Claudio Morandini, un écrivain dans le sillage de Ramuz ?
1 Claudio Morandini est originaire d'Aoste, où il est né en 1960 et où il vit toujours. C'est un homme de la ville. Il a publié, entre autres, trois romans, tous traduits en français par Laura Brignon, chez l'éditeur toulousain Anacharsis1 :
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Neve, cane, piede (Roma, Exòrma, 2015), traduit sous ce titre : Le chien, la neige, un pied (2017, réédité en 2019 en format Poche, lauréat du « Prix de littérature traduite » pour l'édition 2021 (17ème édition) de « Lire en Poche » – dont la cérémonie a eu lieu le 8 octobre au Théâtre des Quatre Saisons à 33170 Gradignan2) ;
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Le pietre (Roma, Exòrma, 2017), connu en France sous le titre Les pierres (2019) ;
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Gli oscillanti (Milano, Bompiani, 2019), Les oscillants, 2021.
2 Il se trouve que, dans ces trois ouvrages, Morandini fait explicitement référence à Ramuz. Tout d'abord, dans la Postface de Neve, cane, piede (p. 135-136) ; lorsqu'il évoque les sources d'inspiration de l'histoire de son premier roman, il regrette l'oubli dans lequel est tombé l'écrivain suisse, en Italie du moins, alors qu'il représente pour lui un point d'ancrage solide dans l'acte de la création, étant celui qui a su l’inspirer, au-delà de la simple anecdote liée au personnage d'Adelmo Farandola, le protagoniste du livre :
« Ecco, Neve, cane, piede, è nato da questo episodio trascurabile. Un'avventuretta da niente, me ne rendo conto, poco più di un accordo di attacco : ma a coprire le lacune sono venute in soccorso la fantasia e soprattutto certe letture, fatte comodamente seduto, di vite scomode, di eroi lunatici, i romanzi di Charles-Ferdinand Ramuz, che nessuno sembra voler più leggere, o i folli picari di alpeggio dipinti in lingua romancia da Leo Tuor, da Oscar Peer e da Arno Camenisch, o i personaggi disturbanti di Jacques Chessex (sto citando solo svizzeri, lo noto adesso). [...] »
« Voilà, Le chien, la neige, un pied est né de cette anecdote dérisoire. Une petite aventure de rien du tout, j'en suis bien conscient, guère davantage qu'un premier accord. Mais les lacunes ont été comblées par mon imagination et, surtout, par certaines lectures. Confortablement installé, j'ai lu des livres sur des vies inconfortables, des héros lunatiques : les romans de Charles-Ferdinand Ramuz que plus personne ne semble vouloir lire, les picaros d'alpage insensés dépeints en langue romanche par Leo Tuor, Oscar Peer et Arno Camenish, ou les personnages troublants de Jacques Chessex (je remarque maintenant que je ne cite que des Suisses). […] » (Le chien, la neige, un pied, p. 138-139)
3 Ensuite, aux côtés de Béla Bartók et Maurice de Guérin, Morandini cite Ramuz en exergue de Gli oscillanti : « Il disait : “C'est que le soleil est malade. Il n'a plus assez de vertu pour dissiper le brouillard”. » Charles Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas.
4 Enfin, le narrateur de son dernier roman intègre une autre référence à Si le soleil ne revenait pas, directement dans le corps du texte (p. 43-44) :
« A chi capita a Crottarda non può non venire in mente quel romanzo di Charles-Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas, nel quale si racconta di una comunità alpina che rimpiange il sole per tutti i mesi dell'inverno, e di un vecchio folle che va dicendo che esso è malato e non tornerà più, che passerà altrove per sempre. Chissà, viene da pensare, se anche i crottardesi, come i personaggi di Ramuz, temono durante i lunghi mesi d'ombra che il sole sia scomparso per sempre. Chissà se anch'essi, come i montanari del romanzo per non abbandonarsi all'angoscia dinanzi alle predizioni del vecchio Anzévui, partono impazienti, in primavera, su per sentieri impraticabili, a scovare l'astro, per pregarlo di tornare a illuminare gli uomini.
Qui, la condizione perennemente crepuscolare, che rende tutti simili a fantasmi rattrappiti, è una realtà, non un'allegoria letteraria – una realtà che si protrae per sei lunghi mesi. […] »
« Quiconque se retrouve à Crottarda pense forcément au roman de Charles Ferdinand Ramuz, Si le soleil ne revenait pas, où il est question d'une communauté alpine qui regrette le soleil pendant tous les mois d'hiver, et d'un vieux fou qui raconte à la ronde que le soleil est malade et ne reviendra pas, qu'il passera ailleurs pour toujours. Va savoir, en vient-on à penser, si, à l'instar des personnages de Ramuz, les Crottardais craignent pendant les longs mois d'ombre que le soleil ait disparu pour toujours. Va savoir si, au printemps, à l'instar des montagnards du roman tâchant de résister à leur angoisse devant les prédictions du vieil Anzévui, ils s'élancent, impatients, sur des sentiers impraticables pour dénicher l'astre solaire et le prier de revenir éclairer les hommes.
Ici, cette condition de crépuscule pérenne, qui rend tous les gens semblables à des fantômes rabougris, est une réalité, pas une allégorie littéraire – une réalité qui se prolonge six longs mois durant. [...] »
5 Chez Morandini, donc, Ramuz paraît bien être une source d'inspiration incontournable et indiscutable, un auteur reconnu qu'on lit étant confortablement installé dans son fauteuil. Mais, de par la dénonciation d'un manque, d'une absence – qu'il s'agisse du manque d'intérêt de ses contemporains envers les œuvres de l'auteur suisse ou de la mise en scène d'une absence, celle d'un élément naturel comme le soleil – Ramuz devient tout aussi bien le point de départ d'une autre conception de la littérature, qui passe par la mise en question du regret et du doute.
6 Mais, comment Morandini est-il arrivé à Ramuz ? Le premier contact du Valdôtain avec le Vaudois est très ancien et remonte à son plus jeune âge, lorsqu'il tombe sur un vieux disque de son père, un enregistrement de la Symphonie de psaumes (composée en 1930, revisitée en 1948) et de Noces (1914-1917) de Stravinsky, par l'orchestre de la Suisse romande, sous la direction d'Ernest Ansermet. Ensuite, il y a la découverte de Renard, avec les textes adaptés en français par Ramuz, et Histoire du soldat.
7 Par ailleurs, Morandini est musicologue, ayant obtenu son Master avec une thèse de philologie musicale sur Stravinsky. Il cultive donc une passion pour la musique depuis l'enfance, depuis Fantasia de Walt Disney (1940), où l'épisode de la création du monde, avec les dinosaures, le marque à jamais. Il se trouve que cette partie du film (la naissance de la vie sur notre planète) met à l'honneur le Sacre du printemps...
8 Dans Noces, Morandini saisit aussitôt l'association parfaite entre une musique rythmée, irrégulière, et une langue faite de sons et de syllabes, qui dit sans qu'on soit forcément obligés de comprendre ce qu'elle dit vraiment. Plus tard, il lira entièrement les Souvenirs sur Igor Stravinsky, et il pourra retrouver les éléments dont il avait eu l'intuition précédemment, à savoir la magie du travail que deux personnalités très différentes ont accompli en contact étroit, deux visions du monde qui se rapprochent pour créer quelque chose de nouveau et de profondément ancien en même temps.
9 La deuxième occasion de rencontre avec Ramuz lui est offerte par le siège régional de la RAI qui, dans les années 80, avait la disponibilité financière pour réaliser des séries, et lui demande d'adapter Si le soleil ne revenait pas dans un drame pour la radio, en plusieurs épisodes. Une opération qui permettait à Morandini de pénétrer dans le texte de Ramuz, puisqu'il devait le démonter et le remonter. Malheureusement, ce projet n'aboutira pas, pour des raisons inconnues : il n'était pas rare de voir ce genre de choses arriver, à cette époque-là. Plus tard, la RAI de la Vallée d'Aoste n'aura plus les créneaux ni les fonds pour mener à bien un tel projet et la série tombe à l'eau de façon définitive. Bien que les cahiers contenant le travail de Morandini soient eux aussi perdus, l'auteur se souvient parfaitement de son intervention sur le texte ramuzien : en démontant la dimension chorale, polyphonique du roman, il avait pensé consacrer chaque épisode à un ou deux personnages, en réduisant ainsi aux dialogues purs et simples toutes les stratégies narratives que Ramuz avait mises en œuvre, et en introduisant quelques rares effets sonores pour restituer le contexte. Autrement dit, il avait voulu rendre plus bavards les personnages ramuziens.
10 Venons-en maintenant à la manière dont Morandini intègre sa connaissance de Ramuz dans sa vision littéraire personnelle et à la manière dont il s'en éloigne aussi.
11 Dans ses récits, Morandini crée une cartographie imaginaire de l'arc alpin comportant des lieux qui, quoiqu’entièrement inventés, s'avèrent être très proches de la réalité la plus rude, et où l'être humain trouve une vraie place pour exister, en dépit des difficultés qu'il y rencontre. Même, il arrive paradoxalement à y vivre de façon joyeuse, en s'adaptant sans cesse aux aspérités des roches, aux glissements de terrain, à la porosité des dolines, dans une sorte d'euphorie organique qui le rend heureux. En effet, tout comme Ramuz, Morandini a visiblement en horreur la description bucolique de la montagne – la carte postale des alpages parsemés de gentilles petites fleurs – mais, contrairement à Ramuz, il arrive à recréer un univers où l'homme se fond et se confond avec la Nature, effaçant de ce fait la fracture essentielle et existentielle que Ramuz instaure dans ses romans de la montagne (dans Derborence, par exemple), effaçant donc le tragique qui y prime. En effet, l'homme de Morandini sait se glisser dans les recoins naturels les plus inaccessibles, se faufiler entre les parois étroites des rochers, descendre dans les abîmes creusés par les dolines pour y disparaître entièrement, comme englouti, phagocyté par le Néant ou la matière de l'Ur-Welt qui constitue sa destinée ultime :
« Adelmo Farandola ha scoperto i vantaggi della solitudine da giovane, durante un lungo periodo di fuga tra boschi, dirupi e miniere abbandonate, del quale serba ricordi lontani e imprecisi. Erano anni di guerra, in cui le vallate erano battute da uomini incappottati che masticando parole incomprensibili mettevano in fila quelli che gli capitavano tra i piedi e li fucilavano senza tante storie. Era fuggito tra i monti, Adelmo Farandola […] ma lui si era isolato subito, tra le malghe evacuate e le vecchie miniere celate dalle ceppaie, senza mangiare per giorni, se non qualche bacca, qualche erba che conosceva. Non immaginava che gli sarebbe toccato rimanere nascosto per mesi. [...] Di nascondiglio in nascondiglio era giunto alle gallerie abbandonate di una miniera di manganese, alta sopra la linea degli ultimi pascoli, a metà di un valloncello ingrato e arido, tutto frane, in cui resistevano solo cespugli scuri dalle radici forti e lunghe, che le frane non riuscivano a strappare – quello che decenni dopo sarebbe diventato il suo valloncello. La vecchia miniera principale penetrava nella roccia decorata fino all'esterno di grandi conchiglie e vermi a scaglie, e si faceva esofago e intestino, e lo ingoiava e lo deglutiva. Era bello, lì dentro, fin troppo. Scelse perciò una galleria secondaria, poco più di un cunicolo, che in passato era servita forse per drenare le acque o immettere aria fresca. La scelse apposta perché era la più angusta. E proprio là dove la galleria diventava un budello così stretto da non consentire più il passaggio nemmeno sdraiati aveva scelto di rintanarsi. Gli sembrava che la temperatura rimanesse costante, in quelle viscere di pietra, e si consolava pensando che a nessuno, nemmeno al più cocciuto persecutore in cappotto, sarebbe venuto in mente di cercare qualcuno lì in fondo, dove la roccia trasuda putridume. » (Neve, cane, piede, p. 55-56)
« Adelmo Farandola a découvert les avantages de la solitude quand il était jeune, lors d'une longue période de fuite parmi forêts, escarpements et mines abandonnées dont il garde des souvenirs imprécis et lointains. C'étaient des années de guerre, les vallées étaient ratissées par des hommes en pardessus qui, marmonnant des mots incompréhensibles, mettaient en ligne les gens qui leur tombaient sous la main et les fusillaient sans plus de cérémonies. Adelmo Farandola s'était enfui dans la montagne […] mais lui, il s'était immédiatement isolé, parmi les chalets évacués et les anciennes mines dissimulées par des souches, sans rien manger pendant des jours, à part quelques baies et quelques plantes qu'il connaissait. Il n'imaginait pas qu'il devrait rester caché pendant des mois. […] De cachette en cachette, il était arrivé aux galeries abandonnées d'une mine de manganèse, située bien au-dessus des derniers pâturages, à mi-côte d'un petit vallon ingrat et aride rempli d'éboulements, où seuls résistaient des buissons obscurs aux racines fortes et longues, que les éboulements ne réussissaient pas à arracher – le vallon qui, des décennies plus tard, deviendrait le sien. L'ancienne mine principale pénétrait dans la roche ornée jusqu'à l'extérieur par de grands coquillages et des vers à écailles, puis se faisait œsophage et intestin, et l'avalait et le déglutissait. C'était beau là-dedans, trop beau. C'est pourquoi il avait choisi une galerie secondaire, guère plus large qu'un boyau, qui par le passé servait peut-être de canalisation ou de conduit d'aération. Il l'avait choisie parce que c'était la plus étroite. Et il avait choisi de se tapir précisément à l'endroit où la galerie devenait si étroite qu'elle ne permettait plus d'avancer même en rampant. Il lui semblait que la température restait constante dans ces entrailles de pierre, et il se consolait en pensant qu'il ne viendrait à l'esprit de personne, pas même à celui de l'homme en pardessus le plus obstiné, de venir chercher quelqu'un aussi profond, là où la roche exsude de la matière putréfiée. » (Le chien, la neige, un pied, p. 57-58)
12Dans ces conditions extrêmes, Adelmo Farandola en arrive à causer au froid et à la faim, « appallottolato nel fondo della galleria » (Ibid., p. 57) (« recroquevillé au fond de la galerie », Le chien, la neige, un pied, p. 59) :
« Leggero, lo era, eccome, si sentiva lieve e trasparente come se la sua povera pelle fosse stata carta. E come un eremita del deserto si inorgogliva nella solitudine, e alzava la voce superbo, e sentiva riverberare il budello della miniera, e non si accorgeva che la sua voce era appena un soffio rauco, privo d'eco, e le sue parole erano piccoli fiati bianchi nel gelo buio. » (Ibid.)
« Léger, il l'était, et comment, il se sentait aussi léger et transparent que si sa pauvre peau était en papier. Et, tel un ermite dans le désert, il s'enorgueillissait de la solitude, et il élevait fièrement la voix, il l'entendait rebondir sur les parois du boyau, et il ne s'apercevait pas qu'elle était à peine un souffle rauque, privé d'écho, et que ses mots étaient une petite haleine blanche dans l'obscurité glaciale. » (Le chien, la neige, un pied, p. 59-60)
13 L'exemple d’Adelmo Farandola n'est pas le seul, loin de là ; on peut en trouver d'autres qui illustrent exactement la même relation de l'homme à la montagne : dans Les oscillants, ce sont le spéléologue, qui disparaît pendant des journées entières dans les grottes souterraines de Crottarda, ou bien l'ethnomusicologue qui descend à la cave de son hôte, Madame Verdiana, avec l'impression surréaliste de s'abîmer dans les profondeurs visqueuses de la terre.
14 Cet homme-là devient, en quelque sorte, liquide, protéiforme, et il incarne la contrepartie logique d'une minéralité sèche, aride, pleine d'aspérités, à première vue hostile – du moins pour l'étranger, pour celui qui vient de l'extérieur, pour l'intrus. L'homme y apporte le souffle de la vie, la rondeur qui vient combler ce vide, cette porosité. Il fait preuve d'une capacité mimétique indispensable pour que les lieux les plus horrifiques ou les moins attrayants (comme le village de Crottarda, toujours plongé dans l'obscurité au fond d'une vallée) renouent symboliquement avec le sens profond de l'existence. C'est comme si Morandini créait un monde imaginaire où l'harmonie a vocation à se reconstituer dans le bonheur de vivre, d'éprouver des sensations (qu’elles soient bonnes ou mauvaises), où le monde se reconstruit à l'envers, puisqu'un chien peut aussi devenir un traître (Neve, cane, piede, p. 116) et qu'un mort peut se préoccuper aussi de son prétendu meurtrier (Ibid.) ! Le tout, en gardant les distances avec l'idylle et la perfection.
15 Non, rien n'est parfait ni accompli dans le monde de Morandini, tout comme chez Ramuz, d'ailleurs : l'homme souffre, se bat, subit. Mais cet homme-là a une capacité innée d'adaptation, une « adhérence » immédiate qu'on ne trouve pas forcément dans la vision ramuzienne de la relation homme-montagne, au cœur de laquelle la séparation et la raideur priment, et où les rares images d'une renaissance de l'être en accord avec le monde extérieur nous frappent, malgré tout, d'une violence extrême. C'est le cas d'Antoine, par exemple, lorsqu'il arrive à se dégager des entrailles du massif des Diablerets, dans Derborence (1934), après l'éboulement :
« Il sort la tête.
C'était près de deux mois après l'éboulement. […]
Lui, personne ne l'a vu, parce qu'il était trop petit, trop perdu au milieu de ce grand désert de pierres.3 »
16Et, plus loin :
« Un pauvre homme pourtant qui sort de dessous la terre, un pauvre homme qui est apparu dans un espace vide que les blocs laissent entre eux dans leur superposition hasardeuse, - sorti de l'ombre, sorti de quelles profondeurs, sorti de la nuit ; qui s'efforce vers la lumière. [...] Il est avec sa tête dans le soleil auquel il n'est pas habitué et il faut qu'il s'y habitue ; car c'est beau, mais ça fait mal, et c'est bon, mais ça vous brûle. [...] il ne sait plus si c'est en lui que ça bourdonne ou hors de lui [...] »4
17C'est aussi ce qui arrive à la pauvre Victorine – pour prendre un deuxième exemple très connu – dont le corps, rejeté par le corps de la montagne, flotte sur la rivière dans un mouvement ondulatoire à l'apparence doux, apaisé, mais en fait profondément cruel :
« […] elle a dû tourner ces trois jours sur place ou bien elle était restée prise à des racines sous un surplomb ; alors elle aura balancé là jusqu'au moment où ses cheveux auront cédé ou bien peut-être que c'est sa jupe […] Le vieux Théodule était dans son pré, disent-ils ; tout à coup, il la voit qui vient. Elle venait comme sur une balançoire ; elle s'est arrêtée devant lui un petit moment... Il s'avance, mais elle repart ; alors il a marché à côté d'elle et, à mesure qu'elle avançait, il avançait... L'eau la soutenait bien, elle se laissait faire, elle montait et descendait comme sur une balançoire, pendant que sa jupe gonflée s'élevait au-dessus de l'eau... On n'a eu qu'à la laisser venir jusqu'au pont... [...] »5
18 Puis, toujours dans l’édition de 1941 du roman, dont la conclusion a été modifiée : la légende, qui a survécu à la catastrophe, est racontée par d'anonymes survivants qui œuvrent par le biais du récit pour l'éloigner, et a laissé définitivement la place à la mort. « Ce n’est plus elle ; on me l’a changée », dira Joseph plus tard, résigné dans la vision hallucinatoire de sa jeune fiancée6.
19 Chez Morandini, en revanche, les pierres sont joyeuses, porteuses de lymphe vitale, elles ont le pouvoir de ressusciter l'homme (même le cadavre auquel appartient le pied du titre se met à parler avec Adelmo, après que celui-ci l'a caché dans une galerie de la mine de manganèse, Neve, cane, piede, p. 121-126) ; loin d'être lourdes, inertes, sans vie, les pierres sont souples, elles bondissent et rebondissent, elles se métamorphosent recouvrant plusieurs formes, elles changent incessamment de taille, elles sont « constructrices » et non pas destructrices, elles se font envahir et elles envahissent à leur tour, sans agressivité ni violence. Elles accueillent l'homme dans leurs anfractuosités et le protègent lorsqu'il a besoin de se cacher de ses semblables, mais elles osent aussi aller à sa rencontre de façon ostentatoire, presque provocatrice, et élire domicile dans sa propre maison, sans forcément l'en expulser tout de suite, mais occupant tout simplement une pièce, une seule au début, de sorte que les humains s'habituent à leur présence et apprennent à partager l'espace avec elles :
« Agnese si inginocchiò davanti alla novità, alla rivelazione spaventosa: tre, non una ma tre pietre, levigate come le precedenti, giacevano al centro della sala. […] Le pietre erano arrivate lì da sole, mosse da una specie di volontà propria. […] Ma prima che lei possa sfiorarle, una quarta pietra, grande come il pugno di un uomo, precipita dall'alto sulle tre, e si incastra tra queste, restando poi immobile. [...] » (Le pietre, p. 51-52)
« Agnese s'agenouilla devant la nouveauté, la révélation terrifiante : trois, non pas une mais trois pierres, polies comme les précédentes, gisaient au milieu de la pièce. […] Les pierres étaient arrivées là toutes seules, mues par une sorte de volonté propre. […] Et, avant même qu'elle puisse les effleurer, une quatrième pierre grosse comme le poing d'un homme dégringole du plafond sur les trois autres, s'encastre entre elles, et ne bouge plus. » (Les pierres, p. 51-52)
20 Jusqu'au moment final où les cailloux envahissent de façon presque attendue la demeure entière du couple des Saponara, les protagonistes « intellectuels » du roman, les citadins venus vivre à la montagne :
« La porta cedette e cadde a terra con il tonfo di uno schiaffo: dal soggiorno ruzzolarono fuori migliaia di pietre di ogni dimensione, vive come scarabei. Per un attimo si scorsero la stanza devastata, le pareti in frantumi per i cozzi, l'assenza di mobili ridotti in briciole... E le pietre presero a correre per le stanze, a gingillarsi, marciare in fila, sbattere contro i muri, arrampicarsi sulle gambe di armadi e appendiabiti, mordere i fili dell'elettricità delle lampade e balzare via arroventate, insudiciare le lenzuola e i vestiti posati sulle sedie, impadronirsi del frigorifero e della credenza e darsi al saccheggio... » (Ibid., p. 172)
« La porte céda et tomba dans un bruit sourd, pareil à celui d'une gifle : du salon, des milliers de pierres de toutes tailles s'échappèrent en roulant, aussi vives que des scarabées. Un instant durant, on aperçut la pièce dévastée, les murs lacérés par les heurts, l'absence de meubles, réduits en miettes... Et les pierres se mirent à courir dans toutes les pièces, à jouer, à marcher à la queue leu leu, à taper contre les murs, grimper sur les pieds des armoires et des portemanteaux, mordre les fils électriques des lampes puis s'éloigner en bondissant, surchauffées, salir les draps et les vêtements posés sur les chaises, prendre possession du frigidaire et du buffet et s'adonner à la mise à sac... » (Ibid., p. 172-173)
21 Une fois la villa vendue et les Saponara partis vivre une retraite plus paisible au bord de la mer, les pierres disparaissent aussi magiquement qu'elles étaient apparues :
« Le pietre erano sparite quasi subito da Villa Agnese. Ne era piovuta ancora qualcuna, dal soffitto del soggiorno, nelle settimane successive alla fuga dei Saponara, poi solo polvere grigia, poi più nulla. Quelle che erano già cadute o si erano formate lì dentro, ed erano molte, in breve tempo si erano raggrinzite e sgretolate, si erano trasformate in sabbia, in pulviscolo che entrava nelle narici e costringeva a starnutire, e che alla fine era scomparso. » (Ibid., p. 176)
« Les pierres avaient presque aussitôt disparu de la Villa Agnese. Quelques-unes avaient encore plu du plafond du salon pendant les semaines qui avaient suivi la fuite des Saponara, puis seulement de la poussière grise, puis plus rien. Celles qui étaient déjà tombées ou qui s'étaient formées là-dedans, et elles étaient nombreuses, s'étaient rapidement flétries et effritées, se transformant en sable, en fine poussière qui entrait dans les narines et faisait éternuer puis qui finit par disparaître. » (Ibid., p. 177-178)
22De surcroît, tout au long du roman, les pierres s'amusent à jouer des tours à l'homme, pour lui rappeler leur existence. Elles acquièrent ainsi, presque inévitablement, une dimension anthropomorphe et elles ne peuvent que participer de la nature humaine (ou animale), en devenir une composante essentielle. Les pierres font du bruit, c'est leur façon de se faire entendre ; l'homme les entend voire les écoute, un peu effrayé d'abord, mais il s'habitue assez vite à leur présence et finit par les considérer comme des êtres humains, des compagnons fidèles et incontournables. L'homme intègre alors l'esprit de la minéralité extérieure, tout comme la minéralité naturelle s'imprègne de l'esprit de l'homme. La voix humaine se fond avec les claquements, les rebondissements des éléments pierreux ; les craquements minéraux finissent ainsi par s'apparenter aux soupirs humains ; la montagne émet une voix qui accompagne la parole de l'homme dans son cheminement sur terre, tout comme les chants des bergers de Crottarda suivent et interprètent les mouvements du cœur des habitants du village et de l'ethnomusicologue qui les entendait déjà, la nuit, lorsque, enfant, elle allait en vacances dans ce même village avec ses parents : elle, l'élue, admise à partager le secret des villageois, envieuse de l'appréhender, de le percer, de le rendre palpable grâce à la lumière de la raison qui la guide. Désireuse, en somme, de revivre ce mystère à l'âge adulte et de s'inscrire ainsi dans le cercle vertueux de l'harmonie homme-nature, qui est avant tout une harmonie musicale sous l'égide de la réciprocité.
23 Il se dégage dès lors, de l'univers montagnard de Morandini, comme une sorte de légèreté, de souplesse. Il s'agit d'une véritable plasticité, que l'on retrouve inévitablement sur le plan discursif, dans la bouche du narrateur lui-même, l'enfant devenu adulte, particulièrement bavard et extroverti – contrairement au narrateur de Ramuz, qui reste plus en retrait. Le refrain qui revient régulièrement dans son récit reproduit l'éternelle transhumance à laquelle sont soumis les habitants de Sostigno, qui se déplacent désormais de plus en plus souvent entre le village et l'alpage (Testagno), suite au dérèglement des saisons. Celles-ci apparaissent, en effet, comme « le une ammucchiate addosso alle altre, e si alternano come fossero mesi o settimane » (Ibid., p. 8), « toutes entassées les unes sur les autres, elles se relaient à toute allure, comme si c'était des mois ou des semaines » (Ibid, p. 8). Devant la nécessité et l'urgence de la mobilité, le narrateur aussi démultiplie les occasions de raconter, en renvoyant le lecteur toujours plus loin vers une promesse de narration sans fin : « Ma magari su questo punto torneremo un'altra volta », dit-il à la fin du chapitre XX (Ibid., p. 121), « Enfin, on reviendra peut-être sur ce point une autre fois. » (Ibid., p. 121), ou bien : « Ma su questo, portate pazienza, ritorneremo più avanti. » (Ibid., p. 151), « Mais patientez un peu sur ce point, on y reviendra plus tard. » (Ibid., p. 151).
24 Il n'y a rien d'inexorable dans le logos de ce narrateur, mais plutôt une facilité, une osmose avec la voix de la communauté qui le rend toutefois plus agile, moins figé, toujours en train de se déplacer, de se déguiser pour le plaisir de raconter une anecdote, un « narrateur-transformiste » en quelque sorte, qui s'applique à matérialiser l'acte inépuisable de la création en son devenir et se faufile dans les méandres d'un monde en mouvement, à connaître ou à faire découvrir aux autres, un « jongleur du langage » ainsi que des histoires, cherchant à donner une cohésion à ses propos, même s'il n'y arrive pas toujours, car son discours reste souvent ouvert, non fini. En fait, la parole, c'est l'équivalent de la pierre qui roule indéfiniment et qui inscrit le discours dans un rythme saisonnier de l'écriture, avec ses lois propres. Écriture devient dès lors synonyme de Nature – une nouvelle Nature – et ce mimétisme permet de recréer le monde, d'essayer tout au moins d'ordonner le Chaos, alors que chez Ramuz la Nature n'arrête pas de s’opposer à l'homme. Il ne faut pas se contenter de la réalité telle que nous la connaissons, paraît nous suggérer le narrateur de Morandini ; la dimension chorale, polyphonique liée à la montagne est la somme de nombreuses voix, le mélange de nombreux plans temporels où les souvenirs s'amoncellent mais que le narrateur a en charge de classer, ne fût-ce que momentanément, tout en restant conscient que le chaos alentour est trop grand et donc irréductible. Dans sa tentative sans cesse renouvelée de remettre de l'ordre, l'écriture de Morandini porte en elle quelque chose d'irresponsable, on raconte des histoires dont la signification, voire les multiples significations nous échappent, peut-être, et que les lecteurs vont devoir interpréter à leur tour. Un peu comme dans l'incipit du roman de Calvino, Se una notte d'inverno un viaggiatore (Si par une nuit d'hiver un voyageur, 1979).
25Par choix, Morandini n'utilise pas le « on » ramuzien, qui serait trop contraignant en italien et empêcherait l'oscillation perpétuelle de la voix du narrateur ; il préfère laisser le narrateur s'exprimer à la première personne du singulier ou du pluriel et assumer entièrement son rôle de porte-parole de la communauté, avec toutes les nuances liées aux multiples – et souvent contradictoires – perceptions du monde que cela comporte. Il en résulte une narration très vivante, presque espiègle et amusante, souvent teintée d'ironie, que nous vous invitons à découvrir, d'autant plus que le premier roman Neve, cane, piede, sortira prochainement chez Bompiani dans une nouvelle version, enrichie de nouveaux chapitres.
26Tout comme son narrateur, Morandini paraît s'adonner à l' « art de la jonglerie », pour surpasser la dimension naturelle et aboutir à un spectacle fantasmagorique, une sorte d'éternel retour onirique de la voix, du chant, ce qui comporte inévitablement une désacralisation du verbe. La séparation (de l'homme, des races) n'est pas seulement pleinement voulue, assumée, mais aussi délibérément mise en scène (voir le personnage d'Adelmo Farandola) ; elle aboutit à une dissonance heureuse, qui rompt avec tous les clichés liés à la montagne (celui du silence des montagnards, par exemple)7.