Aronce et Jon Snow : l’élaboration d’un héros politique dans des fictions sérielles à succès
Tyrion Lannister had claimed that most men would rather deny a hard truth than face it, but Jon was done with denials. He was who he was; Jon Snow, bastard, and oathbreaker, motherless, friendless, and damned. For the rest of his life – however long that might be- he would be condemned to be an outsider, the silent man standing in the shadows who dare not speak his true name1.
1Entré dans la pensée de Jon Snow, le lecteur du Trône de fer découvre un personnage tourmenté par son statut marginal, qui lui interdit toute ambition politique ou amoureuse dignes de son mérite. Mais le lecteur ou le spectateur, familier des fictions sérielles, pressent que ce jeune bâtard élevé aux frontières du royaume, cet « outsider », vaut plus et mieux que son identité supposée. Cette identité ne sera révélée que tardivement mais l’on glane au fil des épisodes des informations tissant peu à peu un réseau indiciaire qui laisse présager le triomphe à venir du personnage.
2Ce mécanisme d’enquête sur l’identité d’un héros sériel n’est pas une innovation de la fiction contemporaine mais s’inscrit au contraire dans une élaboration diachronique qui rend pertinente une approche comparatiste. Ce mécanisme obéit en effet à la même exigence de tenir en haleine un spectateur ou un lecteur le plus longtemps possible, en permettant à la fois une identification au personnage et une identification du personnage, ménageant suspens et sentiment d’omniscience.
3Si l’identification progressive du héros de fiction sérielle peut se réduire à un simple divertissement, l’identité en réalité princière conduit à étudier la notion d’héroïsme à l’aune de la politique et du politique. Déjà au XVIIe siècle, réduire la fiction au divertissement est un écueil proche du contre-sens et de même que l’actualité inspire la fiction, de même la fiction inspire l’actualité. Du fait du voile fictionnel, ces ouvrages se permettent d’aborder des sujets brûlants, au risque d’une forme de censure : le divertissement plaisant se fait fable pour dénoncer les travers du siècle. Au sujet des personnages de séries télévisées, Sabine Chalvon-Demersay fait la même remarque :
La vie politique s’offre comme un réservoir de suspense et d’intrigues. Or, cette situation pose un problème : les héros de séries télévisées peuvent, dans le cadre de la fiction, tenir des propos qui, s’ils étaient tenus dans d’autres contextes, déclencheraient des polémiques. Leur dimension fictionnelle les protège. Elle leur permet de se soustraire au débat public et d’échapper à la controverse. Les personnages contribuent ainsi à familiariser leurs publics avec des répertoires argumentaires qu’ils peuvent exprimer à loisir et justifier d’une manière détaillée sans jamais être interrompus. Ils passent des idées en contrebande. Ce sont des contrebandiers2.
4Cette remarque s’applique tout à fait à la série qui a marqué la précédente décennie, Game of Thrones, série de toutes les passions et de toutes les déceptions.
5Les points de divergence entre un roman du XVIIe siècle comme Clélie, histoire romaine et Game of Thrones ne manquent pas : le premier paraît au lecteur contemporain un illisible fatras unissant une langue complexe à des intrigues emmêlées – bien qu’il s’agisse en réalité d’un best-seller –, le second incarne les heurs et malheurs de la plus populaire des séries télévisées, genre lui-même excessivement populaire. Pourtant, il s’agit de deux œuvres sérielles, avec parution d’un tome ou d’une saison par an, chacun étant constitué d’épisodes. De même, la composition des deux œuvres s’appuie sur des ressorts dramatiques et esthétiques similaires, tels les rebondissements et révélations, l’union de l’amour, de la politique et de la violence, le choix d’une époque antérieure et pour une part mythique, l’influence d’un genre épique mâtiné de leçons morales – ou amorales.
6C’est en particulier le parcours de deux des héros qui nous permettra de mettre en valeur les proximités des recettes du succès d’un genre populaire, car nous verrons que les points communs ne manquent pas : la singularité du destin de Jon Snow, en particulier, invite à comparer son parcours avec celui d’Aronce. En effet, s’ils partagent des mécanismes d’élaboration d’un héros politique de fiction sérielle, ils connaissent tous deux un traitement original, en particulier lors du dénouement et l’on peut se demander par quels procédés un fils adoptif d’un personnage secondaire devient au cours de la parution de l’œuvre un chef politique de premier plan, remportant en outre le cœur de l’héroïne. Pourquoi un tel engouement pour ce schéma d’intrigue ? Quelles sont surtout les modalités du dévoilement de l’identité héroïque, permettant d’attacher suffisamment longtemps l’attention d’un public en ménageant le suspens ?
De la naissance à la reconnaissance : la proximité d’un parcours
1. Le mythe du retour du roi
7Les deux œuvres fictionnelles étudiées sont des adaptations d’un matériau antérieur déjà bien connu. Clélie reprend l’histoire romaine telle que rapportée par Tite-Live dans sa deuxième partie. Game of Thrones est l’adaptation David Benioff et D. B. Weiss pour HBO de l’œuvre romanesque de George R. Martin. Lui-même s’inspire de l’histoire européenne antique et moderne, en particulier l’histoire romaine et la guerre des Deux Roses. Il ne s’agit donc pas de créations sorties directement de l’imagination d’un ou d’une artiste mais bien de la reprise, soumise à l’approbation publique, d’un hypotexte historique. Le talent des créateurs se mesure alors en une adaptation unique, parfois déroutante, de schémas, d’histoires et d’événements, en particulier celui de la geste du héros et plus particulièrement le détournement du mythe du retour du roi.
8Le mythe du retour du roi sécularise la parousie et influence fortement l’imaginaire médiéval et classique, surtout lorsqu’il est concilié à l’idée de translatio imperii3. Les littératures britannique et française mâtinent cette légende de la matière de Bretagne, annonçant le retour du roi Arthur4, fortifiant une conception providentialiste de l’homme politique5. Dans les romans du XVIIe siècle, l’arrivée du roi exilé dans son royaume soumis à une tyrannie permet un bouleversement salutaire d’une situation politique néfaste. De la même façon, les fictions populaires du XXe siècle sont pleines d’inconnus découvrant leur naissance glorieuse et leur destinée hors du commun (pensons à Tolkien, mais aussi à Star Wars ou Harry Potter).
9 Dans son article « Jon Snow : le nouveau roi Arthur de Game of Thrones6 », Justine Breton rapproche la série du roman de T.H. White The Once and Future King (1938-1977), roman en cinq parties, échelonnées sur quarante ans7. L’article, très pertinent, a été publié en 2017, donc avant la fin de la série, et ne peut du fait de cette antériorité prédire la fin choisie tant par l’auteur du roman que par les scénaristes de la série. Assez logiquement, la critique suppose grâce aux indices mis en place au cours de la fiction une fin proche de celle du roi Arthur, avec la montée sur le trône de l’héritier légitime mais la suite prouvera l’infléchissement volontaire du mythe du retour du roi. Cet infléchissement rend possible un rapprochement moins attendu mais fructueux avec Clélie.
2. Un parcours initiatique fait de rencontres
10Comme le rappelle Philippe Sellier,
le héros [d’épopée] en général de parents illustres : son père ou sa mère est de nature divine (Héraklès, Achille) ; ou du moins ses parents sont des reflets de la divinité : rois, princes, êtres proches de Dieu. Dans bien des cas le couple parental a connu des difficultés, soit politiques, soit familiales (par exemple une longue stérilité de la mère : Samson). La naissance de l’enfant a été précédée d’oracles ou de songes, accompagnée de merveilles (« présages »). Souvent ces prémonitions se révèlent menaçantes pour le père : le nouveau-né est alors rejeté par sa famille, abandonné, « exposé », condamné à périr (Œdipe, Cyrus).
Cerné par la mort, menacé dès sa naissance par un univers hostile, confié aux caprices des eaux (le roi assyrien Sargon ; les fondateurs de Rome : Romulus et Remus), l’enfant est sauvé par des pâtres (Œdipe), par un bouvier (Cyrus), ou nourri par les bêtes (Romulus et Remus). Il va mener alors une vie obscure, bien différente de celle à laquelle sa naissance eût dû le faire accéder. C’est la période de la vie cachée, d’une mort apparente8.
11Jon Snow comme Aronce naissent tous deux dans un lieu de captivité qui paradoxalement est un lieu de joie : Lyanna Stark donne en effet naissance à Aegon/Jon dans la « tour de la joie », où elle est en apparence prisonnière de Rhaegar Taragryen9. Sa naissance coïncide avec les prédictions d’Azor Ahai, « le prince qui fut promis ». Aronce, quant à lui, naît lors de la captivité de Porsenna par Mézence. Lyanna comme Galérite appartiennent à des familles rivales de l’homme qu’elles aiment et aux yeux de tous, le lieu de plaisir paraît une prison vouée à la tragédie et au renouvellement des conflits. L’enfant, né dans cette captivité plus complexe qu’elle n’y paraît, est dérobé à la menace du souverain (Robert Barathéon ou Mézence) qui risquerait d’attenter à sa vie. Dans le cas de Jon, c’est l’oncle Ned Stark qui se charge de l’enfant et connaît seul sa secrète origine ; dans le cas d’Aronce, ses parents nourriciers le croient mort dans un naufrage mais il est en réalité recueilli par Clélius, qui l’élève comme son propre fils perdu lors du même naufrage.
12Quelques années passent : élevé par le père putatif, l’enfant est aimé de ses frères et sœurs d’adoption, mais on lui rappelle toujours son infériorité. Or, le souverain légitime (Robert Barathéon ou Servius Tullius) est tué par une proche parente (sa femme Cersei ou sa fille Tullie), afin de renforcer son propre pouvoir et celui de son amant incestueux (son frère Jaime ou son beau-frère Tarquin). Ned et Clélius, hommes importants dans ce royaume, dénoncent ce coup d’État et deviennent ennemis publiques : l’un est tué, l’autre exilé. Les deux hommes figurent les premiers mentors dans l’initiation des héros, mais non les seuls. Privé de figure maternelle puis paternelle, Jon connaît cependant l’affection, le soutien et l’instruction de son oncle Benjen, de Tyrion Lannister, de Maester Aemon… De la même façon, après Clélius, Brutus formera le jugement politique d’Aronce.
Personnages gravitant autour du héros, par ordre d’événements |
Clélie |
Game of Thrones |
Père putatif, issu d’une grande famille et condamné pour sa droiture |
Clélius |
Ned Stark |
Souverain légitimé assassiné, compétent mais imparfait |
Servius Tullius |
Robert Barathéon |
Proche parente responsable de l’assassinat |
Tullie, fille de Servius Tullius |
Cercei, épouse de Robert Barathéon |
Amant incestueux de celle-ci |
Tarquin, son beau-frère |
Jaime, son frère |
Nouvelles figures de mentors pour le héros |
Brutus |
L’oncle Benjen, Tyrion Lannister, Maester Aemon |
13Au cours des différentes saisons de la série, chaque figure d’autorité rencontrée transmet au personnage une série de recommandations, proches de la maxime (« you want to lead one day ? […] then learn to follow10 », « Do you know what leadership means, Lord Snow ? It means that the person in charge gets second guessed by every clever little twat with a mouth. But if he starts second guessing himself, that’s the end. For him, for the clever little twats, for everyone11 »). Ces maximes politiques, que l’on retrouve peu dans les sources romanesques ou télévisuelles, se retrouvent en revanche très fréquemment dans les romans longs du XVIIe siècle, avec parfois une typographie distincte du corps du texte (italiques, majuscules). Il s’agit de permettre au récepteur de se constituer une réserve de sentences permettant de décoder les langages ambigus voire volontairement obscurs de la vie politique. Ainsi, lorsqu’Aronce est pris dans un dilemme d’honneur et d’amour puisqu’il doit combattre pour son père mais contre ses amis et Clélius, Brutus déclare « ce n’est pas qu’à parler véritablement, il puisse jamais y avoir de droit à protéger un tyran ; mais comme vous le savez, la politique change le nom des choses selon les divers intérêts de ceux qui agissent12 ». Le gnomique instruit le lecteur tout en motivant l’action du personnage et en infléchissant son parcours. L’autre forme privilégiée d’instruction politique, outre la maxime, est la conversation. Delphine Denis a particulièrement illustré le fonctionnement de celles-ci chez Madeleine de Scudéry, les conversations étant facteur d’unité et de cohésion autour d’un juste milieu aristotélicien13. Elles s’opposent alors aux conversations agonales, qui permettent aux héros de complexifier leur « arsenal » de théorie politique, en particulier un machiavélisme dont ils sont originellement parfaitement dépourvus.
14 La formation du héros politique passe donc par la rencontre d’individus jouant le rôle de mentors, d’adjuvants et d’opposants, mais passe également par la rencontre de cultures et de systèmes différents. Après avoir été élevés dans une ville satellite (Carthage ou Winterfell), en marge de la capitale politique (Rome ou King’s landing), les deux héros quittent leur foyer et partent découvrir les périphéries de l’empire. Ils sont alors confrontés aux différents types de régimes, forgeant ainsi une conception politique distincte de celle inculquée par leur premier mentor. Jon ira d’abord au Mur, puis au-delà, tandis qu’Aronce découvrira le pourtour méditerranéen, en particulier Syracuse, Capoue, la Grèce et Rome. Au retour de ce voyage, il retrouve Clélie, devenue jeune femme, et s’en éprend, engageant dès lors le double enjeu amoureux et politique de l’intrigue où il lui faut délivrer Rome et Clélie. Le voyage, en détachant le héros de son milieu originel, permet le questionnement de son identité supposée par la rencontre de l’altérité.
15 Les deux héros connaissent également une initiation par le biais d’épreuves qualifiantes, d’ordre physique, politique et amoureux. Ils parviennent enfin au terme de leur parcours à conquérir la femme la plus courtisée du royaume, d’une origine apparemment bien supérieure à la leur. Mais l’amour est dans les deux fictions sérielles cause principale de chute pour les héros : Jon meurt une première fois pour avoir voulu aider les Sauvageons, peuple d’Igrid, puis hésite à sacrifier Daenerys devenue folle ; Aronce est prêt à renoncer à libérer Rome pour sauver Clélie, puis songe à abandonner ses prétentions au trône pour cette même femme. Dans Clélie, Aronce parvient à concilier finalement amour et ambition, tout en subordonnant la seconde à la première, ce qui ne sera pas le cas de Jon Snow, la folie targaryenne jouant alors le rôle de fatum dans cette tragédie en huit saisons.
16Dès lors, le jeune héros, vierge politiquement et intellectuellement au début de la fiction sérielle (« you know nothing, Jon Snow »), a acquis suffisamment de compétences au terme de celle-ci pour être reconnu par ses pairs et par le peuple comme digne de monter sur le trône, dont il se révèle qu’il est en outre l’héritier légitime.
3. La construction du héros de fiction sérielle : entre rétention de l’information et stratégie indiciaire
17Nous avons évoqué le parcours de héros en reconstituant une chronologie qui n’est pas celle de la fiction puisque celle-ci débute à l’aube de l’âge adulte des héros. Il s’agit dans les deux cas d’ouvertures in medias res violentes (tremblement de terre et inondation dans Clélie, où meurent certains personnages tandis que des tombeaux sont mis à nus ; attaque par les Marcheurs Blancs, des morts-vivants, dans la série)14. Le mystère de l’origine des héros n’est en fait révélé que rétrospectivement, par un système de flash-back ou analepse dans un récit enchâssé. Dans le cas d’Aronce, certes, ces informations nous sont données dans le premier livre de la première partie, mais les étapes de reconnaissance, d’épreuves validantes, de de couronnement du mérite et d’approbation de ses pairs et de son peuple s’étalent sur l’ensemble des cinq parties. En outre, le récit enchâssé expliquant la découverte de la naissance royale occupe la majeure partie du premier livre, la scène de reconnaissance correspondant à son dénouement. Dans le cas de Jon, le dévoilement est encore plus long, même si des indices sont présents dès le premier épisode. Jusqu’à la fin de la saison 615, on croit qu’il est le fils de la servante Wylla et de Ned Strark16, bien que ceci ne coïncide pas avec l’ethos du père supposé. Cette non-coïncidence avec l’ethos constitue d’ailleurs le premier indice de la fausse bâtardise. La curiosité, la lecture active, les spéculations sont dès lors autorisées face à un paradoxe insatisfaisant pour un récepteur familier du schéma de l’initiation du héros politique ou du retour du roi. Cette occultation de l’identité du héros provoque également chez le récepteur terreur ou pitié, en particulier face à la menace d’inceste puisque Mézence propose à Aronce d’épouser sa mère Galérite et que Jon Snow entretient une liaison avec Daenerys, alors que le spectateur sait qu’il s’agit de sa tante.
18Au terme du parcours, l’occultation du héros s’achève grâce à divers événements, en particulier un signe de son origine permettant la reconnaissance : un linge brodé, une tache de naissance, un bijou… Les auteurs reprennent les cinq types de reconnaissance évoquées par Aristote dans son chapitre 16 : celle par signes, celle imaginées, celle permise par réminiscence, celle permise par raisonnement et celle amenée par les faits eux-mêmes17. Dans le cas d’Aronce, c’est un nœud de diamants extrait d’une cassette et porté par Clélie qui le fait reconnaître à la fin du récit de ses aventures du premier livre. Ces signes viennent conforter le mérite exceptionnel du héros, déjà illustré par ses exploits. Ils sont presque accessoires et l’on peut s’en passer, à l’exemple de la naissance de Jon Snow, prouvée par des témoignages plus que des preuves.
19 S’élabore dans la fiction une véritable stratégie indiciaire de l’identité. Si nous connaissons dès le premier livre l’identité d’Aronce (et c’est finalement plutôt rare dans les romans longs du XVIIe siècle), ce dernier n’a de cesse de la cacher, d’abord à Mézence dans la première partie, puis à Tarquin dans la seconde. Il ne doit sa survie enfant qu’à une confusion sur son identité car si Clélius l’a sauvé des eaux, c’est qu’« il crut que c’était son Fils18 ». Madeleine de Scudéry, comme elle l’avait fait dans Artamène ou le grand Cyrus, fait connaître l’identité du héros dès le début du récit aux lecteurs, tout en multipliant au sein de la diégèse les schémas de dissimulation et de révélation pour les personnages, avec tout l’apparat indiciaire qui s’y adjoint. Dans Game of Thrones, la stratégie indiciaire est paradoxalement moins complexe : Jon est présenté très tôt dans la série, et occupe avec Bran le premier plan (possibilité propre au média télévisuel) tandis que le fils ainé et légitime Rob est souvent coupé sur les plans, présageant la disparition précoce du personnage. Alors qu’ils tirent à l’arc, ils sont surveillés par Ned et Catleen, et Jon précise à Bran, un petit frère : « Father watch you, and your mother19 ». La postposition du sujet coordonné, ainsi que le chiasme « you » / « your », permettent de souligner dès ces premières phrases la bâtardise de Jon, trait sur lequel tout le premier épisode insistera. Néanmoins, au mystère de la naissance du héros s’en adjoint un second, lors de la visite de Robert Baratheon dans la crypte, juste après son arrivée. Qu’est-il arrivé à Lyanna Stark ? Un spectateur attentif glane des indices au fil des épisodes, par exemple la gravure R L -J20 sur une poutre en arrière-plan, tandis que Jon se trouve au premier plan. On peut penser également, dans la saison 2, au songe de Daenerys21, qui voit la salle de trône couverte de neige, ou encore à l’attraction de la sorcière Mélisandre pour Jon, alors qu’elle recherche un héritier de sang royal pour monter sur le trône. Car la stratégie indiciaire de l’identité accompagne le développement d’un héroïsme politique, alors que nous nous trouvons dans des fictions-chorale où chaque personnage incarne une attitude politique, proche de la polyphonie.
De la naissance à la renaissance : le héros politique
1. Le sacrifice ou la dialectique du héros
20L’enlèvement d’une femme par une puissance diabolique la conduisant en un lieu infernal ou inaccessible correspond au motif antique de Perséphone, symbolisant le passage des saisons. Or l’on sait toute l’importance des saisons dans Game of Thrones, en particulier de l’été et de l’hiver. Cette union de la vie et de la mort, liée à une catastrophe naturelle, les ouvertures des deux œuvres le disent assez. Plus tard, Robert Barathéon regrette que Lyanna ne soit pas enterrée au dehors, sous le soleil, et non dans une froide crypte. Elle avait lors de sa vie quitté le Nord pour la chaleur de Dorne, suivant une forme de catabase inversée : en effet, il s’agit plutôt d’une anabase heureuse puisqu’en haut d’une tour, les amants ont joui de quelques moments célestes, comme les parents d’Aronce.
21Or, l’enfant né de cette union des contraires et des saisons est lui-même associé à une forme de reverdi : pour faire sortir Aronce de la chambre de sa mère, l’enfant est échangé contre un « gros faisceau de fleurs », tandis que, lors du dernier épisode, Jon Snow repasse le mur et la caméra qui l’accompagne filme des brins d’herbe sortant de la neige et des enfants marchant au côté de Jon. D’ailleurs, les deux noms Snow et Targaryen témoignent de son attachement aux deux saisons, laissant présager une transition heureuse de l’une à l’autre.
22Ce cycle de la vie et de la mort coïncide chez les héros avec une dialectique de la mort et de la renaissance. Comme le rappelle Philippe Sellier, « vainqueur de l’ “épreuve” , le héros apparaît comme celui qui délivre, le “sauveur”, la providence de tout un peuple. Mais bien souvent sa victoire a fait de lui un “initié” : il triomphe en même temps de la mort et accède à l’immortalité par une seconde naissance (“apothéose”)22 ». Jon Snow, tué par ses hommes à la fin de la saison 5, est ressuscité par Mélisandre, Aronce est lui aussi tenu pour mort à la fin de la troisième partie23 (il s’agit ni plus ni moins que d’un cliffhanger) et son existence semble toujours en péril, en particulier du fait de son statut de prisonnier ou de sa quête d’une mort glorieuse. Bien sûr, la fin du tome ou de la saison sur ces cliffhangers, typique des fictions sérielles, vise à susciter un fort effet d’attente, et donc de consommation du nouveau produit. À ces morts littérales s’adjoignent des morts symboliques, où les héros se dépouillent de leurs identités jusqu’à ce que l’existence rejoigne enfin l’essence.
2. Se dépouiller pour amasser : de l’orphelin à l’héritier, de l’enfant sans défense au défenseur du peuple
23Puisqu’il s’agit d’œuvres-chorales, l’identification d’un seul héros porte à débat, et le cas de Jon Snow est exemplaire, car il ne devient le héros principal qu’à la mort de Ned puis de Robb Stark. L’ordre d’arrivée de l’interprète de Jon Snow Kit Harrington dans le générique manifeste le changement de statut du personnage, qui gagne en célébrité tout en n’étant au mieux que cinquième dans la liste des acteurs. De marginal, il devient peu à peu plus central bien que comme Aronce il ne soit jamais le seul et indiscutable héros, donnant aux œuvres une certaine originalité.
24D’un point de vue cinématographique, le phénomène est singulièrement mis en valeur, en particulier avec le motif de la spirale allant de la périphérie vers un centre, motif omniprésent dès le début du premier épisode. Dans le cas de Jon Snow, le plan de la bataille des Bâtards où il émerge de la masse des corps est exemplaire : il s’agit bien d’une nouvelle renaissance, après la résurrection par Mélisandre, mais qui se fait cette fois-ci vis-à-vis de la masse, du peuple. Symboliquement, Jon Snow, à la fois bâtard et « Monsieur Tout le monde », abandonne cette identité : la bataille des Bâtards est aussi celle de Jon Snow contre Ægon Taragryen, héritier des Sept Couronnes. Remarquons néanmoins qu’il devient Roi du Nord avant que sa naissance ne soit révélée : c’est l’un des leurs que ses hommes élisent, au vu de son mérite.
25De la même façon, Aronce est certes présenté comme promis à Clélie dans la première partie, mais cette union signifiant le statut de héros du personnage est sans cesse mise en péril et reportée car Aronce souffre de la concurrence d’Horace et d’Octave, rivaux à la fois amoureux, guerriers et politiques, qui peuvent eux aussi prétendre au statut de héros. D’un point de vue onomastique, la proximité entre ces trois prénoms (deux syllabes, avec voyelles [a] et [o]) favorise l’ambiguïté et la concurrence quant à ce statut de héros. D’ailleurs, il faudra deux deus ex machina pour supprimer cette concurrence, Octave se révélant le fils perdu de Clélie et Horace devenant le débiteur d’Aronce qui lui sauve la vie. En outre, le parcours d’Aronce peut lui aussi correspondre au motif de la spirale, puisqu’il est éloigné de l’Italie enfant et n’y retourne qu’après une série de pérégrinations qui le conduisent finalement dans le cœur du pouvoir : Rome. Il passe alors de particulier à héros, et de héros à héritier de la couronne, acclamé et reconnu de tous, comme l’indique l’énumération avec gradation du singulier au pluriel, couplée d’une anti-gradation hiérarchique : « cependant Aronce étant retourné victorieux au camp, fut reçu avec joie de Porsenna, de Galérite, de la Princesse des Léontins, de toute l’armée et de toute la cour24 ».
26Ce parcours s’accompagne d’une mise en scène esthétique, passant du pathétique à l’épique. La bande sonore de Game of Thrones témoigne de cette évolution, en particulier lors de la dernière scène de Jon Snow : alors que les grilles se referment derrière le héros et son peuple, la musique, au départ instrumentale, devient un chœur de voix, symbolisant le repeuplement permis par Jon contre l’inhumanité du Nord. Conformément au motif de la spirale, cela renvoie en outre à la scène d’ouverture, où des gardiens du mur sont tués par des Marcheurs blancs, ce qu’accompagne une musique angoissante.
27Quant à Aronce, il en est aussi fréquemment fait question en des termes héroïques que pathétiques : enfant, il est nommé par des périphrases qui soulignent sa fragilité (« un jeune enfant », « ce pitoyable objet25 », « ce jeune prince26 », « ce malheureux enfant27 »). Dans la dernière partie, il est plutôt fait référence à « ce grand et généreux prince28 », avec insistance sur ses exploits. Néanmoins, les passages avec ces deux héros ne sont jamais dénués de pathétique, par exemple lorsqu’Aronce déplore son infortune d’être séparé de Clélie29. Paradoxalement, il tient un langage bien plus galant que l’héroïne, dont les propos sont bornés par une plus grande exigence de pudeur et de décence. Se manifeste dès lors le statut complexe de nos deux personnages, à la fois conformes aux attentes d’un héros sériel et les décevant.
Le succès dans l’échec
Une fin décevante ?
28Dans son article paru en 2017, Justine Breton se propose de rapprocher Jon Snow du roi Arthur, lui aussi donné pour pauvre orphelin, mais en réalité héritier légitime qui rétablit la paix dans son royaume30. Cependant, l’article, rédigé avant la fin de la série au printemps 2019, ne pouvait anticiper le dénouement de celle-ci, souvent jugé décevant. En effet, les spectateurs pouvaient imaginer trois dénouements : soit les deux héros parviennent à restaurer la paix, à éliminer la menace et à se marier (fin romanesque par excellence), soit les deux héros meurent dans leur combat (fin tragique), soit, pris dans un dilemme cornélien, l’un des héros doit tuer celle qu’il aime pour restaurer la paix. C’est cette troisième option, sans doute la moins attendue, qui a été choisie par les scénaristes, mais en y adjoignant un degré supplémentaire de surprise. En effet, après avoir tué une Daenerys contaminée par la folie des Targaryen, Jon Snow ne monte pas sur le Trône de Fer, celui-ci ayant été détruit, mais s’en va vers le Nord à la tête d’une troupe de Sauvageons. À Westeros, un régime parlementaire aristocratique se met en place ; nous sommes loin du travail d’unification d’Arthur sous une seule couronne.
29Si ce dénouement rompt avec le schéma romanesque traditionnel, ou avec le mythe du « retour du roi », il coïncide étrangement avec celui de Clélie puisque le renversement des Tarquin ne permet pas la montée sur le trône d’un héros qui aurait incarné le souverain idéal. Là aussi, un régime parlementaire aristocratique s’instaure : c’est le début de la république romaine.
30Sans doute cette fin douce-amère a-t-elle paradoxalement engagé mon travail comparatif, car les deux fictions sérielles se démarquent surtout en cette fin surprenante voire décevante. En effet, dans le dernier tome de la Cléopâtre (1658), on découvre que le fier Artaban n’est pas un simple particulier mais le fils de Pompée, et il reçoit des mains de la reine-mère la couronne des Parthes en même temps que la main de la princesse Élise31. Le roman, sensiblement contemporain de la Clélie, renonce à son originalité d’un héros issu du peuple pour finalement se ranger au parcours topique de l’enfant exposé. C’est le parcours inverse que propose Clélie : le héros politique renonce finalement à la couronne pour lui préférer la liberté d’une vie privée puisqu’Aronce refuse le sceptre offert par son père :
Mais ce qui surprit fort, fut que comme Aronce et Clélie étaient à genoux devant cette célèbre statue de Hunon, Porsenna mit le sceptre qu’il tenait sur l’autel, comme remettant son autorité aux dieux dont il la tenait, et que Galérite mit une couronne de fleurs sur la tête de Clélie, comme la déclarant reine. Ensuite de quoi le sacrificateur prenant le sceptre le présenta à Aronce, qui le refusa modestement. Et en effet, il ne voulut point accepter la souveraine puissance que Porsenna lui voulut céder. Si bien que par cette grande action, il acheva de mériter toute la félicité dont il jouit par la permission de la plus vertueuse personne qui fut jamais32.
31Aronce renonce donc au trône pour lui privilégier l’otium, une vie de particulier où puisse s’épanouir son amour. Peut-on parler de fin ratée ? En tous cas, Clélie est la dernière des fictions sérielles de Madeleine de Scudéry qui leur préfère désormais, suivant en cela les goûts des lecteurs, les nouvelles historiques aux mécanismes bien différents.
Des héros ratés ?
32Outre ce dénouement jugé décevant, l’héroïsme au sens épique du terme doit être interrogé. En effet, Aronce est presque toujours prisonnier dans le roman, et, après une action d’éclat permise par une provisoire liberté, il va de lui-même se constituer prisonnier. S’il se lamente, c’est surtout de la perte de Clélie, semblant privilégier l’amour à la politique. De la même façon, quoiqu’héritier du Trône de Fer, Jon n’est pas libre de son destin puisqu’il est prisonnier des Immaculés et que le conseille débat, en son absence, de son destin.
33Finalement, le parcours de Jon Snow et Aronce, héros imparfaits et insatisfaisants, permet paradoxalement une meilleure mise en valeur de l’héroïsme féminin. En effet, si leur parcours déçoit, il permet par contraste de valoriser celui des femmes de la fiction : lorsque Sansa Stark déclare dans le premier épisode « I’ll be queen someday33 », elle songe à une union avec Joffrey Barathéon, et non à la couronne d’un Nord devenu indépendant, qu’elle obtiendra au dernier épisode. De même, le fait qu’Arya Stark tue le roi des Marcheurs blancs34, s’il a pu décevoir certains, est en fait le dénouement logique de l’apprentissage de la jeune femme, en particulier chez les Sans-Visages.
34De la même façon, la relative passivité d’Aronce, dont les emprisonnements fréquents ne sont pas sans rappeler le destin ordinaire des héroïnes de roman long, permet par contraste de souligner l’audace et l’indépendance de Clélie. En effet, si la première et la dernière gravure d’illustrations représentent toutes deux l’union de Clélie et d’Aronce, il s’opère néanmoins un véritable apprentissage politique.
35La Clélie du début du roman est une fille à marier mais il faudra quinze livres pour que l’union se réalise. Entre-temps, le personnage évolue, malgré la constance qu’elle se plait à revendiquer. En effet, née en exil, chérissant sa patrie, elle ne peut s’y rendre tant que dure la tyrannie : le destin de Clélie dépend donc de celui de la tyrannie des Tarquins, ce qui la pousse à quitter ses histoires pour entrer dans l’Histoire. Certes, si Clélie se montre héroïque et joue un rôle politique certain, dans un exploit physique et politique qui engage toute la communauté, c’est contrainte par les événements puisqu’il lui faut échapper à Tarquin. En outre, son geste se révèle inutile puisqu’elle est renvoyée par le Sénat35. Néanmoins, c’est l’héroïsme de Clélie qui est célébré au moment de l’excipit, puisque Porsenna lui dresse une statue semblable à celle qu’elle possède à Rome, et y fait graver : « Son courage est encore plus grand que sa beauté/Le Tibre dans son onde en fut épouvanté,/ Et tant qu’on parlera de Rome et d’Italie/ Le temps respectera la gloire de Clélie36 ». Au temps du premier féminisme au xviie siècle, ou à l’heure de #MeToo, il faut que l’héroïsme politique masculin diminue pour que celui des femmes croisse.
Une critique politique ?
36Déboulonner la statue du héros, c’est aussi permettre un questionnement politique, en particulier autour du meilleur régime possible. En effet, dans les deux œuvres une tyrannie est abolie au profit d’un régime parlementaire où les plus puissants se partagent le pouvoir.
37Clélie est marqué par la pluralité des régimes évoqués, bien que domine toujours le modèle monarchique (et c'est l'un des mérites des fictions sérielles que de proposer une comparaison, sur le temps long, des régimes et de leur évolution). On peut se demander si l’un de ces modèles est privilégié, s’ils sont tous mis en concurrence ou rejetés également comme imparfaits voire néfastes. Sur cette question centrale, les critiques ne s’accordent pas, comme le déclare Margaret-Anne Trotzke :
The nature of Scudery’s relation to the monarchy’s enemies during the Fronde is viewed differently by DeJean and Aronson. Scudery remained friend with Mme de Longueville and dedicated Le Grand Cyrus to her. DeJean reads Cyrus as a fictionalized version of the Fronde’s activities and sees Scudery as « the official novelist of the rebel camp ». However, Aronson sees Scudery as a devoted royalist, citing the dedication of Clélie to Mlle de Longueville, an enemy of Mme de Longueville and the Fronde. If true, Madeleine de Scudery played both sides of the fence to her advantage37.
38De la même façon, Marliès Mueller lit Clélie comme une critique implicite de la monarchie, par laquelle Scudéry reste fidèle à ces protecteurs. Elle fait de Tarquin l’incarnation du souverain absolu, et des rebelles, des doubles idéalisés des Frondeurs :
Ce ne sont pas les moyens employés qui séparent les ennemis (ici la noblesse et le roi Tarquin) ni même le but, car pour la royauté, comme pour le noble, le but ultime est l’exercice du pouvoir politique la seule différence dans les romans étudiés jusqu’à présent étant l’idéalisation de ce but quand il est visé par la noblesse et sa dépréciation constante quand c’est un roi qui y aspire38.
39Ici, Scudéry suivrait les principes politiques de Jean Bodin, pour qui l’État aristocratique semble un juste milieu entre les excès de la démocratie et ceux de la monarchie39. Cette forme tempérée est, pour le philosophe, éloignée de tous les excès, ce qui semble des plus satisfaisant au vu de l’éthique de modération et de tempérance mise en place dans Clélie.
40L’autrice parait prendre en compte les limites qu’établit Bodin quant à ce système ; en effet, cette forme de régime semble s’appuyer sur la récompense accordée au plus digne mais ce n’est en fait jamais réalisable car la vertu n’est pas mesurable et on ne peut lire dans les cœurs les véritables motivations. On risque également une tyrannie de la minorité ou encore une démagogie au sein de la classe dirigeante. Cependant, l’excipit semble laisser de côté le régime aristocratique pour lui préférer, avec le royaume de Porsenna, une monarchie apaisée. Le jeune couple de souverains incarne les meilleurs aspects de ceux qu’ils dirigent (beauté, intelligence, courage, vertu), et remporte les suffrages de tous : le peuple sacrifie sa liberté à ces êtres d’exception, afin d’obtenir un supplément de sécurité. À l’inverse, Aronce renonce au sceptre pour le remettre à son père, marquant ainsi son sens du devoir politique et filial, de l’honneur et de l’humilité. Il s’agit bien d’une vision fantasmée d’une royauté de droit divin où Aronce et Clélie auraient été choisis par une divinité bienveillante — en l’occurrence Madeleine de Scudéry.
41Si le peuple joue un rôle politique certain, le régime démocratique ne semble pas présenté comme un modèle idéalisé à reproduire. Cette interprétation, corroborée par certains éléments du texte, possède le défaut d’une lecture très moderne de la conception politique puisque pour Madeleine de Scudéry l’idée d’une démocratie avec suffrage universel devait plus probablement apparaître comme une fantaisie que comme une hypothèse viable. En effet, si on se penche sur les principaux penseurs politiques de l’époque, on constate que le courant monarchomaque est très minoritaire par rapport aux défenseurs du monarchisme — absolu ou modéré — et à ceux de l’État aristocratique. En outre, Scudéry se montre assez critique vis-à-vis des opinions du peuple. Quant à la bourgeoisie et à sa profonde influence sur la vie politique, ce sont des sujets qui ne sont jamais abordés dans le roman, malgré les liens très forts qui uniraient montée de la bourgeoisie et modification du genre romanesque.
42La question de la démocratie est elle aussi écartée par les personnages de Game of Thrones mais le traitement de la question montre clairement la préférence donnée à ce système politique par les créateurs de la série, bien qu’elle paraisse anachronique dans la fiction médiévale. Elle est proposée par le personnage de Sam, incarnant la sagesse, la culture et le bon sens ( « why just us ? We represent all the great houses, but whomever we choose, they won’t just rule over lords and ladies. Maybe the decision about what’s best for everyone should be left to… well, everyone40 »). Mais elle provoque d’abord le silence, des jeux de regard et le rire général, alors qu’Edmure propose ironiquement de faire voter les chiens et en revient presque immédiatement à la monarchie. Tyrion propose alors « Bran the broken » (rappelant l’importance du défaut pour paradoxalement pouvoir survivre dans ce jeu de trône). Sansa objecte l’incapacité de Bran de procréer mais Tyrion rappelle que les enfants de rois peuvent être cruels et stupides, invitant à abandonner cette routine pour briser la roue. On passe donc d’une monarchie héréditaire à des souverains élus, mais soucieux de faire de leur mieux ( « I know you don’t want it, i know you don’t care about power. I ask you now, if we choose you, will you wear the crown? Will you lead the seven kingdoms with the best of you abilities? From this day until your last day ?41 »). Ne voulant pas du trône, écartés du fait de leur tare comme le handicap ou la bâtardise, Jon, Tyrion et Bran seraient en réalité trois possibilités finalement excessivement proches et interchangeables pour monter sur le trône et permettre la conclusion de l’intrigue.
43Cette fin à la fois attendue et surprenante n’a pas laissé de déchaîner les critiques, les récepteurs voyant une trahison du matériau initial. En effet, les fictions sérielles ont pour particularité de se construire via une auctorialité multiple puisque la diffusion fragmentée et différée suscite débats, fan fictions et hypothèses nombreuses, qu’il s’agisse du cadre du salon ou du forum internet. La fascination ne vient pas tant du mystère mais de la connaissance du spectateur, qui en sait plus que les personnages, les récepteurs cherchant ainsi à deviner le dénouement tout en appréciant une part de surprise. Or, du fait des attentes énormes de la réception de ces œuvres majeures, surprendre, c’est décevoir les attentes.
44Dans deux genres et siècles différents, les œuvres abordées questionnent les recettes du succès, s’emparant de schémas auxquelles elles apportent une variété bienvenue. D’abord que la révélation de l’identité royale du héros est attendue, depuis en fait les récits antiques, Œdipe en tête. Le talent des auteurs et scénaristes consiste alors à s’emparer de ce schéma, en établissant une certaine connivence avec le récepteur, connivence qui ne va pas sans surprise. En effet, la tension dramatique et l’intérêt pour le héros passe à la fois par un travail d’admiration et de pitié, de confirmation des hypothèses et parfois de déceptions. Décevoir, c’est alors frapper l’imagination du récepteur par une originalité qui le choque et le marque ; c’est aussi postuler une autre résolution des motifs et des dialectiques politiques, et donc, implicitement, proposer une possibilité à cette politique, qu’elle soit fictive ou non. La polémique qui ressort de ces fins jugées insatisfaisantes par des récepteurs familiers des fictions sérielles a d’ailleurs donné naissance, dans le cas de Game of Thrones a une revendication de fins concurrentes, quand, dans le cas de Clélie, la fin d’un roman sériel coïncide avec celle des romans sériels. L’annonce d’une prochaine série sur le destin de Jon Snow présage une tentative de réponse au choix surprenant fait par ces deux fictions.