculpteurs ? Cette race de marbriers a la passion du mauvais goût. »12 Et d’ajouter, ô le visionnaire !, que la sculpture est un art qui « ne s’est pas encore acclimaté chez nous. Il a l’air assez contraire au tempérament de notre race. »13 Né trois ans avant cette présente chronique datée de 1904, Alberto Giacometti (1901-1966) n’aura fort opportunément pas eu l’occasion d’en rire. Mais Ramuz n’en a pas fini avec le Tessin qui s’en prend au peintre Pietro Chiesa (1876-1959), peintre majuscule dont le style apparaît comme le chaînon manquant indispensable entre divisionnisme italien et néo-impressionnisme français. En béotien de première classe, l’écrivain commettra en tout et pour tout l’indignité suivante : « M. Chiesa s’éparpille un peu. »14 L’on atteint le sommet du ridicule avec une chronique rédigée hors délai :

Ces quelques lignes ne seront point pour engager nos lecteurs “à y aller voir”, selon la formule. Quand elles paraîtront, la Salle de l’Institut aura “fermé ses portes”. Il sera cependant permis de signaler brièvement les quelque quatre-vingts toiles que MM. Cingria et de Traz y ont du 15 au 30 octobre exposées.15

7En parfait dilettante, Ramuz promène son regard le long des cimaises, flatte ses amis et produit des textes pour lui-même, sans se soucier du lecteur qui n’aura rien appris. En inscrivant les formules « y aller voir » et « fermé ses portes » entre deux apostrophes, l’écrivain exprime par ailleurs son dédain à l’égard de toute chronique incitative. Seul importe l’écrit, y aller voir n’est pas nécessaire ou, à tout le moins, secondaire.

8Les femmes artistes peineront tout autant à se faire une place dans le cœur de Ramuz, à l’exception notoire d’Alice Bailly (1878-1938) dont il loue avec une acuité pour une fois remarquable les Scènes valaisannes qui renouvellent « par l’intensité de sa couleur et la hardiesse de son métier un paysage trop connu16. » Surtout, Alice Bailly a, selon lui, le mérite de 

subordonner complètement sa vision aux nécessités techniques de son art. La gravure sur bois a des effets et des moyens qui lui sont propres ; choisir ces effets conformément aux moyens dont on dispose, et, plutôt que d’être gêné par ceux-ci, en être aidé pour atteindre à ceux-là ; arriver à l’intensité et à la justesse de la sensation, par la simplification même : voilà ce que Mlle Bailly a su faire. Et c’est là le plus bel éloge qu’on puisse lui adresser.17

9Marguerite Gilliard (1888-1918) est certes complimentée, mais elle est une exception : « Mlle Marguerite Gilliard dans le Beau berceau à Montriond fait preuve d’une vigueur de tempérament qui est rare chez une femme. »18 Elisabeth Biéler (1834-1918) itou : son « Canal dans les marais témoigne d’une indépendance de procédé rare chez une femme. »19

10S’agissant d’Eugène Burnand (1859-1921) que Ramuz exècre, il y a là, peut-être, un conflit de prestige. Comme si, voulant régner seul au firmament de la culture de son canton – en un temps où le peintre vaudois brillait de mille feux20 –, l’écrivain s’évertuait en dépit du bon sens à le rabaisser. On en veut pour preuve l’attaque en règle contre la première version de La prière sacerdotale (1900)21. A la critique, liminaire, parfaitement gratuite et injuste comme il se doit – « M. Burnand n’est jamais excellent ; il est cette année médiocre, mais il l’est avec solennité»22 – s’en ajoute une seconde plus étonnante : de fait, l’écrivain reproche au peintre d’avoir exécuté non pas un tableau religieux, mais « un tableau de religion»23, en clair, une œuvre protestante où l’on insiste formellement sur l’existence toute matérielle d’un Christ dépourvu des attributs dont l’affuble généralement la tradition catholique – lumière supranaturelle, auréole, putti, colombe, Dieu trônant au-dessus – un Christ humain et incarné qui a travaillé, mangé, souffert et pleuré. Or, bien que protestant par ailleurs, Ramuz rejette toute forme de prosélytisme en matière de Réforme et, ceci, au nom de la culture latine catholique française dont il se réclame24. Pour finir, ô mépris suprême !, Ramuz s’attarde sur l’encadrement de La prière sacerdotale, l’opportunité pour lui de condescendre à une flatterie d’autant plus mesquine qu’Eugène Burnand n’y est pas pour grand-chose : « Le cadre est magnifique, or et azur.»25

11Quand il ne se montre pas aussi vitupérant, Ramuz a le tort de ne pas suivre plus avant la carrière d’un artiste26. Étrange en effet est la parcimonie avec laquelle il parle d’Edouard Vallet (1876-1929) qui, non seulement gravera son portrait, mais illustrera de belle manière son roman valaisan Jean-Luc persécuté. Un seul tableau, Jardin en mai27 de 1906 fera l’objet d’un commentaire ambigu dans lequel Ramuz, s’il lui concède du « charme », de la « gaîté » et « quelque chose de [...] joliment inattendu », note toutefois que les « qualités de réflexion et de durée » font défaut28. Une toile impressionniste en somme, faite pour passer, comme les nuages dans le ciel se dissolvent au loin. Or, s’il avait suivi la trajectoire valaisanne du peintre, Ramuz aurait compris que Vallet n’était en aucune façon un impressionniste, mais très certainement le peintre le plus ramuzien qui soit… L’enfant mort, par exemple, gravé en 1914, atteste que Vallet comme Ramuz cherchait à s’élever du particulier vers l’universel.

12La gravure représente un paysan de montagne portant le petit cercueil dans lequel repose son fils ou sa fille. Il laisse derrière lui sa femme éplorée, adossée contre le mur de la maison, dont l'entrée en berceau a des allures de tombeau. Le village, désert et silencieux, accentue la solitude éprouvante du bonhomme dont le chagrin se lit dans le désœuvrement de la main, la résignation de la nuque et la lourdeur du pas. Aucun romantisme dans le traitement, aucune emphase dans le décor. Une poutre de soutènement en arrière-plan évoque la croix du Christ, tandis que le chaos des pierres apparentes le long des maisons anticipe le calvaire du père. Interrogeant sans relâche le grand mystère de la mort, Vallet se soucie moins du pittoresque des processions et des cérémonies funèbres que de la manière avec laquelle elle s’appréhende en Valais. Ici, pas de révolte, pas de cris, mais l’accablement sobre, l’acceptation douloureuse, les larmes qu’on cache. Le plus bel hommage que Vallet pouvait rendre au Vieux Pays est précisément de montrer qu’au détour d'un village de montagne, sous l'auvent d’une modeste demeure comme dans la noble attitude d'une mère en pleurs, se cachait l'humaine condition.

13De toute évidence, et ce malgré les indéniables qualités et la cohérence interne de ses descriptions (publication posthume) de tableaux du Louvre 29, Ramuz ne maîtrise pas les outils d’appréhension de la peinture, datation, localisation, technique, mensuration, fortune critique, enchâssement de l’œuvre dans l’histoire de l’art, rattachement éventuel à un mouvement pictural, etc. A sa décharge, on relèvera que, durant la première moitié du XXe siècle, il n’y a pas à proprement parler de véritables critiques d’art en Suisse romande. D’aucuns postuleront que Lucienne Florentin (1872-1942) faisait exception. Mais cette Genevoise d’origine française n’avait aucune formation en histoire de l’art, juste une plume acerbe et un lot impressionnant de préjugés contre l’abstraction et la peinture allemande. Par ailleurs, en cumulant le métier de chroniqueuse culturelle à La Suisse et de conseillère auprès de la Galerie Moos à Genève, Lucienne Florentin se compromettait définitivement, perdant, en tant que juge et partie, tout crédit auprès de peintres comme Albert Trachsel (1863-1929) ou Léon Baudit (1870-1960), lequel écrira, dans un opuscule publié à compte d’auteur, que,

pour peu que ce marchand de tableaux soit assez habile pour avoir avec lui un journaliste, critique d’art, intéressé dans sa maison aux appointements de cinq ou six cents francs par mois... avec une part sur les bénéfices... que sais-je encore ? et ayant encore une influence sur la direction du Musée de Genève, comme elle eut une influence sur L’École des Arts industriels, cela est plus qu’il n’en faut pour créer un courant assez fort pour violer et dompter le goût naïf mais juste du public. Tel est l’esprit du programme d’association de Mme Florentin avec la Galerie Moos.30

14De fait, Ramuz rédige des chroniques qui perpétuent, nous le redisons, la mainmise des écrivains sur les peintres.

Dans la Romandie de l’entre-deux-guerres, écrivains, poètes (P. Budry, G. Roud), parfois peintres aussi, entrepreneurs culturels ou tout à la fois (A. Cingria, F. Fosca), rarement « vrais » critiques (L. Florentin), [...] occupent une position essentielle au carrefour de plusieurs champs, dans un contexte culturel éminemment logocentrique et dominé sans reste par le discours littéraire. Le peintre, muet par définition et injonctions réitérées, livre son œuvre à l’écrivain (qu’il peut être lui-même). Et la littérature de l’entreprendre, déterminant largement les modalités d’appréhension de la peinture.31

15On ne s’étonnera donc pas que, de 1900 à 1940, il y eut autant de revues d’art qu’il y avait de peintres en Suisse romande et l’on peut se demander à ce sujet si ce primat de l’écriture sur l’image, particulièrement prégnant à Genève et dans le canton de Vaud ne ressortit pas, quoiqu’en dise Ramuz, à l’esprit de la Réforme. Genève et Vaud sont en effet des terres protestantes. Dans leurs temples, vierges de toute représentation imagée, éclairés de vitraux translucides, la chaire du pasteur trône en majesté. Le protestantisme est la religion de la parole biblique et du sermon, non de l’image qui suscite méfiance et crainte. On peut de fait raisonnablement affirmer que cette tutelle des écrivains sur les peintres est motivée par la peur. Ramuz et d’autres plumitifs ont ressenti la peinture, au tournant des XIXe et XXe siècles comme une menace. Face au fauvisme, à l’expressionnisme, au cubisme ou à l’abstraction qui nous arrivaient flambant neufs de l’extérieur, ils ont perdu leurs repères et cultivé par réaction un discours excommunicatoire, quand ils ne se taisaient pas tout simplement32. Envers leurs ouailles en revanche, ce pré carré d’artistes vaudois ou genevois dont ils s’assuraient la tutelle, ils n’eurent de cesse d’en griller l’inventivité sous la combustion des mots. Ils quadrillèrent, ils formatèrent, ils domestiquèrent la menace déviationniste qui pouvait être contenue dans leurs œuvres et transmuèrent en langage sécuritaire tout ce qui semblait sauvage. En clair, ils ramenèrent tout au bercail, mirent de l’ordre. A cet égard, le roman Aimé Pache, peintre vaudois de Ramuz est symptomatique. En choisissant Paris pour parfaire sa formation de peintre, le héros se brouille avec sa famille restée au pays, avec son père d’abord, puis avec son frère, avant de manquer à ses devoirs, au chevet de sa mère mourante dont il ne recueille pas les ultimes adieux. A Paris, il multiplie autant les déconvenues sentimentales qu’artistiques et ressent amèrement l’échec de son entreprise. Aussi, lorsqu’il rentre au pays, Aimé Pache s’attelle à la grande réconciliation avec sa terre, avec ses habitants, trouvant finalement la rédemption et sa voie dans l’exécution d’un grand tableau qui représente un dragon à cheval. Comment ne pas voir dans ce portrait d’un gendarme vaudois, une apologie littérale du retour à l’ordre ?

16Par ailleurs, est-il besoin de rappeler que la peinture suisse est un art neuf en regard de l’Italie ou de l’Allemagne ? Pouvons-nous imaginer, écrit Auguste Baud-Bovy33, que, jusqu’au dix-septième siècle, Genève n’a pas produit le moindre artiste ? Alors même que triomphent à l’étranger les Sandro Botticelli, Alfredo Mantegna et autre Albrecht Dürer, voilà que Jean-Jacques Rigaud (1786-1854), syndic de la ville entre 1825 et 1843, est en effet contraint de présenter ses excuses à ses lecteurs, dans ses Renseignements sur les beaux-arts à Genève :

17« Recevez mes excuses si je vous ai entretenus si longtemps d’une époque où j’ai eu habituellement à constater l’absence de l’art, plutôt qu’à vous faire connaître son développement »34. Et encore, nous dit l’historien d’art Auguste Baud-Bovy35, le XVIIe siècle genevois fut-il bien timide. Il faudra attendre encore un siècle pour se prévaloir d’artistes du cru à qui la cité du bout du lac accordera « droit de cité et de vie » !36  Toutefois, comme s’empresse de le rappeler Daniel Baud-Bovy toujours, Genève n’est de loin pas un cas isolé au XVIe siècle. Le territoire suisse tel que nous le connaissons aujourd’hui37, figure aux abonnés absents de la peinture car, tandis que l’Europe de la Renaissance s’ouvre aux fleurs, aux fastes de la vie de cour, loin des camps militaires, nos ancêtres sont « reîtres, lansquenets, hallebardiers, bannerets, avoyés, landammanns fort éloignés de l‘art38. » De fait, pionniers de la critique d’art en Suisse romande et non pas les héritiers d’une tradition déjà bien ancrée dans l’histoire, nos plumitifs romands, Ramuz en tête, ne maîtrisent tout simplement pas les outils rudimentaires de l’iconologie.

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18A maints égards, la contribution de Charles Ferdinand Ramuz à la peinture suisse peut être qualifiée de nulle, au mieux décevante, exception faite pour les peintures de Ferdinand Hodler (1853-1918) et René Auberjonois (1872-1957), parce que tous deux, apparaissent selon lui comme les héritiers de cette icône référentielle dont tout procède, Paul Cézanne. Au premier, il consacre plusieurs articles de grande envergure dont une nécrologie saisissante où l’écrivain alloue au Bernois une exemplarité surpassant tout ce que la Suisse a produit d’hommes illustres jusqu’à ce jour : « Il serait bon, écrit-il, que nos journaux, malgré la guerre, ne méconnussent pas la diminution d’influence que la perte d’un tel homme signifie pour le pays. »39 En 1931, Ramuz rappellera rétrospectivement qu’Hodler « nous a montré qu’il était possible d’être grand sur place, même dans ce “milieu” [...] que la géographie et l’histoire à la fois se sont comme ingéniés à rendre tout petit.»40 Par son inventivité́, ses audaces et par-delà les critiques qui le martelèrent sa vie durant, il a, tout comme Cézanne, montré la voie : « Je n’oublie pas l’espèce de libération que je lui dois. Il nous a montré que certaines choses étaient possibles, même à nous, même dans ce “milieu” dont je parlais plus haut.»41 Ces choses, comme dit Ramuz, c’est tout d’abord la résistance à l’impressionnisme, cet art évanescent et fugace, au profit, dirait Cézanne, d’un art solide comme l’art des musées ; c’est aussi la superstructure géométrique qui sous-tend la composition et la subordonne, comme chez Cézanne, à un ordre intellectuel supérieur ; c’est enfin la simplification et l’économie des moyens par quoi l’œuvre confine à l’épure. La montagne du Niesen de Hodler, comme la Sainte-Victoire de Cézanne, est une essence de montagne qui contient toutes les autres. Pour reprendre une terminologie platonicienne, une idée de montagne ou montagne en soi dont tous les sommets épars sur la terre sont les infinies déclinaisons anecdotiques, accidentelles et amoindries. Pour Ramuz, Hodler est notre Cézanne national.

19Cézanne, écrit Ramuz, s’est toujours efforcé d’exprimer

le général au moyen de l’extrêmement particulier, [débarrassant inlassablement] son pays des clichés, du pittoresque au travers desquels on le voit généralement, pour l’organiser à neuf selon sa réalité profonde, pour en faire un monument “dépouillé”, “transposé dans l’universel”, une architecture de l’esprit qui s’adresse à l’esprit seul.42

20La Maître d’Aix atteint l’universel, évite le cloisonnement régionaliste, tout en s’attachant à un même paysage, le Midi de la France, mais non pas « le Midi facile, extérieur, Midi d’effets, Midi de taches, avec ce “beau soleil” qui est chanté dans les opéras43 ». Son Midi à lui est un pré-monde où il n’y aurait pas encore d’hommes, un Midi à chaque fois recommencé, originel et vu comme pour la première fois. Un Midi

grave, austère, sombre de trop d’intensité, sourd, en dessous, tout en harmonies mates, ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout, et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, pour qui voit autre chose que la surface et l’accident.44

21A la différence d’un Pissarro qui s’évertue à meubler ses paysages avec des saynètes animées, où des hommes, des femmes et des enfants divertissent le regard du spectateur, Cézanne nous ramène à la géologie fondamentale et à l’inhospitalité d’une terre qui sait si bien se passer de nous. D’où ce silence étrange qui nimbe la montagne Sainte-Victoire, ces viaducs sans chemin de fer, ces golfes méditerranéens dépourvus de voiles et ces routes désertées. Ramuz l’a parfaitement compris, Cézanne détestait ce qu’il appelait la littérature dans la peinture, privilégiant l’essence plutôt que l’accident, la genèse plutôt que l’anecdote : « Cette Provence de Cézanne n’est pas située géographiquement ; on ne pense jamais à elle, en tant que région, en tant que province […]. Aucune curiosité de touriste devant cette œuvre ; aucun désir d’y “aller voir”. »45 Alors qu’il y a chez l’écrivain Mistral du pittoresque et du folklore, alors qu’il y a « les coiffes, les farandoles, les galoubets, les troupeaux de taureaux, et le pays pour le pays, la Provence pour la Provence»46, Cézanne dévoile au contraire un pays nu :

Qu’auprès de [Mistral], Cézanne est donc dépouillé ! Comme je le disais tout à l’heure, et j’y insiste maintenant, rien qui ne soit immédiatement, chez le peintre, transposé dans l’universel. Est-ce encore la Provence ? C’est bien elle, mais à la base, à la base seulement. Là-dessus se construit une architecture d’esprit et qui s’adresse à l’esprit seul. C’est tellement la Provence que ce n’est plus elle.47

22Ce monde remis à neuf, cette Provence non pas reproduite, mais révélée, inspire à Ramuz son projet d’auteur : « C’est ainsi que soudain l’idée de notre lac s’est présentée à moi, et, considérant la grandeur que donne au paysage le fait d’avoir été, ce qu’on appelle “matière d’art”, comme je le sentais dépourvu encore, notre lac, tristement vierge et exilé.»48 Il y a là, note justement Charles-Edouard Racine, « une nostalgie de l’écrivain dont le pays n’a pas encore été “réalisé”, ainsi que la source d’une vocation impérieuse : être le Cézanne du Pays de Vaud.»49 Ramuz voit donc en Cézanne, le précurseur de toute démarche artistique consistant à « être sans cesse le premier homme qui peint, qui sculpte ou qui écrit.»50 Or, être le premier homme suppose une certaine primitivité dans la démarche, voire même une certaine candeur ou naïveté apparentes, parfaitement explicitées par René Auberjonois, dans une lettre datée de 1949 :

Il ne s’agit pas de refaire l’enfant, de jouer au primitif, mais après avoir appris il faut oublier, il faut “par le savoir”, par la science de son métier, retrouver en les comprenant les premières sensations justes et irréfléchies que notre éducation artistique officielle (celle de nos professeurs ignorants) avait étouffées “ab ovo”.51

23C’est ici que Ramuz et Auberjonois se retrouvent sur le même plan, c’est dans cette primitivité qu’ils se rejoignent, dans cette écriture et dans cette peinture qui décrivent un monde comme vu pour la première fois. Ce qu’aime particulièrement Ramuz chez Auberjonois, là où tous deux s’entendent le mieux, c’est

quand il nous arrive de parler de choses élémentaires, comme le bât d’un mulet […], un gobelet de bois, une bottille valaisanne, d’êtres et de choses braves, comme nous disons volontiers, avec un certain attendrissement que je vois passer sur vos traits ; quand nous parlons de ce qui est primitif […] de ce qui est dépouillé de mille complications et conventions où une certaine vie bourgeoise s’est enlisée, d’où ne résultent plus que petitesse et mesquinerie.52

24Dans Aimé Pache, peintre vaudois, Ramuz applique précisément cette esthétique : son héros, doté d’un talent précoce, se rend à Paris pour y parfaire sa formation, au contact des grands peintres du Louvre et sous la direction de professeurs aguerris. Mais parvenu à la maturité et à la sagesse, Aimé Pache rentre au pays, puisant ses références picturales et ses modèles dans la candeur des poyas, la primitivité naïve et fraiche des motifs décoratifs ornant les maisons paysannes : « Je veux peindre comme ils ont peint sur les portes des granges, et ils ont aimé les petits bouquets. »53

25René Auberjonois a les faveurs de Ramuz parce qu’il a compris la vocation de Cézanne : atteindre « la ressemblance de l’objet à ce qui n’est plus l’objet, mais l’ensemble des objets»54, peindre non une montagne mais l’essence de la montagne. D’où le dépouillement caractéristique de ses œuvres. Cézanne « désapprend » le sujet, recherche des arcanes de paysage, quiert par-delà le visible familier la superstructure primitive et la matrice originelle qui le sous-tendent. Cette peinture essentialiste se traduira chez Cézanne comme chez Auberjonois par l’apparente gaucherie de la facture stylistique, destinée à restituer ce monde primitif à l’état premier, qui naît littéralement devant nous.

26Avec Auberjonois se produit en effet comme un décrochement du regard. Nous faisons l’expérience de la désillusion qui nous invite à reconsidérer ce panorama trop vu, à nous le réapproprier d’un regard neuf, à la manière de Cézanne. La déception fait ainsi partie du processus de lecture : ce n’est pas ce qu’on imaginait, on s’attendait à mieux, on est déçu. Or, c’est à cet instant, lorsque nos repères sont détruits, que nous commençons à intéresser Auberjonois. Un ordre et une cohérence sourdent de la toile qui repose sur une superstructure solide et convaincante, une charpente ou matrice du visible à laquelle le peintre nous demande d’être sensible, parce qu’elle a autant d’importance que le paysage lui-même.

27« Vous n’avez pas voulu céder à la facilité »55, lui dit Ramuz. C’est précisément parce que nous ne prenons pas le temps d’interroger sa peinture qu’Auberjonois passe pour un apôtre du désenchantement, qu’il nous donne l’impression de tresser les verges dont se sert le public pour le fustiger. Parce que nous avons toujours davantage de peine avec les artistes qui requièrent du visiteur une exigence proportionnelle à la leur. Auberjonois est le peintre de la distanciation qui nécessite qu’on sacrifie l’émotion spontanée au profit de l’intelligence critique. Afin que nous puissions participer pleinement à l’entreprise de reformulation du monde, qui est le propre de l’art cézanien, plutôt que de s’extasier devant l’imitation servile de la nature ou devant son embellissement artificiel.