« Un bruissement parcouru de silences » - Les Envolés d’Etienne Kern
Cette communication a été faite dans le cadre du programme Lectures sur le fil, le vendredi 17 février 2023 à la bibliothèque de l’UFR de langue française de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. En ligne : https://youtu.be/jK87WTHOKjU. Étienne Kern, Les Envolés, Gallimard, 2021, prix Goncourt du premier roman 2022.
1Ce livre nous raconte l’histoire de l’inventeur autrichien Franz Reichelt1, qui s’est écrasé en 1912 depuis le premier étage de la tour Eiffel, lors de l’essai de son parachute.
2C’est l’auteur qui m’a fourni le « fil » de cette lecture : « Il m’a semblé que le livre, s’il devait exister, ne pouvait être qu’un bruissement parcouru de silences. Plein de blancs et de fantômes ». (p. 143)
3On reconnaît l’hommage à Barthes dans ce « bruissement » – mais je retiendrai surtout l’idée d’un texte « parcouru de silences », troué de blancs, pour un style sobre, tout en retenue.
4Le titre est déjà programmatique d’une certaine légèreté, malgré la gravité du sujet : légèreté phonétique d’abord, car il insuffle une apesanteur, avec l’allitération des deux liquides [l] enrichie d’une assonance en [e], cette légèreté s’accompagnant de la plénitude de la rime entre les syllabes initiale et finale : [lezãvole].
5Comme signifié, ce titre propose une expression allusive et paradoxale : l’envol connote l’élan, la vie, mais ici, il est indissociable de la chute. (Le verbe s’envoler est rare dans l’œuvre2 ; quant au déverbal envol, on le rencontre dans une phrase négative : « Il ne rêve pas de grandeur, d’envol, de gloire. […] Il veut faire le bien » (p. 83)
6L’œuvre est de fait emplie de chutes, concrètes ou symboliques, telle l’exaltation de l’inventeur décrite de façon paradoxale en termes de chute :
C’est une chute lente, acceptée, exaltée. Franz est appelé par des voix qu’il est le seul à entendre. Il porte son rêve comme une blessure au flanc. Il est ivre.
Il est heureux. (p. 116)
7Les « envolés » sont précisément ceux qui n’ont pu s’envoler ; et la forme résultative du participe suggère effectivement la mort.
8Enfin, le pluriel est énigmatique, et reste à élucider : pourquoi ce pluriel pour dire l’histoire d’un inventeur ? D’abord, ils sont deux inventeurs, initialement tailleurs pour dames, dans le livre : Franz Reichelt, et l’aviateur Antonio Fernandez, dont l’auteur fait son ami3, qui meurt à bord de son biplan. D’autre part, Etienne Kern nous décrit aussi, à travers eux, un élan collectif, celui d’une génération rêvant de vol : « ces damnés qui lançaient de gros jouets vers le ciel sans savoir qu’ils y creusaient leur tombe » (p. 29)
9Mais d’autres disparus, proches de l’auteur, sont évoqués qu’on va découvrir au fil du texte, d’abord par une allusion, à la fin de la deuxième partie, à la mort du grand-père, puis à celle de l’amie M., en troisième partie.
10Une légèreté, mais lourde de sens, c’est bien ce que signifie l’euphémisme du titre, qui se fait d’emblée l’indice d’une écriture allusive, laissant au récit sa part d’ombre.
11En effet, l’écriture des Envolés est aérée – voire aérienne, on y découvre un style héritier de l’écriture « blanche »4, une écriture aérée de toutes sortes de blancs et de silences signifiants : le séquençage du texte, la ponctuation blanche, le style coupé, elliptique, le laconisme, créent une poétique du discontinu et de l’implicite, qui permet de dire tout en taisant.
Poétique du discontinu : un texte aéré
Le séquençage
12Silences et blancs sont liés d’abord à une discontinuité structurelle, celle de la composition du livre. Elle est d’abord énonciative – chaque partie (il y en a cinq) faisant alterner régulièrement une narration à la personne 3, et le discours d’une voix auctoriale, adressé au personnage, en « tu ». J’appellerai séquences ces parties écrites en italiques, pour les opposer aux chapitres narratifs. (On compte le même nombre de séquences5 que de chapitres : dix-sept). Si l’exploitation de l’italique n’est pas nouvelle, on peut souligner la particularité de ce choix, qui propose un croisement paradoxal : tandis que le récit plus distancé à la personne 3 est le lieu où s’invente l’intimité du personnage, le discours adressé au tu s’écrit à partir des documents historiques : c’est d’abord un commentaire des photos et du film découvert sur internet (accessible d’ailleurs sur youtube), qui montre la chute de Franz Reichelt. Ce discours adressé crée une proximité qui réduit la distance historique, mais surtout, ce tu d’adresse fait naître un je qui nous introduit progressivement dans l’intimité de l’auteur : il prépare la résonance secrète de l’histoire de Frantz avec l’expérience de ce je – qui commence à s’exprimer dans la sixième séquence : « Tu étais tout ce qui m’obsède. Le souvenir des corps qui chutent » (p. 59) – allusion qui sera précisée lors de la neuvième séquence.
13Ce sont bien deux séquences en italiques qui ouvrent et referment le livre : cet encadrement suggère que l’enjeu du livre réside pour l’écrivain dans ce que l’histoire du personnage suscite en lui d’émotions, peu à peu dévoilées. Ainsi s’explique l’étrange proximité créée par le « tu ».
14La discontinuité à l’œuvre est créée également par un séquençage systématique, qui installe des silences à tous les paliers du texte. Le livre se compose de cinq parties, divisées en chapitres (quatre pour les trois premières parties, les parties IV et V sont plus courtes) ; les chapitres sont eux-mêmes divisés en sections de nombre variable, entre deux et cinq, isolées par un alinéa double et un astérisque. Enfin, chaque section multiplie les alinéas.
15Cette aération manifeste du texte sert la dramatisation. Ainsi, les blancs accentuent la retenue et la sobriété du style, lors de l’acmè du roman en fin de troisième partie, où se suivent et se répondent deux morts : celle de la petite Alice, fille de Louise, l’employée de Franz Reichelt – et celle de M., l’amie de l’auteur6. La phrase de clausule du chapitre, sur la mort d’Alice, est isolée en tant que phrase-paragraphe :
Alice mourut le dimanche d’après, sans s’être réveillée. (p. 110)
16Et la mort de M., qui suit immédiatement, est livrée en une séquence en italiques de trois lignes seulement, sur une seule page, entourée de blanc, qui vient clore la troisième partie.
17Autre forme de dramatisation, à la fin du livre, le chapitre qui narre l’instant crucial du saut de Franz Reichelt, au présent, se divise en six sections, dont deux s’ouvrent sur : « Il est sept heures trente », puis : « Il est huit heures dix », et scandent l’approche du saut mortel.
18J’aimerais alors m’attarder sur les débuts de chapitre qui créent le blanc en s’ouvrant in medias res, sur une référence allusive. On a affaire à un style dépouillé, mais dépouillé aussi de son référent. Partons de l’incipit du livre : « Tu as les yeux fermés, les bras ballants, la tête légèrement penchée. » La référence est d’abord brouillée par un court-circuitage référentiel, assimilant représentation et représenté : on ne sait pas immédiatement qu’il s’agit d’une photographie, on l’infère six lignes plus bas de la précision : « Dans l’angle supérieur droit, une série de diagonales dessine ce qui ressemble à des visages… », avec ce qu’on peut appeler cataphore associative, puisque le terme de photo n’est explicité qu’à la douzième ligne : « Et sur ce blanc, une autre tache noire, presque au centre de la photo, un peu à ta droite », énoncé qui du reste superpose le regard d’un observateur de la photo et une vision ordonnée du dedans, à partir du point de vue du personnage : « À ta droite », et non « à gauche » selon l’observateur – la photo reste bien la seule manière de pénétrer dans le monde du personnage historique.
19Il s’agit bien d’une plongée déictique, dont le présent superpose deux scènes, le présent de l’observateur, et celui que la photo raconte. De la photo figeant l’instant naît alors le mouvement d’une narration amorcée par l’aspect imminent : « Tu vas rouvrir les yeux, les lever vers le ciel […] et t’engager lentement dans l’escalier ». Mais la photo implique qu’on commence aussi par la fin de l’histoire ; incipit et explicit se répondent : dans les deux cas, le récit nous projette dans une verticalité réversible, avec l’ascension des marches, puis le saut dans l’abîme.
20On a ce même genre de plongée déictique dans le début de la quatrième séquence en italiques :
Cette photo-là date du matin même, le 4 février 1912. On voit clairement l’un des piliers de la Tour Eiffel, à ta droite. On y est. C’est pour tout à l’heure. […]
Tu y crois. Tu crois en cette chose, dans ton dos, qui dix, vingt, trente minutes plus tard, ne s’ouvrira pas. (p. 39)
21Le futur, cette fois, place bien le narrateur en surplomb, qui met en perspective la temporalité liée à un au-delà de l’image.
22Ce livre, plein de non-dits, commence pourtant par dire la mort du personnage, et livre d’emblée la fin du récit – c’est que l’intérêt de l’œuvre (en supposant un lecteur peu renseigné sur le sujet, comme je l’étais) ne réside pas dans l’issue, et surtout, que les silences ne sont pas ceux que l’on croit. Le non-dit est décalé, d’emblée, vers autre chose que le lecteur a à découvrir, et l’auteur à lui livrer, non sans se faire violence.
23Cette déliaison entre chapitres n’empêche pas de tisser une continuité, ou plutôt la discontinuité peut naître parfois d’une continuité éclatée, par exemple avec le début des cinquième et sixième séquences : « Il existe un film, aussi. » (p. 48) – dix pages plus loin, la sixième séquence s’ouvre ainsi : « Ce vieux film en noir et blanc, je l’ai découvert un soir d’hiver, sur internet. » (p. 58) Ce début in medias res sur un déictique vient aussi anaphoriser la séquence précédente, ce qui laisse supposer de la part de l’auteur le choix d’un éclatement délibéré7. De même, quoique séparée par un chapitre, la seizième séquence est la suite directe de la quinzième : « Quand j’ai repris mon errance dans Paris, étrangement apaisé, je me suis dirigé vers la Seine. » (p. 141) Cette séquence renoue avec l’errance décrite dans la précédente, elle fait passer d’un lieu à l’autre, de l’opéra Bastille à l’opéra Garnier – « étrange ironie », dit l’auteur, qui relie les quartiers de son amie M. et de Franz.
Présentatifs sur fond blanc
24Dans cette discontinuité, j’ai noté une prédilection pour l’ouverture de chapitres ou de sections par un présentatif, qui débute sur un implicite, sur un déjà là, un référent allusif, et qui créent un effet d’immersion.
25Le présentatif c’est peut inscrire simplement un cadre temporel ; il présuppose alors l’événement, contrairement à un circonstant de cadrage et un passé simple qui poseraient l’information. Plusieurs séquences en italiques ou certaines sections de chapitres débutent ainsi :
C’étaient les premiers jours d’avril 1910. (p. 54)
C’était un jour de 1977, dans la ville où j’ai grandi, en Alsace. (p. 79)
C’était en 2016, le dernier jour de novembre. (p. 130)
26Il s’agit d’un procédé flaubertien, on se rappelle l’incipit de ce chapitre de Madame Bovary : « Ce fut un dimanche de février, une après-midi qu’il neigeait. » (V, II)
27Ce présentatif d’ouverture apparait également avec une négation, suivie d’une correction :
Ce n’était pas vraiment de la neige, mais une poussière blanche qui flottait dans l’air du soir, plus légère et plus lente que la pluie. Appuyé à la rambarde, Franz commençait à avoir froid. (p. 107)
28L’une des sections débute par il y eut, autre présentatif : « Il y eut les derniers jours d’automne, puis l’hiver. » (p. 105)
29Enfin, le présentatif en ouverture apparaît dans une phrase clivée (II, II), manière de présupposer l’arrivée d’Emma à Paris, et non de la poser : « C’est Maurice, qui, le premier, entendit parler de l’arrivée d’Emma Fernandez. »
30Plus complexe, le présentatif introduit parfois une désignation allusive, il présuppose un référent dont la désignation va être retardée. En début de section, page 29, on lit :
Ce fut un éblouissement.
Du jour au lendemain, Antonio ne voulut plus entendre parler de couture (p. 29)
31Par cataphore, la phrase en c’est conceptualise tout ce qui suit ; la cause et le point de vue de l’éblouissement sont dévoilés ensuite : Antonio confectionne son aéroplane. L’annonce par cataphore rappelle la célèbre phrase de Flaubert, dans L’Éducation sentimentale : « Ce fut comme une apparition », qui inaugure la description de Marie Arnoux8.
32De fait, ce type de phrase crée par suspension un effet d’attente, jusqu’à l’élucidation du référent. L’introduction de la mystérieuse robe en est l’exemple le plus frappant :
C’était une merveille de taffetas gris, à la fois très sobre et très ouvragé. Le tissu, incroyablement léger, s’éclairait de lueurs roses à certaines heures du jour. Un liseré de dentelles soulignait la taille.
Rue Gaillon, on disait simplement : la Robe. (p. 23)
33« Le tissu » annonce par cataphore « la Robe » – mais la désignation finale se fait indirectement, par citation (« on disait : la Robe ») avec la majuscule qui en souligne l’importance. La référence reste bel et bien allusive, la véritable élucidation n’arrive que dans la partie suivante.
Les temps
34L’emploi subtil des temps, finement varié, signale ou accompagne ces blancs de l’écriture. Ainsi, dans la narration, l’imparfait, d’aspect non borné, décrivant le procès dans son déroulement interne, crée un blanc et un effet d’immersion dans la scène, notamment en ouverture de chapitre : « Il faisait chaud, déjà » (p. 68) ; ou bien au début de la section isolant la première rencontre avec Emma : « La journée s’achevait. » (p. 61)
35L’imparfait de perspective marque également l’ellipse temporelle : « Quelques semaines plus tard, le 22 août 1909, il exposait son appareil » (p. 30)
36Quant à la onzième section, qui s’ouvre sur : « J’avais une amie : M. » (p. 102), l’imparfait présuppose, sur fond de silence, qu’elle n’est plus.
37Les temps composés, par leur aspect accompli, présupposent un intervalle passé sous silence, par exemple ce passé composé lié à l’énonciation en « je » : « Quand j’ai regagné les quais de Seine, la nuit était complète. » (p. 143) ; mais ils peuvent impliquer un point de vue rétrospectif dans la narration, et une époque plus reculée : « Onze mois ont passé » ouvre ainsi la quatrième partie. Même chose avec l’aspect accompli du plus-que-parfait de second plan : « Une semaine avait passé. Franz se dirigeait vers le square. » (p. 62), en début de section, ou encore : « Franz avait renoncé » (p. 108)9.
38Le passé simple peut venir borner une ellipse temporelle, comme celle de la nuit d’amour avec Emma : « Franz se redressa […] tout avait vacillé. Ne restaient que la tiédeur d’une étreinte et l’évidence d’une présence. » (p. 88)
39Quant au présent, il n’est pas uniquement réservé aux séquences en italiques, c’est-à-dire à l’espace contemporain de l’écriture – quelques séquences narratives isolées sont écrites au présent de narration. Il sert alors l’analepse, avec ce retour aux seize ans de Franz et à son premier amour : « Il a seize ans, dix-sept peut-être. Il arrive de Vienne après des mois d’absence. […] Il sent encore, sur sa peau, le poids de ce corps qu’il a reçu sur le sien comme une vague. » (p. 44) On retrouve ce présent au début de la troisième partie : « Franz est à sa fenêtre. Il regarde le ciel. » (p. 83). Et surtout, l’avant-dernier chapitre évoquant le matin de la chute est au présent, servant la dramatisation : on y reviendra.
Le laconisme contre l’emphase
40Traversée de blancs, l’écriture du roman privilégie également un laconisme qui s’interdit l’emphase.
Parataxe et déliaisons
41La parataxe s’accompagne d’un laconisme enchaînant les phrases brèves. Ce laconisme frôle parfois l’humour, comme au sujet de l’échec de l’avion d’Antonio Fernandez :
Les autres engins s’envolaient les uns après les autres. Son tour arrivait.
Le Fernandez II ne bougea pas d’un pouce. Le moteur était noyé. (p. 32)
42L’expression de la cause de l’échec, en asyndète, rappelle Bouvard et Pécuchet :
Tout à coup, avec un bruit d’obus, l’alambic éclata en vingt morceaux qui bondirent au plafond […]et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour.
La force de la vapeur avait rompu l’instrument.10
43Mais le laconisme et la déliaison servent plus souvent la dramatisation :
C’est fait.
Il est inventeur. (p. 85)
44Et l’incipit de la dernière partie narrative, au présent, rappelle l’ekphrasis très sobre de la photographie, dans la première séquence :
4 février 1912.
Il est sept heures trente.
Il a trente-trois ans. (p. 135)
45Par un faux parallélisme entre « il est » (impersonnel) et « il a », le présent réunit le temps court, mesuré en heures, et le temps d’une vie – en un décalage saisissant. Le récit en il et récit en je se rejoignent, le présent de l’écriture rejoint à la fois l’instantané de la photographie et son commentaire en un présent désancré, indéfiniment réitérable à chaque nouveau visionnage, tout comme le film.
46Enfin, la simplicité poétique de la juxtaposition permet d’exprimer l’intensité des émotions véhiculées par les perceptions des personnages, telle cette énumération dont s’efface le connecteur et :
Elle laissait venir à elle la rumeur de la ville, les clochettes des omnibus, les cris d’enfant, la vie. (p. 56-57)
47La parataxe dissocie souvent la composante perceptive du point de vue de son interprétation, et passe en avant, en un style évoquant le début du phénoménisme dont Flaubert est le grand précurseur :
Quand j’ai regagné les quais de Seine, la nuit était complète. Quelques flocons commençaient à tomber. Une lueur attira mon regard sur la droite.
C’était la tour Eiffel. Elle scintillait. (p. 143)
48Le choix de la parataxe, mettant en avant les paliers de la perception, est ici très sensible : « Elle scintillait » se différencie d’une structure plus traditionnelle avec une relative (C’était la Tour Eiffel qui scintillait). Perception puis interprétation sont coupées en deux phases et phrases distinctes, retardant la désignation mise en valeur par l’alinéa, comme souvent.
49La parataxe décompose également perceptions extérieures et intériorité du personnage :
Il la regarde disparaître au loin. […] Des chiens aboient. Une péniche passe le long du quai.
La beauté du fleuve est intolérable. (p. 101)
50Le pathos naît justement de la sobriété du style laconique, comme pour l’évocation de la mort du grand-père, ou de celle de M., dans la neuvième et la douzième séquence :
Il est mort à l’hôpital, le jour même, je crois. Il avait cinquante-deux ans. (p. 79)
M. a ouvert la fenêtre. Elle a sauté. Ce sont des passants qui l’ont retrouvée. Elle avait trente-trois ans. (p. 111)
51On comprend que le tutoiement réservé au personnage, dans ces séquences en italiques, vienne exprimer celui que l’auteur ne peut adresser ici à Muriel. La proximité s’est reportée sur Franz, tandis que l’effacement énonciatif du je derrière la troisième personne contient la douleur.
52La parataxe peut être accentuée par l’aliéna, qui met par exemple en vedette deux phrases-paragraphes, couplées en épiphrases, répondant par le rythme et la paronomase :
Cette photo, […] je l’ai collée à la suite des autres, dans le cahier gris.
Elle y ajoute de la couleur.
Elle y ajoute de la douleur. (p. 124)
53Le pathos est souvent accentué par ces courtes phrases-paragraphes en adjonction :
Voilà les seuls souvenirs qu’elle gardait de ce jour-là.
Et puis ces mots : Antonio ne viendra pas. (p. 53)
54L’alinéa isole là encore l’énoncé, qui « ajoute de la douleur ».
55Ainsi, la multiplication des alinéas renforce la sobriété du style coupé. Mais de fait, cette ponctuation blanche, par l’effet de silence et de rupture qu’elle introduit, crée justement une autre forme de pathos.
Phrases nominales ou elliptiques
56Autre effet de blanc, la phrase nominale ou elliptique11 accompagne à la fois la déliaison et le laconisme.
57La phrase nominale locative inscrit une date, en incipit du premier chapitre : « 4 février 1912, au petit matin » ; quant à la phrase nominale existentielle12, elle présente l’objet dans l’univers de discours, comme pour l’incipit de la troisième séquence : « Une photo, encore. La date est incertaine. » (p. 33)
58L’indéfini peut faire place au défini de notoriété : « Devant lui, l’office national des brevets. » (p. 85)
59La phrase nominale livre également des bribes de discours, non sans humour parfois, dans cette répétition au discours direct libre, en épiphore, qui scande les doutes suscités par l’invention de Franz :
Le jour d’après, il alla voir René Quinton, de la ligue aérienne de France.
L’homme fit non de la tête. La cape n’offrait aucune stabilité. […]
Aucune chance d’avoir le prix.
Il alla voir Gaston Hervieu, de l’Aéro-Club.
Hervieu eut un sourire poli. La toile était d’une superficie ridicule.
Aucune chance d’avoir le prix. (p. 76)
60Ailleurs, l’attribution rétroactive du discours permet l’effet titre de la phrase nominale :
Les martyrs de l’aviation. C’était ce que disait l’article. (p. 75)
61Les phrases elliptiques servent également le style coupé, et l’aspect décousu du texte :
Elle y était. [dans] La boutique de son mari. (p. 54)
Il pense à Alice, à son petit bras tendu qui lui montrait la voie : le parachute, l’audace, le grand saut. (p. 127)
62Or ce style décousu qui consiste à délier peut aussi relier : le segment nominal, d’abord isolé dans un style coupé, est souvent ré-enrôlé par une anaphore ou par répétition dans la phrase suivante, en un effet de décousu /recousu, pour reprendre le vocabulaire du tailleur pour dames :
Cinquante-sept mètres. De là-haut, on ne voit rien. (p. 104)
Elle s’arrête brusquement. Troisième étage, la grande porte en bois clair. Elle y est. (p. 125)
Quand il arrive, Hervieu fait non de la tête. Moins de quatre secondes. Le mannequin et le parachute sont tombés en moins de quatre secondes, la vitesse normale d’un poids qui chute de cette hauteur là sans rencontrer de résistance. (p. 105)
63La phrase elliptique, déceptive, semble figurer le discours d’Hervieu, ensuite repris et assumé par le narrateur en un énoncé polyphonique, qui suggère aussi le choc de sa résonance dans l’esprit de Franz.
64Quant à l’incipit de la deuxième partie, la liaison se fait grâce au présentatif voilà :
Une lumière blanche, trop forte. Une fatigue qu’elle n’a jamais éprouvée.
Elle appelle l’infirmière, lui montre l’horloge.
L’infirmière ne se retourne pas. D’une voix sucrée, elle dit : « C’est un très beau bébé que vous avez dans les bras. »
Voilà les seuls souvenirs qu’elle gardait de ce jour-là. (p. 53)
65Voilà permet le réengagement syntaxique des phrases nominales liminaires. En réalité, la phrase nominale ou elliptique est souvent le thème d’une période coupée, suspensive, de facture plutôt classique malgré les apparences.
Les non-dits : dire sans dire
66L’expression d’Etienne Kern caractérisant un style « plein de blancs et de fantômes » relie le blanc à la manifestation d’êtres disparus. Le blanc et l’implicite sont bien entendu signifiants, manière de dire sans dire.
Non-dits et implicitations
67Les non-dits sont d’abord figurés par les silences du personnage de Franz : « Mais la plupart du temps, il ne disait rien ». (p. 19). p. 86 : il est fait mention d’un premier projet du livre, qui donnerait la parole au personnage : « tu tiendrais un journal, tu dirais je » (p. 86), avec cette idée que le film condamne le héros « au silence ».
68Mais ce silence est lié aussi à l’histoire de l’auteur ; du grand-père, il est dit : « Nous n’en parlons jamais » (p. 79). De l’amie, M., au sujet de sa maladie, on lit : « Elle ne répondait pas. Il n’y avait rien à répondre. » (p. 103)
69Réticences et aposiopèses viennent également interrompre les paroles des personnages :
Louise murmurait : si seulement son père…
Elle n’en disait jamais plus. (p. 22-23)
70Le narrateur prend alors le relais de Louise, dans une forme de prétérition à deux voix : « […] Une histoire de violence, la déchéance d’un mari qui noyait sa vie dans l’alcool, disparaissait, revenait, plein d’une colère vaine contre le monde et lui-même. »
71Mais l’implicite est surtout présent dans la narration : elle est presque toujours allusive, fondée sur des jeux d’inférence. En réalité, ce qui est à dire finit par être dit, et assez simplement – la mort d’êtres chers ; mais le livre est parcouru par tout un système d’élucidations différées qui caractérisent un style de la retenue.
72La désignation est souvent allusive ; elle crée un double effet, d’immersion dans le point de vue du personnage et de suspension, par l’élucidation progressive du référent :
Une femme se tenait dans l’encadrement de la porte.
Elle était vêtue d’une robe en laine noire, très simple.
Il sut d’emblée qui elle était.
Les broderies, dit-elle à voix basse.
Vous me les avez demandées l’autre jour. Votre employé. (p. 61)
73Désignée d’abord par une expression indéfinie, puis en creux par l’interrogatif qui, Emma ne sera nommée qu’en bas de page. On retrouve ici également le style décousu des phrases elliptiques, avec « votre employé » (chargé de donner du travail à Emma).
74On a vu jouer la référence allusive également dans l’annonce faite à Emma de la mort de son mari Antonio :
Elle appelle l’infirmière, lui montre l’horloge.
L’infirmière ne se retourne pas. D’une voix sucrée, elle dit : « C’est un très beau bébé que vous avez dans les bras. »
Voilà les seuls souvenirs qu’elle gardait de ce jour-là.
Et puis ces mots : Antonio ne viendra pas. » (p. 53)
75Emma n’est désignée que par un elle allusif, tandis que « ce jour-là » suggère l’accident d’Antonio. De plus, l’information n’est délivrée que par une série d’inférences : de « l’infirmière », on en infère le lieu, et l’accouchement s’infère des paroles « C’est un très beau bébé ». Enfin, la mort d’Antonio n’est dite qu’à partir de la négation : « Antonio ne viendra pas ».
76On retrouve cette référence allusive par un pronom situationnel dans l’incipit du troisième chapitre de la partie IV – Franz et Emma se sont séparés :
Il n’est peut-être pas trop tard. C’est ce qu’elle se répète (p. 104)
77Le discours est attribué rétroactivement à un elle qui reste allusif ; on en infère qu’il s’agit d’Emma, par allusion à une réconciliation, signifiée indirectement par des infinitifs, qui introduisent un nouvel actant : « Lui demander pardon » ; et l’on infère de ce discours intérieur qu’Emma revient rejoindre Franz.
78Souvent, ces élucidations sont différées de plusieurs pages, comme au sujet de la poupée que Franz confectionne pour Rose, la fille d’Emma (p. 64). On apprend seulement quatre pages après, que Franz a fini par la donner à la fille de Louise, Alice – et ceci par le détour d’un présupposé :
Franz marchait, perdu dans ses pensées.
Derrière lui, Alice serrait contre elle la poupée qu’il venait juste de lui offrir. Une poupée ravissante… Il avait renoncé à la donner à Rose. (p. 68)
79C’est la relative « qu’il venait juste de lui offrir » qui présuppose d’abord l’information, avant qu’arrive l’explicitation.
80L’élucidation du mystère de la fameuse robe est significatif à cet égard. Elle a été confectionnée pour Martha, la première femme que Franz a aimée et qui est morte, frappée par son mari :
Je n’ai jamais su si c’était à cause de moi. Je crois que…
Sans finir sa phrase, il ajouta :
La robe grise, sur le mannequin, c’était pour elle. (p. 46)
81Cette élucidation intervient vingt-trois pages après la première mention de la robe.
82Enfin, dire la mort relève tout particulièrement de ce style allusif, qui s’interdit l’emphase. Prenons l’exemple de la mort d’Antonio Fernandez, l’ami de Franz, dont le récit reste très allusif et marque clairement le refus du pathos :
L’engin s’élança, prit de la hauteur, monta jusqu’à 30 mètres.
*
Le 7 décembre, plusieurs journaux publièrent des comptes rendus. On incriminait le gouvernail. Sans doute la corde avait-elle cédé lors d’un virage. Une chute à la verticale. Le pilote tué sur le coup, son corps écrasé par le moteur, sa tête enfouie dans la terre froide.
Trente-trois ans.
Une jeune veuve, une fille qui n’avait pas deux semaines. (p. 42)
83Dans la presse on lit : « Le temps était peu propice et M. Antonio Fernandez avait réussi quelques envolées13, lorsque l’appareil culbuta et l’aviateur fit une chute si malheureuse qu’il en est mort sur le coup. » (Le Rappel, 8 décembre 1912)
84La syntaxe traditionnelle liant par hypotaxe la chute et la mort cède dans le style d’Etienne Kern à une structure discontinue : l’ellipse bien marquée choisit de ne dire que l’envol, et non la chute : « L’engin […] monta jusqu’à 30 m. » On passe de l’accident à la réaction dans la presse, et de l’engin au « pilote ». Le discours narrativisé « On incriminait le gouvernail » ne fait que présupposer ensuite l’accident. Puis s’opère la déliaison référentielle : Antonio n’est désigné que par l’anaphore associative, « le pilote », qui figure au même titre que « le gouvernail », « la corde », à rattacher à l’antécédent (« l’engin ») ; la désignation est déconnectée de l’identification par le nom propre, ce qui contient l’émotion. Enfin, les phrases elliptiques se répondent : « Une chute à la verticale », et en conclusion, « Trente-trois ans » ; « Une jeune veuve … »
85Elliptique ou laconique, la mort des envolés est dite sur fond de silence ; elle appartient à ce que Pascal Quignard14 nomme « noyau incommunicable », qui « exclut l’emphase » et « proscrit les larmes ». Elle se dit par la parole intermédiaire du discours médiatique, ou par les mots des autres, comme « mettre fin à ses jours » pour le suicide de M., « cette tournure un peu datée, cérémonieuse – comme pour tenir la nouvelle à distance, ou plutôt la contenir dans le carcan des mots. » (p. 119)
Les échos signifiants
86Cette écriture elliptique est cependant traversée, en profondeur, par le bruissement d’échos signifiants qui viennent compenser ce qui n’est pas dit : autre manière de dire sans dire, de dire en taisant.
87Ainsi les clausules de chapitre se font-elles parfois écho :
– Les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux. (p. 47)
88Cette parole est mise d’abord dans la bouche de Louise ; le narrateur la reprend plus loin, au moment de la séparation d’Emma avec Frantz – elle est mise en valeur par l’alinéa double, en fin de chapitre, pour la laisser entrer en résonance (p. 101).
89Citons également le dernier écho, la phrase en clausule de l’avant-dernier chapitre, à la mort de Franz :
Une femme s’avance à pas lents. Elle porte une robe de laine noire, très simple. (p. 129)
90Cette phrase est la réplique de celle qui décrit Emma, lors de la première rencontre avec Frantz : « Elle était vêtue d’une robe en laine noire, très simple. » (p. 61) Cette fois, pas d’élucidation par une désignation différée : l’identité d’Emma est passée sous silence. Présence réelle ou fantasme, le personnage est présent dans la scène finale, et la robe noire du veuvage s’oppose à celle, rêvée, de la robe bleue : « Lui revient soudain l’image, rêvée peut-être, d’une femme vêtue de bleu, près de la tour Eiffel. » (p. 127)
91Se font écho enfin, ironie du sort, l’âge réel de la mort des pilotes, trente-trois ans, celui de l’âge du Christ en croix. Car ce sont bien des figures christiques qui sont sacrifiées aux progrès de l’aviation, comme l’indique cette comparaison :
Soudain plus lourd, portant son parachute comme on porte une croix, Franz avance à pas mesurés vers la porte du pilier ouest puis entame l’ascension. (p. 137)
92ou bien, plus discrète, la photo où l’ensemble de Franz en combinaison « dessine une croix » (p. 26), ainsi que l’allusion à la « blessure au flanc » (« Il porte son rêve comme une blessure au flanc », p. 116), relayée par la citation du « Tout est accompli » (p. 140) qui clôt la chute de Franz.
93Étrange coïncidence, bien réelle encore, Muriel meurt aussi à trente-trois ans. Le rapprochement n’est jamais explicité, il est laissé à l’initiative du lecteur, ramené à l’irréductible zone de silence. Le rapprochement entre M. et Franz se fait par contiguïté, celle de la photo collée à côté des autres dans le cahier gris. Mais aux descriptions récurrentes des photos en « tu » pour Franz, répond celle en « elle » pour M., discrète prétérition où la description cède à l’évidence d’une présence :
Je pourrais décrire, décrire encore […] Mais ces mots suffiront puisqu’aucun ne peut suffire : elle est là, c’est elle. (p. 123).
94C’est elle, et non « C’est toi » comme il est dit de Franz filmé dans sa chute. (p. 50)15.
95En revanche, on remarquera, plus explicite, le retour obsessionnel dans la diégèse d’un objet à la fois concret et symbolique : la rambarde. La rambarde et le balcon16, d’abord associés à l’envol des désirs ou aux rêveries nostalgiques, acquièrent dans le contexte large de l’œuvre, et à la relecture, une signification plus « pesante ». La rambarde, c’est surtout celle de la tour Eiffel, où Franz pose le pied avant d’hésiter puis de sauter : « tu poses le pied droit sur la rambarde » (p. 49). Et l’histoire atteste de cette longue hésitation de l’inventeur avant de sauter. La rambarde est en lien de contiguïté métonymique avec la chute, rejoignant l’image plus métaphorique du gouffre, également récurrente :
le pied sur la rambarde, […] Franz se penche, courbé toujours davantage vers le gouffre qui l’appelle (p. 139)
96Détachée de ce contexte premier, la rambarde apparaît au début de la narration à propos des rêveries du personnage :
Il sortait sur le balcon et y restait longtemps, appuyé à la rambarde (p. 23)
97Elle est aussi liée aux rêves de toute une génération :
Tu n’es pas seul, sur cette rambarde, à cinquante-sept mètres du sol. Avec vos moustaches, vos bérets, vos ombrelles et vos beaux chapeaux, vous y êtes tous, penchés au-dessus du même gouffre. (p. 40)
98Mais la rambarde est aussi associée à la chute du grand-père et à celle de M. :
La rambarde a cédé sous son poids (p. 79)
Oublier la fenêtre, la rambarde, ne plus rien dire du corps (p. 119)
99Les deux histoires, celle de Franz et celle du grand-père, se nouent dans une comparaison qui explicite exceptionnellement ce lien entre l’histoire intime et l’Histoire :
Était-il adossé à la rambarde ?
Mes parents n’ont rien pu faire. Ils sont comme ces deux hommes, sur la plate-forme, qui t’ont vu tomber : ils vivent avec ça. (p. 79-80)
100Et au pluriel, la rambarde condense l’obsession de l’auteur : « J’ai refait ce rêve, les rambardes qui lâchent, le sol qui s’ouvre, les failles, et la chute. » (p. 119), ou devient un symbole d’idéalisme dans ce rare emploi figuré : « Tu étais un héros : tu refusais le réel, tu faisais sauter les rambardes » (p. 59)17
101Enfin, jeu d’écho plus discret, les perceptions font entrer en résonance l’extériorité avec l’intériorité du personnage et son histoire. Ainsi, certains verbes métaphoriques entrant en résonance avec le thème de la chute, comme mourir, pour décrire la chute des flocons de neige :
Ils oscillaient autour de lui, se posaient sur sa peau, et disparaissaient, bientôt remplacés par des dizaines, des milliers d’autres, qui voltigeaient un instant puis s’en allaient mourir sur le sol, bientôt remplacés par des dizaines, des milliers d’autres, qui voltigeaient un instant puis s’en allaient mourir sur le sol. (p. 107)
102ou le verbe tomber, pour l’évocation du ciel :
Les fenêtres rougeoyaient sur les façades. De grands nuages gris se tordaient au-dessus des immeubles. Le ciel tombait en lambeaux ; la tour Eiffel, dans un écroulement de métal, projetait sa masse sombre sur la Seine.
Franz gardait les yeux fixés sur ce reflet. (p. 43)
103De tels passages, pleins de poésie, sont là encore très proches du style de Flaubert, dans le rendu d’une perception qui se transforme en impression18, en un mouvement rythmé par la période de style coupé.
La tentation de l’emphase
104Je finirai par quelques rares exceptions à la sobriété, au dépouillement du style. On peut en effet signaler de rares métaphores – mais elles sont le plus souvent motivées par le contexte large de l’œuvre ; la plupart en effet sont liées au métier de tailleur de Franz, d’où des métaphores métonymiques :
[…] elle se laisse entraîner par son rêve à lui, acquiesçant à sa démence, ce parachute auquel elle s’accroche comme à la seule chose, dans le tissu défait de leur vies, qui ait encore du sens. (p. 116)
Et tout cela, il l’offrirait à Emma.
Il lui taillerait une vie nouvelle. (p. 76)
Il assemblait des mots, lentement, les nouait, les cousait, les traversait de petits coups d’épingle pour leur donner du sens. (p. 105)
105Enfin, deux passages font exception au refus de l’emphase : d’abord, la Tour Eiffel se dresse en majuscules comme la tentation rhétorique. À son sujet, on trouve hérités de Zola les adjectifs intenses (c’est « la formidable éruption de métal qui jaillit vers le ciel » (p. 100) ; et ce n’est pas un hasard si les traits du style artiste de la fin du XIXe siècle y sont attachés, avec cette préférence du substantif à l’adjectif : « Ne restent bientôt que le désir, la poussée formidable de la Tour qui, telle une sève, l’entraîne dans sa verticalité colossale et sereine » (p. 138) – le glissement de la caractérisation vers le substantif abstrait crée une hypallage, liée à la métonymie d’abstraction.
106Autre manifestation de ce style « substantif », la préférence du substantif au verbe : « la tour Eiffel, dans un écroulement de métal, projetait sa masse sombre sur la Seine. » (p. 43)
107Il est à noter que cette fois, le mouvement est descendant.
108La description de la Tour Eiffel page 99 fait partie de ces rares exceptions à la sobriété, sacrifiant à l’emphase. Introduite par une phrase elliptique comme à l’accoutumée, « Du sol au sommet, trois cent douze mètres », se déploie alors une figure de conglobation – avec énumération énergique des éléments, des phrases nominales expansées retardant le dévoilement final du référent, douze lignes plus bas : « C’est la Tour. C’est Babel. » (On retrouve le présentatif qui ici subsume l’ensemble).
109Mais l’exception la plus frappante réside dans l’emphase finale, véritable « envolée lyrique » sur plus de deux pages, en hommage aux envolés. Au moment crucial se produit une accélération du rythme qui s’emballe, avec net changement de style – la vanne de la retenue cède ; la ponctuation se débride, effaçant les points puis même les virgules ; la parole se libère du carcan du laconisme, et la phrase longue se déploie pour l’élan final dans le vide : une phrase comme celles de Maëlys de Kerangal, une phrase longue à rebonds – de style très soutenu, tout en ménageant un effet d’oralité : « la caméra commence à filmer et voilà oui voilà qu’ayant posé le pied sur la rambarde, au-dessus des cinquante-sept mètres où se mesure l’écart entre le rêve et le réel […] ». (p. 139)
110Envolée lyrique au sens propre quasiment, puisque pour décrire la chute fatale, le verbe paradoxal « il s’élève » se substitue à « il tombe » :
[…] et purifié lentement dans ce ciel blanc et gris qui se colore soudain de rouge et de vert c’est un éblouissement et quand il saute il s’élève il s’élève découvrant la joie le bonheur la présence.
Tout est accompli. (p. 140)
111Alors que la phrase s’écoule en effaçant tout détachement syntaxique19, il va sans dire que la brève phrase-paragraphe de clausule, épiphrase très contrastée, ourlée de silence par l’alinéa, devient l’une des plus signifiantes de l’œuvre.
112Et le livre se referme sur une période ternaire, la seule période emphatique du texte rythmée par la figure de répétition – c’est cette période finale qui vient élucider le pluriel du titre :
Tu es tous ceux qui sont tombés. Tu es ceux qu’on a perdus.
Tu es cette évidence qui suffit à me rendre le jour un peu plus beau et le soir un peu plus triste, cette évidence que mes mots ne font qu’attester, cette évidence qui dit chacune des images où demeure quelque chose de leur présence et se retrouve leur visage familier, aimé, envolé : ils ont été.
113L’amplification par l’anaphore rhétorique, par les parallélismes syntaxiques, prépare la « chute » en cadence mineure sur « ils ont été », réminiscence lamartinienne du « ils ont aimé »20 :
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
« L’ensemble dessine une croix. » (p. 26)