Écrire sur son gilet jaune. Amorce d’enquête sur un acte d’écriture
1Le soulèvement des Gilets jaunes, à partir d’octobre-novembre 2018, s’est accompagné d’un renouveau dans les pratiques d’écriture de la contestation : parmi les objets des cortèges d’écrits répertoriés par Philippe Artières dans son Histoire de la banderole (2013), il s’agit désormais d’ajouter aux pancartes, bandeaux, écharpes, blousons ou encore tatouages un nouveau support : le gilet jaune. Si l’histoire de l’usage contestataire du gilet jaune reste encore à préciser, l’INA en a identifié la possible première apparition et en a retracé les principales reprises1 : en 1997, des Belges venus manifester à Boulogne-Billancourt contre la fermeture d'une usine Renault à Vilvorde revêtent une chasuble jaune fluo. Mais c’est surtout à partir de l’obligation pour les automobilistes français, depuis 2008, d’avoir un gilet jaune dans sa voiture, que les usages du gilet en manifestation se multiplient. Ainsi, avant l’apparition du bonnet rouge, le gilet jaune apparaît en Bretagne lors du mouvement contre l’écotaxe sur les poids lourds en 2009, puis fait son retour à Nantes quelques mois plus tard lors de la mobilisation pour des salaires décents pour les personnes handicapées. Durant les années 2010, on le retrouve dans de nombreuses manifestations contre des fermetures d’usines, d’école – avec occupation d’un rond-point à Dinan en 2013, et c’est en 2014 qu’il désigne pour la première fois, par métonymie, les manifestants eux-mêmes, s’opposant alors à la réforme des rythmes scolaires. À l’automne 2018, l’internaute Ghislain Coutard poste une vidéo sur Facebook qui fait des millions de vues, dans laquelle il appelle les opposants à exposer leur gilet sur les tableaux de bord des voitures jusqu’à l’acte 1 des Gilets jaunes, le 17 novembre.
2De multiples hypothèses ont été formulées afin d’expliquer le succès de ce signe à partir de novembre 2018 : il correspondrait, mieux que la banderole par exemple – supposant une organisation plus collective, plus structurée – à la spontanéité et aux démarches plus individuelles qui caractérisent le mouvement. Il aurait été favorisé, aussi, par l’abandon rapide des pancartes et banderoles face à la violence de la répression – le gilet constituant un support plus léger, n’entravant pas les déplacements lors des mouvements de foule. Les objets de cortège privilégiés peuvent-ils ainsi nous renseigner sur les caractéristiques d’un mouvement social ?
3Dans tous les cas, le gilet jaune est devenu non seulement un signe mais un support d’écriture, dans le cadre de manifestations qui oscillent, si l’on reprend la terminologie de Danièle Tartawkovsy, entre « insurrection », lors desquelles les écrits s’en prennent aux inscriptions officielles qui affirment le pouvoir dans la ville, et « pétition », les écrits s’adressant également au pouvoir, en se faisant les relais matériels et visibles des revendications. Parmi les actes d’écriture très divers lors du soulèvement – graffer l’arc de Triomphe, peindre une banderole sur un rond-point, rédiger un tract à l’ordinateur… –, écrire sur son gilet jaune en devient l’un des plus courants et partagés. Les slogans inscrits sur les gilets ont déjà donné lieu à d’importantes analyses sémiologiques, rhétoriques et poétiques2, mais qui s’en tiennent à un corpus décontextualisé – celui du très riche inventaire réuni par le collectif Plein le dos par exemple, qui a recueilli des milliers d’images de dos de Gilets jaunes lors des Actes, c’est-à-dire des manifestations dans les villes françaises3.
4Le travail exposé ici sous la forme d’une série de remarques cherche à réfléchir, à partir d’une amorce d’enquête qualitative par entretiens4, aux apports heuristiques du terrain pour penser et analyser les écritures de la contestation. Il s’inscrit dans l’expérimentation plus générale de pratiques ethnographiques dans les études littéraires (Roussigné, 2023). Quand les textes sur les gilets ont-ils été écrits ? Par qui ? Pourquoi ou pour quoi ? À qui s’adressaient-ils ? Combien de gilets, quels mots rajoutés, quels nouveaux slogans, par qui, quand, comment ?Que deviennent ces gilets, quel sens revêtent-ils aujourd’hui pour celles et ceux qui ont pu les conserver ? De telles questions promettent un atterrissage, une réinscription de ces écrits dans les tissus sociaux, temporels et sémantiques qui les ont vus naître. L’enquête par entretien peut ainsi permettre une saisie affinée des enjeux liés à ces actes d’écriture, à leurs supports et leurs significations.
Justifications.
Moi ce que j’ai écrit sur mon dos [Justice sociale, Justice fiscale, Justice environnementale], c’est parce que je fais partie des baby-boomers. On a tout eu. Il suffisait qu’on lève le bras pour prendre les pommes ou qu’on s’abaisse pour prendre les fraises. […] Ce choix de slogan, c’est lié aux générations après. Eux ils souffrent vraiment de pas de justice sociale. On n’a qu’à voir ce qu’il se passe à l’école, à l’hôpital. […] « Justice » m’est apparu à ce moment-là, j’ai ressenti exactement la même chose en novembre que ce que j’ai entendu dans les témoignages des autres gilets à la radio. C’est de la justice que je veux. On met 2,4 % de CSG pour les petites retraites, 25 % pour les grosses. Justice, le kérozène qui n’est pas taxé, alors [qu’]on taxe le diesel… Tous les bobos qui vont deux jours à Venise ? Et le mois d’après c’est 2 jours à Barcelone ? Et ils payent que 70€ ! Alors que le plombier… […] Moi je ne signe plus aucun tract, je n’interviens plus nulle part (encore samedi je suis intervenue au marrainage des sans-papier de Montreuil) – sans mobiliser cette notion de justice. Pour moi, c’est mon socle. C’est mes trois piliers. C’est mon déambulateur quelquefois je dis, tu sais à trois roues là. Ces mots sont toujours en direction de ceux qui nous gouvernent, mais aussi maintenant en direction de nos puissants tout court, ceux qui peuvent nous écraser à n’importe quel moment. […] Avant je luttais avant tout politiquement. Là je lutte socialement. C’est tout à fait différent. Et ça je le sais bien. Je ne lutte plus seulement avec des mots, des idées, des concepts, une idéologie. Je vis mon idéologie en étant gilet jaune, ce que je n’avais jamais fait avant. Tout le monde disait, C., son gilet, c’est son pyjama ! Quand j’ai perdu – enfin je suis sûre que… – je suis allée ensuite à une manif des mal-logés à Montreuil, deux trois personnes m’ont vu sans le gilet :“ qu’est-ce qui t’est arrivé ?” J’en ai pleuré, tu peux pas t’imaginer comme j’ai pleuré. Ce symbole, c’est pas rien. (extrait d’entretien n° 1. Mai 2022.)
5Le dispositif de l’entretien, parce qu’il propose de faire retour sur les raisons du sujet scripteur, donne lieu à une parole de la justification. L’exposé des motivations ayant présidé au choix du slogan déploie souvent, dans un premier temps, un discours politique articulé, reprenant des éléments de langage généraux, ici lesté d’arguments chiffrés. Mais contrairement aux phrases écrites sur les banderoles, dont la personne interrogée témoigne précédemment, les mots inscrits sur le gilet donnent progressivement lieu à une approche intime, voire existentielle. L’entretien insiste sur la manière dont certains mots structurent une vie tout entière, suggérant par là un effet perlocutoire de l’acte d’écriture capable de façonner une forme de vie. Un tel pouvoir semble certes attribué aux quelques mots choisis, mais également au support gilet, qui se distingue du support banderole parce qu’on peut le garder sur soi en permanence comme une sorte de « seconde peau » (le mot est employé ailleurs dans l’entretien). Une telle conception du gilet prolonge les présupposés de l’appellation métonymique « être un gilet jaune » qui qualifie la personne tout entière par le signe – et parfois support – contestataire.
6Un second entretien laisse apparaître un mouvement similaire dans la justification, du politique à l’intime. À propos des choix de slogans inscrits sur deux gilets (« Montreuil c’est la champions’ league » et « Seine-Saint-Denis style »), l’entretien permet de mettre au jour dans un premier temps, derrière le registre populaire des références, les dimensions stratégiques de l’écrivant, à fort capital militant, qui tâche de mettre à profit les ressources du support gilet. L’objectif premier, par l’exposition de ces slogans lors des actes à Paris, est de visibiliser la présence et la mobilisation des gilets jaunes de banlieue. De là, il s’agit aussi de générer des interactions et des connexions, lors des actes, avec d’autres banlieusards. Pour autant dans un second temps est aussi soulignée l’importance affective que revêt le choix des mots, écrits à partir du moment où l’enquêté, après une jeunesse déterritorialisée, déclare avoir trouvé son « lieu d’ancrage politique » (Montreuil) et partant, son rond-point. Le premier slogan est d’ailleurs écrit lors d’une occupation collective, de nuit, dans le moment qui suit la construction de la cabane du rond-point. Le récit de cette scène d’écriture, lors de l’entretien, permet de comprendre comment l’inscription de tels slogans sur les gilets certes témoigne, mais aussi et surtout génère, en l’affirmant, un ancrage politique local. Écrire sur son gilet jaune est ainsi pensé, dans les entretiens, selon une double dimension : il y a ce qui produit l’acte d’écriture, il y a ce que l’acte d’écriture produit.
Capital jaune, capital militant
7Dans une enquête sur les gilets jaunes d’un rond-point en banlieue lyonnaise (Devaux et al., 2019), des sociologues et politistes ont bien décrit les mécanismes de répartition, mais aussi de domination qu’ont pu vivre les gilets jaunes néo-manifestants dès lors qu’ils ont quitté les ronds-points et se sont confrontés, dans les assemblées générales et les manifestations à Lyon, à des habitués de ce type de mobilisation politique. Le gilet une fois encore y joue un rôle :
Ainsi, le 4 février, aucun⋅e participant⋅e à l’AG ne porte de gilet jaune, à l’exception notable de Sonia [du rond-point de l’agglomération lyonnaise], qui, en aparté, tire de cette distinction une certaine fierté.
8La distinction entre capital jaune et capital militant est un outil de compréhension pour les actes d’écriture également. L’un des apports incontournables de l’enquête de terrain pour penser ce que signifie l’acte « écrire sur son gilet jaune », c’est que cette dernière permet également une saisie affinée du pendant négatif : l’acte de non-écriture « ne pas écrire sur son gilet jaune » (et non pas non-acte d’écriture). Il s’avère en effet difficile, sans une enquête par entretiens, de comprendre la densité de sens que peut revêtir l’absence d’écriture sur les gilets.
Moi j’en étais arrivée à un moment où j’en avais marre du milieu anarchiste, militant, on ne se parlait plus. J’arrivais plus à écrire un tract. Dans les réunions on était pris de mutisme comme si tout était vain par avance, on s’empêchait de parler. Il y avait une incapacité à se parler, à écrire, et avec les gilets jaunes c’est revenu. Je me suis remise à écrire des tracts, on a fait des choses ensemble, des tracts sur les réformes du chômage, de la retraite... Beaucoup de compte-rendus – moi je suis très compte-rendus des réunions ! Mais sur le gilet, non, j’ai rien écrit. J’ai failli écrire « être ou ne pas être gilet jaune », parce que j’avais plein de copains qui ne s’engageaient pas, parce c’était pas très clair conceptuellement, ni politiquement d’ailleurs. Après je l’ai pas fait. (extrait d’entretien n° 2. Mai 2022.)
9Les cinq premières personnes sollicitées pour entretiens, dans cette amorce d’enquête, se caractérisent toutes par un fort capital militant, et pour certaines, par un fort capital culturel également, malgré des ancrages géographiques très différents. Dans ces cas, l’écrit sur le gilet semble parfois poser problème car celui-ci est conçu comme un support situé à la croisée du collectif et de l’individuel, voire de l’intime, et confronte donc de là à une impasse. Alors que les écritures collectives se voient ici remotivées pour cette ancienne militante, la perspective d’écrire personnellement, sur son propre gilet, un slogan jouant de l’intertextualité littéraire (allusion à Hamlet) finit par être abandonnée. C’est que les écritures de la contestation soulèvent, de manière générale, deux questions ; d’une part, celle de leur support. L’acte d’écrire sur son propre gilet est un fort marqueur d’identité, voire d’individuation – d’où le retour, pour cette gilet jaune philosophe de profession, aux références littéraires dès lors qu’il s’agit de choisir un écrit pour soi. Mais les écrits sur les gilets posent d’autre part la question de leur adresse : ici, l’adresse aux seuls camarades militants de gauche est finalement abandonnée, et la non-écriture se fait ainsi geste d’ouverture. L’ensemble de l’entretien est d’ailleurs marqué par un changement de posture vis-à-vis d’autres gilets jaunes :
C’était très mixte au niveau des origines sociales, et ça c’était super, mais au niveau des opinions politiques aussi. Moi ça m’a vraiment fait beaucoup évoluer dans ma représentation des gens qui votent extrême-droite. J’ai beaucoup changé d’avis par rapport à ces gens-là. Pas par rapport à l’échiquier politique, mais par rapport à la population qui est captée… bon ce mot… j’essaie de ne plus parler comme ça justement. Les leçons de Rancière, de pas se positionner nous les militants sachants et eux les gilets jaunes nouveaux un peu naïfs. (extrait d’entretien n° 2. Mai 2022.)
10Pour cette enquêtée comme pour d’autres s’étant abstenu⋅e⋅s d’écrire, les slogans jugés « trop intellos » gênent parfois, car sont perçus comme en décalage avec le mouvement – avec ceci d’intéressant que ces « gilets trop intellos » se caractérisent notamment par le recours aux références littéraires. À la lumière de l’entretien s’éclaire la dimension sociale et symbolique de la non-écriture.
« Un banquier à l’Élysée, c’est comme un ivrogne dans une cave à vin ». Y a des slogans qu’on a inventés, d’autres, comme celui-là, qu’on a repiqués. Y a eu des discussions pour les banderoles, et c’était souvent animé d’ailleurs parce que nous notre passé politique et militant remontait dans le choix des mots, parce que justement c’était écrit ! Donc quand même sur la banderole on était un peu plus maniaques que dans les discussions et on faisait attention de pas écrire des conneries. Y en avait à tout bout de champ c’était « pédé », « enculé »… Là on a fait un peu d’éducation populaire en essayant de trouver des trucs un peu plus variés, un peu moins genrés, c’était pas gagné. (extrait d’entretien n° 2. Mai 2022.)
11L’enquête incite à penser les effets du capital militant sur les actes d’écriture eux-mêmes ainsi que sur leur appréciation. Les entretiens ici menés témoignent tour à tour de la nécessité d’une éducation populaire et d’un rousseauisme (éloge de la spontanéité et de la pureté d’écriture) lorsqu’il s’agit de décrire et de qualifier les pratiques scripturales des gilets jaunes néo-manifestants. Cette amorce de travail devra ainsi être prolongée par des entretiens auprès des très nombreux néo-manifestants n’ayant jamais écrit dans un but contestataire sur une banderole, une pancarte, un tract ou un mur auparavant.
Matérialité d’un support
12Les choix hétérogènes des supports de l’écriture contestataire témoignent de modalités de maîtrise de l’espace graphique (Petrucci, 1993) inégales, voire de conflits de valeurs par rapport à l’ordre graphique. L’acte d’« écrire sur son gilet jaune », qui en lui-même ne contrevient pas aux valeurs d’ordre ou de respect des vitrines de commerçants, par exemple, et s’oppose parfois à l’acte « taguer » dans la rue, hérité de la culture vandale des graffeurs ou des répertoires d’action émeutière. Enquêter sur un acte d’écriture plutôt que sur un écrit, c’est ainsi prêter attention aux significations qui dépassent le textuel : le choix du support et de la situation deviennent déterminants.
13Plus généralement, la forme des écrits sur les gilets jaunes est également à relier à l’importance qu’ont revêtu les réseaux sociaux dans le mouvement. Ainsi que le souligne Philippe Artières, l’écrit exposé change au cours de l’histoire selon qu’il doit être vu en une de journal, sur un téléviseur, l’écran d’un ordinateur ou sur un téléphone (Artières, 2013). L’écrit sur le gilet jaune, par sa capacité à s’adapter parfaitement aux cadrages des « direct » individuels sur Facebook, fait écho à l’individualisation et à la personnalisation progressive des slogans et écrits protestataires qu’observe la sociologue Cécile Van de Velde depuis une dizaine d’années (2020). Une fois encore cependant, l’enquête de terrain permet d’affiner de telles hypothèses, en ce qu’elle permet de comprendre que les gilets jaunes ne constituent pas un seul support unifié et homogène.
Gilets de manifs, gilets de ronds-points
14Le mouvement des Gilets Jaunes s’est articulé autour de deux principales lignes d’action : entre une base arrière de militance au quotidien et à l’échelle locale, sur les ronds-points ; et d’autre part les « actes », manifestations urbaines offensives du samedi. À ces deux lignes semblent correspondre deux types de gilets. Les écrits des gilets de ronds-points sont éphémères en ce qu’ils sont souvent balayés par la pluie. Les mots qui s’effacent sont parfois repassés, consciencieusement, le gilet laissant apercevoir en palimpseste les heures passées dehors, qu’il neige ou qu’il vente. Les écrits des gilets de manifestation sont eux pensés pour la parade. Ils sont eux aussi éphémères en ce que les gilets se voient progressivement interdits ou arrachés, notamment à la sortie des nasses ou lors des barrages policiers en fin des manifestations. Si cette stricte distinction est loin d’être claire en pratique, dans certains entretiens, les enquêtés tiennent à distinguer les deux types de support, afin de valoriser ce que les sociologues ont appelé le « capital jaune », à savoir le travail de base sur les ronds-points.
15À l’opposé de l’espace-rue, la réappropriation des ronds-points confère une forte densité de faits sociaux et d’usages fonctionnels à ces espaces qui sont le parfait symbole de l’étalement urbain et de ses problèmes. Nouvel espace public sur lequel et duquel on parle, on communique, on écrit et on lit, le rond-point est ainsi, sur le plan des écrits, un nouvel espace de publication. Dans le cadre d’un « observatoire des Littératures Sauvages », cette sortie des écrits contestataires hors de l’imaginaire de la rue et de la ville est à prendre en compte (Roussigné, 2020). Quoi qu’il en soit, le caractère éphémère des deux types de gilets (gilets des villes et gilets des champs) est souvent l’occasion, lors des entretiens, de retours mélancoliques sur les écrits et gilets perdus.
Acte d’écriture. Mémoire d’un acte d’écriture.
16La notion d’acte d’écriture a été théorisée par Béatrice Fraenkel qui le distingue des actes de langage plus généraux (2007). L’acte d’écriture, souligne Fraenkel, n’est pas simplement un acte de scription car il affecte l’énoncé d’une valeur spécifique – ce que l’on observe en effet à propos des valeurs individuantes et sociales produites par le passage à l’écrit sur le gilet. Cependant, il est intéressant de noter que pour définir ce que serait un acte d’écriture, l’anthropologue s’appuie sur une scène d’écriture relatée dans un roman, L’Organisation de Jean Rolin, mettant en scène un souvenir d’écriture de graffiti de l’écrivain dans sa jeunesse militante. De la même manière que lors des entretiens, l’exemple mobilisé relève donc d’une reconstitution de scène d’écriture sous forme de récit a posteriori.Le sociologue Quentin Ravelli a évoqué, dans un numéro de Sociologie sur les « enquêtes à chaud sur les mouvements sociaux » (2020), les difficultés qu’a rencontré l’engagement scientifique face au mouvement social des gilets jaunes. Il identifie plusieurs postures, du chercheur embarqué au chercheur engagé, face au risque d’une « ruée vers l’or jaune ». Les travaux sur les écritures de la contestation impliquent ainsi une réflexion sur les risques de l’extractivisme académique lors des mouvements. Le choix d’une enquête dans l’après-coup, sur la mémoire des actes d’écriture, peut constituer une réponse partielle à ces questions.
Des intentions d’auteur ?
17Le recours aux entretiens dans les études littéraires, dès lors qu’il s’agit de s’intéresser à la fabrique des textes et à leurs auteurs, suppose de réinterroger la notion, fortement mise à distance depuis les travaux de Barthes et les approches textualistes, de l’intention d’auteur. La signification de l’écrit sur le gilet est loin de ce réduire à cette intention du scripteur et pour l’instant, la majorité des travaux sur les slogans des gilets jaunes s’effectue sans prise en compte de ces données. Néanmoins, les entretiens révèlent l’intérêt que revêt l’ensemble du métadiscours, des contextualisations et des justifications de scripteurs à propos de leurs écrits de gilets : ils confèrent une épaisseur nouvelle aux textes, voire ils déplacent les questionnements du commentaire de texte vers une anthropologie des actes d’écriture.
18S’intéresser à l’intentio auctoris dans le seul cas des écrits non légitimes, sur le plan littéraire, revient-il à reproduire un partage, dans les études littéraires, entre des textes ayant acquis leur autonomie, et des textes nécessitant d’être éclairés par leurs entours ? L’intérêt crucial de la reterritorialisation des écrits contestataires, d’une part, est la preuve de leur dimension profondément contextuelle. D’autre part, et de manière non-contradictoire, elle invite à généraliser les approches de terrain dans les études littéraires afin d’observer en situation, y compris pour les textes littéraires consacrés, d’où ils viennent, qui les font et ce qu’ils font.
Circulations
19L’enquête par entretien permet d’affiner une fois encore les enjeux qui entourent la question de l’auctorialité :
On n’était jamais seul, quand il s’agissait d’écrire. Quand les zapatistes sont venus, en 2021, ils ont passé du temps ici. À un moment on est allés voir le lieu de l’ancienne cabane des gilets jaunes de Montreuil, et là je suis allée acheter trois gilets jaunes, pour moi et pour un camarade qui était malade, et ils se sont mis à écrire sur les gilets. Ils en ont fait, en 15min, 5 ou 6, ceux qui étaient disponibles. Moi j’avais ces trois. Le zapatiste m’a demandé : c’est pour toi ? Et il l’a fait. Il l’adressait, donc, aussi. C’était les merveilleux mots des zapatistes. Nous sommes tous égaux parce que nous sommes différents. Diriger en obéissant… Les règles de bon gouvernement. Écrites de façon très jolie, avec de l’humour, entrecoupé de messages aux gilets jaunes de Montreuil. Ils savaient faire. Mais moi j’y arrive pas, de moi-même par exemple. Faut que je réfléchisse, je me dis faut que je fasse un truc. Les Gilets jaunes ils savent se dire, bon, aujourd’hui c’est ça la cible, allez on y va. Ils ne s’embêtent pas avec : on va faire une liste de mots d’ordre, etc. (extrait d’entretien n° 3. Mai 2022.)
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20L’acte « écrire sur son gilet jaune » se complexifie et il s’agit de revoir l’usage du possessif. Au-delà de la dimension personnalisante que revêt le support gilet, l’enquête par entretien permet de démêler les auctorialités et, par là, de comprendre la dimension performative que revêt le geste d’écriture sur le gilet de quelqu’un d’autre. Elle invite à envisager les pratiques écrites dans une perspective relationnelle, à réfléchir à la notion de dédicace ou encore à penser l’intrication des actes d’écriture contestataires et d’une « politique des affects » (Massumi, 2015), écrire constituant non seulement une tentative d’être vu, et d’être lu, mais également un geste s’inscrivant plus généralement dans une pensée de la politique comme art d’affecter.