Les écritures sauvages des supporters ultras
1Depuis les années 1980, s’est développé en France une nouvelle forme de supportérisme venue d’Italie : le mouvement ultra. Les ultras sont souvent confondus, dans le discours médiatique et politique, avec les hooligans. Ils s’en distinguent pourtant sur plusieurs points, comme l’a bien montré l’un des meilleurs spécialistes du mouvement (Hourcade, 2000) : s’ils incarnent eux aussi une forme de radicalité, les ultras la manifestent avant tout par un dévouement absolu à leur club. La violence, si elle fait bien partie de leur répertoire d’action, reste assez rare et n’est pas une fin en soi, contrairement aux hooligans. C’est aussi que les ultras aspirent à une forme d’institutionnalisation, malgré leur posture d’insoumission et de provocation : contrairement aux hooligans dont le mode d’organisation est le plus souvent assez informel, ils sont structurés en association et jouent, dans leur club, un rôle proche de celui d’un syndicat. Ils contribuent aussi généralement à l’animation de la vie de leur quartier, en organisant différents événements, des actions caritatives, etc.
2Mais c’est bien sûr lors des matchs de leur équipe que les supporters ultras manifestent en premier lieu leur présence et leur spécificité : se définissant en opposition à la figure du spectateur, consommateur passif du match, ils proposent, depuis leur tribune ou leur virage, un spectacle total. Leur engagement vocal et corporel pendant plus de 90 minutes est ainsi conçu comme une façon de participer à la rencontre : en déstabilisant leurs adversaires et en soutenant leurs joueurs, ils se voient ainsi en douzième homme de leur équipe. S’il ne dispose pas d’un ballon, ce douzième homme dispose en revanche d’un répertoire d’action varié : des chansons, lancées et orchestrées par un capo, positionné dos au match pour faire face à la tribune ; mais aussi des calicots, des banderoles ou encore des tifos, des animations visuelles composées de feuilles colorées formant un dessin ou un slogan et régulièrement agrémentées de fumigènes qu’il aura fallu préalablement faire entrer illégalement dans le stade. En ce sens, les supporters ultras sont depuis 40 ans les pourvoyeurs infatigables d’une écriture sauvage, dans ses formes (bricolées, disposées sur des supports de fortune, parfois introduites illégalement) comme dans ses contenus (provocants, polémiques et régulièrement décriés), mais aussi routinisée, inscrite dans un temps (le match) et un espace (la tribune ou le virage) donnés. Si la sociologie du sport s’intéresse à eux depuis plus de vingt ans (depuis les travaux fondateurs de Christian Bromberger notamment), leurs productions n’ont pas encore été traitées par les littéraires, le concept de « littérature sauvage » offrant peut-être enfin un concept hospitalier à leur prise en charge. Je présenterai rapidement quelques caractéristiques de ce corpus rassemblé à partir de recherches et d’une collecte sur internet, avant de m’intéresser, dans la perspective tracée par le colloque, à la question des convergences, des analogies et de la rencontre, effective ou non, entre supporters ultras et gilets jaunes.
Tifos et banderoles : quelques caractéristiques des écrits sauvages ultras
3Les écrits ultras ont généralement plusieurs destinataires : l’équipe supportée, qu’il s’agit d’encourager, le camp adverse, équipe et supporters, qu’il s’agit d’affaiblir, les médias, qui pourront relayer les plus beaux spectacles, mais aussi le groupe ultra lui-même, ces animations, comme les chansons, assurant une fonction cohésive. Ces écrits oscillent généralement entre une narration héroïque, volontiers emphatique, afin de glorifier son histoire et son appartenance locale et d’intimider l’adversaire, et la raillerie, parfois ordurière ou insultante : ce que les ultras appellent le chambrage et qui s’inscrit dans le refus plus global de la morale du fair-play.
4Le derby entre Lyon et Saint-Etienne en France offre généralement de bons exemples de ces différents registres, tant la rivalité entre les deux clubs et leurs supporters est forte. En 2000, lors du match ASSE-OL, les ultras lyonnais avaient créé la polémique en déployant deux banderoles sur lesquelles on pouvait lire : « Les Gones inventaient le cinéma… quand vos pères crevaient dans les mines », ajoutant à l’antagonisme géographique, un mépris social et culturel reposant sur une opposition entre Lyon, la ville bourgeoise, et la cité populaire qu’est Saint-Étienne. Ce type d’antagonismes ainsi exhibé entretient une dynamique de rivalité, appelant des réponses de l’adversaire lors de tifos ultérieurs, créant une forme de dialogue par tribune interposée et un effet-feuilleton. En 2019, les Magic Fans de Saint-Étienne retournent le stigmate en glorifiant leur passé ouvrier par une animation en deux tableaux. Elle laisse d’abord apparaître un visage de mineur, en gros plan, sur fond noir, assorti du slogan « Héritiers d’un passé minier », suivi de points de suspension complétés, dans le deuxième tableau, par le segment « Guidés par notre amour pour Sainté », l’effet de rime et la quasi régularité rythmique renforçant la solennité et la gravité du visage représenté. L’apparition de la lampe de mineur, dans la deuxième partie de l’animation, illustre cet héritage ouvrier qui sert de guide, de lumière au club comme aux supporters, dont les couleurs vert et blanche succède à la couleur noire, à droite du mineur, renforçant ainsi la continuité entre ces deux histoires.
5Au-delà de ces enjeux de rivalité et d’encouragement sportif, les écrits exposés footballistiques peuvent prendre un tour plus politiques, témoignant de revendications et d’intérêts communs aux groupes ultras, malgré leur segmentation. Alors les cibles changent : il ne s’agit plus de l’adversaire, mais des propriétaires des clubs, des autorités publiques, de la Ligue de Football Professionnel ou du Ministère des Sports. J’en donnerai trois exemples qui sont aussi trois modes de contestation :
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Le premier exemple concerne la polémique (Hourcade, 2020) qui a eu lieu en 2019 autour des accusations d’homophobie lancées à l’encontre des supporters par la ministre des Sports d’alors, Roxana Maracineanu1. Quelques mois après ces déclarations, le président de la République se déclare favorable à l’arrêt ou la suspension des matchs en cas de chants ou de propos homophobes. Le match Nancy-Le Mans est ainsi interrompu en août 2019. En réaction, les ultras de tous les clubs, sans concertation, font fleurir dans les tribunes des slogans vindicatifs et provocateurs pour dénoncer ce qu’ils perçoivent comme une stigmatisation. La tribune du stade fait ainsi office de tribune médiatique, offrant l’espace d’un droit de réponse, préféré aux colonnes des journaux pour répliquer aux attaques. La stratégie argumentative consiste généralement, pour les ultras, à se poser en victimes d’un mépris de classe de la part des autorités et en défenseurs d’une culture populaire, dont la vulgarité, assumée, est dénuée d’intention homophobe. Ils le font, de façon cohérente, en citant ou en parodiant des références populaires, comme Le père noël est une ordure2 à Lyon, ou les paroles de « Balance ton quoi »3 de la chanteuse Angèle à Metz, façon de souligner la différence de traitement qui est réservé aux ultras.
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Le deuxième exemple est la dénonciation continue de la répression subie par les ultras. Une batterie de lois et de règlements s’applique en effet aux supporters de football depuis plus de vingt ans : interdictions administratives de stade, interdictions de déplacement (pour suivre les matchs à l’extérieur), fermetures de tribunes prononcées à la suite d’allumage de fumigènes, etc. Une mission d’information sur « les interdictions de stade et le supportérisme » créée en 2019 à l’Assemblé nationale a alerté sur « l’échec de la politique du tout répressif » (Buffet et Houlié, 2020, p. 9) et un « usage disproportionné des outils de police administrative » qui rompt l’équilibre entre « ordre public et libertés fondamentales » (Ibid., p. 41) et montré combien les ultras se vivent comme des citoyens de seconde zone, subissant une justice d’exception qui fait, selon eux, des tribunes un laboratoire de la politique sécuritaire et répressive. Ces dénonciations constituent sans doute l’un des seuls domaines de revendication où la mobilisation peut être assumée de manière commune par les différents groupes ultras, même si cela reste rare : ce fut le cas notamment en octobre 2018 à travers la grève des encouragements et le slogan « Supporters ≠ criminels », proche d’un hashtag dans son énonciation, initiés par l’Association Nationale des Supporters dans les stades de France ; ce fut le cas aussi lors d’une manifestation nationale à Montpellier en octobre 2012 qui rassemblaient des ultras venus de toute la France pour le supporter montpelliérain Casti qui avait perdu un œil, suite à un tir de flashball en marge d’un match.
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Enfin, ces dynamiques de mobilisation peuvent parfois relever plus clairement de la logique d’un mouvement social, mais toujours à l’échelle locale : ce fut le cas à Bordeaux et à Nantes ces dernières saisons, les ultras des deux équipes attaquant la direction de leur club, au nom de la défense d’un football populaire, opposé à la financiarisation et à la marchandisation de leur passion ou au management brutal de la direction. Comme l’écrit Nicolas Hourcade, « les supporters ont eu recours à toutes les techniques d’un mouvement social : des actions en tribune, des manifestations de rue, un travail de lobbying et d’informations auprès des acteurs publics, des banderoles en ville, un show humoristique… » (Boudard et Hourcade, 2021). Les écrits sauvages débordent alors du stade et empruntent à la grammaire militante traditionnelle, comme on a pu le voir à Bordeaux en juin 2020, avec des banderoles déployées dans toute la ville demandant le départ de la direction du club et de son PDG, Frédéric Longuépée : « Longuépée, départ immédiat voie 4 » pouvait-on par exemple lire sur l’une d’elles, brandie devant la gare. De même, le 24 avril 2021, une manifestation est organisée dans l’enceinte de la ville, rassemblant des milliers de Bordelais et de supporters derrière un slogan et des mots d’ordre communs.
Ultras et gilets jaunes : un rendez-vous manqué ?
6Si leurs actions sont proches de celles des mobilisations, qu’en est-il de la participation effective des ultras aux mouvements sociaux ? J’analyserai l’exemple des Gilets jaunes pour traiter de cette question. De prime abord, gilets jaunes et supporters ultras partagent en effet quelques caractéristiques sociologiques communes : la prédominance des classes populaires et moyennes, bien que les ultras soient vraisemblablement plus jeunes et plus masculins en moyenne (Hourcade, 2000 ; Nuytens, 2004); le recours aux chansons et aux écrits contestataires qui composent des répertoires d’action proches, même si là encore les ultras se distinguent par un fonctionnement associatif, très organisé et hiérarchisé. Un certain nombre d’ultras ont ainsi été gilets jaunes, même si leur nombre est difficile à évaluer. Des condamnations judiciaires en témoignent : deux supporters des Ultramarines de Bordeaux ont été condamnés à 4 mois et un an de prison ferme pour la détérioriation du péage de Virsac en novembre 2018 (Artigue-Cazcarra, 2019) ; et Casti, ce supporter mutilé par la police, a été jugé pour l'occupation illégale de l'ex-musée Agropolis à Montpellier, lieu d’une assemblée des Gilets Jaunes (Nithard, 2019).
7Mais ce sont surtout les autorités politiques qui vont, au cours de la crise des gilets jaunes, construire et renforcer l’isomorphisme de ces deux types de mobilisation. Le 7 janvier 2019, Édouard Philippe, interrogé sur les mesures à appliquer pour mettre fin aux débordements des manifestations de gilets jaunes, déclare au journal de 20 h de TF1 :
On a connu une situation en France, où dans des grandes manifestations publiques, on avait des débordements d’une grande violence. C’était dans le courant des années 2000, dans les stades de foot. On a pris des mesures à l’époque qui avaient surpris et parfois interrogé, mais qui ont permis de faire en sorte que ceux dont on savait qu’ils venaient au stade exclusivement pour casser, pour provoquer et absolument pas pour assister à une manifestation sportive, puissent être, dès lors qu’ils étaient identifiés, interdits de participation à ces manifestations et qu’ils aillent le cas échéant pointer au commissariat. Ce dispositif a bien fonctionné.
8La proposition d’Édouard Philippe de s’inspirer des interdictions administratives de stade pour contrer le mouvement social atteste ainsi d’une analogie entre gilets jaunes et ultras, confirmant aux yeux de ces derniers la théorie selon laquelle les stades ont été les laboratoires d’une expérimentation répressive dont ils étaient les cobayes. Cet isomorphisme de la répression légale est également renforcé, dans la rhétorique politique et médiatique, par la pseudo-distinction entre casseurs ou faux gilets jaunes (« ultras-jaunes » parfois) et gilets jaunes authentiques, calquée en partie sur la distinction entre faux supporters (hooligans, ultras) et vrais supporters, légitimant et favorisant ce traitement répressif des mobilisations.
9C’est ce qui a poussé certains secteurs de la mobilisation à appeler les ultras à investir le mouvement et les manifestations. C’est le cas notamment du média militant Cerveaux non disponibles, créé en 2013 sur Facebook, devenu un site à l’occasion du mouvement des gilets jaunes qui contribua à augmenter considérablement son audience. L’un de ses membres, ancien ultra parisien, coécrit ainsi une tribune le 24 février 2019, intitulée « Ultras, le 14 mars, changez d’époque4 ! », appelant les supporters à s’impliquer dans la journée de mobilisation du 14 mars. Pour justifier cet appel, les rédacteurs de la tribune s’appuient précisément sur le traitement analogue réservé aux ultras et aux gilets jaunes :
Les Ultras ont été parmi les premiers à expérimenter les dérives totalitaires du pouvoir : les nouvelles techniques pour gérer les foules (caméras, lacrymo, flashball) mais aussi les nouveaux « outils » législatifs pour restreindre les libertés individuelles sans avoir à passer par un juge. Ainsi, les interdictions de manifester que des milliers des Gilets Jaunes ont subies ne sont que la déclinaison des interdictions administratives de stade que les Ultras connaissent depuis plusieurs années. […] La violence policière, les restrictions de liberté, la justice aux ordres du pouvoir… toutes ces dérives ont donc été vécues par le milieu ultra.
10Les rédacteurs s’appuient aussi sur différents exemples étrangers, en particulier celui des printemps arabes où les ultras ont joué un rôle déterminant dans le succès de la révolte, notamment en Tunisie ou en Égypte (Correia, 2020). Ce qu’ils convoitent, c’est un ensemble de compétences et de dispositions utiles à la mobilisation : leur savoir-faire dans l’animation des manifestations mais aussi, et peut-être surtout, leur expérience des affrontements avec la police (solidarité, pratiques de défense…). Pourtant, cet appel reste lettre morte, aucun groupe ultra n’y répond favorablement, et si des ultras participent bien au mouvement comme gilets jaunes, cette implication ne relève jamais d’une mobilisation collective aux couleurs d’un groupe ultra. La faute sans doute à un mouvement ultra atomisé, du fait des rivalités entre groupes, et segmenté, pas toujours bien relié aux autres secteurs de la société (Hourcade, 2014). L’appel est ainsi passé relativement inaperçu au sein du mouvement. C’est la conséquence surtout d’une revendication d’apolitisme, qui apparaît comme le mot-mana de la plupart des groupes ultras en France, que ce mot serve de paravent à une couleur politique homogène mais inassumable, à l’extrême droite notamment, ou, plus généralement, qu’il favorise la cohésion de groupes composés de milliers de membres assez divers dans leur appartenance partisane ou indifférents à cette question.
11Si l’on en revient à l’écriture sauvage, on observe donc un curieux paradoxe en cet hiver jaune 2018-2019 : alors que la France connaît une efflorescence des écrits sauvages qui se répandent sur les murs, les ronds-points et les gilets des manifestants, les tribunes ultras restent discrètes vis-à-vis de cet « ensauvagement », comme si l’enceinte du stade composait une frontière relativement étanche à ce déferlement.
12On notera malgré tout quelques initiatives éparpillées qui apparaissent au cours des matches de Ligue 1 de cette période : les Winners de Marseille notamment, groupe plutôt marqué à gauche, et les Ultras Populaires Sud de Nice appellent leurs adhérents à venir en gilets jaunes aux matchs à partir du mois de novembre 2018. Le 27 novembre, lors du match Amiens-OM, les Winners déploient une longue banderole « Winners avec le peuple » ainsi que des drapeaux avec des gilets jaunes floqués du célèbre masque du personnage de V dans V pour Vendetta, témoignant de l’importance de l’imaginaire de la pop culture dans l’expression politique de ces groupes et, en creux, d’une lecture assimilant ces deux révoltes, l’une réelle et l’autre fictionnelle, par leur dimension spontanée, populaire et non-partisane. Ce qui me semble intéressant quand on regarde les photographies, c’est que l’adoption du gilet jaune au sein de la tribune n’est pas massive, alors que les ultras sont réputés pour leur capacité à créer et proposer des animations d’ampleur et bien synchronisées. C’est la preuve sans doute de la réticence à afficher une opinion politique au stade et surtout à délaisser le maillot de l’OM ou le sweat du groupe ultra en question, marqueurs premiers de leur sentiment d’appartenance. Témoignant de cette ambiguïté, ces actions ont été annoncées et justifiées par les Winners et les Ultras Populaires Sud par un billet posté sur Facebook. Ces billets, en insistant là aussi sur les convergences entre ultras et gilets jaunes, victimes d’une même politique répressive, répondent, souvent par anticipation, à des critiques émanant des supporters5.
13C’est sans doute les banderoles déployées par les Magic Fans de Saint-Etienne le 30 novembre 2018 qui sont les plus remarquables sur la question de la convergence entre ultras et gilets jaunes. On pouvait y lire « bavures », « désinformation », « calomnies », « censure » et « libertés bafouées » : « Messieurs les gilets jaunes, bienvenue dans notre monde de sous-citoyens ». La disposition des banderoles dans la tribune renforce la structure grammaticale du propos et fait en quelque sorte office de ponctuation : une structure énumérative d’abord, dont chaque item résonne d’autant plus que les banderoles sont réparties dans toute la tribune, suivie, en guise de synthèse et de conséquence, d’une formule averbale sous forme d’adresse, disposée en bas de la tribune sur une seule longue banderole. Ce dernier segment institue ainsi un régime d’hospitalité paradoxale ou de solidarité ironique : car si l’adresse et la formule de politesse « bienvenue » marquent un accueil, motivé par la répression commune subie par les ultras et les gilets jaunes, elles maintiennent un écart entre un « nous » et un « vous » implicite, basé sur des degrés d’ancienneté et de relégation sociale différents. Ainsi, le titre ironique de « Messieurs » qui est réservé aux gilets jaunes, se construit par opposition aux ultras, paria parmi les parias, qui ne disposeraient plus depuis longtemps d’une telle respectabilité. Conçue comme un message d’accueil et un témoignage d’hospitalité, cette banderole apparaît aussi comme un marqueur de distinction.
14Ce sont ces jeux de distinction, la revendication d’autonomie et d’apolitisme mais aussi la structure même du mouvement ultra, atomisé et segmenté, qui peuvent donc expliquer ce rendez-vous manqué entre ultras et gilets jaunes et cette dissymétrie entre des écrits sauvages florissants dans la rue et timides dans les tribunes.
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15Les écrits sauvages de supporters me semblent constituer un corpus porteur pour l’Observatoire, leur étude pouvant aller dans plusieurs directions :
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La question des pratiques ordinaires (Lestrelin, 2022) : celle de la conception et de la confection des banderoles et des tifos, leur matérialité, les sociabilités qu’ils engendrent, leur place dans les carrières supportéristes et les jeux de hiérarchie et de légitimité dont ils témoignent au sein des groupes.
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Une analyse rhétorique de ces écrits : les registres mobilisés, les patrons stylistiques ou grammaticaux les plus souvent employés, l’exploitation de certains outils narratologiques au service de cette analyse ou encore la question des modes de lisibilité. On pourrait ainsi tenter d’analyser la tribune comme une page blanche qui s’écrit au cours du match selon des enjeux de disposition, de mise en page, voire de typographie humaine à repérer.
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Une étude de convergences entre le répertoire sauvage ultra et les formes de la contestation sociale. J’aimerais ainsi m’arrêter, pour finir, sur un domaine, à la fois écrit et oral, où les transferts entre ultras et gilets jaunes ont été nombreux : la chanson. Les chansons les plus emblématiques des gilets jaunes viennent en effet souvent du répertoire supporter et, pour tout dire, ultra, suite à différents actes de réécriture ou des modifications axiologiques diverses. Depuis le très performatif « On est là6 ! » jusqu’au fameux « Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher toi » que je voudrais décrire en conclusion7. Avant sa reprise par les gilets jaunes, c’est un air qui a été popularisé lors de la Coupe du monde de 2018 en Russie, en hommage au défenseur Benjamin Pavard, buteur contre l’Argentine en huitième de finale. L’air lui-même venait des supporters marseillais qui, qualifiés pour la finale de la Ligue Europa qui se jouait cette même année 2018 à Lyon, promettaient l’enfer à Jean-Michel Aulas, le président de l’Olympique Lyonnais, club rival. C’est sans doute à partir de ce chant qu’ont été composées les paroles de la chanson anti-Macron, dont la structure grammaticale est identique, les variations se limitant au verbe utilisé (« te chercher8 »/ « tout casser chez toi ») et à la rime tout aussi insultante mais plus sexiste encore, adoptée par les supporters (« Jean-Michel Aulas, ô grosse pétasse »). Mais les origines de cet hymne gilet jaune sont encore plus anciennes et plus lointaines : s’inspirant du morceau à succès « Achy Breaky Heart » de Billy Ray Cirus9, certains supporters anglais, ceux de Newcastle notamment, entonnent régulièrement leur envie de rester au stade dans la chanson « Don’t take me home », avant que les supporters de West Ham reprennent cette mélodie autour de 2016 pour chanter la gloire de Dimitri Payet, joueur français qui évolua par la suite à Marseille10. Le transfert du joueur s’accompagne ainsi du transfert de cette vocalisation qui, passée ainsi de l’éloge à l’insulte, de l’Angleterre à la France, rappelle peut-être l’importance de la culture sportive pour les luttes sociales, d’autant plus pour un mouvement comme les gilets jaunes, très hétérogène, largement composé de primo-militants, et pour qui le répertoire footballistique a été un ferment collectif décisif.