Colloques en ligne

Marie-Gabrielle Lallemand et Charlotte Servel

Du roman baroque aux séries télévisées : l’addiction aux fictions longues

1Au début des Différents Caractères de l’amour, Licidas et Mélinte devisent des romans et des nouvelles :

Mais surtout n’admirez-vous pas ce goût singulier et nouveau qu’on a pour les nouvelles, et les aventures d’amour, qui étant traitées séparément, et récitées d’un style galant et fleuri donnent du plaisir à l’esprit sans le fatiguer par la longueur ? Les Romans qui mêlent les aventures, qui les interrompent, et les font dépendre les unes des autres, quand ils les font selon les règles, amusent et suspendent agréablement l’esprit. Mais comme il arrive quelquefois que la beauté de l’Aventure nous touche fortement, et irrite une curiosité impatiente, que ne fait-on pas pour en voir la fin ? On passe les jours et les nuits à dévorer de gros Volumes au péril de sa fortune et de sa santé ; et quand on est au bout, la lassitude dégoûte, et l’on se repent d’avoir acheté trop chèrement un plaisir qui nous paraît médiocre ; mais quand on s’attache à une Nouvelle, dont la lecture est renfermée dans un petit espace de temps, l’attention n’est point dissipée par les interruptions, l’esprit en embrasse sans peine toute l’étendue, jouit de toute sa beauté, et goûte tout entier le plaisir qu’elle lui cause.1

2Mutatis mutandis, la comparaison qui était faite au XVIIe siècle à partir des années 1660 entre les nouvelles, brèves, et les romans, longs (ceux d’Honoré d’Urfé, des Scudéry ou de La Calprenède notamment), comparaison en faveur du format court, peut être rapprochée de celle qui a longtemps été faite entre les films et les séries télévisées. Ce que cette remarque de Licidas souligne, c’est que l’addiction aux fictions longues ne remonte pas aux séries télévisées, mais bien plus avant dans le temps. Les romans baroques, cependant, en dépit de l’appétence des amateurs de fiction modernes pour les histoires longues, voire très longues, n’ont aujourd’hui pour seul public que quelques spécialistes, même s’ils sont désormais très facilement accessibles grâce à des rééditions, en abrégé parfois, ou, gratuitement, sur divers sites internet. Pourtant ces œuvres ont été ce que de nos jours on qualifierait de best-sellers, des romans à succès qui captivaient leur public des années durant : Artamène des Scudéry paraît entre 1649 et 1653, Cléopâtre de La Calprenède entre 1646 et 1658. Si les auteurs des plus addictifs d’entre ces romans venaient à mourir sans avoir fini leur œuvre, un continuateur s’attelait à la tâche, cela a été le cas pour l’Astrée et pour Faramond, satisfaisant ou non les attentes des lecteurs : selon Gabriel Guéret dans Le Parnasse réformé (1669)2, la continuation de l’Astrée aurait déçu ses lecteurs contrairement à la continuation de Faramond. Ainsi en va-t-il de nos jours quand le showrunner d’une série télévisée cède sa place, suscitant les inquiétudes de ses spectateurs, par exemple quand Éric Rochant décide de se retirer à l’issue de la saison cinq du Bureau des légendes ou lorsque Fanny Herrero annonce son départ de la série Dix pour cent après la diffusion de la saison trois. Pour des lecteurs contemporains, l’intérêt passionné qu’ont pu susciter les fictions baroques est un mystère, tant ils peinent à les lire s’ils tentent l’aventure. Mais les séries télévisées peuvent aider à mieux comprendre les raisons de leur succès : regarder des séries télévisées peut se révéler un bon moyen d’envisager les recettes du succès des longs romans.

3Loin de nous, dans le cadre de cet article, le projet d’une synthèse sur le sujet. Le corpus des séries télévisées est hétérogène, vaste et en constante mutation, ce qui rend leur étude globale toujours difficile3 ; nous nous appuierons pour cette analyse sur les séries feuilletonnantes, standard narratif de ces trois dernières décennies, même si celles-ci continuent elles aussi d’évoluer. Nous proposons ici quelques réflexions comparatives sur le succès des fictions longues, romans baroques et séries télévisées.

Le début in medias res

4Tout commence avec un homme de ménage employé au Louvre qui, alors qu’il passe le balai, admire le collier de la reine Marie-Antoinette exposé là parce qu’il va être vendu par ses propriétaires, les Pellegreni, une famille influente d’amateurs d’art mécènes. Notre homme de ménage monte un coup avec une bande de trois malfrats pour dérober le collier pendant la vente. Des flashbacks nous apprennent que le père du héros a été autrefois accusé du vol du collier par son employeur, qui n’était autre que Pellegrini-père, et qu’il s’est suicidé en prison avant que le procès ne se tienne. Ces flashbacks nous font donc remonter une vingtaine d’années en arrière et, comme les récits rétrospectifs des longs romans, donnent un passé, une histoire et des motivations au personnage.

5Jusqu’ici rien d’extraordinaire : c’est l’histoire d’une vengeance perpétrée par un voleur de haut vol. Les trois voyous cependant ont décidé de doubler le héros, de s’emparer du collier pour eux seuls, ce qu’ils parviennent à faire, laissant le héros, à l’issue de la vente, roué de coups aux côtés d’un commissaire-priseur en tout aussi mauvais état. Mais comme ces trois voyous ont plus de muscles que de tête, ils sont pris et le collier est récupéré par les policiers. Fin de l’histoire d’un vol audacieux qui a échoué. Mais à ce moment-là intervient un dernier flashback : « Deux semaines plus tôt ». Quinze jours plus tôt en effet, aux informations matinales, le héros a appris que le collier allait être mis en vente, et il a monté le coup que nous avons vu se dérouler depuis le début de l’épisode. Mais ce que nous apprend ce nouveau flashback, c’est que le héros avait anticipé la trahison de ses complices, qu’elle faisait partie de son plan initial, et qu’il a en fait réussi à voler le collier : ce n’est qu’une copie qu’a récupérée la police. À partir de ce moment-là, tout le début de l’épisode est à réinterpréter, l’arrosé devenant l’arroseur. C’est bien l’histoire d’un voleur de haut vol qui est racontée, mais d’un voleur hors pair, Lupin4. L’incipit est à double détente, qui ravive la curiosité du spectateur mais pas seulement la curiosité : il y a aussi une sorte de reconnaissance, d’admiration même de l’ingéniosité du scénariste qui a réussi à duper ainsi le spectateur, un scénariste aussi habile dans l’art de la duperie que son personnage. Ce procédé consistant à ouvrir le récit par un effet de surprise est déjà présent dans le roman grec, par exemple Les Éthiopiques d’Héliodore, qui est revendiqué comme modèle par les longs romans.

6Les longs romans se donnent pour ancêtre l’épopée et en reprennent la structure : un début in medias res qui rend nécessaire la présence d’un récit rétrospectif qui l’élucide. Mais ils vont raffiner le procédé narratif. Dans l’épopée, il s’agit de commencer la relation de l’histoire en cours de route : l’Énéide s'ouvre sur une tempête déchaînée par ordre de Junon, alors qu'Énée allait toucher au but de son voyage, l'Italie. La tempête déroutant sa flotte, Énée aborde en Lybie, non loin de Carthage. En cette ville, il raconte à la reine Didon ses aventures, depuis la chute de Troie jusqu’à la tempête aux abords du Latium, ce récit occupant les chants 2 et 3. L’ordre de la narration épique est artificiel : il ne suit pas celui de l’histoire. Mais les longs romans, s’ils dérivent de l’épopée, le font via le roman grec et plus particulièrement via un roman grec, Les Éthiopiques, qui est traduit en français en 1548. Cette traduction était précédée d’une préface élogieuse de Jacques Amyot, et c’est ce roman que les longs romans vont imiter. Or il présente un début vraiment remarquable. Une troupe de voleurs, du haut d’un promontoire, voit un navire à l’ancre et des corps d’hommes morts ou blessés sur le rivage ainsi que les restes d’un grand festin. Les voleurs s’approchent et découvrent une jeune fille d’une divine beauté qui tient en son giron un jeune homme gravement blessé. Les brigands sont « merveilleusement estonnez »5 parce qu’ils ne savent « par qui, ne comment pouvoit avoir été faite cette desconfiture »6. Mais une seconde troupe de brigands s’approche, qui fait fuir la première. Eux pensent que ce sont les voleurs qui viennent de fuir qui ont interrompu le festin et tué ou blessé les hommes sur le rivage. Ils s’intéressent au couple, et c’est l’attention unique de la jeune fille pour le blessé qui les intrigue le plus : « ils en demourent merveilleusement estonnez, tant pour la beauté singuliere, et pour le gentil courage d’elle, comme aussi pareillement du jeune damoyseau navré, tant il estoit bien formé et de belle taille »7. On le voit, il s’agit certes de commencer au milieu de l’histoire mais surtout de mettre en place une énigme, que la suite du récit a charge d’élucider (pourquoi ce festin ? pourquoi tous ces morts ? qui sont ces jeunes gens d’une beauté divine ?). Il en est de même dans les séries télévisées où le premier épisode d’une série, nommé le pilote, joue un rôle essentiel pour capter l’attention du public et attiser son envie de regarder les épisodes suivants8. Il s’agit de surprendre et de créer du suspense, un suspense intense qui pousse le lecteur ou le spectateur à s’engager tête baissée dans la fiction. C’est donc à la description de spectacle énigmatique que les auteurs de longs romans vont consacrer l’incipit de leur récit. Pour vraiment réussir, il faut maîtriser l’art de la description, ce que font les Scudéry dont les incipit sont remarquables, ce que peinent à faire d’autres auteurs moins talentueux en matière de description, notamment La Calprenède, auteur qui par l’ampleur de sa production et son succès rivalise avec les Scudéry. Le début in medias res impose un récit rétrospectif d’élucidation et parfois plusieurs, dont les flashbacks peuvent être l’équivalent cinématographique, ce qui fait que dans le cas du roman d’Héliodore, le mystère initial ne sera élucidé qu’à la moitié du roman.

7Les études critiques analysant la structure des longs romans traitent du début in medias res en se limitant à l’étude de l’incipit, parce que les textes théoriques des XVI-XVIIe siècles sur ce sujet dans l’épopée ou le roman n’abordent que l’ouverture première. Mais dans les longs romans prolifèrent des histoires intercalées dans le récit principal. Dans le roman d’Héliodore, il n’y a qu’une histoire insérée, celle de Cnémon, et cette histoire seconde est assez bien rattachée à l’histoire principale, même si on peut toujours discuter de sa nécessité. Mais, pour ne prendre qu’un exemple, dans Artamène ou le grand Cyrus, il y a une trentaine d’histoires insérées, en sorte que ce roman peut être considéré comme une bibliothèque à lui seul. Nombre des histoires secondes débutent in medias res. Le comportement de tel ou tel personnage qui fait son apparition dans le récit principal attise la curiosité qu’un récit inséré, débutant lui ab ovo, vient satisfaire. Le dispositif narratif est alors utilisé en mode mineur, il n’a rien d’aussi spectaculaire que pour l’incipit général, mais il est efficace et réamorce la curiosité du lecteur. En voici un exemple, qui n’est pas tiré d’Artamène mais de Cléopâtre, le procédé étant utilisé par tous les auteurs de longs romans : dans le livre 3 de la onzième partie, sur douze qu’en compte ce roman, l’empereur Auguste qui est arrivé à Alexandrie avec sa cour, fait donner des jeux. En cette occasion, un jeune gladiateur, qui semble fort tourmenté, se distingue par sa bravoure. Il vainc tous ses adversaires, sauf un et, contre toute attente, ces deux combattants après s’être regardés, jettent leurs armes et courent s’embrasser en pleurant. Ce sont deux princes de Germanie, dont l’histoire va être racontée dans ce même livre 3.

8Il en est de même dans certaines séries télévisées où le début de chaque épisode comporte une séquence avec de nouveaux personnages présentant une énigme ; cette séquence initiale est souvent isolée du reste de l’épisode par le générique, qui achève de lui conférer un rôle d’amorce attractive9. Ainsi en est-il dans la série OVNI(s)10 : l’épisode pilote s’ouvre dans une banlieue résidentielle des années 70 en France où un représentant commercial vêtu d’un costume vert criard tente sans succès de vendre des synthétiseurs Melodia dont les touches colorées sont censées faciliter l’apprentissage de la musique ; alors qu’il est perdu sur une route des campagne la nuit, la radio de sa voiture se met brusquement à changer de station pour jouer un air de salsa, puis une masse organique s’écrase sur le pare-brise, il s’arrête et découvre un flamant rose inerte, un second tombe à nouveau du ciel, puis un troisième, c’est finalement une pluie de flamants roses qui s’abat sur lui, les chutes s’arrêtent et une lumière de plus en plus vive l’éblouit… Face à cette situation spectaculaire inouïe et incongrue, la curiosité du public est à son comble. Le début de chaque nouvel épisode de la saison rejoue le plus souvent cette énigme originelle du pilote sur un mode moins spectaculaire : l’épisode 3 s’ouvre sur une tribu inuite dans les montagnes où une petite fille arbore le même pin’s que le vendeur de piano Melodia, l’épisode 4 commence par l’arrivée majestueuse d’un gourou sortant d’un décor de soucoupe volante dans une émission télévisée, l’épisode 5 débute avec un peintre du dimanche reproduisant sur sa toile l’étang champêtre qui s’offre à lui avant que sa radio ne se dérègle pour jouer un air de salsa et que l’eau de l’étang ne soit remplacée par des amoncellements de milliers de chaussures, etc.

Structure

9Le succès des longs romans est lié à un travail important sur la structure du récit, qui ne se limite pas à l’incipit. Le succès des séries ne pourrait lui non plus se réduire au seul pilote.

10Les longs romans succèdent aux romans de chevalerie, autres narrations longues, mais cherchent à s’en distinguer. Globalement, les romans de chevalerie sont méprisés parce qu’ils sont estimés être écrits à l’aventure, qu’ils sont invraisemblables et que les différentes histoires qu’ils rapportent sont mal agencées. La technique narrative y est en effet celle de l’entrelacement de divers fils narratifs qui sont interrompus à des moments stratégiques, en sorte que le lecteur reste sur sa faim et continue à dévorer l’histoire (ce qui pourrait être rapprochée de la pratique du cliffhanger dans les séries, si ce n’est que dans ces dernières les fils narratifs sont parfaitement agencés). Mais ce ne sont pas des narrations d’art, en vient-on à considérer. Il s’agit donc pour les longs romans de prendre le contrepied des narrations antérieures et de devenir des narrations régulières, qui soient un tout bien achevé. Or le modèle de la narration régulière, c’est l’épopée. Comme l’épopée idéalement, et même s’il comporte un nombre important d’histoires secondes, le roman ne doit former qu’un seul corps et un « corps parfait ». C’est ce que déclare Pierre-Daniel Huet dans la fameuse lettre-traité sur le roman qui ouvre Zayde de madame de Lafayette (1670) :

[…] le roman doit ressembler à un corps parfait, et être composé de plusieurs parties différentes et proportionnées sous un seul chef ; il s’ensuit que l’action principale, qui est comme le chef du roman, doit être unique et illustre en comparaison des autres, et que les actions subordonnées, qui en sont comme les membres, doivent se rapporter à ce chef, lui céder en beauté et en dignité, l’orner, le soutenir et l’accompagner avec dépendance : autrement ce sera un corps à plusieurs tête, monstrueuses et difformes.11

11Il faut donc qu’il y ait unité d’action, ce qui relève de la gageure vu l’ampleur de ces œuvres. Aucun auteur de longs romans ne raconte une action d’un seul homme, tous racontent plusieurs actions de plusieurs hommes, et même d’une multitude d’hommes. Toutefois il faut distinguer les romans qui mettent d’emblée sur le devant de la scène un héros principal, en fait un couple (début in medias res), et dans lesquels le premier récit rétrospectif concerne ces héros : les Scudéry procèdent ainsi. Leurs romans sont ceux dont la composition est la plus claire, ceux dans lesquels se dégage, dès le début et sans ambiguïté, une intrigue principale à laquelle les autres vont être rattachées, plus ou moins fermement. Alors le récit principal est consacré à l’action principale : Cyrus est à la recherche de Mandane qui lui est enlevée successivement par plusieurs princes, dont il doit conquérir les États pour la délivrer. Mutatis mutandis, on a une structure aussi claire que celle de la série Le Bureau des légendes12. Son héros principal est Guillaume Debailly (Mathieu Kassovitz), alias Paul Lefebvre, alias Malotru, agent clandestin revenu d'une mission de six années en Syrie : le problème est qu’il ne semble pas avoir abandonné sa légende et l'identité sous laquelle il vivait à Damas en raison d’une histoire d’amour avec la Syrienne Nadia El Mansour (Zineb Triki), contrairement à ce que les règles de sécurité de la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) exigent. Cette action principale est nourrie d’une multitude d’actions secondaires portées par de nombreux personnages secondaires : notamment Marie-Jeanne Duthilleul (Florence Loiret-Caille), veilleuse et référente de Malotru, Marina Loiseau (Sara Giraudeau), agent clandestin de la DGSE en cours de formation, Raymond Sisteron (Jonathan Zaccaï), veilleur et référent de Cyclone dans la saison 1. Au cours des saisons, des fils narratifs disparaissent avec la disparition de certains personnages comme Henri Duflot (Jean-Pierre Daroussin), directeur du bureau des légendes et Laurène Balmes (Léa Drucker), psychiatre à partir de la saison 4 ; quand d’autres apparaissent avec Jean-Jacques Angel (Mathieu Amalric), directeur de la Sécurité dans les saisons 4 et 5, et Andrea Tassonne (Louis Garrel), clandestin « Mille Sabords » dans la saison 5.

12Dans les romans de Gomberville et de La Calprenède, une intrigue principale ne se dégage pas d’emblée. Dans Cléopâtre, l’héroïne éponyme et son amant, Coriolan, sont absents du début in medias res. Ce dernier apparaît dans le récit principal à la fin de la première partie, et la fille de la fameuse reine égyptienne à la fin de la quatrième partie, ce roman en comptant douze. Ce n’est qu’à partir de la huitième partie, qui commence par ces mots : « Il est temps de retourner à notre illustre héroïque », que Cléopâtre et Coriolan interviennent régulièrement dans le récit principal. Le roman en effet est consacré aux tribulations de trois couples de héros, Coriolan et Cléopâtre, Césarion et Candace, Élise et Artaban. Il a bien un lien entre ces histoires, parce que de nombreux personnages sont parents par le sang ou par les mariages13, ou parce que des personnages interviennent dans plusieurs histoires (ainsi en est-il dans la série Games of Thrones14 où la révélation des véritables parents de Ned Stark va permettre aux trois fils narratifs de se rejoindre à la saison 7). On a là encore des traces des romans de chevalerie. Mais la narration étant organisée selon le passage régulier d’un narrateur principal hétérodiégétique à des narrateurs seconds homodiégétiques, la structure n’est pas celle du roman de chevalerie. Ce n’est pas pour autant qu’une action principale se dégage à laquelle se rattacheraient des actions secondes. De plus, les histoires insérées dans le récit premier sont livrées en plusieurs épisodes, qui comme de bons épisodes de série feuilletonnantes satisfont une partie des attentes du lecteur mais pas toutes, voire en font naître de nouvelles, alors que chez les Scudéry, c’est l’inverse qui s’observe sauf exceptions : les histoires insérées dans le récit premier sont relatées en une seule livraison. Dans Cléopâtre, par exemple, les épisodes de l’histoire de Césarion et Candace sont : « Histoire de Jules César et de la reine Cléopâtre » (I), « Histoire de Césarion et de Candace » (I), « Suite de l’histoire de Césarion et de Candace » (III), « Suite de l’histoire de Césarion » (X) ; ceux de l’histoire de Coriolan et Cléopâtre : « Histoire de Coriolan et de Cléopâtre » (II), « Suite de l’histoire de Coriolan et de Cléopâtre » (II), « Suite de l’histoire de la princesse Cléopâtre » (VIII), « Histoire de Volusius » (X) ; et ceux de l’histoire d’Artaban et d’Élise : « Histoire de la princesse Élise » (III), « Histoire de l’inconnu » (Artaban) (V), « Histoire de Briton et de Britomare » (XII)15. En fait, on le voit, trois fils narratifs d’importance égale se poursuivent parallèlement en s’entremêlant, avec des interférences ponctuelles entre les uns et les autres. À ces trois histoires s’en adjoignent d’autres qui, elles, sont vraiment des histoires secondaires, comme celle des princes de Germanie dont il a été question plus haut. Quant au récit principal de ce roman, jusqu’à la onzième partie, il ne s’y passe quasiment que des combats entre des ravisseurs de princesses et leur défenseur (et la princesse ou son défenseur de raconter son histoire), une telle succession de rencontres hasardeuses n’étant pas sans rappeler le roman de chevalerie. L’unification de l’action se fait ultimement dans la dernière partie quand les héros participent ensemble à un soulèvement contre l’empereur Auguste : pour des raisons diverses selon les personnages, Auguste est un ennemi commun.

13Plusieurs intrigues se déroulant parallèlement dans le récit principal, quand la narration passe d’une histoire à une autre, on voit les coutures qui assemblent les morceaux: « Mais nous pouvons les (Tyridate et Coriolan) laisser un peu en cét estat pour retourner à la belle Reyne d’Ethiopie que nous avons laissée en la puissance du pirate Zenodore16 » ; « Nous les laisserons pour quelques jours passer leur vie dans la consolation qu’elles (Candace et Élise) se donnoient mutuellement, pour reprendre les traces de Cesarion que nous avons laissé courant après le pirate Zenodore17 », « Nous les laisserons un peu de temps, & reprendrons la suite de ce qui s’estoit passé du depuis, & qui se passoit alors dans la maison de Tyridate18 ». Jacques Amyot dans la préface à sa traduction du roman d’Héliodore déclare que les récits ainsi construits sont « mal cousuz »19. Sans doute. Il n’en demeure pas moins que cette construction, qui est d’une grande banalité dans tous les récits longs, est aussi banale qu’efficace quand on interrompt une histoire à un moment stratégique pour engager le lecteur à poursuivre sa lecture. Il en est de même avec l’usage du cliffhanger à la fin de l’épisode dans certaines séries, qui entraîne chez des spectateurs la pratique du binge-watching, autrement dit, le fait de visionner frénétiquement à la suite plusieurs épisodes. Les Scudéry utilisent eux aussi le procédé de l’interruption de la narration, dans le récit principal comme dans les histoires qui y sont insérées. Certes ces histoires secondes sont livrées en une seule fois, mais toutes ne sont pas achevées à la fin de leur relation. Par exemple, dans Artamène, ce n’est qu’au début de la sixième partie, dans le récit principal, que nous sont livrés les dénouements d’histoires contenues dans la troisième partie concernant Thrasybule, Thimocrate et Philoclès, ou dans le livre trois de la septième partie que se dénoue l’histoire de Cléodore et de Bélésis, qui est racontée dans le livre trois de la cinquième partie. Et comme les dénouements de ces histoires secondes sont livrés de façon imprévisible, il faut lire l’intégralité du roman pour les connaître.

14Ainsi, le début in medias res fait naître un « passionné désir d’entendre le commencement » pour reprendre les mots de Jacques Amyot20, et l’interruption à un moment stratégique fait, elle, naître un passionné désir d’entendre la suite, « passionné désir » qui est régulièrement réactivé dans ces fictions longues. Le pilote et les cliffhangers des séries feuilletonnantes participent à ce même désir passionné chez le public de découvrir la suite.

15Une autre raison majeure du succès de ces fictions longues n’est pas liée à la structure narrative mais aux personnages.

Narration longue et « affection » aux personnages

16Un article du Monde signé William Audureau, daté 14 avril 2019 et intitulé « Pourquoi je déteste Games of Thrones » s’achève ainsi : « il reste encore quelques protagonistes à sauver, tels la surpuissante Brienne, l’inclassable Tyrion, et surtout l’imprévisible Arya. Mais je te préviens, Games of Thrones, touche un seul cheveu d’Arya, et je te le promets, cette fois, je suis sérieux : je te détesterai vraiment. »21 Les fictions longues en effet, même détestables, selon l’auteur de l’article, parviennent à passionner leur public pour des personnages. C’est ce qui fait qu’un groupe de princes et princesses allemands adresse à Honoré d’Urfé une lettre datée du 24 mars 1624, du « carrefour de Mercure » qui est un lieu dont il est fait à plusieurs reprises mention dans l’Astrée, pour lui faire savoir qu’ils ont endossé les noms de personnages du roman et qu’ils forment une académie de parfaits amants. C’est ce qui fait encore que dans les assemblées mondaines parisiennes, du temps de la jeunesse du cardinal de Retz, on s’amusait en se posant des devinettes sur l’Astrée, auxquelles pour bien répondre, il fallait connaître le roman sur le bout des doigts22. Ce sont des principes similaires qui sont à l’œuvre dans les comic-cons23, festivals dédiés à l’origine à la bande dessinée, élargis au fil des années à la pop culture, notamment aux séries télévisées, la sérialité caractérisant l’ensemble des œuvres présentes : des espaces et des évènements sont réservés aux fans où des quiz, des jeux de rôle et des cosplays sont organisés, témoignant de l’attachement du public à ses personnages préférés. L’activisme de certains fans est tel qu’ils en arrivent à infléchir les décisions de diffusion des plateformes. Ainsi en est-il par exemple des fans de la série Sense824 : le 1er juin 2017, Netflix annonce l’annulation de la série quelques semaines après la mise en ligne de la deuxième saison, les fans ne veulent pas voir disparaître leurs personnages fétiches et lancent alors une campagne pour les sauver ; le 29 juin 2017, la créatrice de la série, Lana Wachowski, annonce qu’à la suite de leur mobilisation, Netflix accepte de commander et de diffuser un épisode spécial de deux heures qui servira de conclusion à la série.

17Comment s’y prend-on dans les longs romans pour affectionner les lecteurs aux personnages ? Georges de Scudéry nous renseigne sur ce point dans la préface d’Ibrahim (1641), qui est un texte théorique important pour le long roman. Toujours pour marquer une rupture nette avec les narrations fictionnelles qui précèdent, il déclare :

Certainement, il n’est rien de plus important, dans cette espèce de composition, que d’imprimer fortement l’idée, ou pour mieux dire l’image des Héros en l’esprit du Lecteur, mais en façon qu’ils soient comme de sa connaissance : car c’est ce qui l’intéresse dans leurs aventures, et de là que vient son plaisir. Or pour les faire connaître parfaitement, il ne suffit pas de dire combien de fois ils ont fait naufrage, et combien de fois ils ont rencontré des voleurs : mais il faut faire juger par leurs discours, quelles sont leurs inclinations : autrement on est en droit de dire à ces Héros muets le beau mot de l’antiquité. « Parle afin que je te voie ».25

18Le plus intéressant, c’est donc l’intériorité des personnages, qui permet de comprendre pourquoi ils agissent de telle ou telle façon et qui donne, dit Georges de Scudéry quelques lignes plus loin, de la vraisemblance aux inclinations des personnages. Dans les romans baroques, le moyen jugé le plus apte à rendre compte de l’intériorité est l’emploi du discours indirect ou, le plus souvent, l’emploi du discours direct qui prolifère et constitue un obstacle majeur à leur lecture de nos jours. Ces discours sont, pour une part essentielle, des monologues pathétiques. Autrement dit, connaître le héros, c’est connaître sa souffrance : le héros devient intéressant voire captivant à partir du moment où sont racontés ses tourments, et surtout à partir du moment où on l’entend exprimer sa souffrance. Il en est de même dans un grand nombre de séries, comme le souligne le titre de l’essai de Brett Martin, Des Hommes tourmentés. L’Âge d’or des séries, où ce dernier montre que la qualité des séries telles que Les Sopranos, Six Feet Under, The Wire, Mad Men, etc. et l’attachement qu’elles déclenchent auprès de leur public tiennent aux portraits d’antihéros que leurs showrunners, eux-mêmes hommes tourmentés, ont su créer26. Certaines séries ne montrent pas seulement des hommes et des femmes tourmentés, elles font entendre aussi leur souffrance. Comme dans les romans longs, l’usage du discours direct est un moyen d’accéder à leur intériorité. Ainsi en est-il dans la série House of cards27 où le personnage principal Franck Underwood use d’apartés : il s’adresse régulièrement au spectateur en regardant la caméra, brisant le quatrième mur, ce qui permet au public d’accéder à ses pensées et à ses stratagèmes cyniques. La série Euphoria28 recourt, quant à elle, à la voix off : l’histoire est racontée à travers la voix de Rue, qui fait entendre les tourments et la souffrance d’une jeune adolescente toxicomane.

19Georges de Scudéry emploie une expression pour caractériser le phénomène ici décrit : « douleur éloquente »29. Grâce à la prosopopée, le lecteur (le lecteur d’alors du moins) va s’attacher aux héros, parce que l’idée du héros devient une « image », une image sensible, qui émeut. Les histoires insérées servent donc à « affectionner » – c’est le terme qui est parfois employé – les auditeurs aux héros, comme ceux qui ont entendu la relation de l’histoire d’Élise dans Artamène, et à qui on vient d’annoncer la mort de celle-ci :

Mais encore est-il possible, dit Timarete, que les Dieux ayent si peu laissé sur la terre, une Personne si pleine de vertu ? je m'y suis de telle sorte affectionné, adjousta la Princesse de Phrigie, par le recit de Telamis, que je sens presques sa mort, comme si je l'avois connuë […]30

20La « douleur éloquente » fait naître des émotions fortes, chez celui qui raconte et chez ceux qui écoutent. Dans la première partie de Cassandre de La Calprenède, Araxe qui relate l’histoire de son maître, est à plusieurs reprises obligé de s’interrompre parce qu’il pleure. Son auditeur lui dit alors :

Mais poursuivez je vous prie puis que vous m’avez tellement intéressé dans votre récit, que ce n’est plus que comme ma propre vie que j’apprends celle de votre Prince.31

21Même le récit de la vie d’un ennemi, en l’occurrence Balamir, touche aux larmes, comme on le voit dans cet extrait de la quatrième partie de Faramond du même auteur :

Quoy que Balamir soit nostre ennemy, dit alors le Prince Marcomire qui n’avoit pas encore parlé, j’avouë que je n’avois jamais esté plus tendrement touché par aucun recit que je l’ay esté par celuy de ses infortunes, & que j’ay donné des larmes à son malheur, & à celuy de la Princesse Hunnimonde. Il est vray, adjousta le vaillant Artabure, que cette Princesse estoit digne d’une meilleure fortune, & par la description que Telanor en a faite je croy qu’il y a peu de personnes parmy nous qui n’ayent esté touchées de son mal-heur. Je l’ay senty au milieu du cœur, dit alors le Prince Sunnon. Et j’ay veu, adjousta Pharabert, que Priam & Ibere en ont les yeux humides aussi bien que moy.32

22Une fiction longue, pour vraiment captiver le lecteur, doit être pathétique : elle doit l’attacher à l’histoire par l’empathie. C’est souvent le cas dans les séries. Dans les séries policières par exemple, l’intérêt du spectateur se détache parfois de l’enquête pour se concentrer sur l’enquêteur et ses failles, ses douleurs liées à son passé qui progressivement est révélé : ainsi en est-il dans la série italienne Squadra criminale, avec l’inspectrice Valeri Ferro, ou la série danoise The Killing, avec l’enquêtrice Sarah Lund, ou encore la série française Engrenages, avec la capitaine Laure Berthaud33.

23Ces héros souffrants qui hantent les longs romans devaient être addictifs, mais les procédés utilisés pour représenter leur souffrance sont obsolètes : ils ne parviennent plus à faire naître de l’empathie et ne nous intéressent désormais que comme témoignages d’une esthétique révolue.

Instruire

24Autre ingrédient de la recette du succès des fictions longues, et ce sera le dernier que nous envisagerons, rapidement : elles nous plongent dans des univers qui nous sont étrangers et sur lesquels nous allons être documentés. Dans les séries, le développement de l’arène, autrement dit, l’espace physique, historique, social et géographique du récit est déterminant dans l’attrait que la série provoque chez le public. Six Feet Under se déroule ainsi dans une famille à la tête d’une société de pompes funèbres, Mad Men dans une agence publicitaire new-yorkaise au cours des années 60, Borgen au Danemark dans le Parlement et les bureaux de la première ministre, Le Bureau des légendes à la DGSE34. Le choix d’une arène singulière participe pleinement au concept original d’une série, il s’agit à chaque fois de présenter de nouveaux mondes au public : une agence artistique d’acteurs dans Dix pour cent, le cabinet d’un psychanalyste dans la France post-attentat dans En thérapie, le Gepan (Groupe d'études des phénomènes aérospatiaux non identifiés) sous la responsabilité du CNES à la fin des années 1970 dans OVNI(s) si on s’en tient à quelques séries françaises de ces dernières années. Pour proposer des arènes cohérentes et complexes, les créateurs de série se documentent abondamment. L’historien Jean-Pierre Azéma, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, est ainsi recruté comme conseiller historique sur la série Un village français35. La série The Wire36 est emblématique de cette documentation fouillée qui accompagne – dans ce cas précis précède – le travail de fictionnalisation. Avant de créer The Wire, David Simon, qui est au départ journaliste, a écrit deux livres d’enquête sur le milieu de la drogue à Baltimore : Baltimore en 199137 et The Corner : Enquête sur un marché de la drogue à ciel ouvert en 199738. Le premier est le fruit d’une année passée en immersion dans la brigade criminelle de la police de Baltimore, le second résulte de trois années passées avec les habitants des rues Lafayette et Monroe à Baltimore.

25Ce travail de documentation est également présent dans les longs romans. Leurs auteurs recouraient à des ouvrages historiques, ceux des historiens antiques le plus souvent, qu’ils mentionnaient dans les textes préfaciels, ce qui fait qu’on peut de nos jours disserter dans une communication universitaire de la façon dont La Calprenède reprend ou adapte dans Cassandre des passages de Plutarque, de Justin et de Quinte-Curce, on peut travailler sur la façon dont la fiction comble habilement des lacunes des sources historiques convoquées par les auteurs, ou encore sur la façon dont tel auteur joue avec une source fameuse: la représentation dans l’incipit d’Artamène de Cyrus en proie aux tourments amoureux aux abords de la ville de Sinope qu’il s’apprête à investir a dû troubler les nombreux lecteurs de la Cyropédie. Ces romans informent abondamment sur la période dans laquelle se déroule l’intrigue, l’antiquité le plus souvent dont la connaissance fait partie de la culture générale du temps39.

Conclusion

26Nous venons d’envisager quelques ingrédients de la recette du succès des longs romans. Ces ingrédients ont permis qu’ils acquièrent une légitimité culturelle, sans pour autant renoncer à satisfaire un public large (pour autant que le public de l’époque puisse être large). D’un côté, en rompant avec les fictions longues précédentes, les romans de chevalerie, pour s’inscrire dans la filiation de l’épopée.  Mais de l’autre, et à bas bruit, en n’ayant pas renoncé aux recettes des romans de chevalerie. Ainsi ont été créées des fictions dans lesquelles on est pris « comme à de la glue » pour reprendre l’image de madame de Sévigné quand elle parle de sa lecture de Cléopâtre (lettre du 12 juillet 1671), glu qui aussi est celle de l’empathie pour des personnages dont les histoires révèlent les souffrances et les faiblesses. Les spectateurs d’aujourd’hui, comme les lecteurs d’hier, sont eux aussi pris « comme à de la glu » dans les séries ; certaines pratiques de visionnage, comme le binge watching témoignent d’un engluement encore plus grand, que des plateformes, comme Netflix, ont intégré à leurs modalités de diffusion en proposant de livrer leurs séries par saison entière, et non plus par épisode. Le succès des séries ne faiblit pas et la demande est toujours plus importante. Le directeur de la chaîne FX, John Landgraf avait utilisé l’expression de « Peak TV » en 2015 pour décrire l’abondance de l’offre dont il prédisait un déclin. Pourtant, le nombre de séries ne cesse d’augmenter : le nombre de séries diffusées aux États-Unis serait ainsi passer de 216 à 529 entre 2010 et 2021, et cela sans compter les productions seulement diffusées à l’international40. Le déclin ne semble donc pas être pour maintenant… Pour revenir aux longs romans, même s’ils n’ont cessé d’être critiqués par les pourfendeurs de fiction, ils sont ceux qui au XVIIe siècle ont joui de la plus grande estime, et encore au siècle suivant. Cette reconnaissance des longs romans, même par ceux qui leur préfèrent les nouvelles (Segrais, Donneau de Visé, l’abbé Jacquin…), leur a valu d’être pris en considération dans le traité de Pierre-Daniel Huet, et à l’époque, avoir intéressé un érudit comme Huet valait la plus haute distinction aux Golden Globes de nos jours.