Exister ensemble : l’actant collectif, à la croisée du vivant
1Qui dit existences collectives dans une « perspective sémiotique » demande qu’on définisse ce qu’on entend par collectif, sémiotiquement. Cela consiste à le rapporter à son statut actantiel avant d’en considérer la « réalité » fonctionnelle, sociologique ou éthologique. Et cela suppose qu’on en saisisse la signification à travers les mots qui le nomment et les discours qui l’expriment, qui lui donnent forme, qui déterminent ses positions syntaxiques et en dessinent l’organisation, bref mots et discours qui nous donnent accès aux « entités » collectives et nous en offrent une représentation : les rôles qu’elles jouent, les interactions dans lesquelles elles s’engagent, les manipulations dont elles sont le sujet ou l’objet, etc. Ce sont de telles propriétés qui, de manière indirecte et elliptique, apparaissent dans le champ étonnant des dénominations de collectifs, dont on peut dresser une liste non exhaustive au hasard de l’alphabet. Une écoute sémiotique de ces dénominations, c’est à dire syntaxique et narrative, fait miroiter le foisonnement des scènes actantielles induites : association, bande, caste, cénacle, cercle, clan, classe, club, colonie, communauté, compagnie, corporation, équipe, famille, fédération, fratrie, gang, groupe, groupuscule, meute, nation, parti, patrouille, peuple, phratrie, public, tribu, troupe et troupeau, village, etc.
2Cette liste donne à imaginer l’actant collectif, elle permet de détourer ce qui contribue à le façonner, mais elle ne dit rien de sa constitution elle-même. Or, chez les sémioticiens, en quête de cette constitution, l’actant s’inscrit dans une longue histoire de conceptualisation qui montre la pertinence et l’intérêt qu’a éveillé et qu’éveille toujours cette problématique. Les approches en sont moins nombreuses que les désignations, mais on peut en distinguer quatre qu’on présentera brièvement ici : l’approche structurale, l’approche méréologique, l’approche énonciative et l’approche anthropo-sémiotique.
1. Approche structurale
3Une étude de référence, d’A. J. Greimas et d’É. Landowski, « Analyse sémiotique d’un discours juridique » (1976) illustre sa genèse formelle dans la tradition structurale. Le principe en est simple : l’identité d’un sujet saisi dans son unicité est en réalité composite, à la manière d’un sémème constitué de la réunion de différents sèmes. Elle est donc conçue comme une composition de traits d’appartenance et de singularisation. Ces traits sont autant de fragments d’identité isolables : traits de caractère, traits physiques et physionomiques, traits thématiques de toutes sortes (filiation, métier, etc. ; aspects sociaux, culturels, politiques...). La réunion globale de ces traits forme ce qu’on appelle une « personne ». Le modèle greimassien la nomme « Unité intégrale » (Ui).
4La première opération consiste à prélever sur cette unité intégrale tel ou tel trait d’appartenance : profession, propriété d’un appartement, couleur de peau par exemple. En suspendant tous les autres traits constitutifs de l’individu en question, en les virtualisant, on aboutit à une identité fragmentaire : c’est l’unité partitive (Up).
5La deuxième opération consiste à réunir en un seul ensemble des individus contenant ce même trait : cela forme un groupe, celui par exemple constitué par une assemblée de copropriétaires dans un immeuble, ou celui des « réunions non-blanches » (réservées aux seules personnes qui ont une peau de couleur) dans certaines universités, ou la communauté des likers qui suivent un influenceur sur les réseaux sociaux. C’est une totalité partitive (Tp).
6La troisième opération, enfin, consiste à considérer la possibilité que cette totalité partitive se trouve à son tour pourvue de l’ensemble des traits qui entrent dans la composition d’une identité personnelle globale (Ui), « corps et âme » en somme. Elle devient alors une totalité intégrale (Ti). C’est le cas de la « France », par exemple, véritable « personne aimée » « terre des arts, des armes et des lois », mais surtout résurgente dans les discours d’extrême-droite, où la « nation » est supposée incarner cette identité charnelle globale, exclusive, passionnément désirée et idéalisée. Mais, à un degré moindre, ces formations peuvent concerner toute personnification d’entités collectives — qu’il s’agisse de groupes, de marques, ou de formations fictionnelles proposant des formes de vie.
7Cette analyse structurale de l’actant collectif permet de comprendre le concept sociologique contemporain d’intersectionnalité. Il se définit par une sélection de traits — couleur de peau, sexe, résidence, orientation sexuelle, etc. — dont la mise en congruence favorise la discrimination de certains collectifs. Plus les traits intersectionnels congruents seront nombreux, plus l’exclusion sera radicale, chaque trait faisant surgir des simulacres passionnels (haine par exemple) dont l’accumulation intensifiera le rejet.
2. Approche méréologique
8Une étude de Jean-François Bordron, publiée par la revue Langages sous le titre « Les objets en parties (esquisse d’ontologie matérielle) » (1991, p. 51-65), illustre cette approche. Il y analyse les diverses manières dont les parties s’agencent dans une totalité : c’est la méréologie. Son étude ne porte pas précisément sur la question de l’actant collectif, mais la typologie des totalités à laquelle il parvient pourrait être utilement transposée aux formes que prennent les collectifs humains ou animaux. Il distingue ainsi les compositions, les configurations, les architectures, les agglomérations, les chaînes et les fusions.
9Les compositions forment des touts complexes parce que chacune de leurs parties peut elle-même former un tout, comme dans un paysage par exemple : de même, les collectifs peuvent présenter des structures récursives de type « poupée russe », où les sous-totalités intégrées peuvent aussi être partiellement autonomes, mouvantes et évolutives, relevant d’un tout autre type possible, et alors susceptibles de concurrencer, ou mettre en péril le statut de la totalité à laquelle elles appartiennent : lutte de classes !
10Les configurations forment « un tout dont les parties sont semblables par le genre mais non nécessairement par l’espèce » (Bordron, 1991, p. 58), comme un vol d’oiseaux migrateurs. Les éléments ne se touchent pas. Une foule de manifestants qui au soir se délite pourrait bien constituer ce type de collectif.
11Les architectures sont les totalités dont les parties sont clairement distinctes, et peuvent avoir des parties communes avec d’autres. Dans l’univers des collectifs, une famille pourrait en être l’exemple. Mais on peut aussi penser aux collectifs animaux : en dehors même de la construction matérielle, les ruches ou les termitières sont des architectures.
12Les agglomérations sont des totalités qui possèdent « une partie commune à toutes les autres » (ibid., p. 59) : ainsi sont les liants, le ciment par exemple qui soude les grains de sable. La reine des abeilles, ou le chef charismatique d’un parti pourrait illustrer ce type de totalité : le collectif n’existe qu’en vertu de ce qui le lie, et peut se défaire avec sa disparition.
13Les chaînes sont des totalités où « toute partie est un moment d’unité », un facteur d’unité par ce qu’elle fait transiter de l’un à l’autre. C’est cette transitivité qui les caractérise. On peut penser à l’équipe (de foot, de basket) où, entre la « passe » et l’« esprit d’équipe », s’agencent et s’optimisent les formes de la transitivité. On peut également penser aux animaux sociaux, comme les fourmis, mais il est probable que de telles sociétés complexes agencent différents types de formation de la totalité qu’elles instituent.
14Les fusions sont des totalités « dont les parties ne sont séparables que par abstraction » (ibid., p. 61). Le tout précède la partie qui s’y fond et qui peut être éventuellement « prélevée » en son sein. C’est le cas des alliages. Mais c’est aussi, en ce qui concerne les collectifs, le statut du totus, où la totalité forme un bloc insécable et unifié (à la différence de la totalité omnis) comme l’illustre le régime de l’État totalitaire (à l’opposé du régime démocratique, qui vise au contraire, entre majorité et opposition, la figure de l’omnis). Le fonctionnement des sectes, où se diluent les identités singulières, relève également de ce modèle.
15En supposant que la transitivité entre les parties constitue un axiome de la méréologie, (« si A est une partie de B et B une partie de C alors A est une partie de C »), l’auteur constate que « cette transitivité peut échouer dans beaucoup de contextes essentiellement pour des raisons sémantiques » (Bordron 1991, p. 65). Par exemple la poignée qui fait partie de la porte qui fait partie de la maison qui fait partie de la rue ne peut pas être considérée comme faisant partie de la rue. Ce type de phénomène éclaire aussi le fonctionnement des relations entre parties au sein des collectifs et problématise l’appartenance. Et tout particulièrement les phénomènes de pluri-appartenance, lorsqu’il y a concurrence interne, conflictualité au sein du sujet, et même trahison potentielle, comme ces phénomènes de transfuge qu’on peut observer au sein des équipes de candidats lors des campagnes électorales, et dans beaucoup d’autres configurations attestant surtout la fragilité des collectifs envisagés, d’un point de vue phénoménologique, à travers l’ordonnance mouvante des parties dans le tout.
3. Approche énonciative
16Très différente est l’approche énonciative des collectifs. Je fais ici référence à ma propre recherche (2016, p. 420-432) sur l’énonciation et la praxis énonciative. Il s’agit alors de prendre acte du surplomb de l’usage (qui, engendré par cette praxis, relève de la masse parlante qui façonne et fait évoluer la langue de tous) sur la parole (l’acte individuel d’utilisation de la langue, suivant la célèbre définition d’Émile Benveniste). On s’attache alors aux multiples interactions entre ces deux dimensions : d’un côté, la convocation par l’énonciateur individuel des produits déposés dans l’usage par la praxis énonciative conduit le sujet à une immersion dans le collectif, dans les « formules toutes faites », dans la phraséologie figée, la répétition et la stéréotypie ; et, de l’autre, la révocation de ces produits, marque de l’idiosyncrasie, ouvre sur l’innovation, qu’elle prenne ou ne prenne pas (la langue inclusive aujourd’hui cherche à s’implanter dans l’usage par la révocation de ses produits figés comme « le masculin l’emporte sur le féminin »). Dans les deux cas se règlent les rapports dialectiques entre le collectif et l’individuel.
17A cette approche, on peut aussi attacher la théorie des instances « énonçantes » (Coquet, 2022) qui entrent dans la composition d’un actant énonciateur. Sur lui se greffent divers rôles prescrits par chaque situation de parole au sein du milieu énonciatif. A commencer par la manière que l’instance énonçante a d’assumer (sujet) ou non (non-sujet) son dire. Plus largement, la sémiotique des instances intègre la relation « subjectale » entre l’individuel et le collectif, notamment par la médiation des « rôles thématiques ». On nomme ainsi en sémiotique les modes d’insertion de l’individuel dans le collectif par la manière dont les sujets sont thématisés (étudiant, boucher, pilote, professeur, milliardaire, etc.) et inscrits de ce fait dans le collectif. Le rôle thématique entraîne en effet avec lui des prescriptions induites touchant les modes d’interaction, les registres de discours, le contrôle des passions, etc. qui sont générées par l’actant collectif, lequel contrôle par là le mode d’insertion du sujet dans le champ social. Lorsque le « président de la République française », rôle thématique solidement institué, parle d’« emmerder » certains de ces concitoyens, le collectif se dresse et dit : « un président ne devrait pas parler comme ça ». Par l’énonciation, le collectif habite ainsi au cœur de l’individuel. « Je suis foule » disait Michaux.
18Ce collectif incorporé est porteur des enjeux décisifs de la « vie intérieure » en ce qu’elle affecte l’existence des communautés et en constitue le « liant » premier (cf. le « sur-moi » en psychanalyse). L’actant collectif pourrait ainsi se définir lui-même sur la base d’un tel dispositif d’instances.
4. Approche anthropo-sémiotique
19Un mot enfin sur l’approche récemment développée par Jacques Fontanille, dans Ensemble. Pour une anthropologie sémiotique du politique (2021), vaste synthèse qui postule que « l’actant collectif » loin d’être « un actant spécifique », est le foyer et le fondement de l’actantialité elle-même. C’est dire qu’il déborde par principe la pluralité des humains, et qu’il concerne aussi bien les animaux, les machines, et toutes sortes de non-humains.
20Dès lors, la question devient celle des interactions et des agencements au sein desquels il se constitue, celle de sa mobilité et de sa fluctuabilité, des déformations qu’il subit, des facteurs de consolidation et d’altération, de sa persistance ou de son effacement. Autant de forces de liaisons et de déliaisons que détermine l’histoire par lesquelles ces actants collectifs prennent ou perdent forme — dans le politique d’abord (nation, patrie, peuple...) mais aussi sous bien d’autres formes, parfois inattendues (les nudges par exemple). Actant collectif précaire, labile, incertain dont les métaphores conceptuelles aujourd’hui en cours attestent la mouvance en le présentant comme « visqueux », « liquide », « fluide » ou « gazeux » (cf. Bauman, 2004).
21C’est dire que le collectif se manifeste, en profondeur, sous la forme d’une « topologie anthropique » (comme lorsqu’on parle d’une « sphère sociale » ou d’un « cercle d’amis », clos sur eux-mêmes et protecteurs) et, plus largement, bio-tropique.
22D’autres voies de réflexion sur la formation, le statut et l’analyse de l’actant collectif pourront être dégagées, à partir de celles qu’on a esquissées ici ou sur d’autres fondements théoriques. C’est là un des enjeux de cet ouvrage, et une perspective de recherche pour sa lecture. On peut en effet considérer que la plupart des conceptions ici énoncées ont leur camp de base dans le sujet individuel humain, point de départ et de référence pour son déploiement en collectif. Alors qu’on pourrait tout aussi bien considérer que, dans telle ou telle configuration — notamment animale —, c’est le collectif qui est premier et qui conditionne existentiellement la possibilité de l’individu. Ou encore que d’autres configurations peuvent naître d’une modification radicale du plan de pertinence.
23Ces différentes perspectives montrent que l’actant collectif se trouve placé au plus haut niveau de généralité de l’édifice sémiotique, chargé de tous les ingrédients qui rendent le monde signifiant et donc vivable, c’est-à-dire partageable et partagé. Partageable entre humains et non-humains, qu’on appelle animaux et dont nous sommes. Il détermine la cohabitabilité, et l’essence « politique », au sens noble, de nos liens. C’est notre objet ici.