Colloques en ligne

Aurèle Crasson  et Claude Nourry

Les brouillons littéraires à l’épreuve de la caméra : présentation d’une archive « au cube »

The literary draft tested by the video camera : presentation of an archive “in a cube”.

1Les archives vidéo, objet de ce présent article, sont issues d’un travail destiné à transmettre les méthodes d’appropriation et d’interprétation des brouillons d’auteur en critique génétique. Elles entrent dans le cadre de projets de critique génétique, discipline de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), un laboratoire du CNRS. L’idée d’origine était plus précisément de donner à voir, par le biais de la vidéo, les états d’écriture d’une œuvre en devenir, restitués par un chercheur ou par l’auteur même du manuscrit, soit deux approches de l’écriture selon qu’elle se donne à voir en tant qu’objet d’étude ou comme relecture par un auteur de son avant-texte. Divers projets scientifiques ont fait l’objet de cette démarche dans laquelle la caméra tient le rôle principal. Placée selon un dispositif particulier, la caméra a permis de capter, en fonction des objets d’étude, des lectures à voix haute de brouillons, des découvertes de fonds manuscrits et également une revisitation, par l’auteur lui-même, de sa production plastique.

2En tant que porteurs de projets, nous avions pris dès le début le parti de confronter un auteur (chercheur, écrivain ou plasticien) à une archive en nous soumettant au temps de la captation par essence non définissable puisqu’il s’agissait de filmer une recherche exposée dans le temps de son actualisation (in vivo)1. Cette captation ininterrompue – dont l’enregistrement brut fait archive et qui laisse le chercheur libre de son temps – nous a amenés par la suite à utiliser les ressources du montage et de la postproduction vidéo pour élaborer un autre type d’archives de genèses, non plus en acte, mais préalablement élaborées avec un chercheur ou un plasticien.

3Dans l’espace des archives audiovisuelles de la littérature, nous pourrions évoquer ces objets comme une sorte « d’archive au cube » que l’on peut appréhender selon de trois manières : comme des images animées d’archives originales et inédites d’écrivains ; comme des archives de lecteurs savants pris sur le vif de leur démonstration ; ou encore comme une archive donnant à voir l’évolution de la réflexion que nous avons mené au fil des projets. Cette archive est accessible sur différents sites institutionnels dont celui de Paris Sciences lettres2.

4Un financement AAP PSL-explore obtenu en 2015 nous a donné non seulement la possibilité de revenir sur l’expérimentation initiée en 20023 en nous permettant en premier lieu de restaurer et de monter les captations réalisées alors avec les chercheurs de l’ITEM (Institut des Textes et manuscrits modernes), laboratoire du CNRS, puis de développer une réflexion utile pour les projets qui ont suivi. C’est ainsi qu’est né, entre autres, un projet visant à restituer l’hypothétique origine d’une création photographique, conduisant l’auteur de la création à en retrouver les traces et à leur redonner vie à sa manière. Un film de 26 minutes a pu être produit et présenté lors de différentes manifestations grâce au financement de l‘ANR « Photopaysage »4. C’est enfin grâce au LabEx « Transfers » puis avec le soutien de l’École universitaire de recherche Translitteræ (programme Investissements d’avenir ANR‐10‐IDEX‐0001‐02 PSL et ANR‐17‐EURE‐0025) de l’ENS que nous avons pu réaliser in situ à Boston une série de captations de présentation-restitution de genèses résultant de l’étude approfondie du fonds inédit de Roman Jakobson au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Cambridge, Éats-Unis.

5Au cours de ces trois projets, nous portions la même ambition de capter et transmettre la trace de l’instant où se construit une pensée ainsi que l’objet du généticien du texte en quête d’une origine supposée de l’œuvre. L’utilisation conjointe de la vidéo et des interfaces numériques a été un des moyens pour rendre accessible la complexité de l’étude des brouillons.

Lectures à voix haute d’un manuscrit d’Edmond Jabès, démonstration filmée de son appropriation par des généticiens du texte

6Les généticiens du texte travaillent sur les traces de la production d’une œuvre, sur la reconstitution de son processus d’engendrement. Les manuscrits d’auteur constituent, entre autres, leur objet d’étude. Dans ce transfert du support de travail de l’écrivain, le manuscrit change de statut, la trace écrite constituée devient, tel le terrain de fouilles des archéologues, le champ d’investigation du généticien. Cette appropriation en passe généralement par une lecture silencieuse, un relevé de ce qui fait littérarité, de ce qui fait langue, de ce qui fait signe. L’expérience de la lecture filmée à voix haute visait à faire ressortir ce travail silencieux. En donnant à lire un même manuscrit, Cela a eu lieu d’Edmond Jabès, à différents chercheurs, on constate vite que les lectures ne se restituent pas verbalement de la même manière. Les lecteurs ne « voient » pas, ne déchiffrent pas, ne décryptent pas et ne transcrivent pas les mêmes choses ; ils ne relèvent pas davantage les mêmes informations matérielles – si tant est qu’ils s’y arrêtent.

7La lecture à voix haute, oblige à s’astreindre à une linéarisation du contenu en germe afin de donner à la textualisation visible du brouillon l’apparence d’un texte « fini » perceptible comme tel, lors de sa lecture. Mais les brouillons manuscrits étant souvent marqués de ratures et de réécritures, certains lecteurs tentent de relever l’opération non-linéarisable en utilisant un métalangage pour la décrire. Un ajout, une suppression, une substitution deviennent des éléments de langage susceptibles de former un socle commun de mots décrivant un événement. C’est ce que nous cherchions à répertorier à travers cette expérience dans le but bien précis de constituer un recueil des données extra-textuelles, une nomenclature transposable dans un encodage, un glossaire de balises nécessaires à la fabrication d’éditions numériques.

8L’expérience a donc mis en évidence le fait que la lecture était d’emblée orientée.

9Le « littéraire » s’attardera peu sur les opérations d’écriture (les chronologies de réécritures), les accidents du manuscrit ; il lira dans l’espoir de trouver les mouvements de littérarité qui se font ou se défont dans chaque état du manuscrit, de sonder la poétique à l’œuvre, de reconstituer les suites narratives, de statuer sur ce qui fait la signature du texte.

10Le « linguiste » s’intéressera à ce qui fait obstacle à une lecture fluide, ce qui se voit comme mouvement de langue plus que ce qui se lit comme du texte fini : les opérations d’écriture à l’œuvre, le travail sur la langue.

11Le « sémioticien » cherchera les signes, les usages de l’encre et du papier, la structure scripturale, la topographie de l’écriture… D’autres spécialistes s’intéresseront à tel ou tel autre aspect spécifique du matériau scriptural.

12Cette expérience de lecture met la captation au service de la critique génétique : la vidéo devient l’outil qui permet de mettre presque à nu le travail scientifique, le regard sur un objet complexe. Mais il est aussi une contrainte qui parfois dérange ou a contrario stimule le chercheur non entrainé au temps réel de la captation sur son objet d’étude.

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Image 1 : Générique des vidéos de lectures à voix haute d'un même manuscrit. ©

L’archive pour la recherche : la vidéo témoin des différentes approches scientifiques

13Il était tentant, une fois captée la lecture « à voix haute », de déplacer le dispositif de tournage – caméra et éclairage – afin de le retourner vers le lecteur et de le laisser s’exprimer sur ce qu’il venait de faire, sur sa méthode et ses représentations de la génétique des textes. Des « interviews » non programmées dans le cadre de cette expérience ont donné lieu à des enregistrements plus ou moins longs et approfondis sur les concepts propres à la génétique des textes tel que transcription, macro et micro génétique, chronologisation, écriture, interprétation, etc. Ces interviews libres non systématiques et non protocolaires ont permis de vérifier les tendances soulignées plus haut chez les différents lecteurs généticiens5 comme le montrent les montages « thématiques » réalisés à partir des documents bruts6.

14Se soumettre à l’étude d’un manuscrit appartenant à un corpus qui n’est pas le sien peut paraître incongru au spécialiste d’un autre auteur. Certains chercheurs ont donc décliné la lecture du manuscrit d’Edmond Jabès proposé pour l’expérimentation. Pour le proustien Bernard Brun, un chercheur généticien ne transcrit bien un manuscrit que s’il dispose d’un savoir suffisant sur son auteur : connaître parfaitement son œuvre, son environnement de travail, le contexte, sa « bibliothèque » et ses lectures, constituent la condition sine qua non pour réaliser une transcription. Bernard Brun transforme la règle de deux manières. Tout d’abord, il livre, papier et crayon à la main, pas à pas, sa façon extrêmement élaborée de réaliser une transcription qu’il exécute « en direct » à partir d’un feuillet extrait du Cahier 26 de Marcel Proust7. « Transcrire, dit-il, c’est transmettre le savoir que l’on a de l’auteur ». Ensuite il s’approprie le dispositif pour présenter à l’image « ses » genèses.

Transmission d’une analyse génétique : la vidéo au service de la genèse à l’œuvre (Daniel Ferrer, Bernard Brun)

15Pris au jeu de la captation, certains lecteurs ont trouvé intéressant d’ajouter, dans cette expérience inédite de lecture de brouillons, leur propre corpus. Daniel Ferrer, spécialiste de James Joyce, est allé jusqu’à utiliser la vidéo comme support de démonstration de la genèse d’un motif de Finnagan’s Wake8. Il souligne la chronologie de micro-échantillons dans les différentes versions d’un passage évoquant la recommandation de Shaun à sa sœur. La vidéo numérique se prêtant aisément en postproduction à l’ajout de titres, de références, de marquages colorés et de schémas récapitulatifs, l’usage d’un montage spécifique s’imposait alors presque naturellement. Cette démonstration portée à l’image animée souligne une des dimensions de la genèse. L’exemple de plutôt simple, portant sur la transformation d’un seul élément permet d’envisager la vidéo comme un médium de transmission scientifique performant qui associe l’explication verbale du chercheur à l’image de la transcription « live » du manuscrit.

16On peut voir dans l’une de ces archives vidéo Bernard Brun transcrire face à un lecteur de microfilms – témoignage de surcroit d’usages d’un autre temps – des passages de brouillons de Marcel Proust et s’attarder sur la difficulté à déchiffrer l’écriture d’un vocable placé en marge et jusque-là mal transcrit9. Le savoir accumulé aux cours de ses années de travail, son œil aiguisé sur cette écriture, lui permet de le déchiffrer et de montrer comment le sens d’une phrase bascule avec un mot mal lu. Il retrouve par la reconstruction du manuscrit présenté à l’image, l’idée propre à la conception de Marcel Proust d’une « histoire des écrivains » et décèle dans quelques passages très raturés du facsimilé, les prémices de la notion proustienne de « souvenir involontaire ».

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Image 2 : Photogrammes de transcription de manuscrits de Proust et Joyce. ©

L’auteur confronté à sa genèse (Marcel Cohen, Jean-Michel Fauquet)

17Nous avons placé certains de nos interlocuteurs dans une sphère auto-interprétative en les confrontant à leurs propres documents de travail. Marcel Cohen lisait son propre manuscrit, la première version d’Assassinat d’un garde. L’archive donne à voir l’écart entre l’œuvre publiée et son processus de création, la complexité du manuscrit, les événements qui apparaissent dans la trace scripturale et qui conduisent Marcel Cohen, une fois la lecture achevée, à s’exprimer spontanément sur son dispositif d’écriture. La particularité de cette captation est qu’elle rend manifeste l’intuition que nous avions qu’un auteur est le moins bien placé pour élucider la genèse de son propre brouillon car le mouvement de l’écriture s’y est figé. Dans ce manuscrit qui maintenant lui échappe, l’auteur ne peut traduire ce qu’il voit qu’en y superposant un récit. Ce qu’il pointe et qui caractérise néanmoins son écriture est le recouvrement systématique au feutre noir des parties non retenues de son brouillon qui transforme une page d’écriture en objet graphique. Les blocs opaques rendant le texte délibérément illisible, opèrent par la même un changement significatif du statut du brouillon, qui devient objet esthétique, ou en tout cas potentiellement visibles comme tel. Et cela dit beaucoup de l’auteur dont la question de l’art reste liée à celle de l’écriture.

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Image 3 : Photogrammes du manuscrit Faits de Marcel Cohen lu par l'auteur. ©

18Intéressés par le glissement qu’opère l’œil d’un objet « lisible » vers un objet « visible », nous avons cherché à montrer la part lisible cachée dans l’œuvre photographique du plasticien Jean-Michel Fauquet en le faisant revenir sur les traces du processus de création d’une de ses photographies, Le Châle espagnol. La façon de filmer était assez similaire au dispositif mis en place pour « lire les manuscrits ». Une caméra placée à l’arrière d’un lecteur, au-dessus de son manuscrit disposé devant lui, permettait de capter la restitution orale des parties déchiffrées à haute voix par le lecteur en suivant la trace écrite dans le manuscrit. Dans cette expérience, la caméra par-dessus l’épaule du plasticien accompagne aussi bien les doigts de Fauquet10 suivant mot à mot le texte découpé et griffonné de Blanchot, L’Espace littéraire, sa main qui caresse les plis d’une sculpture en carton ou bien encore le crépitement de l’encre de chine que le feuilletage de carnets de dessins provoque.

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Image 4 : Images de la vidéo « Le châle espagnol » avec Jean-Michel Fauquet. ©

19Comme pour Marcel Cohen, Jean-Michel Fauquet est ici en position de relecture de son œuvre à travers les différents médiums qui se sont cristallisés dans une photographie, les différentes sources et étapes de la création du Châle espagnol qui mêlent les ouvrages ayant participé au processus (Aurora de Nietzsche, L’Espace Littéraire de Blanchot mais aussi par exemple de vieux guides touristiques) ainsi que les gestes et dispositifs dont Jean-Michel Fauquet s’est servi. Tous ces éléments apparaissent comme une métaphore de feuillets d’un manuscrit.

20L’archive vidéo présente ici un cas de figure où l’on se place dans une sphère interprétative et non dans la transmission d’un objet autosuffisant, dont on aurait fétichisé la valeur pour des raisons historiques ou commerciales. En effet, ce qui a importé n’est pas la valeur esthétique de l’œuvre mais parce qu’il était possible de recueillir les traces matérielles de son processus d’engendrement, de les présenter et de montrer la façon dont elles disparaissaient, dont elles étaient absorbées dans l’œuvre achevée. Les idiosyncrasies de l’écriture, les éléments connexes matériels qui ont participé à la création textuelle disparaissent de la même manière lors du passage à l’œuvre éditée.

21Face à une caméra qui capte la moindre hésitation, le moindre mouvement, les auteurs sont souvent rétifs à une prise de vue sans y avoir été préparés. Le travail des réalisateurs consiste dans un premier temps à défaire les discours préconstruits derrière lesquels se cachent certains auteurs, discours de presse notamment élaborés par des galeristes ou des éditeurs, et à chercher à retrouver une parole ouverte, originaire, autant que possible, comme devrait l’être « l’écoute de la caméra ».

Transmission de la découverte d’un fonds inédit sous le prisme d’un généticien (Archives Jakobson, MIT)

22Dans les intentions d’origine, ce projet visait à accompagner, caméra à l’appui, un chercheur explorant un fonds inédit. Il était suivi en temps réel dans ses découvertes. Mais filmer le chercheur exhumant ces papiers aurait nécessité un tournage de tous les instants, ce qui matériellement n’était pas envisageable. En lieu et place, l’archive fait état de la restitution par Giuseppe d’Ottavi, généticien linguiste, de sa découverte du fonds encore inétudié de Roman Jakobson et de « lectures génétiques savantes » présentant dans les sources manuscrites, la naissance des concepts linguistiques qui ont notamment permis, après Saussure, de rendre opérant le structuralisme. L’étude de manuscrits de Roman Jakobson était à ce jour encore inédite. Irène Fenoglio, linguiste et directrice de recherche CNRS, avait permis d’ouvrir le champ d’étude de manuscrits de linguistes avec les archives de Louis Ferdinand Saussure.

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Image 5 : Images de la vidéo des Jakobson papers au MIT. ©

23« L’archive » prise ici comme un ensemble construit, se constitue d’une suite logique de vidéos11 dans lesquelles sont présentés :

  • Le fonds Jakobson : son origine et son organisation avec notamment une interview de Emilie Hardman, conservatrice responsable du fonds.

  • Une interview d’Irène Fenoglio évoquant cette nouvelle dimension de la recherche en génétique, qui permet d’appréhender l’écriture en sciences humaines à travers l’invention de ses concepts.

  • Giuseppe D’Ottavi présente ensuite le volume du Cours de linguistique général de Saussure ayant appartenu à Jakobson – celui-là même qu’il a étudié, annoté et surtout conseillé à Lévi-Strauss. Ce livre est le témoin d’un changement de paradigme ouvrant la voie au structuralisme.

  • La genèse très précise du titre de Six leçons sur le son et le sens à partir des programmes de cours, des brouillons et de la correspondance de Jakobson.

  • La présentation de la genèse complexe et complète du fameux « Schéma de la communication ».

24Dans le cadre universitaire qui est le nôtre, le parti pris était de respecter la règle qui oblige toute production scientifique à être accompagnée d’un appareil critique. Les références sont données dans le générique de fin ou sur les pages des sites où elles prennent place. Parce qu’elles sont issues de projets scientifiques, ces archives filmées sont accessibles sur des plateformes institutionnelles (Labex Transfers, PSL Translitterae, site de l’ITEM, laboratoire du CNRS). On peut les consulter linéairement, dans le temps de la lecture des vidéos, mais aussi selon une forme active où le lecteur interrompt le déroulement de la vidéo pour noter des références bibliographiques ou des informations produites par le chercheur au cours de ses présentations. Ce métatexte qui se superpose aux images en mouvement par un effet de juxtaposition d’informations image/texte permet d’expérimenter l’équilibre entre la fluidité qu’autorise la vidéo et la complexité des objets filmés qui ont eux aussi leur part intrinsèque d’opacité.

25En quoi ces documents relèvent-il d’un statut d’archive ? C’est la question que le colloque « Archives audiovisuelles de la littérature », pour lequel nous remercions les organisateurs de nous avoir invités, nous a amenés à nous poser. Si cela était le cas, elles mériteraient ce statut a posteriori. En quoi les études génétiques d’œuvres littéraires ou de création peuvent-elles prétendre à être objets, elles-aussi, d’archives ?

26Ces quelques documents vidéo, visibles sur des portails de recherche, ne prennent leur intérêt que de la singularité avec lesquels chacun a été entrepris dans un but spécifique, avec un même souci d’écoute et de rigueur et aussi d’invention qu’autorisaient les moyens techniques disponibles au fur et à mesure de leurs réalisations.

27Notre présentation à ce colloque s’est conclue par la présentation d’une séquence d’un film 16 mm tourné en 1990 lors d’une rencontre entre Emmanuel Le Roy Ladurie, alors administrateur général de la Bibliothèque nationale, et Edmond Jabès qui lui remettait son dernier manuscrit prêt à rejoindre le fonds au nom éponyme. C’était un moyen de revenir à l’origine de notre démarche. Cette séquence d’une durée d’à peine 12 minutes correspondant au temps d’une seule bobine, montre non seulement l’écrivain en train de remettre son dernier manuscrit à l’administrateur, ce qui vaut archive de l’événement, mais donne, à travers la manière dont l’auteur commente certains de ses brouillons exposés dans des vitrines, une leçon d’écriture à toute jeune plume qui souhaiterait devenir écrivain. La spontanéité du geste et le dialogue qu’il entreprend alors avec la conservatrice, Mauricette Berne, valent à eux-seuls le fait que le film soit livré sans montage dans le déroulement exact de l’événement avec ses incongruités mais avec cette formidable démonstration de l’écrivain revenant sur son manuscrit.

28Jabès avait éprouvé le besoin de lire l’un de ses brouillons pour montrer que ce qui comptait dans son texte c’était sa respiration. Nous avions alors compris l’importance de la lecture et de sa transmission pour aborder la question de l’écriture et des œuvres.

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Image 6 : : Edmond Jabès lors de la remise de ses manuscrits à la Bibliothèque nationale de France en 1990. ©

29Pouvoir restituer une part vivante constitue pour nous tout l’enjeu de la production d’archives tant il est parfois difficile de saisir une parole créatrice plutôt qu’un discours de circonstance. Chaque dispositif présenté s’inspire de la première expérience : filmer un brouillon et le rendre présent par la voix du lecteur, par ses gestes et sa posture ; mais ces vidéos ont davantage une prétention « utilitaire » pour la recherche. Elles visent à transmettre un savoir et non à créer un document audiovisuel spectaculaire. Par leur ambiguïté assumée, elles échappent aux formes habituelles que sont les moocs ou les documentaires ; elles demandent aussi un autre mode de réception, attentif et actif, à la mesure de pratiques silencieuses, lorsque la lecture est un travail savant.

30Enfin, en donnant libre cours à une expérience où le sujet filmé dispose d’un temps pour rendre compte de l’appropriation d’un objet d’étude et de sa restitution scientifique, nous avons aussi tenté de faire état d’une certaine matérialité de l’écriture que, sauf à être déjà généticien, peu de lecteurs approchent.