Du miroir anthropomorphe aux politiques de l’altérité
1Les sociétés animales ont toujours fasciné. À la curiosité naturaliste pour ces fonctionnements autres, mais comparables, s’adjoignent des intentions variées se rapportant à nos propres sociétés humaines, aussi bien pour puiser dans leur organisation la légitimité naturelle d’un modèle économique, politique ou social à défendre, que pour chercher en elles l’inspiration pour inventer de nouvelles manières de faire ensemble, entre humains, mais aussi, de plus en plus, avec les autres vivants.
2Qu’elles nourrissent notre représentation du travail ou du pouvoir, qu’elles nous donnent des leçons de morale et d’éthique, ou que l’on interroge les formes d’intelligence par lesquelles elles agissent dans leur environnement et construisent leurs relations, les organisations collectives animales sont donc au cœur de constructions de sens cruciales, sur lesquelles différentes disciplines se penchent. La sémiotique, en tant que théorie des processus par lesquels nous sécrétons du sens, permet de mettre ces constructions signifiantes au cœur de notre étude et de faire dialoguer différentes disciplines qui la prennent en charge.
3Le colloque Existences collectives. Perspectives sémiotiques sur la sociabilité animale et humaine qui s’est tenu en octobre 2022 s’est donné cette visée, en poursuivant le cycle de zoosémiotique du Gasp8 qui a déjà donné lieu à deux colloques : « La parole aux animaux. Conditions d’extension de l’énonciation »1 et le colloque « Viande(s). Stéréotypies sémiotiques et inquiétudes culturelles ». La parole puis la chair ont donc constitué les premiers temps de cette réflexion sur les relations signifiantes entre humanité et animalité. Comme on avait tenu compte des opérations analogiques par lesquelles on approche le langage animal, ou du voile sémantique que les cultures ont tissé sur les pratiques carnivores et le rapport à la chair qu’il figure, il s’agissait dans un troisième temps, d’interroger, à l’échelle collective, les liens — spéculaires, mimétiques, métaphoriques — entre des agencements collectifs animaux et humains, mais aussi les entrelacs et redéfinitions qui se jouaient là.
4En effet, les sociétés animales, et plus particulièrement celles des espèces dites eusociales — fourmis, abeilles, termites, rats-taupes et quelques autres — ont constitué le noyau de la réflexion de ce colloque pour les propriétés singulières de leurs agencements collectifs, cognitivement inaccessibles aux compétences cognitives des agents individuels qui, pourtant, sont parties constitutives de leur élaboration. Manifestant une « transcendance du social par rapport aux agents » (Petitot, 2020, p. 369), ces collectifs touchent un point crucial de notre conception des rapports entre société et individu. La forme d’intelligence collective que traduisent ces mécanismes de coordination et de régulation, les constructions sociales et architecturales très élaborées qui en émanent, et dont témoigne la termitière australienne aux allures de Sagrada Familia choisie comme illustration de ce colloque, fascinent autant qu’elles interrogent nos propres fonctionnements sociaux.
5Mais plus généralement les concepts à partir desquels nous appréhendons les sociétés sont travaillés par les organisations sociales non humaines. La question de savoir si l’on peut parler de « culture » animale, par exemple, comme le fait Dominique Lestel (2001), oblige ainsi, à redéfinir les traits par lesquels nous appréhendons une culture et les frontières permettant de délimiter un « propre de l’homme ». L’usage d’outils, la transmission de pratiques et compétences au sein d’une communauté ont été constatés dans les années 50, chez les macaques de Kojima, où l’on a observé qu’une habitude acquise par une femelle qui a commencé à laver les patates douces dans l’eau de mer avant de les consommer, a été transmise aux générations qui ont suivi, en faisant une pratique culturelle propre à cette communauté de singes (Denzaburo, 1964). La frontière distinguant nos modes d’organisation sociaux n’a rien de fixe.
6Mais ce questionnement différentiel, à la recherche de notre « propre », nous occupe peut-être de moins en moins. À l’heure de la sixième extinction de masse et d’une accélération vertigineuse des bouleversements écologiques, alors que la nécessité de penser de nouvelles formes de monde commun s’impose avec une acuité et une urgence inédites, cette attention analogique aux sociétés animales fait de plus en plus place à des interrogations sur le sens de la coexistence entre vivants, sur les interdépendances et interpénétrations qu’elle induit et les bouleversements épistémiques qui s’ensuivent. La sémiotique comme l’anthropologie se sont déplacées depuis leur acte de naissance structuraliste et la recherche d’invariants universels qui l’accompagnait. Le postulat de diversité des modes de vie et la prise en considération de points de vue non humains, avec leur condition d’énonciation et leurs fonctionnements sémiotiques propres s’y font dorénavant une large place, en même temps qu’ils conduisent à repenser les partitions entre sciences de la nature et de la société. Littérature et arts constituent à cet égard des lieux essentiels pour l’étude de nos représentations et pour l’invention de nouveaux modes de faire qui nourrissent également la philosophie.
7Interroger l’état de notre pensée sur les formes de sociabilité humaine et animale s’est donc imposé comme un travail plurisdisciplinaire, attentif aux mouvements qui traversent ces différents champs. Nous voudrions en ouverture de ce dossier déplier et articuler quelque peu les différentes problématiques qui ont fondé le socle de ce colloque et expliquent l’articulation de ces différents points de vue.
1. À la recherche des lois naturelles de l’organisation sociale
8« Et de quel droit ? La Loi de la Jungle lui interdit de changer de territoire sans préavis » s’emporte le grand loup Akéla, quand il apprend que Shere Kahn, le tigre, se rapproche de son territoire à la recherche du jeune Mowgli (Kipling, 2004 [1894], p. 9). Cette Loi, « qui ne prescrit jamais rien sans raison », assène-t-il plus tard, interdit en effet à toute bête de manger l’homme. À l’opposé de celle qui s’est lexicalisée pour dénoncer le règne du plus fort, la « loi de la jungle » de Kipling apparaît donc bien plutôt comme une administration supposée faire régner une justice, relativement pragmatique — elle gère les ressources, évite des représailles humaines — et proche de la nôtre.
1.1. Est-ce ainsi que les animaux vivent ?
9L’anthropomorphisme, et l’idéologie impérialiste qu’il soutient, sont partout manifestes dans le Jungle Book de Kipling. Mais ils attirent néanmoins notre attention sur les questionnements que nous adressons aux bêtes et que nous nous adressons par leur entremise. En quoi consistent « les lois », ni promulguées ni formulées qui définissent la place des uns et des autres et la répartition des activités dans une société ? Que révèle une réflexion analogique sur les collectifs animaux ? L’anthropomorphisme pêche certes par méconnaissance, naïveté et parfois instrumentalisation, il nie certes une part essentielle de l’altérité des non-humains. Mais les questionnements fondamentaux qui se formulent dans ces perspectives, avant que l’étude éthologique moderne ne fasse considérablement progresser le savoir sur les organisations sociales des espèces et les relations qu’elles tissent avec leur milieu, constituent un réservoir de nos rêves sociaux projetés au dehors. On y perçoit notamment la place de modèle ou de repoussoir donnée aux organisations naturelles quand il s’agit de penser notre difficulté à faire et à être ensemble. Et si la rhétorique anthropomorphique (Plas, 2021) peut donc a priori être opposée à une perspective éthologique cherchant à définir les règles intrinsèques au mode de vie animal, elle peut également être une manière d’aborder le monde animal, révélatrice, par ses projections, des concepts disponibles modélisant notre compréhension sociale.
10On sait combien tout un pan du collectif animal a servi et sert toujours de contre modèle à la civilisation : de la meute supposée sanguinaire au troupeau conformiste, l’instinct grégaire a nourri l’imaginaire négatif des foules, qui se déploie notamment à partir de Gustave Le Bon. L’humanité s’arracherait à son fond animal notamment par l’individualisation de ses membres abandonnant peu à peu l’agressivité débridée de la « horde primitive » freudienne. Le groupe animal serait l’antithèse de la société humaine, et resterait le fond pulsionnel sur lequel elle s’établit, porteur d’une menace persistante de régression et de perte de jugement individuel pouvant mener aux pires violences. Le conformisme qu’il induit conduirait à des comportements irrationnels et contraires à la simple survie des individus, comme nous le rappellent les moutons de Panurge, quand il n’est pas la voie royale vers le fascisme.
11D’autres lectures du collectif animal conçu comme association élémentaire sont cependant plus prudentes et nuancées. Maeterlinck, dans sa Vie des abeilles, adopte ce regard suspendant temporairement quelques idées préconçues pour observer la ruche. À la recherche du « nombre infini de lois sages » que la ruche est censée recéler, le profane, note Maeterlinck ne croira découvrir « qu'un amas confus de petites baies roussâtres » (Maeterlinck, 1901, I, VII). « Être de foule », « qui ne peut vivre qu’en tas », voilà la première vérité de l’abeille que Maeterlinck aime à saisir, au lieu d’instiller directement dans son observation son vaste savoir ou « un merveilleux complaisant et imaginaire » (ibid., I, I). Vue d’une autre planète, et sans une observation attentive, souligne le poète, nos allers et venues, nos attentes en tas autour d’édifices ou de places, n’auraient guère plus de sens. La foule, avant que d’être une multitude pulsionnelle, est donc avant tout un rappel de notre perception limitée et du temps nécessaire pour démêler ses principes organisateurs.
1.2. Concurrence ou solidarité
12Comme l’a montré l’expression « loi de la jungle », nos représentations du collectif animal et de son éthique sont fondamentalement ambivalentes, tour à tour dépositaire d’une harmonie dont on voudrait percer le secret ou d’une violence effrayante. Cette ambivalence se retrouve dans les interprétations antithétiques de la théorie de l’évolution darwinienne et de la lutte pour l’existence qui lui est attenante.
13Dans L’entraide : l’autre loi de la jungle (2017), Pablo Servigne, défend l’idée qu’une société reposant sur l’entraide et la collaboration est possible et éminemment souhaitable pour une civilisation qui doit se préparer à l’effondrement, c’est-à-dire à une perte, probablement brutale, d’un accès généralisé aux services et ressources essentielles à la survie des individus. À la « loi de la jungle » de nos sociétés libérales fondées sur la compétition, se substitue un modèle non seulement plus désirable mais bien plus fidèle, selon lui, à l’organisation naturelle puisqu’il assoit sa réflexion sur un examen attentif des formes de collaboration dans le vivant — animaux, plantes, champignons et micro-organismes. Il inscrit ainsi sa réflexion dans le sillage de Kropotkine, géographe anarchiste russe proche d’Élisée Reclus, qui examine dans L’entr’aide, un facteur de l’évolution différents cas d’associations animales en vue d’activités — migrations d’oiseaux, chasses des fauves, sociétés diverses — avant de passer en revue plusieurs sociétés humaines. L’ambition démonstrative de Kropotkine est annoncée dès le début : produire un ouvrage « dans lequel l’entr’aide serait considérée, non seulement comme un argument en faveur de l’origine pré-humaine des instincts moraux, mais aussi comme une loi de la nature et un facteur de l’évolution » (Kropotkine, 1906, p. 14). S’opposant à l’interprétation de la sélection naturelle de Darwin que fait T. H. Huxley dans Struggle for existence and its bearing upon men (1888), Kropotkine défend la thèse que le vrai darwinisme repose non sur la lutte pour la survie, mais sur le « sentiment inconscient de la force que donne à chacun la pratique de l’entr’aide, sur le sentiment de l’étroite dépendance du bonheur de chacun et du bonheur de tous » (Kropotkine, 1902, p. 16).
14Les facteurs déterminant des choix de modèles associatifs ou concurrentiels sont très nombreux et l’interprétation de la théorie de l’évolution darwinienne toujours débattue. Mais il est certain que ses usages politiques, notamment son dévoiement par l’idéologie néolibérale, font actuellement l’objet de réajustements fermes (Stiegler, 2019), révélateurs d’une tendance à chercher dans les lois naturelles, face aux crises systémiques et notamment écologiques, des exemples de sémioses collaboratives plutôt que concurrentielles. Le succès il y a quelques années de la photographie d’une meute de loups en plan large vue du ciel, amplement partagée sur les réseaux sociaux, et que sa légende présentait comme une illustration de la solidarité transgénérationnelle à l’œuvre dans la meute, avec son couple alpha supposément à l’arrière pour veiller sur les plus âgés, en serait une attestation parmi d’autres. Si cet exemple s’est avéré n’avoir aucun fondement éthologique (Libération, 2019), il traduit en revanche une volonté de reporter nos idéaux sociaux sur d’autres espèces, de trouver dans l’harmonie des organisations naturelles la possibilité de faire ensemble autrement et d’entretenir des liens non destructifs avec un milieu, et des relations intraspecie non hostiles sur cet habitat partagé. Cette recherche d’un modèle social naturel coopératif ne se limite d’ailleurs pas aux animaux : le livre à succès La vie secrète de nos forêts battait là aussi en brèche en plusieurs endroits notre lecture des systèmes forestiers comme mise en compétition, mettant au contraire en exergue les modèles de solidarité et de communication (face aux parasites, dans la gestion de ressources) qui les organisent.
15Les sentiments par lesquels nous nous entrelions ne sont pas étrangers à cette lecture de la constitution des groupes sociaux. Si l’amour et l’amitié reviennent souvent chez Kropotkine, les interrogations sur les attachements animaux hors de la reproduction et d’associations visant à des activités précises sont fréquents. Les vidéos buzz d’amitié interspecie fourmillent ainsi sur le web : une jument et une biche régulièrement aperçues en balade dans les Ardennes (Matheron, 2021) ou un coyote et un blaireau devenus inséparables. Le succès de ces images indique là aussi une attention particulière aux représentations de relations harmonieuses que peuvent entretenir les animaux « malgré » l’altérité qui aurait pu maintenir chacun dans son groupe. La littérature jeunesse, bien évidemment, regorge de ces représentations de solidarité intra ou interspecie.
16Cette recherche du sens éthique des organisations non humaines, s’appuyant avec plus ou moins de rigueur sur des observations naturalistes, oriente nos observations des collectifs animaux, longtemps formulées par des analogies politiques claires portant sur les régimes et les gouvernances, aux présupposés idéologiques variables. Ces lectures se formulent actuellement davantage en modèles cognitifs et technologiques, rendant peut-être moins visibles les présupposés idéologiques qui les guident.
2. Les existences animales, modèle socio-politique et technique
2.1. Fonctions sociales et gouvernements
17La ruche peut illustrer la manière dont une organisation qui ne varie pas est objet d’interprétations, elles, extrêmement variables. La ruche est depuis l’Antiquité le lieu par excellence où peut se penser la répartition des rôles sociaux, du fait de la variété des productions et activités de l’abeille. Aristote dans les passages de son Histoire des animaux qu’il consacre aux abeilles considère ces rôles sociaux comme fixes : « II y a des abeilles attachées régulièrement à chacun des travaux qu’elles ont à faire » (IX, 27, 625a, p. 25) : collecte de suc ou d’eau, préparation du miel ou de la cire. Il ignore qu’une abeille peut occuper en réalité tour à tour différentes fonctions et cette organisation sociale convient à sa propre conception d’une organisation sociale idéale.
18Bien plus tard, la célèbre Fable des abeilles de Mandeville (1705) va devenir le parangon de l’analogie entre ruche et société. On y trouve des métiers et une organisation en tout point comparable à une société européenne, avec ses insectes industrieux mais aussi ses « fripons ». Si chaque ordre est « rempli de vices », la société jouit d’une heureuse prospérité reposant sur un principe d’équilibre qui ne doit rien à la morale et se manifeste lorsque les abeilles, voulant parfaire moralement leur société, font le choix de la modération et de l’honnêteté, causant sa ruine. Quantité d’abeilles se trouvent désœuvrées, la ruche finit par être à demi-désertée, attaquée, et vaincue. La morale de cette parabole satirique des fonctionnements de la vie sociale et économique, est connue : la nation florissante est une ruche égoïste où chaque individu poursuit son propre intérêt et non une société vertueuse. La critique des vertus chrétiennes voulue par son auteur deviendra ainsi le fondement de l’ordre économico-social libéral et de l’imaginaire de la main invisible supposée assurer le ruissellement pour tous.
19Le type de gouvernance en œuvre dans la ruche a en effet longtemps été objet de questionnement, et a servi de « miroir » démonstratif à des régimes très différents, dépendant tant des connaissances naturalistes du moment que de l’inclination politique de l’auteur et des traits significatifs qu’elle l’amène à prélever. La douceur et l’incorruptibilité du miel, par exemple, produit et conservé par l’abeille, en fait un insecte divin, qui a nourri le petit Zeus et produit la divine ambroisie. Cette douceur coule dans la conception que l’on se fait de l’ordre et de l’harmonie régnant dans la ruche qu’Aristote considère comme une sorte d’oligarchie, puisqu’il voit à ce moment-là plusieurs « rois ». Le dard, quant à lui, explique entre autres raisons que l’on prenne longtemps la « reine » pour un roi, mais il est aussi un des attributs spécifiques de son pouvoir : une arme dont elle ne se sert pas à l’image d’un pouvoir exercé sans coercition par un souverain incontesté. Le principe monarchique s’attache donc rapidement à la ruche, dès lors que l’on identifiera le seul individu pleinement fertile qui y réside et qu’on le désignera en termes politiques, et précisément monarchiques. La longue incompréhension des modalités de reproduction des abeilles en fait pour l’Église un appui du principe de l’Immaculée Conception venant soutenir lui aussi, indirectement une monarchie de droit divin.
20La longévité de ce symbolisme monarchique pourra constituer une gêne pour sa refiguration. Napoléon verra ainsi un temps l’abeille comme l’emblème parfait de son pouvoir : celui d’une République gouvernée par un chef. Mais le sémantisme monarchique, dans cette période si proche de la Révolution, lui rend impossible ce choix et lui fait adopter l’aigle comme emblème principal, les abeilles continuant tout de même à parsemer le manteau impérial (Pastoureau, 2001). Maeterlinck fait quant à lui de la ruche une république. La reine y a l’air de commander mais « obéit en réalité des ordres plus impérieux et plus inexplicables que ceux qu’ils donnent à qui leur est soumis », puisqu’elle obéit à cette puissance qu’est « l’esprit de la ruche » (Maeterlinck, II, I). Il donne des rapports entre individus et collectif une interprétation inverse à celle de Mandeville : le sacrifice de l’intérêt personnel abandonné « en échange du bien-être, de la sécurité, de la perfection architecturale, économique et politique de la ruche », c’est-à-dire de l’intérêt général. Proudhon quant à lui, verra dans l’activité apparemment autorégulée et volontaire de la ruche le parfait modèle d’une société anarchiste qui n’a pas besoin de souverain. Pour ne citer que quelques unes de ces ruches politiques.
21On le voit donc, les connecteurs analogiques varient : les traits porteurs de sens ne sont pas toujours les mêmes et les strates interprétatives interagissent entre elles, comme le montre par exemple, le renoncement contraint de Napoléon. Mais très tôt se dessine, parallèlement aux figures de chefs, une attention à un principe organisateur invisible et à l’intelligence spontanée complexe qui explique des actions coordonnées au moment opportun. Elle est devenue l’objet principal d’étude des collectifs eusociaux.
2.2. Intelligence collective ?
22La réflexion sur la capacité des espèces eusociales à faire émerger des réalisations collectives sans plan collectif préalable ni représentations par les individus qui en sont les exécutants, rejoint la réflexion en philosophie, puis en chimie, sur les propriétés émergentes (le tout est plus que la somme de leur partie). Elle nourrit abondamment, notamment depuis les années 50 et les débuts de la cybernétique, la réflexion technique sur les réseaux. Il n’est pas possible de donner à ce vaste champ d’étude la place qui lui nécessaire2, mais nous en évoquerons, selon le principe de cette introduction, quelques aspects et directions, significatifs en termes de champs d’étude et d’orientation idéologique.
23Les sociétés d’insectes ont été de grandes inspiratrices depuis les années 1980 des innovations technologiques, et notamment, des réseaux de communication moderne et de l’internet, régulièrement comparé à une grande ruche, où chacun produit, récolte, fait son miel, émet du buzz (Moulier-Boutang, 2010). Le fonctionnement des sociétés de fourmis, a quant à lui grandement inspiré, pour ne citer que les plus connus, le développement des algorithmes dits « de colonies de fourmis » (Ant Colony Optimization) : la sélection par renforcement des signaux des chemins les plus courts jusqu’à une source de nourriture a ainsi servi de modèle pour la recherche de chemins optimaux en environnement informatique. Les exemples sont très nombreux de ces modélisations à partir des comportements d’insectes sociaux. G. Theraulaz, éthologue spécialiste des comportements d’intelligence collective, a ainsi entre autres participé à la création de la 4G, par la création d’un algorithme inspiré du comportement des fourmis permettant la transmission d’un grand volume de données par smartphone. Ces recherches s’inspirent principalement de la capacité de rétrocontrôle des insectes sociaux (faculté de diminuer ou amplifier un signal, permettant notamment une meilleure sélection et assimilation de l’information par l’individu) et elles se présentent comme très pragmatiques : optimisation des flux, gestion des foules, tri des informations sur internet. Comme toute conception de l’organisation de l’action collective, elles ne peuvent néanmoins être dépourvues de postulats politiques.
24Wiener, père de la cybernétique et des évolutions technologiques qui en ont découlé, était conscient de la rigidité du modèle eusocial, assignant à chaque individu des places et des actions relativement élémentaires et dont l’apprentissage repose principalement sur le feedback, avec des possibilités de modifications minimales. Mais l’insertion de ces recherches dans les collectifs humains s’est faite de manière détournée, notamment au travers du concept d’« intelligence collective », issu des études sur les capacités d’auto-coordination des insectes sociaux. Cette formulation valorise dans le discours des capacités cognitives sophistiquées. Née dans le giron du management par projet, nourri par l’idéologie disruptive de l’innovation du capitalisme tardif, l’intelligence collective va de pair avec une apparente valorisation de la plasticité des individus, ainsi que de leur implication dans la construction collaborative d’un ensemble fluide. Sa promotion essaime d’ailleurs via un nombre considérable de méthodes – dont la fameuse méthode Agile – de l’entreprise à l’université, devenant le consensus professionnel et éducatif des dernières décennies. Si la capacité à prendre « de bonnes décisions, de façon décentralisée, sans chef d’orchestre » (Thivent, 2018) peut ressembler à un projet politique que n’aurait pas renié Proudhon, il semblerait que ses applications s’en éloignent considérablement, suivant en cela l’évolution de la Silicon Valley (Lundimatin, 2022).
25Non seulement notre étude des sociétés animales sert à modifier nos propres sociétés à partir de présupposés idéologiques parfois mal définis, mais notre interprétation des existences animales est plus généralement informée par notre langue — conceptuelle, figurative — et porte donc la marque d’un inévitable anthropomorphisme. Animés d’une pulsion analogique, qui peut se transformer en obstacle épistémologique, nous cherchons à percevoir ou à construire dans ce miroir notre propre destinée. Les connecteurs et les formes de la comparaison varient néanmoins et dénotent des attentions différentes aux sociétés animales : la ruche de Mandeville s’inscrit dans la tradition d’analogie entre les deux sociétés mais ne repose sur aucune observation de celle-ci. La ruche apparaît comme habillage figuratif, témoignant des strates métaphoriques précédentes et offrant une certaine euphémisation de la critique sociale et religieuse qu’il dresse. Le récit de Maeterlinck est, lui, nourri d’une observation précise et fondée sur des années de pratiques de l’apiculture, même s’il met en scène une Reine empruntant un peu aux récits littéraires. Cet anthropomorphisme est-il la marque d’une distance à l’animal ?
26Fables, contes et récits de toute sorte ont toujours mis en scène des animaux humanisés. On a cependant souligné l’explosion de ces représentations au cours du xxe siècle, notamment dans la littérature jeunesse et dans la production des industries culturelles. John Berger (2011) établit ainsi un parallèle entre cette inflation de l’animal imaginaire et l’éloignement des animaux de travail des villes. On notera cependant que l’hypereprésentation actuelle de chats très humanisés en ligne se fait malgré leur présence réelle. Les fonctions de la représentation sont donc nombreuses et nous nous pencherons pour finir sur la manière dont certaines, à l’inverse de ces dernières, peuvent être une voie pour inventer de nouvelles coexistences et relations entre collectifs humains et animaux.
3. Interactions : vers l’invention de formes de coexistences
3.1. Troubles dans la domination
27Les relations traditionnelles que les sociétés humaines entretiennent avec les groupes animaux sont des relations d’exploitation, qu’il s’agisse d’utiliser l’animal comme force de travail ou de l’élever pour s’en nourrir. Le devenir compagnons des chiens et des chats, sans maison à garder ou souris à attraper, est récent et n’efface pas cet ancrage. Le trouble, cependant, pour reprendre un terme de Donna Haraway, s’est immiscé dans cette forme immémoriale de relation. Situation écologique comme évolution des connaissances concernant la sensibilité mais aussi les facultés cognitives des animaux ont créé du trouble en effet dans les places assignées à chacun. La philosophie s’est emparée avec force de ces questions et des ouvrages comme Animal Liberation (Singer, 1975) ont marqué un tournant dans la manière dont on pouvait penser les droits animaux, parallèlement au développement de l’élevage intensif. De très nombreux écrits philosophiques, anthropologiques, littéraires, se sont depuis penchés sur cette question nodale du droit que nous nous sommes arrogés de gérer et de réifier des collectifs de vivants. Il ne s’agit pas ici d’en faire une généalogie, mais les fictions autour de l’élevage, dont Anne Simon dessine l’évolution depuis le topos de la visite de l’abattoir (2016, 2022) ont, comme elle le souligne, une place particulière en ces lieux assemblant des animaux en un ensemble fonctionnel, défini par des règles et des lois dont les déterminations sont étrangères aux formes de vie animales. L’espace interspecie vacillant et précaire ouvert par ces récits « troublants » (Haraway, 2020) amène à inventer des moyens linguistiques et stylistiques, des motifs, des configurations pour dire la négation de l’expressivité et la simplification du vivant complexe. Le changement brutal de point de vue auquel nous contraignent des fictions comme Défaite des maîtres et possesseurs (de Vincent Message) où c’est au tour de l’humain d’être élevé à des fins d’alimentation — ou de compagnie —, les interrogations qui s’ouvrent sur les facultés et la liberté (reproductive notamment) qu’on lui laisse ou non, sont une des formes de cet anthropomorphisme renversé.
28L’épidémie de Covid 19 marquera probablement également une étape importante dans la prise de conscience du risque de zoonoses, soit de maladies qui se développent dans une collectivité animale et passent à une puis à des collectivités humaines : les visons abattus par milliers sur un soupçon de contamination ont plus marqué les esprits que les fréquentes mesures prophylactiques autour des grippes aviaires. Gil Bartholeyns dans le Le Hantement du monde insistait déjà sur ce que manifeste ces maladies de nos rapports entre collectifs humains et animaux, et des milieux pathogènes que nous avons créés et auxquels nous sommes bien plus liés que nous le croyons.
29À l’opposé de ces récits qui disent l’exploitation, on pourrait parler de ceux, plus nombreux encore, qui représentent le geste corollaire de protection et de sanctuarisation de vies animales, souvent là aussi reconfigurées par l’homme : zoo, réserve, refuge. Ces collectifs artificiels d’animaux ont nourri nombre de fictions et soulignent souvent l’ambivalence de cette protection. Il suffirait de penser à ce sanctuaire de chimpanzés que tente de préserver la narratrice d’American Darling dans un Libéria livré à la folie de la guerre civile, seul collectif qu’elle peut encore avoir l’espoir de sauver et qui finit atrocement massacré. Les abeilles grises de Kourkov, prises au milieu de la guerre du Donbass, serait un autre exemple de ces sociétés animales que l’on voudrait réparatrices (on vient dormir sur les ruches du narrateur pour s’apaiser) et rédemptrices des folies meurtrières des hommes, mais qui nous disent que le geste de protection ne suffit pas à définir de nouvelles existences collectives.
30Peut-on penser les destins des collectifs humains sans ceux des collectifs animaux et inversement ? Tout un pan de l’anthropologie, que l’on pense à Bruno Latour ou à Philippe Descola, cherche à dépasser les oppositions entre nature et culture et la partition des sciences naturelles et sociales qu’elle induit. Penser les imbrications entre les collectifs en prenant la mesure des vies communes que supposent des vies d’éleveurs, par exemple, apparaît dans ce beau titre de thèse : « La fuite en avant des troupeaux humains-bovins » (Hermelin, 2022) et l’appel à reconfigurer des existences collectives dépasse ces situations.
3.2. Vivre et interagir sur des territoires communs
31La manière dont la coexistence entre les espèces, humaines comprises, modifie leur devenir a fait l’objet de récits bien plus anciens que ce tournant anthropologique. Les enfants sauvages, que leur histoire soit avérée ou non, ont toujours fasciné. S’ensauvager notamment dans ce partage particulièrement intime qu’est l’alimentation commune, puis revenir à la société humaine, a quelque chose de magique. Les désirs de retour à la vie sauvage donnent lieu à des interprétations différentes. Certains y voient la manifestation d’un éveil écologique ou d’une meilleure compréhension des interdépendances dans le vivant et une des voies de la « diplomatie » défendue par Baptiste Morizot (2016). D’autres comme Mathieu Duperrex (2019), dans une perspective plus proche de celle d’Ana Tsing (2017), voient dans les processus de réensauvagement certes des reconfigurations de vivants, mais sur les ruines devenues inhabitables de l’Anthropocène.
32La fiction littéraire et artistique mais aussi philosophique, pense d’ailleurs ces ensauvagements au cœur de nos territoires les plus urbains. Dans le Jungle Book reimagined créé par Akram Khan, la jeune Mowgli est devenue réfugiée climatique et cohabite avec les animaux dans une ville submergée par les flots. À la ville comme summum de la culture se substitue l’image d’une ville refuge qui ne nous est pas étrangère : à l’heure où les néonicotinoïdes déciment les colonies d’abeilles mellifères, celles-ci trouvent déjà un habitat plus auspicieux sur les toits des villes, et les sols des parcs urbains également s’avèrent parfois moins pollués que les terres épuisées par l’agriculture intensive. Si le confinement a mis en lumière ces présences de non humains dans nos rues, elles ne sont donc pas radicalement nouvelles. Mais elles s’accroissent à mesure que nous empiétons sur les habitats naturels de nombres d’espèces sauvages qui, chassées de leurs habitats et se voyant offrir de nouvelles opportunités alimentaires n’ont pas tardé, en toute logique, à investir la ville : renards des métropoles occidentales, pingouins du Cap, ours, ratons laveurs et coyotes américains rencontrent ainsi l’humain sur un territoire qu’il a forgé.
33La ville s’est depuis longtemps adaptée à certaines de ces présences en tentant de dissuader les intrus. Mais il faut prendre le temps de voir combien ces présences reconfigurent notre expérience de la ville, interrogent nos représentations. C’est par exemple ce que fait Joëlle Zask dans Zoocities en imaginant le devenir de la ville réinvestie par les animaux. L’idée de la ville originelle, forteresse imprenable et les divisions catégorielles, entre le domestique et le sauvage, qu’elle commandait est ébranlée par ces présences d’animaux en ville avec la nécessaire recomposition des territoires qu’elle dessine pour l’avenir. S’il est inévitable de repenser le partage, alors différentes figures émergent comme des propositions pour s’entrelier.
34Faut-il, ainsi, penser une famille interspecie ? Si le récit de Gerald Durrell, Ma famille et autres animaux mettait plaisamment côte à côte, dans un récit assez classique, la découverte d’une vocation de naturaliste au fond du jardin et la chronique d’une vie familiale retirée sur l’île de Corfou, il témoignait cependant, dès son titre, des relations qui se nouent fatalement sur un même territoire entre les espèces et de la manière dont elles transforment les vies des uns et des autres au plus intime. Plus de petit d’homme adopté, mais bien deux collectifs qui s’entrecroisent et finissent par se lire à partir d’un même paradigme éthologique. Donna Haraway pousse bien plus loin cette figuration de nouveaux liens familiaux. Fidèle à son exhortation : Make kin not babies (« faites des parentés, pas des bébés »), elle pense, dans le Manifeste des espèces compagnes des relations d’altérité et d’amour et pousse plus loin encore son appel aux tissages de nouvelles parentés dans les Camille stories, où se forment sur cinq générations des alliances symbiogénétiques entre des enfants humains et des papillons Monarques, dans une relation de soin et de transmission.
35À l’autre bout du spectre social, on considérera qu’il faut institutionnaliser ces nouvelles formes de coexistences interspécifiques et établir un « nouveau contrat social avec le vivant » pour reprendre le terme d’une conférence tenue lors de l’édition 2018 du Climax festival. Le recours à la notion de diplomatie par Morizot pour redéfinir des règles de cohabitation fondées sur la connaissance et la reconnaissance des altérités, s’inscrit dans ces politiques du vivant prenant en compte nos interdépendances, les négociations et les stratégies à trouver pour repenser les existences collectives — par exemple de brebis, bergers et loup quand celui-ci revient dans un territoire.
36Les droits de la nature, visant à protéger les entités de la biosphère en les reconnaissant comme personnes, formulent autrement ces questions de représentation des non humains. Inspirés par la vision de peuples autochtones et traduits dans le système juridique occidental, ces droits donnés à un fleuve ou à une montagne, posent que leurs intérêts doivent être représentés à égalité avec ceux d’autres entités. Les questions soulevées par cette proposition sont en réalité immenses, tant dans la définition de l’entité considérée, qu’en termes d’intérêts intrinsèques, ou de formes de paroles à inventer (Afeissa, 2007). Les auditions du Parlement de Loire, tenue par Camille de Toledo en présence de Bruno Latour dont la pensée irrigue ces nouvelles formes d’agentivité, de droit et de responsabilité, en ont donné un aperçu aussi complexe que stimulant, et il est certain qu’elles concerneront à termes les collectifs animaux autant que les entités de la biosphère. Le rapport pour une académie (Kafka) prend une nouvelle existence, ainsi resitué à la lisière de la prosopopée littéraire et de l’institution juridique.
37La recherche d’alliances, enfin, est une autre figuration de relations interspecie qui reprenant l’image de l’entrelacs lui donne un autre paradigme relationnel. Le soin et la protection ne sont plus la priorité mais la lutte ensemble. Les non humains ne sont plus des victimes mais des combattants, à qui nous devons nous associer. Léna Balaud et Antoine Chopot dans Nous ne sommes pas seuls proposent ainsi des alliances entre vivants pour résister ou déstabiliser des systèmes de mise au travail de la nature : amarante résistante aux pesticides et balbuzards deviennent des alliés contre les agricultures intensives et pour la préservation de leur autonomie naturelle, ce que Virginie Maris nomme, « le respect du sauvage ». Faire alliance n’est pas prétendre que toutes les sociétés vivantes ont la même puissance d’agir ou la même intentionnalité, ce pour quoi le « tournant non humain » en anthropologie est parfois critiqué, car il évacue la question du conflit politique. Mais c’est inclure dans la lutte les autres espèces plutôt qu’en faire des victimes passives. On trouve aussi ce renversement dans l’ouvrage de Fahim Amir, Révoltes animales qui défend que les animaux non humains sont politiques, si on définit simplement la politique comme le fait de « s’opposer à la domination exercée sur soi » (Amir, 2022, p. 7) et l’espace des résistances comme un continuum de forces allant de la matière elle-même (la dureté de l’os qui casse la machine à l’abattoir) à des comportements. Le fait que les animaux soient dominés n’exclut pas leur agentivité ni que l’on reconnaissance qu’ils prennent part à la lutte menée contre leur asservissement. Plusieurs résistances de collectifs animaux, tels l’insistance du pigeon en ville, ou l’indocilité des porcs à l’abattoir sont ainsi racontées en détail. Les termites, ici, loin de se limiter aux grands bâtisseurs forçant notre admiration par le miroir qu’elles semblent nous renvoyer, sont non seulement rendus à leurs activités xylophages qui en font de vrais anarchistes circonstanciels — arrivés à Hambourg dans une cargaison de bois, ils dévorent les registres de cadastres et invalident les titres de propriété — mais plus structurellement, en ce que leur organisme même trouble nos catégories. En effet, non seulement ces insectes mangent leurs morts, mais ils ont, écrit Amir, « deux estomacs, dont un social qui se vide au profit des autres membres de la colonie ». Et si ce « communisme intégral » (Maeterlinck) nous laisse perplexes, que dire alors du protozoaire logé dans le rectum de certains de ces termites, le Mixotricha paradoxa, organisme complexe constitué de cinq génomes différents et dont Haraway souligne combien il moque l’idée d’un soi bien identifié et singulier, faisant définitivement des termites des actants collectifs aux formes de vie troublantes.
38Cet aperçu des nombreux questionnements qui ont guidé ce colloque montre la variété des échelles — des sociétés aux organismes — comme des agencements à prendre en considération au moment d’interroger les formes de sociabilités animales et humaines, mais aussi la multiplicité des disciplines convoquées pour tenter de renouveler le sens que nous donnons à ces collectifs et aux relations troubles qui se tissent entre espèces. De l’étude éthologique au droit en passant par les récits philosophiques et littéraires, multiplier les regards et les configurations de pensée apparaît nécessaire pour reconnaitre l’épaisseur sémiotique de ce sujet. Les contributions qui suivent, organisées en quatre parties, explorent donc chacune un objet précis, au sein de leur discipline et avec leur méthode propre, de ce vaste champ, contribuant à déployer les sémioses de nos existences collectives.
4. Présentation des contributions
39La première partie « Éthologie culturelle, projections anthropomorphes », interrogeant la constitution des actants collectifs, s’ouvre sur un dialogue entre Christine Darrault-Errard, éthologue, et Ivan Darrault-Harris, sémioticien, autour des moyens permettant le principe d’auto-organisation des sociétés eusociales de fourmis. Il porte notamment sur les moyens de communication permettant la résolution de problèmes sans planification préalable, mais aussi occasionnellement la mise en place des stratégies de détournement et notamment d’identités significatives quant au fonctionnement de ces organisations. Dans la continuité de ces questionnements, Massimo Leone, prend pour point de départ la termitière australienne aux allures de Sagrada Familia et interroge les processus régulant l’individualisation et la collectivisation, et notamment l’oubli du corps individuel pour se plonger dans un corps collectif. L’hypothèse d’un renoncement à son visage propre pour adopter celui de l’espèce conduit l’auteur à suggérer, à partir de deux scènes fondatrices d’actant collectif de sociétés modernes — par élimination de visages —, le rapprochement avec les pantomimes rituelles par lesquelles l’humanité s’est constituée en tant qu’actant collectif spécifique. La contribution de Julien Claparède propose d’adopter l’approche interactionnelle de Bateson, afin d’éviter l’alternative entre réductionnisme behavioriste et anthropomorphisation. Il montre qu’elle dégage une voie pour penser des interactions interspécifiques à partir de la communication non verbale, révélant des constructions symboliques complexes.
40La deuxième partie « Penser une seule éthique pour les vivants ? » questionne les principes selon lesquels les devoirs et les responsabilités de chacun sont posés au sein des communautés spécifiques et entre elles. Hervé Couchot revient ainsi sur les procès d’animaux qui se sont tenus du Moyen Âge au xviiie siècle selon des procédures semblables à celles des procès d’humains. Les procès d’insectes dévastateurs soulèvent le problème du droit respectif d’occupation des espaces communs et de cohabitation harmonieuse entre les êtres vivants dotés par Dieu d’un droit égal de jouissance de la terre. Mina Apic propose quant à elle une lecture de l’interdépendance à partir de l’éthique du philosophe Mc Intyre, où les sociabilités animales, notamment celles des dauphins, constituent un modèle pour penser nos présupposés éthiques permettant d’intégrer la vulnérabilité. L’éthique des relations interspécifiques enfin est étudiée par Ombre Tarragnat, à travers la fabulation spéculative harawayienne des communautés du compost, à la fois humus et cum-post, que l’autrice amène à penser à partir des risques de zoonose, révélateurs de la puissance d’agir des pathogènes que génère l’élevage intensif.
41La troisième partie « Existence collective, technique & numérique » reconnaît la place de l’expansion technique au sein de notre existence, part décisive de notre Umwelt. Justine Simon explore ainsi dans les pratiques numériques de masse les interactions symboliques, (ethos et degrés d’extimité) qui se déploient dans les publications des photos de chats sur le web. Ylan Damerose, reconnaissant un statut actantiel fondateur à l’énergie, propose d’inverser la rection humain > animal en animal > humain. Elle analyse ainsi trois modèles de sociétés animales alliant décentralisation et pratiques d’autonomie collaborative, pour penser l’invention de nouvelles formes de production, de gestion et de consommation de l’énergie humaine. Everardo Reyes propose enfin une réflexion sur la complexité des couches de signification sous-jacentes aux objets informatiques, en s’appuyant notamment sur une œuvre artistique capable de promouvoir une conscience hydrologique des phénomènes perceptibles aux animaux mais invisibles à l’œil humain.
42La dernière partie, « Les collectifs, aux prises avec l’imaginaire », clôt ce volume d’actes, en rappelant la présence de l’imaginaire humain qui accompagne toute interaction entre existences collectives, avec la force ambivalente de la symbolisation, entre émancipation et enfermement. Marine Siguier interroge la signification de l’image animale au travers d’un bestiaire de statues érigées dans l’espace public, en se demandant si elles inventent des nouvelles sociabilités ou si elles figent l’animal dans un symbolisme stéréotypé. Fréféric Weigel analyse comment un nouvel animisme, impliquant une relation fusionnelle avec l’animal, est proposé comme une clef de compréhension ambiguë de l’esthétique et du mode de vie collectifs japonais dans l’exposition Fukami (2018). Arthur Ségard et Nicole Grimaldi examinent la puissance invasive des insectes dans la culture de masse à travers des films de science-fiction, où leur usage tropologique — métaphore, allégorie, prosopopée — soutient et exalte, par une rhétorique du nuisible, des présupposés idéologiques et politiques. Denis Bertrand enfin s’appuie sur la compétence méta-sémiotique humaine pour poser la question de l’anthropomorphisation des existences animales et de leur représentation. Il l’illustre par l’analyse de deux discours axiologiquement opposés, romanesque et éthologique, sur les cachalots (Jules Verne et François Sarano). Élargissant le problème, il sollicite le concept sémiotique de « forme de vie » pour envisager les relations entre les existences collectives, tout en réservant la part de fiction inhérente au collectif humain.