Ramuz ou « la sensation forte de la nature »
1 D’aucuns reconnaîtront dans le titre de cet article les paroles du peintre Paul Cézanne1 dont la production témoigne d’un rapport profond à la nature. Est-ce par hasard que Charles Ferdinand Ramuz a consacré plusieurs écrits au grand artiste de la montagne Sainte-Victoire ? L’exemple de Cézanne2 pourrait sembler insignifiant dans l’œuvre de l’écrivain, le titre pourtant donne au peintre aixois une place privilégiée. Plus tard, l’écriture de Cézanne, le précurseur3 affirme la dimension presque prophétique de la production du peintre que Ramuz considère comme une « leçon4 ». L’expression n’est pas sans nous rappeler la même leçon que l’écrivain Peter Handke est lui-même venu recevoir dans La leçon de la Sainte-Victoire5 lors d’une échappée sur les terres du peintre aixois dans les années 1980, un voyage qui va bouleverser son œuvre en profondeur.
2« Je n’ai jamais douté des choses, ni de leurs leçons », explique Ramuz dans son journal, « elles existent en dehors de moi, d’où leur solidité, et c’est leur permanence que je révère. Il ne faut pas les regarder, il faut les voir6 ». Si ce dernier différencie le « regarder » du « voir », c’est parce qu’il est sans conteste un écrivain « de l’œil », habité par les espaces qu’il traverse. Saisir ce regard porté sur le monde, c’est peut-être saisir l’omniprésence de la nature dans l’œuvre ramuzienne, la primauté donnée à la perception dans l’écriture et l’acte de création. Ne retrouve-t-on pas chez Cézanne cet attachement aux « petites sensations », à la « sensation colorante7 » qui prime sur les formes intelligibles dans l’esthétique du peintre ?
3 Ramuz considère la nature comme l’espace privilégié où se recueille la sensation, il a d’ailleurs expérimenté les terres du grand maître Cézanne qui a fait de la nature son motif privilégié. En 1913, il prend le chemin de la Provence, au hasard d’un déplacement. Cet écrit se propose de suivre les pas de Ramuz sur les terres de Cézanne pour saisir le lien profond qui peut unir un écrivain et un peintre en quête d’une sensation primordiale. La sensation, dans la perspective de Maurice Merleau-Ponty est à l’origine de la projection affective sur l’objet, à l’origine du « se sentir dedans ». « Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil8 » explique Merleau-Ponty alors qu’il séjourne lui aussi dans le domaine Cézanne, sur les coteaux de la montagne Sainte-Victoire. Qu’est-ce donc qui pousse un écrivain, un philosophe, à se rendre dans le domaine d’un grand peintre ?
Ramuz et Cézanne, une même quête de « réalisation »
4Dans L’exemple de Cézanne, écrit inclassable, sorte de témoignage-hommage, de fragments de voyage aux allures de confession intime, Ramuz prend le chemin du motif de l’artiste au hasard d’un voyage. Il se rend d’abord à Aix, c’est là qu’il reconnait le lieu de création de l’artiste et se trouve happé par cette vision. Cézanne est mort quelques années plus tôt seulement, il ne bénéficie pas encore de la notoriété qui sera la sienne dans la seconde moitié du XXe siècle, il est encore moins considéré comme l’un des premiers grands maîtres de l’art moderne. Cette sensibilité de Ramuz pour l’œuvre du peintre comporte un aspect symbolique éclairant. Ramuz semble déjà sous le charme en arrivant en Provence et le ton employé est exalté. S’il n’est pas venu à Aix pour découvrir les lieux de Cézanne, Ramuz les reconnait rapidement, les décrit, les nomme : « pris sur le ciel, superposé au toit, le cube blanc de l’atelier. Un tout modeste petit atelier ». Malgré l’émotion ressentie face au modeste appartement de Cézanne, Ramuz ne parvient pas à le saisir. « Pourquoi venir le chercher ici quand il n’y était plus, quand il ne pouvait plus y être ? » s’interroge Ramuz, « il me le fallait vivant9 ». L’écrivain prend alors bien vite les chemins escarpés du paysage de Cézanne pour saisir l’artiste :
(…) ces superpositions de rochers gris par couches et bancs horizontaux, entre lesquels il y a comme des paliers de gazon ; les hauts fûts tordus, roux, des pins qui semblent s’entrecroiser […] ; comment cette branche d’un vert sourd a l’air frottée de haut en bas sur la toile même du ciel ; ces groupements ; ces rapprochements, ces ensembles, l’encastré, le massif, l’essentiel de cela, et, au-dessus de tout cela, le ciel qui est la valeur la plus sombre, même à côté des verts dans l’ombre, quand midi redoutablement donne, détachant l’un de l’autre les volumes, où que je me tournasse, il se tenait et il n’y avait plus que lui.10
5« Où il est, c’est ici »11 s’exclame Ramuz, « planté dans ce pays »12. C’est sur les terres du plasticien que l’auteur le reconnaît soudain, dans cet espace habité par le corps créateur. Ce n’est pas la découverte des lieux de vie de l’artiste, des espaces intérieurs qu’il a habités qui permettent à Ramuz d’approcher l’artiste mais bien la nature de Cézanne, les éléments reconnus de ses toiles dans l’espace du dehors. Dès 1870, Cézanne aime à représenter ce « dehors », ce « proche » en plantant son chevalet dans le jardin du Jas puis dans les reliefs de la nature environnante. Les tableaux faits en plein air l’emportent sur « tous les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier [...] » s’exclame-t-il, car « en représentant des scènes du dehors, les oppositions des figures sur les terrains sont étonnantes, et le paysage est magnifique13 ».
6Cézanne, en bon théoricien, se questionne, « Quelle est cette dialectique du dedans et du dehors, du travail en atelier ou “sur nature”, du proche et du lointain ? 14. Il construit l’atelier des Lauves en 1902, en dehors de la ville et proche des motifs paysagers. Les pièces qu’il loue au Château Noir ou encore sur la carrière de Bibémus ressemblent davantage à des abris ou des lieux de halte susceptibles de faciliter ses excursions parfois pénibles dans la nature.
Je vois des choses superbes, et il faut que je me résolve à ne faire que des choses en plein air… Je crois que tous les tableaux des anciens maîtres et représentant des choses en plein air n’aient été faits de chic, car ça ne me semble pas avoir l’aspect vrai et surtout original que fournit la nature.15
7Cet espace du dehors est celui que Ramuz vient chercher sur les terres de Cézanne. L’écrivain suisse effectue d’ailleurs une analogie éloquente entre le lac de son enfance et le motif privilégié de Cézanne.
C’est ainsi que soudain l’idée de notre lac s’est présentée à moi, et, considérant la grandeur que donne au paysage le fait d’avoir été, ce qu’on appelle « matière d’art », comme je le sentais dépourvu encore, notre lac, tristement vierge et exilé. Pas tout à fait, me disais-je, pourtant, puisque Hodler est venu. Mais était-ce bien lui qu’il nous aurait fallu ? Avec quelle autre autorité, quand même, sort ici et jaillit ce sol, réalisé, à cause justement de la parfaite coïncidence de ce qui reflétait et de ce qui était reflété : ces dehors d’une part, un tempérament d’autre part, une nature et une autre nature (prenons les mots les plus simples et les plus grands).16
8Il y a ici fort à parier que Cézanne et Ramuz partagent la même nature, l’emploi du terme cézannien « réalisé » est ici éloquent. Obsédé jusqu'à son dernier souffle par cette quête de « réalisation », Cézanne tente de toucher à ce qu'il nomme : « la formule », ce qui permet de « réaliser pleinement ». Qu'entendre par « réaliser » ? « Rendre réel par le travail de la transformation », le terme même implique une dimension phénoménologique de la sensation explicitée par Merleau-Ponty mais aussi par Cézanne lui-même.
9Ramuz se reconnait ainsi dans l’espace Cézanne, animé semble-t-il par cette même quête de « réalisation ».
Il me semblait rentrer chez moi, et, au lieu d'être dépaysé par la soudaineté du changement, est-ce que l'impression serait assez précise, si je disais que je me sentais repaysé ?
Il ne faudrait pourtant pas comprendre qu'on se retrouve et rien de plus : l’accent, l'allure, ces vues plongeantes, le bleu de la mer entrevu n'avaient été qu'une préparation. Il me semble rentrer chez moi, mais un chez moi ou un «chez nous» plus abouti, plus mûri, plus conscient, et s'affirmant enfin dans son intégrité.17
10Cette intégrité renvoie à l’état d'une chose, d'un tout, qui est entier, qui a toutes ses parties, au sens étymologique, il s’agit de la « virginité ». Chez Cézanne, Ramuz se sent chez lui, il habite l’espace de l’artiste comme le sien. Pourtant, Cézanne, vieux bougre, n’est pas tendre avec les écrivains : « Le littérateur s'exprime avec des abstractions tandis que le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions18 » explique en 1904 Paul Cézanne pour exprimer les supposées lacunes de l’écriture face à la peinture. Le plasticien semble en effet atteindre un but que « le littérateur », entendu comme « celui qui s’occupe de littérature », ne peut toucher de la plume. Cézanne suggère clairement que la réalisation sensitive, entendue comme la représentation de toute sensation, ne peut être rendue sans matière. Comment ne pas penser à Rilke absorbé devant La femme au fauteuil rouge de Cézanne qui livre ses convictions les plus profondes sur un ton sans appel et ce entre parenthèses, comme pour en souligner l’évidence : « (et c’est le premier fauteuil rouge, et le plus définitif de toute la peinture) » dit-il. C’est précisément ici que s’ouvre la brèche, car dans sa volonté de rapporter par écrit ses impressions, Rilke exprime une souffrance : celle de l’écrivain confronté à une peinture aboutie et de l’incapacité de la langue à dire ce qui est ressenti. « La conscience de sa présence exalte ma sensibilité jusque dans le sommeil : mon sang la décrit en moi [...]. « [...] mais le langage reste à l’extérieur sans qu’on l’invite à entrer19 ». Ramuz partage en partie cette vision, il faut de la matière, et l’écrivain ne renonce pas à user du langage comme d’une matière et c’est là toute la difficulté de l’entreprise peut-être. La spécificité de leur langage respectif, de leur écriture, porte la trace de ce projet.
Ramuz, le regard synesthésique au vif de la sensation : la « sensation forte »
11 Incontestablement, et cela n’est plus à prouver au regard des nombreux écrits critiques sur le sujet, le regard est au cœur de l’œuvre de Ramuz. Pour s’approprier ce dehors, cette nature, le regard s’impose comme le sens privilégié. Le langage inclassable de Ramuz témoigne de ce regard aiguisé porté sur le monde qui tend à rendre la « présence » et la permanence des choses. Ainsi prend forme chez Ramuz ce que P. Handke nomme cette « langue de terre20 ». Claudel disait de Ramuz qu’il pratiquait la « parlure », la technique de la répétition permettant alors de donner au texte écrit la mobilité du texte parlé. La répétition chez Ramuz reproduit certes une forme d’oralité, notamment dans La grande peur dans la montagne (1926), mais elle provient aussi de cette nécessité absolue de dire, redire et redire encore ce qui est vu sans chercher de synonymes qui trahiraient la justesse de la perception, c’est la concordance nécessaire entre le vu et le lu. La pratique de la répétition participe pleinement chez Ramuz au rythme lancinant de l’écriture, au dépouillement et à la sérénité de la description même lorsque celle-ci évoque la catastrophe.
12Si Ramuz différencie le « regarder » du « voir », c’est parce qu’il est sans conteste un écrivain « de l’œil », habité par les espaces qu’il traverse. Jean Cocteau, marqué par cette rencontre, le décrit « la mèche courte et l’œil vif, profondément enchâssé́ dans l’os ». « Rilke en Allemagne, en Suisse Ramuz » ajoute-t-il, « sont des pointes d’où l’électricité du sol s’échappe, crépite21 ». Le langage inclassable de Ramuz témoigne d’un regard aiguisé porté sur le monde qui tend à rendre la « présence » des choses. Il s’agit alors de soutenir l’immédiateté de la vue qui donne toute permanence aux choses.
13Saisir ce regard porté sur le monde, c’est peut-être saisir l’omniprésence de la nature dans l’œuvre ramuzienne mais cela va plus loin que le « voir », la primauté est donnée à la perception dans l’écriture qui semble constituer chez Ramuz l’acte de création même. Nous proposons ici d’entendre le terme « perception » au sens cézannien du terme : « On n’est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature ; [...] Pénétrer ce qu’on a devant soi, et persévérer à s’exprimer le plus logiquement possible22 ».
14Il s’agit ici de recueillir la sensation primaire de la nature « sensation qui est le résultat d’un stimulus23 », celui de la nature. La sensation géographique en effet est au cœur de l’écriture ramuzienne et dépasse le voir pour investir la nature avec tous les sens. Ce que Cézanne appelait « la sensation forte de la nature » est l’apanage de notre écrivain qui a d’ailleurs trouvé sur les terres du plasticien la substance même de l’artiste, perçue préalablement dans sa peinture.
Car si la sensation forte de la nature – et certes, je l'ai vive – est la base nécessaire de toute conception d'art, et sur laquelle repose la grandeur et la beauté de l'œuvre future, la connaissance des moyens d'exprimer notre émotion n'est pas moins essentielle, et ne s'acquiert que par une très longue expérience.24
15L’écriture de Ramuz semble obéir à la même rigueur que la peinture de Cézanne, il s’agit d’un acte de création rigoureux qui ambitionne un « contact immédiat des choses25 » explique l’écrivain, toujours dans la logique cézanienne, il s’agit de « pénétrer ce qu’on a devant soi, et persévérer à s’exprimer le plus logiquement possible26 ». Chez Ramuz, comme chez Cézanne, ceci ne saurait se faire sans une totale soumission à la nature27.
16Toutefois, l’écrivain vaudois est tout sauf un écrivain tourné vers la ruralité, la paysannerie, le chauvinisme n’a pas sa place dans l’œuvre de Ramuz, celui-ci choisit son territoire comme espace privilégié, comme motif sans doute parce qu’il le connait bien, l’a éprouvé dans son corps depuis l’enfance ; il peut ainsi l’investir selon cette logique qu’il partage avec Cézanne qui implique la fulgurance du ressenti.
Le particulier ne peut être, pour nous, qu’un point de départ. On ne va au particulier que par amour du général […]. On entend par général ce qui est vivant pour le plus grand nombre ; […] le général est émotion […]. On en tire une sensation. On la veut simple, c’est-à-dire de l’ordre de l’universel.28
17Ramuz marque son territoire d’une certaine façon, en fait l’espace privilégié, pour mieux dire le monde, sa permanence, Ramuz semble en quête d’une « présence du texte » pour signifier la permanence de la nature. Nous empruntons ici l’expression « présence du texte » à l’œuvre d’Yves Bonnefoy qui, dans son écriture poétique et critique comme dans ses traductions, n’a cessé d’interroger le langage dans son rapport au monde. Il est d’ailleurs assez pessimiste quant à la possibilité d’une présence du texte qui serait réservée à la peinture. L’écrivain doit « subir l’image, toujours » et « la voir se déchirer dans les mots29 » explique Bonnefoy. La "présence du texte" s’acquiert ainsi par un dépassement du pouvoir conceptuel du mot ; il s’agit maintenant de faire taire l’écriture, de lui imposer silence, peut-être aussi et surtout de rendre sourde la voix de celui qui raconte. Il s’agit alors, ajoute Bonnefoy, de « rencontrer dans les mots ce surcroît de l’aspect sensible, sensoriel, par quoi la signification se dissipe dans la présence, se faisant alors et ainsi le lieu de ce que j’appelle le sens30 ».
« La présence du texte » : une autre façon d’être au monde chez Ramuz
18Ramuz entend appréhender le réel avec une conscience sensible, un mouvement volontaire, c’est là que se situe aussi le rapport immédiat aux choses. On comprend mieux pourquoi Ramuz contraint le langage ou, autrement dit, prend de grandes libertés dans le maniement de la langue au risque de briser la structure traditionnelle de la syntaxe. La catastrophe chez Ramuz se situe peut-être dans la représentation de la permanence des choses, de la nature elle-même. Le cataclysme ne détruit pas la nature, il la renouvelle ou plus précisément, il en montre la puissance, et justement la permanence. Pour preuve les excipits des fictions ramuziennes qui montrent in fine une nature paisible, des hommes disparus en beauté, une fin, certes, mais une nature qui opère un mouvement de renouvellement permanent.
19Est-ce donc ce « voir » seulement qui domine chez Ramuz ? Ce dernier semble en quête d’une intuition à intégrer, à laquelle il faut donner forme. Dans Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty tend à redéfinir ce qui nous permet de ressentir le monde. « [...] voir, c'est avoir des couleurs ou des lumières, entendre, c'est avoir des sons, sentir, c'est avoir des qualités, et, pour savoir ce que c'est que sentir, ne suffit-il pas d'avoir vu du rouge ou entendu un “la31” ? ». Chez Ramuz, le voir n’est pas isolé de l’entendre, il faut des couleurs et du son pour sentir. Si l’on considère Ramuz comme un « pêcheur d’image », l’œil en effet a la primeur, il doit restituer la géologie de la surface avec ses creux et ses bosses, la primauté du « voir » est évidente. Les verbes « regarder » et « voir » sont omniprésents, une recherche rapide les fait apparaitre plus de 100 fois dans Si le soleil ne revenait pas, plus de 300 fois dans La vie de Samuel Belet, près de 230 fois dans La beauté sur la terre, 170 fois dans La grande peur dans la montagne, près de 120 fois dans Passage du poète, mais Ramuz ne regarde ni ne voit n’importe quoi et n’importe comment. Le « voir » domine, obsède, le personnage voit, le narrateur voit, le lecteur également mais le « voir » s’exécute toujours en corrélation avec les autres sens et impacte le corps qui perçoit.
Ils montent, ils vont de nouveau à plat, ils montent ; c’est un long voyage que ce voyage du chalet […] on avait vu les sapins s’espacer enfin et on commençait aussi à les distinguer jusqu’à la pointe, dans une fine poussière de jour comme celle que le vent fait lever sur les routes. […] Il n’y avait même plus trace d’herbe : c’était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc. Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair ; puis, tout à coup, elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure ; c’est une couleur comme celle des fleurs, mais une couleur trompeuse, qui passe vite, car il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses ; au-dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier : la corneille des neiges, le choucas au bec rouge ; les oiseaux noirs ou blancs ou gris qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons ; à part quoi il n’y a rien et plus personne, parce qu’on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus des hommes ; – pendant que le soleil venait, les frappant tous les cinq en même temps sur le côté gauche de leur personne ; – et l’année est ici de deux mois, de trois mois au plus.32
20« Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la Nature33 », telle est la posture que Ramuz semble partager avec Cézanne, les sensations cénesthésiques priment dans l’acte de création. Faut-il pour autant parler de sensualisme chez Ramuz comme l’avancent certains critiques ? Si la sensualité est le « caractère, tempérament d'une personne qui cherche tout ce qui peut satisfaire les sens et procurer du plaisir »34 alors il devient complexe de saisir la sensualité au sens propre chez Ramuz, ce dernier n’entend pas satisfaire un désir, l’écriture se situe davantage dans une sensibilité organique qui émane de l'ensemble des sensations internes, qui suscite chez l'être humain le sentiment général de son existence, indépendamment du rôle spécifique des sens. Cet effet est assez éloquent dans l’extrait précédemment proposé. « Le tourbillonnement du monde, au fond d’un cerveau, se résout dans le même mouvement que perçoivent, chacun avec leur lyrisme propre, les yeux, les oreilles, la bouche, le nez35 » explicite Cézanne. Dans La grande peur dans la montagne, relevons cet autre exemple qui réaffirme la mise en œuvre de tous les sens, dans un même mouvement :
Ils avaient donc laissé peu à peu leurs pipes s’éteindre et ils les avaient fourrées dans leur poche ; ils avaient été sans pipe, ils faisaient seulement un peu de bruit avec les pieds ; puis l’un ou l’autre disait quelque chose, mais, quand on ne peut pas les voir, les mots c’est comme la pipe, les mots eux non plus n’ont point de goût. Les hommes avaient fini par ne plus rien dire du tout ; c’est ainsi qu’on a mieux entendu le torrent quand il est revenu avec son bruit, il a commencé à venir un peu, puis brusquement, à un contour, il a été là dans toute sa force.36
21On observe dans cet extrait, comme dans toute l’œuvre de Ramuz, une forme de synesthésie qui ne serait plus ici un trouble de la perception mais une façon d’associer plusieurs sens pour être au monde. D’ailleurs, même quand les personnages sont cachés du regard, ils entendent et nous avec eux, et le sens sollicité reconstitue l’image pour le lecteur, en résonance avec les autres, comme c’est encore le cas ici dans le même roman.
Ils [Victorine et Joseph] étaient bien derrière la haie, parce qu’ils s’y trouvaient à l’abri des regards. Il y avait, en face d’eux, les montagnes qui devenaient roses. On entendait causer dans les ruelles, on entendait des portes tourner sur leurs gonds rouillés. On entendait le bruit du verrou de l’étable à cochons pousser longuement son cri tout pareil à celui des bêtes qu’il tient enfermées.37
22Le verbe « entendre » est ici répété avec insistance et doublé du pronom impersonnel « on » pour inviter le lecteur à se mettre à l’écoute. Alors quel est ce silence dont on parle souvent chez Ramuz ? Peut-être s’agit-il d’un silence assourdissant, au sens propre, un silence qui rend sourd en raison d’un trop de bruit ou trop de parole. En témoigne, entre autres, la colère ici intériorisée du personnage, colère sourde, finalement bruyante et assourdissante, une colère entendue à l’extérieur comme l’intérieur.
[…] il se redresse. Il donne un coup de poing sur la table, il dit : « C’est pas possible ! » Et de nouveau le fourneau, qui se tait, lui répond que oui… que oui… Et la table pas servie. Le carreau pas lavé, les vitres pas frottées. Et le silence aussi : « Que oui ! … » Et sa colère passe, parce qu’elle est bien trop petite en face de ça, n’est-ce pas ? alors on entre dans un état dont on voit seulement qu’on ne va pas pouvoir le supporter longtemps ; pourquoi, de nouveau, il se lève ; il n’hésite plus, il va au clou où pend la grosse clef, il prend la grosse clef rouillée, il sort dans la ruelle. Il y a une porte verte qui est au bas d’un escalier de sept ou huit marches, par où on descend sous la terre quand on est mal sur la terre. Et, tout à coup, on sent venir contre soi la bonne tiédeur qui règne là, une espèce de saison non terrestre et toujours la même, et toujours le même climat qu’on y tient prisonnier par le moyen des voûtes ; une nuit qui n’est dissipée que quand l’homme veut et il vient, il vient avec sa lumière à lui, son soleil à lui, sa lune à lui.38
23Chez Ramuz, on voit, on entend, dans un même mouvement, on ne peut pas voir sans entendre, on ne peut entendre sans voir. Par ce biais, on touche aussi, on sent à plein nez le monde qui nous entoure, le monde du dedans rejoint ainsi celui du dehors dans un mouvement permanent.
Il a relevé les yeux, il se reheurte à ce grand silence. Et le silence lui a crié que oui, quand il se remet comme ça à écouter en dehors de lui, et écoute dans l’air où l’aîné de ses enfants, une fille, traînait sa voiture à poupées qui avait des roues en bois plein, et le plus petit courait derrière en criant, et le feu de sarments dans le fourneau, une fois que le tirage s’était établi, chantait comme l’harmonium à l’église.39
24Comment parler de silence chez l’écrivain suisse quand tout nous ramène au « bruit », aux bruits blancs de l’environnement parfois perçus par l’oreille aiguisée du narrateur. Voici quelques exemples de « petites sensations » sonores relevés au hasard des romans de Ramuz, les circonscrire serait laborieux tant elles sont nombreuses au fil des pages. Ces quelques expressions sont ici recueillies au hasard des romans de Ramuz :
Vacarme des moineaux – couvertures secouées aux fenêtres – des bruits de cloches – bruits de voix – bruit de pas – bruits des sabots – bruit de l’eau – bruit des petites gouttes – bruit d’orage – bruit du marteau – bruit du plancher – bruit de pluie – bruit de canne – bruit de serrure – bruit des abeilles – bruit de la montagne – bruit du racloir dans les vignes – bruit d’un coup de feu – bruit des scies – bruit des tambours – bruit de froissement de soie – bruit de verrous – bruit de clochettes – bruit de respiration – bruit de glissade – bruit du cœur.40
25Le terme « bruit » désigne sobrement, sans intensité particulière dans une répétition entêtante parfois dans un même paragraphe ou une même page, un « bruit » juste nommé qui dit le son et laisse son lecteur le faire tinter, le laisser résonner en lui. Le bruit se trouve souvent caractérisé par les adjectifs « petit » ou « grand », l’intensité est donnée à deux échelles, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, sans autre détail, l’oreille du lecteur est laissée libre d’entendre et de moduler l’intensité du bruit. Même procédé avec le verbe « voir » ou le verbe « regarder », on répète ces mêmes verbes avec une rigueur implacable, on ouvre la vue sans émousser le sens, on le laisse libre d’entrer et d’agir, de dialoguer avec les autres sens pour constituer l’instant.
26 Il est alors aisé de saisir le lien qui unit Ramuz et Cézanne, le peintre travaille ses portraits en dehors de toute psychologie, l’ami et modèle du plasticien, Joachim Gasquet, explique : « Il voulait dégager la vie même, des traits, le frisson, de la parole, et sans que je m'en doute, il m'amenait à l'état d'expansion où il pouvait surprendre l’âme de l’être41 [...] ». L’écrivain adopte un même procédé dans le traitement de ses personnages. Comme Cézanne, il ne cherche pas tant la ressemblance mais plutôt à dégager l'invisible caché sous le visible car l'apparence est trompeuse et doit être dépassée. Il s’agit prioritairement de servir la nature de toute chose.
27A cet égard, il semble utile d’évoquer les comparaisons, à savoir les analogies employées par Ramuz de façon générale. Comme chez P. Handke d’ailleurs, l’analogie chez Ramuz « est un moyen pour mieux saisir la structure d’une pratique, la loi d’un objet42 », d’où certaines analogies qui peuvent sembler étonnantes parfois chez l’écrivain suisse mais nous donnent plus que l’image, à savoir la sensation primordiale ressentie. L’analogie va mettre en relation les choses, les superposer pour rejoindre l’unité du monde. La description du glacier dans La Grande peur dans la montagne est significative de cet aspect. L’exploration du paysage privilégie le rapport à l’espace avec ses adverbes de lieu qui fouillent le relief. Les analogies et les répétitions accentuent « la brillance du réel » et le dépouillement finalement de cette description du paysage.
Le leukein […] à la suite des Grecs désigne une aisthesis, une activité sensible (une saisie du monde et une façon de rapporter cette représentation à la conscience de soi, et aussi une puissance à imager, à imaginer) qui soit « éclat », « lueur » et qui prenne en charge l’« éclat » et la « lueur » du monde : communier avec la brillance du réel.43
28L’acuité de la vision domine et se mêle à l’émotion pour immortaliser, aspire à représenter « une minute du monde qui passe » pour « la peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même » explique Cézanne, « être alors la plaque sensible. Donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui a paru avant nous44 ».
29Chez Cézanne, l’instrument de l’exploration est le corps tout entier, il explore et perçoit pour rendre cette « plaque sensible » de la nature. Le corps est d’ailleurs un évènement dans le récit de Ramuz, c’est lui qui vient capter la « chair du monde » pour donner forme, la marche constitue à cet égard un élément fondamental d’un accord entre espace et vision. La nature est explorée par les corps, par l’expérience kinesthésique. Chez Ramuz, le corps perçoit, reçoit, se fait le centre névralgique de l’univers sensationnel qui se déploie autour de lui. La sensation géographique est ainsi à l’origine d’une préhension du monde, le principe même de la motricité est posé comme l’intention première dans l’optique de Merleau-Ponty : « Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totales du même Être. [...] Tous mes déplacements par principe figurent dans un coin de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible372 ». Le déplacement par l’effort du corps au sein de la nature est la condition sine qua none à l’investigation de l’espace. Gustave Roud s’adresse ainsi à Ramuz et le décrit arpentant la montagne :
Vous êtes là. Je vous regarde. De votre long pas de montagnard vous nous avez devancés. Vous marchez de nouveau entre les rives d’herbe grasse et bleue, faisant halte de temps à autre pour que nous vous puissions rejoindre. (…) Vous nous distancez à nouveau, puis nous attendez encore, immobile, haute silhouette debout au centre même de l’immense paysage de collines nues ou crêtées de forêts sombres, en accord profond avec cet univers paysan que vous avez révélé à lui-même dans sa ressemblance essentielle45.
30Ramuz parcourt le terrain, regarde « de son œil de rapace », c’est en effet la marche qui charrie avec elle la perception du monde. « Le lac et la montagne m’obsèdent » explique Ramuz, par ce qu’ils offrent de général qui convient à mon esprit. Je ne cherche dans les choses que des images et plus ces images sont vastes, plus elles m’attirent et je suis à elles du premier mouvement46 ». Cette dynamique de la marche s’inscrit dans une exploration du visible que Merleau-Ponty explicite ainsi :
C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde, d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité́ à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l’horizon des choses, c'est-à-dire à un monde déjà̀ là, que se noue ma relation avec l’être.47
31L’accord entre espace et perception sensorielle est omniprésent chez Ramuz d’où la profusion des verbes d’action liés à la marche, notamment du verbe « venir ». L’exemple est frappant dans le premier roman de Ramuz, Aline.
Il était midi. C’est l’heure où les petites grenouilles souffrent au creux des mottes à cause du soleil qui a bu la rosée, et leur gorge lisse saute vite. Il y a sur les talus une odeur de corne brûlée.
Lorsque Julien passait près des buissons, les moineaux s’envolaient de dedans tous ensemble, comme une pierre qui éclate. Il allait tranquillement, ayant chaud, et aussi parce que son humeur était de ne pas se presser. Il fumait un bout de cigare et laissait sa tête pendre entre ses épaules carrées. Parfois, il s’arrêtait sous un arbre ; alors l’ombre entrait par sa chemise ouverte ; puis, relevant son chapeau, il s’essuyait le front avec son bras ; et, quand il ressortait au soleil, sa faux brillait tout à coup comme une flamme. Il reprenait son pas égal. Il ne regardait pas autour de lui, connaissant toute chose et jusqu’aux pierres du chemin dans cette campagne où rien ne change, sinon les saisons qui s’y marquent par les foins qui mûrissent ou les feuilles qui tombent. Et il songeait seulement que le dîner devait être prêt et qu’il avait faim.48
32Avec Ramuz, le langage s’ajuste et cherche à « dire » la nature au plus proche du corps qui perçoit, il s’agit de rendre la permanence des choses dans un souffle langagier, au risque de distordre le langage lui-même. Tout contribue chez Ramuz à dire la nature par la perception même de la « pure sensation » chère à Cézanne. « Tout change et, en même temps, rien ne se change : c'est ce dont on ne nous a pas assez prévenus » explique Ramuz dans Découverte du monde, « Tout change, c'est-à-dire que les combinaisons varient à l'infini ; et en même temps rien ne change, parce que les éléments dont elles se composent restent les mêmes49 ». Toucher la permanence des choses, dire « la sensation forte de la nature », tel est le projet commun partagé par Ramuz et Cézanne, conscients que la nature « nous dépasse en puissance (…) est plus riche que nous50 ».
33La nature est partout chez Ramuz, elle ne saurait être considérée comme le personnage central du récit, son espace privilégié, son moteur ou encore son réceptacle, la nature est l’essence de toute chose, l’essence du récit qui forge les « êtres51 », un univers sensationnel qui s’acquiert par le mouvement du corps et transmet à son lecteur ses vibrations instables.