Les stéréotypes compositionnels du répertoire à machines, de La Grande Journée des Machines à la reprise d’Andromède (1648-1682)
1Historiquement, nous pouvons situer la naissance du répertoire à machines moderne en France dans les années 1640, précisément par l’importation de savoirs mécaniques venus d’Italie. L’arrivée à la cour de Giacomo Torelli1 et la représentation dans la salle du Petit-Bourbon de La Finta Pazza (1645) constituent un moment d’évolution majeure sur le plan scénographique2. Techniquement, la machinerie permettait la réalisation de prouesses jusqu’alors inédites sur la scène d’un théâtre français, notamment par l’installation d’un dessus de scène capable d’effectuer des vols à l’aide de contrepoids savamment répartis dans les combles de la charpente. Cette science de la mécanique théâtrale, plébiscitée par le public3, renouvelait l’ancienne scénographie médiévale et compartimentée4 illustrée par le Mémoire de Mahelot5. Les innovations de Torelli permettaient de changer promptement les décors par le coulissement de châssis latéraux. Les châssis, disposés latéralement, agençaient le perspectivisme de la décoration fermée, au fond de la scène, par une toile peinte en trompe-l’œil suspendue depuis les cintres. Surtout, les machines firent le triomphe de l’ingénieur par leurs mouvements plus ou moins sophistiqués – Deus ex machina, vol latéral… – qui demandaient de répartir ingénieusement les forces mouvantes d’après un système de contrepoids élaboré. Torelli révolutionna, de facto, la scénographie française ; cette science de l’ingénierie théâtrale perdurant tout au long du xviiie siècle européen comme en témoigne la construction du théâtre suédois du château de Drottningholm inauguré en 17666.
2Le théâtre du Marais, qui engagea des travaux de mécanisation durant l’année 16477, c’est-à-dire peu de temps après l’arrivée de Torelli, décida de se lancer dans la production d’un répertoire à machines dont le succès semblait prometteur. Ce théâtre modernisé, qui vit jadis la naissance du Cid, fut inauguré en grande pompe par la représentation de La Grande Journée des Machines (1648), la troupe se contentant de réadapter une ancienne pièce de François Chapoton : La descente d’Orphée aux enfers8. Un Dessin du poème et des superbes machines du mariage d’Orphée et d’Eurydice fut édité par René Baudry9. Cette publication indépendante était complémentaire de la pièce10. La préface esquisse les recettes du succès et les stéréotypes compositionnels nécessaires à la réussite de ce répertoire théâtral :
Puisqu’il faut que ceux qui représentent les personnages des héros en fassent quelquefois les actions, il est juste que ceux qui font la comédie pour la satisfaction du public, et reçoivent des grâces de ceux qui les visitent, donnent par un ressentiment généreux à la curiosité des absents et des personnes qui ne peuvent jouir de cet agréable divertissement : un fidèle récit des merveilles que la scène française fera paraître dans le mois de décembre, afin que s’ils ne peuvent assister à ces fameux spectacles, ils puissent au moins en voir sur le papier la superbe peinture, et connaître jusqu’à quels grands efforts l’esprit humain peut aller en la composition des machines les plus belles et les plus extraordinaires que l’artifice des siècles présents et passés puissent inventer.
Et comme il est nécessaire que toutes les parties soient parfaites en la composition d’un tout miraculeux, un sujet tout héroïque servira d’âme à ces magnifiques décorations. Et le funeste mariage d’Orphée et d’Eurydice, étant représenté par les comédiens du Marais, fera voir sur leur théâtre presque en un même instant, des dieux du Ciel descendre sur la Terre. Des divinités voler dans la vague des Airs. Le Soleil rouler sur son Zodiaque. Les Furies errer dans leurs cavernes. Des Dryades dans les bois. Des Bacchantes métamorphosées en arbres. Des serpents ramper. Des animaux marcher. La Terre s’ouvrir. L’Enfer paraître. Et l’agréable diversité des forêts, des plaines, des déserts, des rochers, des montagnes et des fleuves disputer avec la nature, pour tromper agréablement la vue des spectateurs, et les ravir par les charmes à un artifice inimitable.11
3D’emblée, la rhétorique descriptive esquisse le projet de montrer la « superbe peinture » du spectacle, suscitant chez le lecteur l’envie de devenir spectateur. Elle propose, pour reprendre avec anachronisme le concept de Musset, un « spectacle dans un fauteuil » pour les lecteurs qui ne « peuvent assister à ces fameux spectacles ». Mais le Dessein, par son ekphrasis scénographique, distille un sentiment d’incomplétude et synthétise, en peu de mots, les stéréotypes compositionnels de ce répertoire théâtral moderne, son succès ne reposant plus essentiellement sur le texte mais sur le spectacle qui se présente comme une célébration des sens. Cette ambition est explicite lorsqu’il évoque dans les derniers mots de la préface qu’il faut « tromper agréablement la vue des spectateurs, et les ravir par les charmes à un artifice inimitable. » Le succès d’une pièce à machines ne dépendait plus seulement d’éléments aussi évidents que l’écriture dramaturgique ou le jeu des comédiens mais, par son exigence visuelle, de la qualité décorative et technique ; d’où la célébration du machiniste officiel de la troupe du Marais, Denis Buffequin12, à la fin du Dessein :
(…) Et comme cette décoration est le dernier changement qui finit la pièce, c’est aussi celle qui doit rappeler toutes les autres en la mémoire, afin de louer dignement le sieur Buffequin, qui seul étant l’auteur de ce grand travail, a donné des nouveautés au public qui ne se peuvent payer, ni bien concevoir par le simple récit que l’on en peut faire.
4En ayant conquis le statut d’artiste avec la représentation de La Finta Pazza13, Torelli inaugurait le début d’un répertoire à machines moderne qui connut un important succès sous le règne de Louis XIV, la réussite d’une pièce à machines reposant en partie, comme le rappelle la préface, sur le génie du machiniste. Il convient désormais d’examiner plus précisément en quoi cette réussite reposait sur une étroite collaboration entre le poète et le machiniste.
Tensions théoriques et pratiques : les stéréotypes compositionnels du répertoire à machines
Le poète reste-t-il le maître du spectacle ? L’approche cornélienne et ses limites théoriques
5Le répertoire à machines puisant majoritairement ses sujets dans le merveilleux mythologique14, le poète avait comme devoir d’adapter la fable. Corneille rappelle ce travail de réécriture lorsqu’il évoque l’élaboration d’Andromède commandée par Mazarin15 – il fut obligé de collaborer avec Torelli – et représentée pour la première fois sur le théâtre du Petit-Bourbon au début de l’année 1650 :
Toute la Métamorphose d’Ovide est manifestement d’invention ; on peut en tirer des sujets de tragédie, mais non pas inventer sur ce modèle, si ce n’est des épisodes de même trempe : la raison en est que, bien que nous ne devions rien inventer que de vraisemblable et que ces sujets fabuleux, comme Andromède et Phaéton, ne le soient point du tout, inventer des épisodes, ce n’est pas tant inventer qu’ajouter à ce qui est déjà inventé ; et ces épisodes trouvent une espèce de vraisemblance dans leur rapport avec l’action principale ; en sorte qu’on peut dire que, supposé que cela se soit pu faire, il s’est pu faire comme le poète le décrit.16
6Dans ce travail de réécriture, Corneille demande de respecter la « vraisemblance » qui reposerait sur l’obligation d’ajouter des épisodes « à ce qui est déjà inventé ». Le poète doit retravailler la source livresque de la fable – par exemple le mythe d’Andromède et Persée d’après les Métamorphoses d’Ovide – pour que cette transformation ne devienne pas invraisemblable aux yeux du public ; de surcroît lorsqu’il faut considérer les nombreuses contraintes financières, scénographiques et techniques du répertoire à machines. Comme le rappelle Catherine Kintzler, le « vraisemblable » a pour finalité chez Corneille de conquérir « la créance du spectateur », l’adaptation vraisemblable de la fable permettant au « spectateur de croire ce qu’il voit sur la scène »17. Cet argument poétique – de facto anthropologique puisqu’il s’agit de s’adapter à l’imaginaire d’un public sociologiquement déterminé et appréhendé par le poète – amène Corneille à séparer le répertoire à machines – représentant une action issue du merveilleux mythologique – d’une pièce puisant sa source dans l’Histoire comme Cinna ou Nicomède. En effet, un tel sujet ne supporterait pas les artifices de la scène mythologique comme un char volant, encore moins s’achever par un Deus ex machina, ce que permet en revanche, et vraisemblablement, le sujet d’Andromède :
De tels épisodes toutefois ne seraient pas propres à un sujet historique ou de pure invention, parce qu’ils manqueraient de rapport avec l’action principale, et seraient moins vraisemblables qu’elles. Les apparitions de Vénus et d’Éole ont eu bonne grâce dans Andromède ; mais si j’avais fait descendre Jupiter pour réconcilier Nicomède avec son père, ou Mercure pour révéler à Auguste la conspiration de Cinna, j’aurais fait révolter tout mon auditoire, et cette merveille aurait détruit toute la croyance que le reste de l’action aurait obtenue. Ces dénouements par des dieux de machine sont fort fréquents chez les Grecs, dans des tragédies qui paraissent historiques, et qui sont vraisemblables à cela près : aussi Aristote ne les condamne pas tout à fait, et se contente de leur préférer ceux qui viennent du sujet.18
7Inspiré par la Poétique dont il partage la méfiance quant à l’utilisation de la machinerie théâtrale, Corneille préfère comme Aristote les pièces dont l’action naît et se résout à l’intérieur même du drame, et non extérieurement comme le permet le Deus ex machina19. La tragédie Œdipe Roi, largement plébiscitée dans la Poétique, n’utilisait pas de merveilleux mythologique comme pouvaient le faire certaines tragédies d’Euripide telles que Médée, Ion ou encore Iphigénie en Tauride.
8Pourtant, cette poétique cornélienne pose un certain nombre de problèmes parmi lesquels la suprématie du poète sur la composition du spectacle. Certes, pour l’écriture de Rodogune ou de Suréna, Corneille ne dépendait d’aucune contrainte technique à la différence d’Andromède. Or, quand Mazarin lui demanda d’écrire cette tragédie à machines, nous savons qu’il dut collaborer avec le machiniste Torelli qui avait un pouvoir non négligeable – égal sinon supérieur à celui du poète – sur la conduite générale du spectacle. Il était d’ailleurs davantage rémunéré, Torelli ayant reçu d’après Dubuisson-Aubenay une avance comprise entre 13 000 et 14 000 livres alors que Corneille avait reçu 2400 livres20. Les stéréotypes compositionnels de ce répertoire obligeaient Corneille à respecter des contraintes autant dramaturgiques – inventer, théoriquement, des décors stéréotypés conçus d’après la vraisemblance de la fable, imaginer sur le papier des machines et des mouvements que l’ingénieur pourrait réaliser – que techniques, Torelli ne pouvant pas exaucer tous les caprices du poète. Loin d’être totalement libre dans son écriture, Corneille devait collaborer avec le machiniste – s’il n’était pas directement conseillé par Torelli – pour pouvoir intégrer dans son poème tel procédé technique potentiellement réalisable ou non par la machinerie du Petit-Bourbon. En réalité, Corneille dédaigna l’écriture de cette tragédie à machines qui ne lui permettait pas une entière liberté d’inventio tant les contraintes – dramaturgiques, scénographiques, techniques, économiques – étaient fortes. L’immense succès d’Andromède malmena encore plus son orgueil, intimement offensé, car la « vedette » du spectacle fut véritablement Torelli21. Cependant, il fut obligé de reconnaître – non sans intérêt personnel pour se garantir du soutien de Mazarin, commanditaire du spectacle et protecteur de Torelli – l’immense talent du machiniste, ne manquant pas dans cet aveu de s’octroyer quelques mérites à défaut de les avoir conçus techniquement :
Il n’en va pas de même des machines, qui ne sont pas dans cette tragédie comme des agréments détachés, elles en font le nœud et le dénouement, et y sont si nécessaires que vous n’en sauriez retrancher aucune, que vous ne fassiez tomber tout l’édifice. J’ai été assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce poème, mais aussi faut-il que j’avoue que le sieur Torelli s’est surmonté lui-même à en exécuter les desseins, et qu’il a eu des inventions admirables pour les faire agir à propos, de sorte que s’il m’est dû quelque gloire pour avoir introduit cette Vénus dans le premier acte, qui fait le nœud de cette tragédie par l’oracle ingénieux qu’elle prononce, il lui en est dû bien davantage pour l’avoir fait venir de si loin et de descendre au milieu de l’air dans cette magnifique étoile, avec tant d’art et de pompe, qu’elle remplit tout le monde d’étonnement et d’admiration.22
9Cette in/gratitude de Corneille à l’égard des machinistes est encore plus manifeste avec l’écriture de La Toison d’or, l’un des plus grands succès du répertoire à machines sous le règne de Louis XIV23. En ne mentionnant jamais le nom du machiniste dans ses écrits, le marquis de Sourdéac, notamment dans l’Examen de la pièce, Corneille illustre la tension – avec une certaine mauvaise foi – entre son idéal poétique et la pratique d’écriture. Vaniteux, le poète ne supportait pas de partager la beauté de ses vers avec l’art du machiniste ; plus exactement que son art « libéral » soit potentiellement minoré par les prouesses de l’ingénieur tenant d’un savoir « mécanique » traditionnellement dédaigné24. Dans sa poétique, Corneille hiérarchise la suprématie de la création libérale sur la pratique de la scène. La collaboration houleuse entre Sourdéac et Corneille entraîna la haine de ce dernier pour La Toison d’or, allant jusqu’à souhaiter sa chute dans une lettre écrite le 25 avril 1662 alors que le spectacle connaissait un immense succès au théâtre du Marais25. En d’autres termes, bien que les Discours soient d’une indéniable qualité sur le plan théorique, Corneille ne rend pas – ou peu – vraiment compte de la collaboration si complexe entre l’ingénieur et le poète indispensable à l’écriture d’un répertoire à machines.
Écrire pour la scène. L’approche pratique de Donneau de Visé
10Si Corneille fut contrarié par l’écriture de pièces à machines, d’autres n’eurent pas ce déplaisir ; encore moins de dédain théorique et pratique. Jean Donneau de Visé est celui qui, parmi les nombreux poètes de ce répertoire, eut un réel enthousiasme à écrire des pièces à machines. Il collabora avec les plus importants machinistes du siècle de Louis XIV parmi lesquels Buffequin26, Beaulieu27, Sourdéac28 et Dufort29. Donneau de Visé avait conscience de l’exigence de ce répertoire qui demandait une étroite collaboration entre l’ingénieur et le poète. Ce talent, qu’il avait acquis au fil des années, lui permettait de synthétiser en peu de mots, dans la préface des Amours du Soleil, trois critères établissant les recettes du succès d’une pièce à machines : « Les machines sont considérables par trois choses : par leur grandeur, par la surprise des spectacles qu’elles produisent, et par l’invention […]. »30 Des Amours de Vénus et d’Adonis (1670) à La Pierre philosophale (1681), Donneau de Visé a fait l’expérience d’une pratique d’écriture contrainte par les secrets de la machinerie théâtrale. Il témoigne lui-même avoir écrit Circé (1675) avec Thomas Corneille d’après les mouvements inventés par Sourdéac, la machinerie ayant été conçue pour accueillir le premier opéra de langue française sur un théâtre nouvellement construit avec la pastorale en musique Pomone (1671). Cette étroite collaboration entre Donneau de Visé, Thomas Corneille et Sourdéac participa au succès rencontré par cette nouvelle tragédie à machines. Dans le Mercure Galant de janvier 1710, il rappelle la création de cette pièce avec son ami Thomas Corneille :
Nous avons fait encore ensemble la superbe pièce de machines de Circé, de laquelle je n’ai fait que les divertissements. Les comédiens avaient traité du théâtre des Opéra de feu le marquis de Sourdéac ; et comme tous les mouvements des opéras y étaient restés, je crus qu’en se servant des mêmes mouvements qui avaient servi aux machines de ces opéras, on pourrait faire une pièce qui serait récitée, et non pas chantée, et nous cherchâmes un sujet favorable à mettre ces machines dans leur jour.31
11L’écriture de Circé fut donc conçue à partir de la machinerie préexistante. Samuel Chappuzeau confirme, à la même époque où s’élabore le spectacle, les contraintes et les possibilités spécifiques offertes par la machinerie de Sourdéac, également le coût considérable pour produire ce répertoire qui obligeait les comédiens à doubler le prix des entrées :
Pour ce qui est des frais dans les pièces de machines qui ne se peuvent jouer qu’à l’Hôtel de la troupe du roi rue Mazarine, parce que le théâtre est large et profond, il n’y a rien de réglé ; mais on se peut aisément imaginer qu’ils sont grands, et c’est ce qui oblige les comédiens de prendre le double, parce qu’il y a pour eux le double de dépense, et le double de plaisir pour l’auditeur.32
12En définitive, Donneau de Visé ne faisait qu’exaucer le souhait jadis formulé par La Mesnardière qui, dans sa Poétique (1639) publiée quelques années avant l’arrivée de Torelli, stipulait aux poètes de comprendre l’appareil théâtral afin de garantir le succès du spectacle :
D’abord il faut donc apprendre à nos poètes dramatiques, que cet appareil de la scène dont la plupart de ces messieurs laissent tout le soin à l’acteur, est une partie de leur art, et qu’il n’est pas moins nécessaire aux écrivains de théâtre d’en savoir la disposition, qu’il est besoin au capitaine qui se veut rendre parfait, de savoir exactement le métier des ingénieurs, que César pratiquait lui-même, la fonction des simples soldats, et de tous les officiers qui servent dans les armées.33
Les recettes du succès. De la critique théâtrale aux stratégies publicitaires
De l’éloge poético-politique au témoignage contemporain
13Par les différents témoignages conservés, nous pouvons déterminer les différents critères qui président à la réussite – ou à l’échec… ! – du répertoire à machines. Ce pluralisme critique nous permet de saisir la potentielle réussite du spectacle, de l’éloge officiel à la critique théâtrale la plus acerbe. Vincent Voiture, qui fut un proche de Richelieu, écrivit un sonnet quelques mois avant sa mort – survenue le 26 mai 1648 – pour célébrer les somptueux spectacles machinés par Torelli. Ce sonnet adressé au cardinal Mazarin vante les qualités du premier opéra de langue italienne représenté sur une scène de théâtre en France, l’Orfeo de Luigi Rossi34. Il fut joué pour la première fois au théâtre du Palais-Royal le 2 mars 1647 :
Sonnet au même
Sur la comédie des machines.
Quelle docte Circé, quelle nouvelle Armide
Fait paraître à nos yeux ces miracles divers ?
Et depuis quand les corps par le vague des airs
Savent-ils s’élever d’un mouvement rapide ?
Où l’on voyait l’azur de la campagne humide,
Naissent des fleurs sans nombre, et des ombrages verts,
Des globes étoilés les palais sont ouverts,
Et les gouffres profonds de l’empire liquide.
Dedans un même temps nous voyons mille lieux,
Des ports, des ponts, des tours, des jardins spacieux,
Et dans un même lieu, cent scènes différentes.
Quels honneurs te sont dûs, grand et divin Prélat,
Qui fait que désormais tant de faces changeantes
Sont dessus le théâtre, et non pas dans l’État !35
14L’éloge s’inscrit dans un contexte particulier, aux prémices des épisodes de la Fronde. Le cardinal est esquissé tel un machiniste tenant sa politique intérieure, manœuvrant les « dessus » de son « théâtre » comme Torelli. Par les contrepoids invisibles permettant d’actionner les « faces changeantes » de « l’État » en pleine minorité du jeune Louis XIV, Mazarin est esquissé comme un politique ingénieux. Le sonnet illustre un double plaisir qui reposerait esthétiquement sur la variété des artifices et qui symboliserait, politiquement, la richesse et la stabilité du royaume de France : belle illusion quelques mois avant le déclenchement des hostilités frondeuses et les futures mazarinades36 qui retourneront ce lexique élogieux pour disqualifier Mazarin, allant jusqu’à se moquer de son machiniste et protégé Torelli.37 Pourtant, malgré le succès de ses machines, l’Orfeo de Luigi Rossi fut un échec, Olivier Le Fèvre d’Ormesson le jugeant profondément ennuyeux38. La langue italienne était incompréhensible pour la majorité des spectateurs. La dimension visuelle devint, avec la musique, les seuls critères de réussite du spectacle.
15Mais la musique, dans le répertoire à machines, à la différence de l’opéra, était souvent marginalisée, considérée comme un ornement. Par exemple, lors de la pompeuse reprise d’Andromède par la troupe de la Comédie-Française commencée le 19 juillet 1682, la Gazette d’Amsterdam écrivit l’essentiel de son compte rendu sur la nouvelle mise en scène supervisée par le machiniste Dufort – notamment le petit cheval vivant et suspendu depuis les cintres !39 – plutôt que sur la nouvelle musique composée par Marc-Antoine Charpentier :
Les comédiens du roi représentent en leur Hôtel de Guénégaud une pièce de théâtre intitulée Andromède de Mr Corneille l’aîné. Cette pièce a l’approbation de tout Paris et l’on peut dire que les comédiens n’ont rien épargné pour la faire voir dans toute sa pompe et tout son éclat, tant par les superbes décorations que par la quantité de machines surprenantes dont le machiniste a embelli cet ouvrage. Quoique cette pièce ait été représentée il y a 30 ans, elle ne laisse pas de paraître toute nouvelle, et il y a longtemps que Paris n’a joui d’un si beau spectacle. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est la machine surprenante d’un cheval vivant que l’on voit voler en l’air avec une attitude si agréable que l’on est contraint d’avouer que jamais machiniste n’a inventé rien de plus singulier.40
16La réussite de ce répertoire dépendant des hasards de la représentation, il arrivait momentanément que certains accidents gâchent la « vraisemblance du merveilleux ». Mais ces petits aléas n’étaient pas sans déclencher les rires du public qui pouvait y trouver un réel plaisir. Prenons l’exemple d’un vol raté de Persée lors d’une représentation d’Andromède – il s’agissait de la reprise du spectacle par Buffequin au théâtre du Marais – mentionnée par Christian Huygens dans une lettre du 1er décembre 1660. Paradoxalement, un « raté » n’entravait pas nécessairement son « succès » :
Il y a deux jours qu’on représenta l’Andromède de Corneille et il se trouva que le Pégase sur lequel était monté Pesseurs, n’ayant pas été assez bien attaché par devant, ou bien le cavalier se démenant trop dessus, ses deux pieds de devant se détachèrent et il versa son héros tout net et le fit mettre pied à terre (ou cul, plutôt) plus vite qu’il n’avait envie, tombant d’assez haut pour se pouvoir faire du mal. Il se releva pourtant de sa chute et se résolut de combattre à pied son monstre marin, ce qu’il fit avec bon succès.41
La stratégie publicitaire des sujets et desseins. Les talents du peintre et du machiniste dans Les Amours du Soleil (1671)
17Enfin, pour saisir l’éventuel succès du répertoire à machines, il convient de revenir sur les stratégies publicitaires déployées dans les desseins et autres sujets. Ce lexique médiatique, certes anachronique, est toutefois pertinent comme le prouvent les nombreux travaux de Christophe Schuwey42. Cette entreprise de communication43 se donnait comme objectif de vanter les prouesses visuelles du spectacle afin d’attirer le public. Cette ekphrasis publicitaire demandait le maniement d’une rhétorique scénographique spécifique44, Furetière rappelant dans sa première définition de « dessein » qu’il s’agit d’un « projet, entreprise, intention » ; la seconde définition insistant sur « la pensée qu’on a dans l’imagination de l’ordre, de la distribution et de la construction d’un tableau, d’un poème, d’un livre, d’un bâtiment. »45 Le succès d’un dessein ou d’un sujet reposait sur une description plus ou moins précise des décors et des machines. Prenons comme exemple la description du quatrième acte des Amours du Soleil de Donneau de Visé, une tragédie représentée pour la première fois au théâtre du Marais le 6 février 1671 :
La décoration représente l’Antre du Sommeil. Elle est remplie d’un nombre infini de songes, sous diverses figures ; et l’on ne se peut rien imaginer qu’on n’y trouve. On y voit des ports de mer, des bacchantes, des géants, des nains, des vieillards, des ruines, des vases, et duvettes d’or et d’argent, des batailles, des oiseaux, des plantes, des fleurs, des incendies, des personnes, qui dorment et qui rêvent. On y voit aussi des villes, des sacrificateurs, des lions, des tigres, des paons, et généralement tout ce que l’on peut imaginer, puisqu’ils représentent les songes, et qu’il n’y a rien qu’on ne puisse songer. Ce surprenant théâtre est d’un des plus habiles hommes de France ; et qui a la main la plus hardie pour la détrempe. L’on n’en doutera pas quand on saura qu’il est de celle de M. Prat et qu’il s’est surpassé lui-même. Ce théâtre doit exciter beaucoup de curiosité ; et une journée entière ne peut suffire pour le bien considérer. On peut dire qu’il renferme seul plus de trente, puisqu’un arbre où une colonne, où une statue ont jusqu’ici, faits seuls une décoration. Je dis seuls parce qu’étant redoublés c’est toujours la même chose. Mais il n’en est pas de même de celui-ci ; puisque l’on voit quelque chose de nouveau dans chaque châssis.46
18Les informations, nombreuses, participent à construire une ekphrasis qui « donne à voir » partiellement – avec l’envie de le découvrir au Marais – le décor du quatrième acte. Or, cette stratégie utilisée pour attirer le public repose également sur un aspect peu étudié dans l’histoire des spectacles sous le règne de Louis XIV : le travail et la célébrité des peintres décorateurs. En effet, le Sujet mentionne le travail de Pierre Prat. Il participa notamment à la réalisation des décors du Festin de Pierre (1665)47 de Molière ou encore, quelques années plus tard, à la réalisation des décors d’une pièce perdue représentée sur le théâtre Guénégaud : Panurge (1674)48. La description nous renseigne sur la technique utilisée : la détrempe49. Ainsi, la carrière de ce peintre méconnu de nos jours ne doit pas masquer la célébrité qu’il rencontra de son vivant, en l’occurrence à l’époque où la troupe du Marais l’engageait pour réaliser une partie des décorations des Amours du Soleil. La mention de son nom – un phénomène rare dans les « sujets » et autres « desseins » – témoigne d’une stratégie de communication, la présence de Prat et le fait qu’il se soit « surpassé lui-même » illustrant par sa réputation la qualité décorative du spectacle, d’autant plus que les châssis du quatrième acte furent tous peints différemment et non « redoublés » comme l’explicite le Sujet. Enfin l’éloge du machiniste Beaulieu, qui venait de remplacer promptement Buffequin, devait motiver le public à se rendre au théâtre du Marais. La description précises de certains artifices devait susciter le désir des spectateurs comme la surprenante destruction du char acte III :
Jupiter paraît dans le ciel ; et après avoir découvert que c’est la Discorde qui parle, sous la forme de Junon, il lance la foudre. Le char se brise en morceaux qui se séparent, et paraissent enflammés, au milieu de l’air. Ils se perdent de plusieurs côtés ; et la Discorde tombe dans une des ailes du théâtre. Il ne s’est jamais rien fait de si hardi, ni de si surprenant que cette machine ; et le même char qui paraissait tout brillant, tant il est enrichi, paraît en un clin d’œil tout en feu et en pièces sans que le spectateur puisse découvrir comment se font des choses si extraordinaires. Si cette machine donne beaucoup de gloire au machiniste, celui qui est dedans le char et dont dépend une partie de l’exécution n’en a pas moins, et si l’auteur osait, il dirait que son invention doit être comptée pour quelque chose.50
Conclusion. Les stéréotypes du succès ou succès stéréotypés ?
19Pour conclure, cette étude nous aura permis d’esquisser quelques stéréotypes pour saisir les recettes du succès du répertoire à machines, de La Grande Journée des Machines (1648) représentée au Marais à la reprise d’Andromède par la Comédie-Française en 1682. Loin de se fier à la poétique cornélienne qui ne prend pas en compte, voire dédaigne, les réalités pratiques – par conséquent dramaturgiques – de la scène, il convenait selon nous de rappeler le travail de collaboration entre l’ingénieur et le poète, ce dont un auteur comme Donneau de Visé a su rendre compte à travers sa production dramatique et critique. Enfin, cette collaboration demanderait de s’interroger davantage sur les stéréotypes d’écriture dont le risque fut la production d’un répertoire répétitif, d’où son essoufflement au début des années 1690 et son déclin progressif à partir des années 170051. Surtout, l’étiolement de ce répertoire résulte d’une mode passée pour les machines de théâtre et dont le goût, partiellement suranné, n’était plus à la mode. Au milieu du xviiie siècle, les Frères Parfaict admettaient l’impossibilité de représenter La Toison d’or, au demeurant trop coûteuse et dont le succès n’était plus assuré :
Imitons M. de Fontenelle, et n’entrons pas plus avant dans l’examen de cette tragédie, où le poète semble avoir négligé les agréments qui dépendaient de lui, pour chercher les moyens de donner occasion au machiniste d’exposer ses talents dans tout leur jour ; indépendamment des machines, que le sujet dont il avait fait choix, demande naturellement ; on voit assez que les épisodes qu’il y a joint, ne sont que pour en amener encore. Au reste, pour bien exécuter cette tragédie, il faut une dépense considérable : c’est la raison qui fait qu’elle n’a point paru au théâtre depuis longtemps. Les comédiens n’étant plus guère en usage d’y remettre les pièces de ce genre.52