1Le titre de cet article appelle un détour par la notion de « vernaculaire » (à partir de récents travaux de sciences humaines) avant d’en venir aux écrits de C. F. Ramuz. Dans des sociétés modernes où les normes technocratiques s’imposent d’en haut au moyen de procédures quantitatives (sciences de la nature), de règles d’organisation (new management) et de classement (universalisés par le cosmos informatique), les individus sont invités à s’adapter à des cadres qu’ils n’ont pour la plupart pas élaborés eux-mêmes, afin de rester inclus dans le flux de l’activité générale1.
2Schématiquement, on peut distinguer deux modes d’agir : d’une part, une planification en amont, au nom de normes techniques présentées comme neutres en vue de l’efficacité maximum en toutes situations ; de l’autre, une auto-organisation locale, ouverte à l’improvisation et à la singularité des contextes, dans laquelle les acteurs sociaux recourent à des expériences non indexées sur des normes universelles.
3En effet, à côté des normes techniques généralisées (processus industriels, transports, urbanisme, santé, etc.), les usagers ordinaires envisagent d’autres solutions, imaginent d’autres pratiques et maintiennent ou proposent des formes alternatives, invitations à « penser global, agir local », devenir « locavores », etc. Toutes tentatives qui permettent, selon leurs adeptes, de redimensionner les usages, de réinventer des pratiques plus sûres, moins nocives, plus respectueuses du vivant. Et de le faire avec recul à l’égard du seul critère comptable. La notion de « vernaculaire » me semble à même de décrire ces pratiques et de donner à penser à leur sujet.
Vernaculaire ?
4Le vernaculum latin désignait tout ce qui venait de la maison, y était préparé ou élevé, par opposition à ce que l’on se procurait à l’extérieur, par l’échange ou qui était produit selon d’autres modalités2. Aujourd’hui, vernaculaire est le plus souvent employé au sens d’ « indigène » ou « local ». Le terme n’a guère bonne presse dans ce sens un peu vague, car on l’assimile à l’esprit de clocher, l’enfermement sur soi, la limitation régionaliste, etc.
5Or ce terme a des usages stabilisés et précis dans divers domaines (photographie, architecture, biologie, toponymie, cuisine). En linguistique, langue vernaculaire s’oppose à la langue véhiculaire ou lingua franca qui permet à des groupes de régions différentes de communiquer par-delà la langue parlée dans une communauté localisée.
6Si l’on compare les usages du terme dans tous ces domaines, le vernaculaire désigne ce qui échappe à la régulation par le haut, le lointain ou le général, qui résiste à des modèles désignés comme universels, qui s’élabore de façon localisée et improvisée.
7Il serait cependant trop simple d’opposer terme à terme un régime vernaculaire/local à un régime standard/global : bien des formes vernaculaires ont passé par le circuit global et inversement. Entre les deux régimes existe une circulation permanente et la recherche d’un vernaculaire « pur » relève le plus souvent de l’illusion primitiviste.
8Nombre de pratiques vernaculaires ont été désignées comme des résistances à la modernité, des lieux d’inertie. L’éradication des « patois » au profit d’un français national unifié, appelée de ses vœux par l’Abbé Grégoire dès 1789, exemple très documenté, en fournit le paradigme3. Les divers « patois » ne sont pas compatibles, selon Grégoire, avec l’universalité des règles rationnelles (droit, sciences, monnaie, poids et mesures) et relationnelles (communication, savoirs, information) qu’exige la nouvelle Nation.
9La modernité incarnée par la Révolution française, l’expansion industrielle et la constitution des états-nations se présente comme une franche rupture avec le passé, rejetant comme « superstitions » ou « obscurantisme » toute une série d’usages et façons de percevoir, parler, croire et penser. En disqualifiant le mode vernaculaire (identifié au rural, local, arriéré, etc.), le projet moderne vise avant tout à lutter contre le figement des traditions et l’arbitraire hérité de rapports sociaux anciens. Mais ce faisant, il tient aussi en lisière l’improvisation, l’auto-organisation, le bricolage (hantise de l’ingénieur qui établit ses méthodes d’après des lois mathématiques), les formes locales, variées et peu contrôlables de la création sociale horizontale. Crainte compréhensible dans la mesure où le projet technoscientifique cherche à homogénéiser les modes de description de la « nature » afin de rendre celle-ci disponible pour les humains.
10D’une connotation réactionnaire et vieillotte, close voire bornée, le mode vernaculaire se défait donc difficilement. Ses pourfendeurs visaient avant tout à rationaliser et homogénéiser des ensembles, flux et méthodes (l’état centralisé jacobin, la libre-circulation des biens, la rationalisation industrielle, la technoscience universaliste, les principes du droit, etc.). Ce faisant, ils ont permis l’amélioration, du moins en termes d’efficacité, des systèmes de circulation, santé, formation, production, etc. C’est la rationalisation du monde décrite par Max Weber et son Entzäuberung concomitante. Les sociétés dites modernes ont développé ce processus et nul n’en revient.
11Il ne s’agit pas ici de réenchanter le monde par un décret nostalgique mais bien d’enquêter sur l’ordre vernaculaire-local pour y déceler certains possibles ou ressources capables de pallier celles de l’ordre standard-global. On pourrait parier que ce type de ressources est souvent plus accessible à tous, socialement et écologiquement moins coûteux et révélateur de capacités communes ; qu’il donne prise aux acteurs sur les situations qu’ils vivent et leur restitue un espace d’initiative et de compétence.
12Deux auteurs récents au moins ont proposé de recourir à ce terme, Ivan Illich et James Scott.
Ivan Illich : extension du vernaculaire
13Philosophe, théologien, savant interdisciplinaire, Ivan Illich (1926-2002) aborde cette question dans Le travail fantôme (1981), au chapitre « La répression du domaine vernaculaire »4. Il enquête d’abord sur l’histoire de ce mot d’origine latine et ses usages successifs :
« L'enfant de son esclave et celui de sa femme, l'âne né de sa propre bête, étaient des êtres vernaculaires, comme l'était l'aliment venu du jardin ou des terres communes, […] la nourriture tirée de modèles de réciprocité noyés dans chaque aspect de la vie, par opposition à la nourriture qui vient de l'échange ou de la distribution verticale. »5
14Illich propose une acception large de la notion :
« Nous avons besoin d'un mot simple, direct pour désigner les activités des gens quand elles ne sont pas motivées par des pensées d'échange, un mot qui dénote des actions autonomes, non liées au marché par lesquelles les gens satisfont des besoins quotidiens – les actions qui par leur nature même échappent au contrôle bureaucratique, satisfaisant des besoins auxquels, par le processus même, ils donnent une forme spécifique. »6
15Illich ne cache pas le caractère utopique de son horizon (« une société désirable ») et la recherche d’une alternative entre la société planifiée (allusion claire à l’URSS) et le néo-libéralisme (les Chicago Boys, économistes néo-libéraux envoyés par le gouvernement américain pour tester ce modèle économique dans le Chili de Pinochet) :
« Nous avons besoin d'un adjectif simple pour nommer ces actes de compétence, désir, ou préoccupation que nous voulons défendre de la mesure ou de la manipulation par des Chicago Boys et des Commissaires politiques. […]. Le terme doit être assez large pour couvrir la préparation de la nourriture et la formation du langage, l'accouchement et la récréation, sans impliquer soit une activité privatisée comparable au travail domestique des femmes modernes, un passe-temps ou une procédure irrationnelle et primitive. Un tel adjectif n'est pas à portée de main. Mais vernaculaire pourrait servir. En parlant de la langue vernaculaire et de la possibilité de sa récupération, j'essaye de faire prendre conscience et de faire discuter de l'existence d'une manière d'être, de faire et de fabriquer vernaculaire qui dans une future société désirable pourrait de nouveau s'étendre à tous les aspects de la vie. »7
16Autre caractéristique du vernaculaire, selon Illich : le recours aux énergies naturelles, l’outillage rudimentaire comme prolongement du corps8.
James Scott : vernaculaire versus officiel
17James Scott (né en 1936), anthropologue spécialiste des sociétés montagnardes d’Asie du Sud-est, oppose l’ordre « vernaculaire » à l’ordre « officiel »9 dans une perspective explicitement libertaire. Le vernaculaire désigne alors les pratiques spontanées et locales d’individus ou de groupes (voisins, etc.) qui agissent hors des cadres fixés par le pouvoir d’État. Qu’il s’agisse de la toponymie vernaculaire remplacée par les cartes géographiques nationales, de processus de production (la chaîne tayloriste plutôt que l’artisanat familial), de l’agriculture traditionnelle comparée à la production industrielle d’aliments, Scott y voit toujours la trace d’un rapport à l’État moderne :
« Je pense qu’il n’est pas exagéré de voir dans les trois derniers siècles le triomphe des paysages de contrôle standardisés et officiel et leur mainmise sur l’ordre vernaculaire. Il est parfaitement logique que ce triomphe ait concordé avec l’essor des organisations hiérarchiques à grande échelle, dont l’État lui-même est l’un des exemples les plus frappants. La nomenclature complète des ordres vernaculaires perdus [au cours de ce processus] serait probablement ahurissante. […] On peut raisonnablement voir dans ce phénomène un processus d’extinction de masse apparenté à la disparition accélérée de certaines espèces. »10
18Le vernaculaire n’est pas seulement un ordre menacé, selon une vision romantique, il est aussi pour Scott un mode de « résistance », intentionnel ou non, à l’ordre « officiel »11. La standardisation technique et les savoirs scientifiques qui ont accompagné les États modernes ont bien sûr apporté des gains et effets émancipateurs12. C’est pourquoi l’ordre « officiel » n’a pas à être, en soi, diabolisé. L’État opte en général pour un modèle total inspiré de la rationalisation industrielle (par exemple dans l’agro-industrie), mais il ne tient pas suffisamment compte des expériences accumulées dans les usages vernaculaires (par exemple l’art des jardins et des potagers que Scott décrit au Mexique et en Afrique de l’Ouest). La standardisation comptable des économies, l’organisation systématique de la production, la bureaucratisation du quotidien, se privent donc de nombreux savoir locaux invisibilisés ou détruits, signant une perte « des sensibilités et des mondes vécus »13 qui touche directement l’existence des individus (sensorielle, psychique, citoyenne, etc.).
19Scott identifie ainsi le vernaculaire à des ressources d’autocréation mobilisées par les acteurs ordinaires hors des normes officielles de l’Etat ou du marché. Il en fait un lieu de créativité, d’imagination, échappant à la monologie du projet technoscientifique.
Vernaculaire et littérature
20Un moyen de dépasser la critique moderniste de l’ordre vernaculaire et ses présupposés (organisation taylorisée, hiérarchie de savoirs, division du travail), consiste à re-décrire les manières d’agir des acteurs sociaux en leur conférant un sens moins orienté par le postulat standard-officiel-moderne. Il s’agit de prendre le temps de décrire ou raconter les « savoirs d’usage » (dits aussi « savoirs locaux » ou « expérientiels »14) qui se définissent par « la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat et quotidien, en s’appuyant sur l’expérience et la proximité. »15
21Bien des textes « littéraires », parce que leurs dispositifs font place au détail signifiant, à la pluralité des voix, à la singularité des situations, en fourniraient des exemples. Bien que trop générale, la polarisation entre règles planifiées (normes verticales) et astuces pratiques (usages horizontaux) est néanmoins suffisamment prégnante, dans l’histoire des sociétés européennes, pour structurer nombre de récits, s’infiltrer dans les intrigues et en orienter les schémas actantiels. La tension entre la planification abstraite et les bricolages vernaculaires anime dialectiquement ces cultures narratives parce qu’elle travaille en profondeur leurs formes de vie comme leurs jeux de langage.
22Une partie de la production littéraire, depuis les Lumières au moins, met en intrigue les déplacements, tensions et reflux du vernaculaire et, à travers elles, les injonctions à s’adapter à un ordre culturel nouveau. Comme l’écrivait Michel de Certeau : « C’est au moment où une culture n’a plus les moyens de se défendre que l’ethnologue ou l’archéologue apparaissent. »16
23Mais on y lirait aussi les ruses et bricolages pour détourner ou résister à ce reflux. Songeons à Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de St Pierre, Restif de la Bretonne, Paul-Louis Courier, Rodolphe Töpffer, Nerval, Sand, Jules Vallès, Alain-Fournier, Louis Pergaud, Péguy, Hémon, Pourrat, Ramuz, Giono, mais aussi Prévert, Calet, plus récemment Ernaux, Michon, Bergounioux, Jean-Loup Trassard, Marie-Hélène Lafon, etc. Il vaudrait aussi la peine d’examiner des cas plus anciens, de Villon à Rabelais, de Montaigne à Molière, sans oublier Boccace, Cervantès, Defoe et, dans le monde germanique, Thomas Platter et Ulrich Bräker.
Et Ramuz dans tout ça ?
24Après cette longue introduction, on voit assez bien comment aborder Ramuz à la lumière du vernaculaire. Je me contenterai ici de proposer quelques pistes :
251. La première, la plus sommaire ou modale, celle de l’intérêt de Ramuz pour un monde vernaculaire dans son ensemble, réputé authentique, protégé ou reculé. Héritage de la mythologie romantique du « dernier » (F. Cooper, Le dernier des Mohicans, 1826), cet intérêt fait d’urgence et de fascination à recueillir et témoigner d’une pratique avant qu’elle ne disparaisse traverse la quête des folkloristes et des ethnographes depuis le début du XIXe siècle17.
26Le village dans la montagne (1908) peut être lu comme un protocole folkloriste mis en récit pour un public plus large. Ramuz décrit, selon le cycle saisonnier, la production (élevage, fromages, combat de vaches, inalpe), le langage (le dialecte, les légendes : les âmes sur le glacier), les activités coutumières et rituelles (mariages et enterrements, tir, danse), et mentionne aussi de nouvelles pratiques (tourisme). Examinant les légendes, il reprend un motif également courant chez les folkloristes :
« Ils ont eu beaucoup de légendes, ils n’en ont plus guère. Ils ont cru à la vouivre, aux fées et aux esprits malins ; à présent, quand on leur en parle, ils rient, plutôt ils font semblant, parce que tout au fond, peut-être, ils ont gardé un reste de croyance, et ils ont peur des moqueries. » 18
« Ils ont cru à beaucoup de choses, […] cependant les vieilles idées s’en vont. » 19
27Selon le paradigme romantique, les légendes disparaissent. Les autochtones adoptent à leur égard une distance, ou une attitude clivée, parce que le regard de l’autre (le touriste, le folkloriste, l’écrivain en visite…) a semé le doute. Il n’y a donc plus de croyance heureuse, sans dehors, et le rire gêné en est la manifestation spontanée 20.
282. Deuxième piste, plus proche des intérêts spécifiques de Ramuz, celle de l’intérêt pour le langage vernaculaire, domaine connu des grammairiens et philologues, très commenté tout au long du XIXe siècle. Cet intérêt s’illustre dans la littérature par les parlers régionaux ou parlers de classe, mis en scène dans les dialogues (Balzac), par l’indirect libre (Flaubert, Zola) ou par la technique de la narration oralisée ou « roman parlant », chez Ramuz, Céline, Queneau, Cendrars, Aragon, Guilloux21. Ramuz a en général soigneusement évité les termes dialectaux et le français régional à cause de leur connotations (« Ne pas mettre le mot patois : ça fait pittoresque »22) et pour se tenir à distance d’un point de vue folkloriste :
« On parle beaucoup, ces temps-ci, de ce qu’on appelle “le régionalisme”. […] On se sépare nettement de ces amateurs de “folklore”. [...] Nos usages, nos mœurs, nos croyances, nos façons de nous habiller, les mots à nous que nous pouvons avoir, et qu’on dise une boille au lieu d’une hotte à lait, toutes ces petitesses-là, qui seules ont paru intéresser jusqu’ici nos fervents de littérature, non seulement on les tiendra pour nous sans importance, mais il conviendra aussi de s’en méfier, parce que dangereuses. [...] Le particulier ne peut être, pour nous, qu’un point de départ. On ne va au particulier que par amour du général et pour y atteindre plus sûrement. »23
29En ce sens, son intérêt pour le vernaculaire (ici, « le particulier ») est ambivalent : il le constate avant tout pour le transposer sur le plan du « général ». Tout cela est bien connu de la critique ramuzienne et peut se résumer à deux principes de poétique :
-
Ne pas utiliser le mot patois, ou alors à titre informatif, en donnant l’équivalent en français standard. Au chapitre V du Village dans la montagne, les termes techniques donnés en patois en italiques sont ensuite expliqués en français, sans visée esthétique ou littéraire (mièze, malo, doleina, vili)24.
-
Rendre compte des parlers vernaculaires non par une illustration réaliste ou une reproduction documentaire-folkloriste, mais par une transposition stylistique dans la voix narrative, la syntaxe, les rythmes, le « ton ».
303. Troisième piste, l’intérêt de Ramuz pour la controverse entre le projet moderne et les pratiques vernaculaires. Parmi tant d’extraits où se lit cette tension, en voici un tiré de « Regards vers les savants » (20 novembre 1930) :
« Songeons par exemple au rôle que joue la médecine (ou le médecin) dans la société moderne. Il y a des régions entières (en France ou ailleurs) qui sont désormais sans prêtres, parce qu’il n’y a plus personne pour leur assurer la subsistance. […] Personne ne veut payer un prêtre, parce que personne ne croit plus, ni à ce qu’ils disent, ni à ce qu’ils prétendent être ; cependant ces mêmes gens entendent bien toujours être sauvés. Chez nous, les feuilles de température magnifiquement tenues à jour au moindre rhume du patient (beaucoup trop magnifiquement tenues à jour pour qu’elles aient encore le moindre sens) ont remplacé partout au-dessus des lits les écriteaux bibliques ou les vieilles lithographies représentant Jésus marchant sur les eaux. Le catholicisme immobilisé dans ses dogmes reste nécessairement à l’écart (on va à lui, il ne vient point à vous) ; le protestantisme, au contraire, a tâché de réagir, et, tout en prétendant garder ses vérités ou sa partie de vérité, a cherché à s’annexer en y souscrivant la vérité scientifique : si bien que la formule future du parfait pasteur va être un dosage savant, j’imagine, de théologien et de docteur, quelque chose comme le médecin-missionnaire, ou missionnaire-médecin, qu’on délègue chez les nègres. »25
31Le ton ironique de Ramuz illustre ici la permanence d’une quête (salut/santé) malgré le passage de la foi à la science et le remplacement du prêtre par le médecin. Ce glissement lui semble absurde car les gens attendent de la science ce qu’elle ne pourra jamais leur donner (l’immortalité). En arrière-plan de ces critiques, il y a une conception de la « nature » qui mérite examen. Je propose donc de restituer rapidement l’argumentaire ramuzien à ce sujet, tel qu’il se fixe au début des années 1930.
La nature des Soviets
32Les Soviets définissent la nature comme « tout ce qui est, tout ce qui existe en dehors de nous »26. Ils tentent de dominer celle-ci en devenant « une manière de surhomme »27. La nature n’est pour eux qu’une réserve d’ « énergie » et de matériaux (ibidem). Dans Questions (1936), l’idée fait retour : « Qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que c’est que l’homme par rapport à la nature ? »28. Elle s’y fait plus politique :
« Certains hommes pensent qu’ils finiront par supprimer la nature et ils sont de gauche ; certains autres qu’à trop s’attaquer à elle, c’est elle qui, par un brusque choc en retour, finira par nous supprimer. Confiance en l’homme, confiance en quelque chose qui dépasse l’homme : voilà les deux pôles qu’il convient de nommer gauche et droite, puisque ce sont là les mots dont aujourd’hui tout le monde se sert. » 29
33Petite parenthèse : Ramuz a été lu et apprécié en Allemagne par le courant idéologique du Blut und Boden qui a cru y trouver des arguments en faveur de sa vision du monde. Des thèses de doctorat d’époque l’attestent, dont celle de Gertrud Brandner soutenue à Würzburg en 193830. Cette réception concerne aussi, dans les années 1930, les écrits de Jean Giono31. L’argumentaire officiel des penseurs nazis sur la « nature » présente en effet quelques éléments voisins. En voici un extrait, tiré d’un discours de Heinrich Himmler en juin 1942 :
« Il va falloir rompre avec la folie de ces mégalomanes, notamment des chrétiens, qui parlent de dominer la terre, il va falloir ramener tout cela à sa juste mesure. L’homme n’est rien de particulier. Il n’est qu’une partie de ce monde. Devant une solide tempête, il ne peut rien faire. Il ne peut même pas la prédire. Il ne sait même pas comment une mouche est faite – toute désagréable qu’elle soit, elle est une merveille – ou comment une fleur s’organise. L’homme doit réapprendre à envisager le monde avec un respect sacré. Alors seulement il prendra la juste mesure des choses et verra combien nous sommes pris dans un système [qui nous dépasse]. » 32
34Cette citation est décontextualisée, j’en suis conscient, mais je la propose avant tout pour montrer la permanence de ce type d’argumentaire sur la nature et la diversité des conclusions qu’on en a tiré. Himmler comme Ramuz rejettent certes le « naturalisme »33 dans sa version scientiste, mais le premier le fait au nom d’une vision holistique de la communauté, en profonde communion avec une nature dont elle est l’émanation et dont elle tire sa force dans un rapport sacré, justifié par les lois biologiques (le racisme bio-médical, doctrine qui leur est commune, présente également chez L. F. Céline) : l’homme qui participe au grand tout vivant doit renoncer à l’individualisme et obéir aux lois de la nature, même cruelles34. Ramuz, de son côté, s’en tient à des conséquences esthétiques, à savoir la volonté de compenser le réductionnisme naturaliste par une attitude artistique qui remette à l’honneur une vénération pour le monde. L’écrivain ne peut adhérer à une vision (« de gauche ») de la nature qui ne témoigne ni « amour », ni « adoration » :
« […] il y a des hommes qui prient et des hommes qui ne prient pas, et voilà peut-être le grand départagement des hommes. On veut dire prier de toutes les façons, car il y a mille façons de prier : on peut prier avec des paroles, et on peut prier sans paroles ; on peut prier au nom d’un dogme et on peut prier en se passant de dogmes ; on peut prier quelque chose ou quelqu’un ; on peut prier comme le nègre un buisson ou une montagne ; on peut prier comme le païen les forces mystérieuses qui courbent le buisson ou qui ébranlent la montagne ; […] toute espèce de prière est une tentative pour entrer en communion avec quelque chose ou quelqu’un qui existe hors de nous-mêmes et à qui on accorde une existence objective ; à qui on accorde même une existence qui dépasse infiniment la nôtre en importance et en puissance ; dont non seulement on reconnaît l’existence, mais qu’on vénère précisément en ce qu’elle nous dépasse, – qu’on aime donc ; »35
35L’art de Ramuz consiste à refaire le geste du nègre et du païen, après que la science les a congédiés. Artifice suprême, qui vise une vision immersive et participative par les moyens de l’art, dans une société où cette expérience est par ailleurs perdue. Le « naturalisme » moderne qui sépare l’homme de la nature et fait de celle-ci un objet inerte ou muet, est la cause de cette perte :
« Le matérialisme communiste s’emploiera donc à supprimer le plus possible chez l’homme tout ce qui le met en contact étroit avec la nature, et c’est par exemple ses mains et l’outil. Le matérialisme né de la machine va faire intervenir la machine. »36
Le paysan
36A l’opposé, le paysan est selon Ramuz un être vernaculaire qui travaille de ses mains ou avec un outil actionné par la force de son corps :
« […] le paysan […] perpétuellement placé, lui-même, tête baissée, sous les menaces de l’orage ou de la pluie, ou de trop de sécheresse, au milieu de risques de toutes sortes contre lesquels il ne pouvait rien, qu’il subissait, qu’il acceptait, vivant dans une résignation pleine de sagesse, car elle était le plus souvent anoblie par une foi et la vénération, c’est-à-dire l’adoration de ces forces naturelles qu’il ne pouvait comprendre, contre lesquelles il lui était impossible de s’insurger, dont il ne pouvait tout au plus qu’essayer de détourner les menaces par la prière ou certains rites. »37
37Ce « paysan » qui vit tout entier dans la dépendance de la nature, Ramuz le considère comme la forme d’homme la plus universelle, et c’est pourquoi il prend appui sur lui pour faire œuvre universelle et non « régionaliste ». Il le définit par plusieurs traits : d’abord, il est « le moins spécialisé des hommes »38, peu sujet à la division du travail et donc capable de faire presque tout de ses mains. Ensuite, il est « un homme fixé et qui se suffit à lui-même »39 par son inlassable travail. Son mode de survie contraste avec ceux du commerçant, du navigateur, ou de l’artisan qui se déplacent ou empruntent des matériaux et techniques venus d’ailleurs. On dira ces deux traits vernaculaires dans la mesure où on les trouve dans la définition d’Ivan Illich donnée précédemment. En 1933, dans Taille de l’homme, Ramuz reprend ces éléments et les complète :
« On a pu connaître encore dans certaines vallées écartées un paysan de ce type-là, c’est-à-dire le paysan complet : c’est-à-dire un homme resté complètement en dehors de la circulation des marchandises et des échanges, pouvant parfaitement se passer de tout apport étranger […]. Le paysan, ce paysan-là, le vrai paysan (qui existe peut-être encore) était donc de tout côté en contact avec la nature, dépendait entièrement d’elle et ne dépendait que d’elle »40
38Selon la distinction classique de Pierre Hadot41, le communisme est un « prométhéisme » alors que Ramuz se situe du côté d’un « orphisme » contemplatif, attitude d’amour et de vénération devant le monde. Dans la modernité, c’est l’art qui a pris le relais de cet orphisme. Une fois privé du sens archaïque du sacré, il ne reste plus que l’art comme adoration de substitution. Ramuz tourne autour de cette perte. Il voudrait retrouver le regard du « paysan grec » qui « apercevait Vénus dans les vapeurs roses du matin »42 ou du « paysan chrétien » qui voyait Dieu dans les étoiles43 mais tout cela est perdu, le progrès, la science, l’Etat ont tout transformé en quantités et en atomes. En acquérant des « pouvoirs seconds », de type mécanique ou scientifique, l’homme perd ses « pouvoirs premiers, qui sont d’espèce intuitive »44. Dans la modernité, l’homme
« se voit dépossédé du vieil anthropomorphisme dont il avait vécu longtemps et qui, à son insu, faisait sa consolation. […] l’homme n’éprouve plus, il pèse. L’homme a cessé d’être un artiste pour devenir un savant. »45
39« Le paysan vivait dans un monde tout habité, non seulement par lui ou par ses semblables, mais par des présences ou une grande Présence. Et c’est ces présences, ou cette Présence, qu’ont chantées les poètes […]. »46
Marche et immersion
40Par le récit d’un trajet à pied de Lausanne à Cheseaux, effectué juste après son baccalauréat à l’âge de dix-huit ans, Ramuz revient dans Questions sur une expérience d’immersion dans le paysage, lors de laquelle il a éprouvé
« [u]n grand sentiment d’interdépendance, un sentiment aussi (peu chrétien, j’en ai peur), d’étroite parenté. Je réintégrais ma famille, me versant à nouveau à une espèce de sort commun, dont j’avais été détaché, à une vie universelle qui allait de la bête à moi, de l’insecte à moi, de l’arbre à moi, de la pierre à moi ; et où il n’y avait plus des choses, où il n’y avait plus que des êtres, car tout prenait vie ; tout s’animait d’une vie de plus en plus collective où ma propre personne finissait par s’abolir. »47
41Au dualisme commun tant aux Soviets qu’à la bourgeoisie d’industrie, Ramuz oppose un sentiment d’inclusion dans la nature qu’il situe au principe de son imagination littéraire. Ce sentiment d’inclusion et le refus de la distinction homme/nature, résonnent fortement avec les réflexions actuelles sur les limites du « naturalisme » occidental et le changement de paradigme environnemental (Descola, Latour, Escobar). Mais Ramuz refuse l’exaltation fusionnelle et mystique professée par les lettrés ou les bourgeois qui disent adorer la nature et veulent y « revenir ». Ainsi se moque-t-il doucement des modes du camping et du nudisme, en imaginant une scène du futur :
« On ne sortira de son vingtième étage, pourvu de tous les perfectionnements modernes : eau, gaz, électricité, et eau froide, et eau chaude, air chaud et air froid, dévaloir, T.S.F., frigidaire, etc., etc., que pour camper tout nu sous une tente dans une espèce de désert. »48
42La nature ramuzienne est aveugle et sans pitié, elle ne se soucie pas des hommes. Si elle appelle une vénération, ce n’est pas celle qu’on voue à une mère bienveillante, comme le font ceux qui célèbrent la terre-mère.
Conclusions : d’un naturalisme contrarié…
43Ramuz intègre à sa réflexion le discours rationaliste sur la coupure entre l’homme et la nature : lisant Les Atomes de Jean Perrin et La nature du monde physique du physicien Eddington, il ne cherche pas à les démentir. Mais il ne renonce pas pour autant à la conviction que l’« art » accède à des vérités par d’autres moyens, plus « subjectifs » et impliqués dans la concrétude d’une situation proportionnée à la taille de l’homme49. Ayant reconnu comme à regret l’hégémonie du cosmos « naturaliste » occidental, Ramuz ne cesse de vouloir y échapper sur le plan esthétique. Empreinte d’un naturalisme par défaut ou dépit, sa réflexion témoigne de la nostalgie d’une immersion au sein du monde naturel et d’une participation perdue à ses leçons. Comment avoir accès à une perception du monde d’avant le langage articulé, celle dont témoignent les mythes qui disent le temps où humains et non-humains, inséparés, communiquaient entre eux50 ? Questions reformulées récemment par David Abram dans Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens (1996)51, qui y répond en ré-élaborant un modèle néo-animiste.
44Enfin, la comparaison entre Ramuz et Giono sur ces questions mériterait une recherche spécifique dont Christian Morzewski a décrit les grandes lignes dans le présent colloque52. Si par sa culture universitaire et scientifique, Ramuz admet rationnellement la vision moderne du naturalisme, il déplore cependant en tant qu’artiste et fait le vœu d’y résister : ses romans sont ainsi traversés par des ré-enchanteurs du monde (accordéonistes, circassiens, faux-monnayeurs, chemineaux ou poètes passants) au statut toujours marginalisé.
45Jean Giono quant à lui, semble dénier dans ses écrits, le cosmos moderne ou du moins feint-il de l’ignorer. Des images obsédantes53 font ainsi éprouver au lecteur un point de vue de type animiste, une ontologie poreuse entre les règnes animaux, végétaux et minéraux54. Le chant du monde (1934) ou Un roi sans divertissement (1948) charrient de nombreuses métaphores au sein desquelles fusionnent les propriétés des humains et des non-humains. En ce sens, Pierre Michon envisage Giono comme un romancier « chamanique »55. Ramuz se contente de l’inconfortable rôle de naturaliste contrarié, plus austère, plus moderne mais plus mélancolique aussi que son cadet de Manosque.