Colloques en ligne

Sabrina Dubbeld

De l’appel du mur à l’“artivisme” : les banderoles du collectif Black Lines

From the call of the wall to “artivism”: the banners of the Black Lines collective

1Cette étude s’appuie sur des recherches menées dans le cadre d’un post-doctorat au Deutsches Forum für Kunstgeschichte au cours de l’année 2021-2022. Celui-ci visait à interroger, sous un angle nouveau, la dimension politique et militante qu’a revêtu le graff dans l’espace public parisien et athénien entre 2016 et 2022. Si l’investissement du champ politique par cette culture urbaine au moment de son émergence dans les années 1960 aux États-Unis a été abondamment investigué (Baudrillard, 1976), ce n’est en revanche pas le cas pour la création actuelle, ou uniquement au prisme de la scène Street Art (Hamid Mohammad, 2018 ; Carle, Huguet, 2015 ; Grondähl, 2012). C’est que l’historiographie du mouvement admet généralement que la diffusion européenne du graff est allée de pair avec sa dépolitisation. La migration d’un continent à l’autre aurait largement contribué à la mise en sourdine de ce cri de révolte des « sans voix, de ceux qui sont dépourvus de moyens d’expression, exclus ou se sentant comme tels » (Calogirou, 2012, p. 34). En réalité, ce point de vue mérite d’être nuancé, une partie de la production graff continuant à entretenir des liens étroits avec le domaine politique, y compris après son incursion sur le territoire européen. C’est le cas notamment des deux terrains choisis dans le cadre de cette étude. Ceux-ci se sont imposés en raison des résonances socio-politiques qui existent entre ces deux territoires, des transferts culturels et artistiques qui s’y opèrent ainsi que pour la richesse des graffs politisés qu’ils recèlent, chacune de villes ayant été le théâtre d’« événements d’écriture majeurs » (Fraenkel, 2018) ces dernières années.

2Ainsi, dans le quartier contestataire d’Exarchia à Athènes, les rues sont recouvertes d’inscriptions, de graffs, de graffitis, d’affichages militants et de fresques jusqu’à la saturation. Ces interventions graphiques font écho à l’actualité et à l’histoire mouvementée de ses rues dans lesquelles des lieux de solidarité autogérés voisinent avec des squats de réfugiés (Cappuccini, 2017 ; Stampoulidis, 2016a et 2016b). De l’autre côté de la Méditerranée, Paris s’est, elle aussi, transformée, au gré des manifestations contre la Loi Travail, contre la réforme des retraites et de l’avancée du mouvement des Gilets Jaunes, en un « lieu pratiqué » (De Certeau, [1980] 1990, p. 173), un dispositif ouvert à tous les possibles graphiques et révolutionnaires.

3Plusieurs axes d’analyses ont guidé l’étude des matériaux d’enquête : la question du contrôle institutionnel de ces formes contestataires ; la circulation de leurs représentations ; les rapports de visibilité et d’invisibilité qui se jouent à travers ces gestes, ces derniers témoignant en effet souvent d’une « lutte pour la représentation » (Boidy, 2017) au sein de la société ; et enfin, les parcours de vie et militant de leurs auteurs, au regard de la sociologie politique de l’engagement et de l’histoire du graff. Sur le territoire français, mes recherches m’ont conduite à suivre les actions du collectif d’artistes-graffeurs Black Lines, fondé par Itvan K. et Lask en 2018. Dans ce cadre, j’ai réalisé une douzaine d’entretiens semi directifs dans lesquels les acteurs étaient invités à retracer leurs itinéraires personnels et artistiques.

4Ce groupe fédère, dans son sillage, plusieurs dizaines d’individus qui participent, plus ou moins assidument, aux différentes interventions du collectif. Autour du noyau fédérateur gravitent ainsi Marmz, Vinci, Veneno, C.MOA, Hecat, VINCI, Le chant du cygne, DJ G high Djo, etc. En creux se dessine un réseau actif de lutte dont les ramifications, multiples, s’étendent des Zones à défendre au média Contre Attaque en passant par le comité Adama, le collectif Plein Le Dos, des squats artistiques (Art Liquid à Montreuil par exemple), etc.

5Loin de se limiter aux frontières hexagonales, les acteurs sont également en lien étroit avec des cercles contestataires chiliens, mexicains, belges, tunisiens, palestiniens, etc1. Ces alliances à l’international se matérialisent par l’organisation d’actions simultanées, de voyages ou encore de transferts de motifs artistiques lors de la réalisation de fresques, d’affiches ou de supports de communication. Ce qui distingue toutefois Black Lines des autres groupes avec lesquels il collabore, ce sont trois modes d’actions et d’occupation de l’espace public et médiatique que les membres du collectif ont peu à peu développés et qui leur permettent non seulement de faire entendre leurs voix mais aussi d’asseoir leur présence dans le champ des luttes sociales et politiques :

61) La réalisation, en écho à des événements marquants de l’actualité, de « jams2» graffitis autour d’un thème défini à l’avance par le groupe, tels « Bienvenue en Démocratie 3», « Pour la liberté d’expression4», « Fichage et Liberté 5», « Président illégitime6», « La Commune7», « Hiver Jaune8», « Islamo-gauchisme », etc. Lorsque ces rassemblements se déroulent dans la capitale, ils se tiennent souvent dans le 11e arrondissement, rue de la Fontaine au Roi, ou dans le 19e, rue Henri Noguères où la mairie a mis à disposition de tous les graffeurs et Street artistes des murs d’expression libre (Vaslin, 2021).

72) L’organisation de détournements ou de réappropriations artistiques spontanées, à l’instar de l’intervention sur la fresque Liberté, Egalité, Fraternité d’Obey dans le 13e arrondissement de Paris. Durant la nuit du 14 décembre 2020, le groupe a ajouté des larmes de sang à cette Marianne peinte, exprimant ainsi, au détour d’une performance au fort retentissement médiatique, leur farouche opposition à la politique du locataire de l’Elysée (Gayet, 2020) : « En touchant à la Marianne d’Obey, c’est le portrait de la Marianne qui se trouve dans le bureau de Macron qui a été détournée symboliquement. Les valeurs de la République ont été particulièrement bafouées depuis la présidence Macron » (propos d’Itvan K. repris par Manon Gayet, ibid.).

83) La conception, enfin, de banderoles graffées qui accompagnent nombre des cortèges de tête des manifestations organisées en France depuis 2018.

9Ces banderoles sont absolument inédites du point de vue de l’histoire et de la pratique du graff et n’ont, de ce fait, jamais fait l’objet d’un travail scientifique d’envergure. Aussi, s’agira-t-il, en s’appuyant sur les récits de vie des membres du groupe et des observations de terrain, de questionner les conditions historiques, matérielles et économiques d’émergence de ces productions, les enjeux qu’elles soulèvent sur le plan de l’iconologie politique ainsi que leur rôle lors des manifestations.

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Banderole de Black Lines (Itvan K.) « La jeunesse emmerde le libéralisme » (Itvan K) lors de la manifestation des Gilets Jaunes du 10 juillet 2022.

© Serge D'IGNAZIO

Des sentiments révolutionnaires aux banderoles

10L’analyse croisée des récits de vie des protagonistes de Black Lines apportent des éclairages majeurs sur les motivations qui ont poussé ces individus — âgés en moyenne aujourd’hui de 35 à 45 ans — à s’engager dans la lutte et à embrasser la « carrière » (Everett C. Hughes, 1958 ; Becker, 1985, p. 126) d’artiviste. La question de la temporalité joue, à cet égard, un rôle primordial, de même que celui des affects, le processus de politisation s’opérant en articulation étroite avec l’intime et le vécu personnel. De telle sorte qu’il est impossible d’envisager leur trajectoire dans la « seule immédiateté d’un temps sans profondeur sociale, politique et culturelle9 », encore moins au prisme du paradigme du « surgissement », du « basculement », souvent usité dans le discours institutionnel et médiatique pour expliciter l’entrée dans la carrière activiste des militants d’extrême gauche, antifascistes, communistes révolutionnaires, etc. (Guibet Lafaye, 2017).

11Dans leur récit biographique, deux narrations s’entrecroisent, l’une mettant en évidence l’existence de continuité dans le parcours et privilégiant une construction pas à pas, par étapes successives dans leur engagement, l’autre tendant plutôt à souligner les événements et passages menant à une prise de conscience perçue comme irréversible. Au vrai, si la reconstruction a posteriori des trajectoires n’échappe pas à une possible reconstruction rétrospective (Bourdieu, 1986), elle présente toutefois l’intérêt primordial de mettre en relief les interactions entre effets de contexte et conjoncture singulières, entre engagement politique et de vie.

12Ainsi, pour une majorité d’acteurs, le militantisme s’enracine dans une tradition familiale bien ancrée10. La période du lycée et/ou les premières années du cycle universitaire constituent bien souvent un temps favorable à l’affirmation de leur positionnement politique. Dans le cas plus spécifique de Vinci, ce sont les rencontres et expériences de vie en lien direct avec la pratique de son métier dans le domaine du secteur social et associatif qui ont joué un rôle clef dans son éveil politique11. Nombre d’entre eux ont aussi connu la diffusion, au tournant des années 1990-2000 de la culture graff et Hip-Hop. La médiatisation des origines rebelles et subversives de la discipline n’est pas sans avoir exercé une certaine fascination sur ces jeunes qui faisaient déjà de la lutte par l’écriture un mode de vie. Dans les entretiens, plusieurs événements marquants de cette époque sont également cités, de manière récurrente, comme ayant joué un rôle clef dans leur prise de conscience politique : l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002 et les immenses manifestations contre l’extrême droite qui s’ensuivront, la couverture médiatique des émeutes de 2005 en région parisienne mais aussi le mouvement contre le contrat première embauche en 2006.

13Toutefois, ce sont véritablement les décisions politiques successives des gouvernements et le climat social post-2016 qui ont eu un rôle d’accélérateur jusqu’au point de bascule de 2018 aboutissant à la création de Black Lines. À cet égard, le rôle d’Itvan K. s’avère essentiel. Décrit comme un « empêcheur de tourner en rond12» par Marmz, il s’impose indubitablement comme une force de proposition pour le collectif. Sa capacité à fédérer est d’autant plus développée que l’investissement affectuel au sein du groupe est grand. Ainsi, la majorité des membres fondateurs se connaît depuis de nombreuses années : Marmz, Lask et Itvan K étaient déjà camarades au lycée par exemple.

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Banderole de Black Lines (Itvan K.) « Faire bloc », manifestation du 27 novembre 2021.

© Serge D'IGNAZIO

14Le récit de ce dernier est particulièrement éclairant dans la mesure où il met en perspective la formation progressive de sentiments révolutionnaires, le contexte socio-politique et historique et la fabrique d’une pensée théorique de l’image. Or, celle-ci guidera par la suite non seulement les stratégies médiatiques développées par les membres du groupe mais aussi leur choix de mettre leur expertise technique et artistique dans la production de banderoles.

15Dans son témoignage, le graffeur cite ainsi d’emblée le cas — selon lui symptomatique — de la couverture médiatique du rassemblement du 18 mai 2016, organisé à l’initiative du syndicat de police Alliance, place de la République à Paris. Ce jour-là, en marge du cortège, une voiture de police est incendiée par des contre-manifestants. L’information, relayée en direct par les chaînes de télévision fait la une de nombreux médias régionaux et nationaux : « ça a été un tournant énorme au niveau de l’image [confie Itvan]. Elle a tourné en boucle. [...] Ça a été un moment charnière en fait pour moi13 ».

16Le malaise qu’il ressent est d’autant plus fort que le mouvement Nuit Debout, créé en opposition à la promulgation de la loi Travail et à laquelle il participe activement, bat son plein depuis deux mois sur cette même place mythique, centre névralgique de la contestation parisienne. De fait, à l’instar des places Syntagma, Tahrir, Taksim quelques années auparavant, la place de la République constitue alors un véritable « site fondateur totémique » qui permet aux participants ainsi qu’« au peuple non seulement de se réunir mais aussi de se construire, au moins temporairement » (Mitchell, 2015, p. 165). D’ailleurs, pour le créateur de Black Lines, ce mouvement de refondation des pratiques et des processus démocratiques (Graeber, 2005) a joué un rôle déterminant dans son itinéraire : « J’ai toujours été un peu militant parce que mon père l’est mais j’étais plutôt pirate, c’est-à-dire sans conviction politique, vraiment. Et au moment de Nuit Debout, j’ai recommencé à me repolitiser », dit-il. Il poursuit : « Avant nos graffs parlaient plutôt à des graffeurs et là d’un coup on s’est retrouvé à faire des fresques qui avaient un impact pour tout le monde. Les gens venaient nous parler14 ». Trois de ces peintures aux atours politiques font d’ailleurs l’objet d’un effacement rapide de la part des autorités, ce qu’Itvan et Lask interprètent ipso facto comme une censure forte qui ne fera que confirmer leur désir d’engagement sur le long terme.

17Deux ans plus tard, à la faveur d’un voyage avec son père à Everan, Itvan assiste également, médusé, aux mouvements de manifestations décisives de la révolution arménienne qui conduira, le 23 avril 2018, à la démission de l’ancien chef d’état Serge Sarkissian. La puissance de ces rassemblements et leur issue victorieuse lui donne l’espoir qu’une révolution peut se réaliser dans nos temps contemporains si elle s’accompagne de stratégies politiques et de luttes efficaces.

18À peine rentré en France, il est témoin d’une autre performance, d’une grande intensité pour lui : celle du « Bloc noir » (Dupuis-Deri, 2019) qui prend la tête du cortège du traditionnel défilé des organisations syndicales du 1er mai. Exceptionnelle par son ampleur — plus de 1200 hommes et femmes y participent selon les estimations de la préfecture de police de Paris —, elle l’est aussi par la diversité des répertoires d’actions déployés par ce groupe d’activistes. Parmi eux, fendant la foule, des centaines de banderoles juxtaposées forment un rempart mouvant et bigarré accompagnant le mouvement ondoyant des corps :

J’y ai été [rapporte Itvan K.] et c’était juste avant de donner le nom « Black Lines » et je me suis dit que c’était fou toutes les banderoles qu’ils utilisaient… On aurait dit une fresque et pourtant ce sont des gens qui ne se connaissent pas entre eux mais juste le fait qu’ils soient habillés en noir qu’ils se mettent ensemble... ça donnait ça... c’était saisissant cette dimension de fresque. [...] Et puis tout le monde peut faire partie du Bloc [...] Après je me suis dit [...] le black bloc, c’est une méthodologie offensive, et nous [en tant que créateurs] on pourrait développer cette méthodologie, l’équivalent, mais par l’image15.

Aussi cet épisode s’avère-t-il non seulement déterminant du point de vue visuel et sensitif — l’expérience étant comparable, à ses yeux, au vécu face à une œuvre artistique —mais aussi car il marque la naissance de son attrait pour l’objet banderole en tant dispositif de contestation.

19Quelques jours plus tard, dans l’effervescence des commémorations du centenaire de 1968, Black Lines naît officiellement. Les souvenirs de la « parole sauvage » (Barthes, 1968) libérée, collective, de ce mois de mai révolutionnaire, se révèlent fédérateurs pour les graffeurs qui voient, à travers le mur un dispositif ouvert à tous les possibles graphiques et contestataires :

Au début je pensais pas qu’on ferait un mouvement. Je m’étais juste dit que plutôt qu’on soit deux [N.D.L.R : Lask et Itvan] à se faire censurer, on appelle tous les graffeurs à venir nous rejoindre et on fait [N.D.L.R : une jam sur le thème] « Fake démocratie ». Ça a pris. Par la suite, on a eu des demandes de tous les graffeurs de France qui voulaient participer au prochain événement. Et du coup ça a pris sans qu’on choisisse.

20Leur détermination rencontre bientôt celle du mouvement des Gilets Jaunes qui débute quelques mois plus tard. « Le temps sort de ses gonds », l’événement « crée une conjoncture critique » (Nagy, 2020, p. 12) et le rassemblement du 1er décembre 2018 joue le rôle de catalyseur : « tous ceux qui ont participé à l’acte 3 ont compris qu’on avait été beaucoup plus fort [que le gouvernement ; N.D.L.R ] dans le rapport de force16 » relate Itvan K. En réalité, les images de ce soulèvement jaune sur les Champs Elysées sont si puissantes qu’elles ont pu entraîner et nourrir, chez les instances gouvernantes, ce que Maxime Boidy nomme une « chromophobie17 ».

21Ainsi que le rappellent les écrits de Scott (2019), Thompson (1971) ou encore Honneth (2019, p. 22), la « révolte n’est jamais le fruit seulement de la détresse et du manque économique ». Elle s’adosse ici à « l’économie morale » (Fassin, Eideliman, 2012 ; Thompson, 1963) d’un ensemble d’individus qui se fédèrent, révoltés, touchés dans leur sensibilité par le mépris dont ils se sentent faire l’objet dans la sphère politique :

Le truc chez les Gilets Jaunes, c’est justement, ce truc de fou, de rage démultipliée, c'est-à-dire que chacun vit sa précarité comme il peut. Mais en fait, on était tous d'accord sur les grandes lignes des Gilets jaunes. Voilà, on en a marre de cette précarité générale et de la condescendance politique qu’on vit tous. [...] C'est un truc de classe sociale, c'est la lutte : elle est sociale, ce sont les pauvres contre ceux qui nous méprisent dehors. Ils nous pissent dessus. Et il y a eu un nombre incalculable de lois. Mais même à l’époque de Chirac, de Sarko, ils maquillaient le truc. On vous baise mais on vous fait une fleur dedans mais là plus ça va, plus le mépris est frontal. Ils vont pas bouger18.

22Le « protagonisme révolutionnaire » (Burstin, 2013 ; Deluermoz et Gobille, 2015) atteint son paroxysme : par leur « prise d’écriture » (Fabre, 1997), les acteurs veulent se faire sujet de « l’histoire en acte » (Bouton, 2001, p. 43-66), ce qui a pour conséquence directe de remodeler leur expérience de la lutte, l’organisation de leur vie quotidienne ainsi que leur pratique artistique :

Je me dis que tout ce qui se passe là, c'est quand même l'histoire qui est en train de se faire. Donc j'ai quand même envie d'avoir un pied là-dedans. J'ai envie de voir ce qui s'est passé. C'est comme si tu me disais qu'il y a la chute du mur de Berlin, là maintenant, je vais pas vouloir dormir (rires)19.

Tout le discours de Macron vis-à-vis des Gilets Jaunes, ça a été de faire croire que l’intelligence, la beauté, le raffinement, c’était dans son camp et que l’ignorance, la bêtise, était dans l’autre camp. Et je me suis dit que c’était là que les artistes avaient un rôle à jouer en France [...]. J’ai vu qu’on avait un rôle à jouer... L’idée c’était de rassembler par l’image…20

23À ce titre, les banderoles leur apparaissent désormais comme un médium d’action privilégié. Elles peuvent en effet jouer un rôle central dans la médiatisation de revendications individuelles et collectives lors des manifestations et elles opèrent également la synthèse entre image et pratique graphique. Or le graff, rappelons-le, est historiquement attaché au travail de la lettre.

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Banderole du collectif Black Lines, 3 juin 2022.

© Serge D’IGNAZIO

Les banderoles graffées : un art de la protestation

24C’est Louise Moulin, créatrice au mois de janvier 2019 du collectif Plein Le Dos (Boidy, 2021) qui, la première, sollicite Itvan K. et Lask pour la réalisation d’une banderole en soutien aux Gilets Jaunes. L’idée enthousiasme immédiatement les graffeurs, et la réalisation leur plaît tout autant. L’objet offre, il est vrai, de multiples possibilités, tant du point de vue plastique que sur le plan des luttes sociales et politiques. Chaque pièce est en effet unique — elle porte d’ailleurs toutes la signature du groupe —, ce qui répond à la fois à leurs aspirations artistiques ainsi qu’à leur désir et leur besoin de médiatiser les actions du collectif.

25La banderole est en outre porteuse d’un message, qu’il s’agisse d’une dédicace, d’un slogan ; elle dialogue également avec les autres écritures urbaines ; elle possède aussi un pouvoir indéniable : celle de pouvoir fédérer les acteurs. En raison de son faible poids et d’une taille somme toute restreinte, elle peut être stockée facilement ou, au contraire, passer de mains en mains, être emportée dans une valise afin de passer les frontières et servir, in fine, à d’autres collectifs de lutte.

26La fabrication et la diffusion à grande échelle se confronte toutefois à un problème de taille : celui des coûts. La toile vinyle, qui s’impose rapidement comme le matériau idéal en raison de sa solidité, s’avère excessivement onéreux : « tant qu’on ne nous donnait pas les banderoles [N.D.L.R : vierges], on n’en faisait pas. Une toile ça coûte cher21», confie Itvan K. Le crowdfunding, auquel le groupe a régulièrement recours pour financer l’achat de matériaux pour les jams collectives, apparaît pourtant inenvisageable pour une telle entreprise : « Les gens n’étaient pas prêts à mettre pour ça [explique Veneno]. On l’a vu, car il y en a certains qui nous ont donné un petit billet. Mais avec 5 balles tu fais pas grand-chose22». C’est que, fût-elle graffée, une banderole reste un accessoire de manifestation à la durée de vie plus qu’incertaine, ce qui rend les arguments pour son financement peu audibles.

27Alors qu’ils s’apprêtaient à renoncer à l’idée, un événement dans la vie d’Itvan K. les amène à reconsidérer la question de manière plus pressante et à perfectionner leur savoir-faire afin de parvenir à une production organisée, quasi « industrialisée » selon les termes du graffeur. Ainsi, à la suite de l’acte 3 et des effets délétères du gaz lacrymogène (Feigenbaum, 2019), Itvan K. développe une allergie invalidante à la peinture à l’aérosol, l’empêchant durablement de s’adonner à la pratique du graff. Dans ces conditions, la banderole, qui peut se travailler à l’aide de nombreuses techniques, tels l’encre de Chine, le feutre, l’acrylique, se révèle le médium idéal. Dans son atelier, l’artiste reconquiert peu à peu cette surface vierge, rectangulaire — qui n’est pas sans évoquer celle du support d’une toile — et se réapproprie avec délectation le tracé, le mouvement et la gestuelle de ses scènes d’émeutes qui affleurent également ses esquisses sur papier. Veneno, elle, s’essaye au marqueur, enrichissant ainsi, dans un même mouvement, son patrimoine technique et artistique pour sa production plastique personnelle. D’autres, comme Marmz ou Lask, préfèrent le spray, qui présente l’avantage d’être facile à manier et d’un séchage aisé, arguments de poids lorsqu’il s’agit d’exécuter une banderole à la dérobée et dans les conditions précaires qu’offrent les prémices d’une manifestation.

28Chaque créateur se saisit de l’objet avec une grande liberté. Une certaine identité graphique émerge toutefois en raison du code couleur de Black Lines qui favorise l’usage du noir et du blanc. Deux principaux facteurs, d’ordre économique et plastique, ont guidé ce choix : ces couleurs de peinture, basiques, sont parmi les moins chers du marché et elles permettent en outre d’unifier les styles lors des créations-narrations palimpsestes à plusieurs voix. Les banderoles peuvent en effet être réalisées de concert — à l’instar des jams graffitis — à l’occasion d’ateliers banderoles organisés à intervalles réguliers ou être conçues de la main d’un seul artiste. Dans les deux cas, le procédé implique une organisation logistique importante : identification des sujets à traiter en fonction des luttes à couvrir ; exécution et collectes des banderoles (parfois situées dans des lieux éloignés avec la multiplication des acteurs impliqués dans leur fabrication23) ; stockage dans des lieux sécurisés et acheminement les jours de manifestation.

29À ces étapes s’en ajoute une autre, primordiale, qui consiste à trouver la précieuse matière première et à un coût moindre. Pour ce faire, deux solutions existent : obtenir des dons en faisant fructifier son réseau (toiles usagées ou comportant des défauts et donc mises au rebut par certaines entreprises24) ou récolter soi-même la ressource. À partir d’un immense panneau publicitaire — tels ceux déployés sur les façades des immeubles ou monuments parisiens en restauration —, il est ainsi possible de créer facilement de nombreuses banderoles une fois l’ensemble redécoupé avec soin25. L’opération, périlleuse, nécessite toutefois d’opérer en toute clandestinité et en nombre, tant le poids du matériau est important. Cette créativité « tactique, bricoleuse » visant à la réappropriation d’objets destinés en premier lieu à une utilisation commerciale, n’est pas sans évoquer la phrase de Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien : « les gens font avec ce qu’ils ont » et dans la société capitaliste bureaucratisée et industrialisée d’aujourd’hui, ce « qu’ils ont », c’est ce que leur fournissent les institutions et les industries du capitalisme26 ».

30Pour les graffeurs, la rue constitue indubitablement le dernier média indompté : « Le graffiti, la danse, c’est pas encadrable, pas institutionnalisable » dit Lask : « Tu veux danser, tu danses. Tu veux peindre, tu peins. C’est de l’ordre de l’instinct pur. Et en plus tu rajoutes les revendications, le terreau de notre culture27 ». De fait, leur pratique du graff a façonné leur rapport à la ville : les writers ont l’habitude de questionner les rapports de visibilité et de lisibilité de leur art. Ils savent également opérer rapidement dans la cité, leur territoire de conquête privilégié, sur lequel ils portent un regard aiguisé. Ils se montrent aussi rompus au repérage et au choix du meilleur spot qu’ils investissent au moment le plus opportun, de jour comme de nuit, « temps carnavalesque de l’écriture » (Basural, 2018, p. 58). D’ailleurs, dans le cas particulier des sit-in, l’emplacement des banderoles est choisi avec soin de façon à potentialiser leur impact et asseoir leur ancrage sur l’espace public : déploiement dans des lieux stratégiques à la vue de tous, préférablement en hauteur (Sacré-Cœur par exemple) ; adoption de lettrages spécifiques et adaptées pour accroître la visibilité du graphisme et s’adapter au public lecteur. L’ensemble de ces dispositifs ont notamment été déployés lors de l’occupation du théâtre de l’Odéon à Paris en mars 2021, ce qui a assuré, avec le retentissement médiatique soulevé par l’affaire et la publication dans tous les médias de photographies du monument orné de ses banderoles, une inscription de leurs revendications dans la durée, bien au-delà de l’espace du lieu du temps de l’événement. Vinci, lui, opte pour la réalisation de banderoles en cellophane qu’il peut ainsi déployer et retirer à l’envi, in situ, en un temps record. Cette technique lui permet d’échapper à l’interdiction qui frappe les supports fixes, mais aussi de se situer au cœur de l’action, en créant une barrière symbolique entre les manifestants et les forces de l’ordre. La banderole est souvent tendue entre deux arbres ou deux bâtiments architecturaux.

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Banderoles Black Lines (Itvan K) en haut du Sacré Coeur lors de la manifestation des Gilets Jaunes du 14 mai 2022.

© Serge D'IGNAZIO

31Ces tactiques, qui impliquent un sens aigu de la vitesse, une préciosité dans le geste et un certain dépassement de soi, sont d’autant plus cruciales à mettre en œuvre lorsqu’il s’agit de prendre part à une manifestation. Et cette dimension performative rejoint en outre celle, inhérente, à la pratique du graff. D’ailleurs, plusieurs des acteurs de Black Lines font partie d’un des crews de writing les plus actifs en France — les TWE —, et nombre d’entre eux témoignent encore d’un attachement fort à la discipline, ce qui n’empêche pas quelques prises de distance par rapport à celle-ci, notamment en ce qui concerne la dimension compétitive entre crews ou encore son impact écologique non négligeable. In fine, le travail des banderoles graffées leur apparaît comme un authentique pont avec le graffiti des origines lorsque celui-ci embrassait une dimension fortement revendicative : « le but du graff, c’est de faire effraction au réel, là on fait effraction non pas avec notre égo [N.D.L.R : avec l’écriture de leur blaze] mais avec le réel28 ».

Les banderoles graffées : miroir d’une nouvelle ère de la contestation

32« L’histoire montre que, lorsque survient une crise politique, économique ou culturelle, très souvent le peuple tend à s’organiser de manière autonome pour discuter, débattre et délibérer » écrit Francis Dupuis-Deri dans La peur du peuple (2021, p. 81). À leur échelle, les créateurs et membres de Black Lines sont eux-aussi mus par le vif désir de créer des contre-pouvoirs dont la forme de gouvernance s’appuie sur un mode d’organisation non hiérarchique privilégiant la délibération consensuelle. Celle-ci s’apparente à la « démocratie aux marges » décrite par David Graeber dans son ouvrage du même nom paru en 2018. « Je me suis dit — rapporte Itvan — que c’était un rapport à une sorte d’égalité, on se dit qu’on va tous sur une fresque [ou une banderole]29 ». De fait, tous les créateurs peuvent participer aux événements du groupe, qu’il s’agisse de la conception des banderoles ou des jams dont la thématique est annoncée quelques jours auparavant sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook) ou par l’intermédiaire des applications de messageries instantanées. Certains projets sont également ouverts à tous les citoyens, tel celui intitulé « Les doléances » visant à récolter, chaque week-end et dans tous les villages de France, les revendications du peuple. Rédigé sur des banderoles, l’ensemble devrait être déployé, dans un an, devant l’Elysée. Cette proposition fait écho à la manifestation « Les doléances sont sur vos murs » organisée par le collectif le jour du second tour de l’élection présidentielle de 2022. Durant celle-ci, les multiples interventions des passants et des passantes ont transformé les murs de la rue Noguères en un gigantesque palimpseste d’écrits, de pochoirs, de slogans et de graffs bigarrés.

33Au sein du groupe, aucun créateur n’a un rôle ou une mission prédéterminée. Chacun participe selon ses envies, ses engagements ainsi que le temps dont il dispose. Certains privilégient l’élaboration de banderoles, tandis que d’autres s’occupent de la communication, de l’administration, etc. Le nombre de participants a ainsi fluctué dans le temps, en fonction des affinités, de l’activation des réseaux de lutte et des thématiques défendues. Certains rassemblements ont ainsi suscité de vifs débats, tels celui portant sur « la question palestinienne et son traitement médiatique30 ». Ces processus d’organisation horizontaux et délibératifs, qui promeuvent un mode de participation collectifs et inclusifs, forgent « le caractère démocratique des individus, qui développent ainsi leur aptitude à délibérer » (Pateman, 1975).

Les banderoles face aux nouvelles techniques de maintien de l’ordre 

34« J'ai vu des charges, des violences inouïes : c'était vraiment robotique. La répression policière a été systématique alors qu'on est tous des humains. On devrait être capable de se comprendre. [...] On ne peut plus parader. On ne peut plus manifester gentiment, merguez et compagnie. Ça ne marche plus. Même Nuit debout, on a fait des trucs pacifiques. Mais on a l’impression qu’on pisse un violon. Et là faut faire des trucs qui percutent l’esprit des gens31 ».

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Face à face entre les forces de l’ordre et une banderole de Black Lines (Vinci), 2022.

© Serge D'IGNAZIO

35Les actions de Black Lines font écho à l’évolution sans précédent des répertoires d’actions de la revendication politique qui se font jour ces dernières années en France, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective32. Cette dynamique prend racine dans une forte contestation sociale à l’égard du gouvernement considéré comme sourd aux revendications ; une perte de confiance dans les institutions représentatives ; un souhait d’indépendance vis-à-vis des organisations syndicales jugées inaptes à porter la parole du plus grand nombre et rappelant, dans leur forme hiérarchisée, les organes de pouvoir ; la militarisation des appareils policiers, que ce soit du point de vue des réponses opérationnelles ou du traitement technoscientifique de l’information et enfin une internationalisation des dispositifs de lutte, à l’heure de la globalisation des échanges (diffusion accrue des motifs, partages d’expérience dans un monde interconnecté). Exemple emblématique de ce mouvement d’expansion à l’échelle transnationale : la dissémination et la réappropriation de la tactique urbaine du Bloc (Boidy, 2016). Issue des mouvements autonomes et anarchiste de l’ex-Allemagne de l’Ouest, celle-ci fait son apparition en France en 2016 lors des manifestations contre la loi Travail et se répand sur l’ensemble du territoire lors des manifestations des Gilets Jaunes à partir de 2018. Cette technique a pour conséquence de confisquer «la direction de l’événement à ses organisateurs officiels » et de renverser les enjeux du rapport de force des acteurs historiques de la manifestation (Chevrier, 2020). Les banderoles de Black Lines qui ont elles-mêmes vocation à se placer en tête de ces cortèges nouvellement formés, s’imposent donc comme des acteurs cruciaux essentiels de ces nouvelles formes et techniques de manifestations, que ce soit du point de vue de la spatialité, du rapport au corps et de la synergie entre les acteurs.

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Une Banderole du collectif Black Lines récupérée par la police, manifestation des Gilets Jaunes, 20 novembre 2021.

© Serge D'IGNAZIO

36Ainsi que le souligne Philippe Artières, la banderole, historiquement « fait repère dans la foule, elle jalonne l’espace », « aide les acteurs eux-mêmes à se situer » (Artières, 2020, p. 21) ; elle organise, ordonne, structure. Ces particularités s’avèrent d’autant plus essentielles que la majorité des protagonistes des cortèges de tête aujourd’hui adoptent des itinéraires « sauvages », imprévisibles sans hiérarchie ni commandement. Dans ces conditions, les banderoles graffées servent donc d’indicateur de ralliement dont l’intérêt est démultiplié lors du lancement des opérations chorégraphiques du cortège de tête qui peut s’unir et se désunir hâtivement pour percer les nasses par exemple.

37Ces transformations d’usage ne sont pas sans entraîner quelques adaptations du point de vue du faire et du sens de l’objet même. En effet, si dans les cortèges traditionnels, les banderoles sont « affaire du service d’ordre » et « permet[tent] à la manifestation de se tenir droite » (Artières, 2020, p. 35) — en témoigne, sur les photographies d’archives, leur caractère prodigieusement hiératique avec leurs piquets inamovibles — celles de Black Lines, en revanche, sont conçues sans renfort ni soutien latéral afin d’être manipulées ou repositionnées facilement. Cette spécificité offre une mobilité accrue lors du face à face avec les forces de l’ordre. C’est que « la banderole est bien une arme » (ibid., p. 21) écrit très justement Philippe Artières qui précise également que « cette lutte graphique est sans limite car il ne s’agit pas seulement d’occuper l’espace mais de continuer le combat des corps par d’autres moyens » (ibid., p. 22). Ainsi, les banderoles de Black Lines épousent les corps des manifestants, de la multitude en action et servent de bouclier de protection efficace contre les coups de matraques mais aussi contre les tirs de LBD. Le groupe a perfectionné ses techniques de fabrication au cours du temps jusqu’à trouver la formule la plus adaptée aux contraintes de l’objet en contexte, tout en préservant ses qualités artistiques :

Concrètement, au tout début, on avait récupéré un tout petit plastique qui était hyper fin et du coup ça n’allait pas du tout. C’était cool, le cortège de tête était hyper content. Mais en quand ils se mangeaient des coups, ça servait juste à rien. Ça les protégeait pas du tout. On s’est dit qu’il fallait qu’on trouve des banderoles beaucoup plus épaisses pour vraiment faire face, en vinyle, tu vois. On s’est mis à chercher un peu plus de qualité pour les protéger eux, en fait33.

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Banderole de Black Lines (Lask) « Seule l’union fera notre force » lors de la manifestation des Gilets Jaunes du 13 novembre 2021.

© Serge D'IGNAZIO

38« Ce que j’ai retenu, poursuit Lask, c’est que ça donne du courage. De la force, aux gens [...]. Maintenir cette image, toujours, toujours34 ». De fait, les banderoles fédèrent, galvanisent, développent l’agentivité des manifestants. Elles se situent au cœur du dispositif de sensibilisation de l’action collective. Et si elles protègent les acteurs, ceux-ci cherchent aussi coûte que coûte à assurer sa protection. Au sein du groupe, les récits de sauvetage triomphants sont d’ailleurs légion. Veneno raconte : « c’est devenu un jeu pour les flics de retirer les banderoles Black Lines. Donc les gars s’agrippent, ils se font péter les poignets (rires) mais ils gardent car ça fait bouclier35 ». Marmz, lui, rapporte également comment « dans une atmosphère de gazeuse, de poubelles qui flambent », de « yeux rouges », non loin « d’un homme habillé en Jésus qui porte sa croix », il est parvenu à récupérer « la banderole comme un ballon de rugby, en mode quarterback »36.

39Dans les témoignages, le champ lexical guerrier est omniprésent : « Dans une manifestation, chacun a sa place, chacun a son poste et c’est comme ça que ça marche », dit Veneno. Marmz, lui, préfère confectionner les banderoles et tant bien que mal, il essaye d’esquiver les coups : « je fais partie des troupes mais des troupes un peu « ouélélé » comme Lask (rires) » :

Le fait qu’on brandisse les banderoles, je pense que ça nous consolide, on n’est pas tout seul, on va se laisser faire, on se regroupe. Qu’un seul tienne et tout le reste suivra. C’est vraiment ça, s’il y a en un qui tient derrière la banderole, on se bat encore pour l’idée, on fonce et c’est ça.

À la fin du truc, leur mission [N.D.L.R : aux forces de l’ordre], c’est d’arracher la banderole. Prendre ton étendard. Et là tu perds en force, tu perds du crédit, tu perds ce pour quoi tu te bats, en fait. Tu perds l’idée. Vu qu’on est plus dans une guerre d’idées que dans une guerre physique, je pense que oui pour eux, c’est important de prendre les banderoles, de prendre le message. C’est une image.

40Les photographies prises lors des manifestations témoignent de la dureté du face à face avec les forces de sécurité. Au cœur de ce duel, la banderole occupe une place charnière. Sur de nombreux clichés, on voit d’ailleurs la police déchiqueter l’objet violemment conquis. Pour autant, ainsi que le souligne Itvan K., le caractère artistique de ces toiles graffées peut aussi susciter, avant le lancement des hostilités sur le champ de bataille un échange non belliqueux avec les forces de l’ordre :

Quand nos banderoles sont très très travaillées, ça crée un lien de proximité avec la police. […] C’est comme si, on a tellement l’habitude dans l’univers de Walt Disney de ce monde un peu binaire dans lesquels les méchants sont toujours moches, et les gentils toujours beaux, que dès qu’il y a de la beauté dans le camp adverse, on a du mal à se dire « là on peut frapper ». Ça trouble vachement la beauté37.

41Ce témoignage interroge une nouvelle fois le pouvoir politique des images. « Au cœur même de la vie sociale », « elles ne forment pas seulement les pensées mais créent également des formes de ressentir et d’agir », selon les termes de Bredekamp (2015, p. 11).

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Les banderoles de Black Lines (Veveno, Itvan K., VINCI) posées au sol avant le début de la manifestation des Gilets Jaunes du 20 novembre 2021.

© Serge D'IGNAZIO

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42La réalisation et le perfectionnement des banderoles graffées de Black Lines participe donc de la création d’un savoir-faire militant et artistique fortement affecté par des réalités macrosociales (structures globales et politiques), mésociales (interactions au sein du groupe) et microsociales (rencontres, affects), ainsi que par les contraintes matérielles et économiques qui pèsent sur le collectif (coût des matériaux, stockage, etc.). Cet « art de la protestation » fait également écho aux nouvelles formes de subjectivités politiques, de contre-pouvoirs qui se font jour aujourd’hui, à l’heure de l’internationalisation des luttes et des questionnements des processus de démocratiques par les sphères militantes et activistes. Par ailleurs, le déploiement de ces objets au cours des manifestations ne peut être appréhendé qu’en étant mis en perspective avec l’évolution des techniques de maintien de l’ordre et, consubstantiellement, des tactiques développées en réponse par les manifestants. Au creux des émotions et de l’acte d’écriture, ces œuvres ne sauraient être considérées comme de simples accessoires de ces soulèvements et de ces révoltes. Elles sont en effet des acteurs essentiels de ces derniers, « au même titre que certains acteurs humains » (Artières, 2020, p. 23). À ce titre, l’analyse de leurs formes et leurs usages permet, il me semble, d’établir un « diagnostique du présent » dans un sens foucaldien, chacune d’entre elles constituant en quelque sorte une « archive générale d’une époque ».

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