L’eusocialité chez les fourmis
Introduction
1Tous les êtres vivants possèdent des moyens de communication, acte nécessaire à la survie de chaque individu, même pour les espèces solitaires (les stimuli peuvent être de nature chimique, acoustique, visuelle, mécanique, électrique).
2Le passage d’une vie solitaire à une vie sociale avec d’autres individus est l’une des transitions majeures dans l’histoire de la vie sur terre. L’organisation des espèces dites sociales a atteint divers degrés de spécialisation et de complexité et, parmi celles-ci, se distinguent l’espèce humaine, les grands primates, les petits mammifères et même des crevettes.
3Un autre grand groupe d’espèces vit au sein de sociétés fort complexes et dont les individus ne peuvent vivre isolément ; il s’agit des insectes sociaux (fourmis, termites, certaines abeilles et certaines guêpes). On parle alors d’eusocialité, ultime expression de l’organisation sociale, qui est la forme la plus poussée de l’altruisme entre individus de la même espèce. On la trouve essentiellement chez les insectes Hyménoptères, les Isoptères, quelques Homoptères et Coléoptères (Wilson, 1971).
4L’eusocialité est un mode d’organisation sociale qui fait qu’un même groupe d’individus vivant ensemble est divisé en castes d’individus fertiles et non fertiles. Les individus fertiles sont chargés de la reproduction tandis que les autres membres de la société qui représentent en général la quasi-totalité de l’effectif, sont des individus stériles. Ce sont des ouvrières et ouvriers qui travaillent pour la collectivité.
5Les fourmis nous intéressent particulièrement car elles occupent tous les habitats terrestres. On pense même que leur masse totale sur la planète est comparable à celle de l’humanité. Alors pourquoi, depuis des millions d’années, ont-elles un tel succès ? Parce que les fourmis ont poussé le plus loin l’art sophistiqué de vivre en société en créant des organisations très variées et très complexes. Le point commun de ces sociétés, c’est le partage des tâches, l’entraide et la subordination des intérêts de l’individu à ceux du groupe (Jaisson, 1993).
1. Différents types de sociétés
6Dans ces sociétés, le travail s’organise collectivement ; que ce soit le soin apporté aux jeunes, la récolte ou la construction. La nourriture est alors partagée, le couvain et les jeunes sont élevés en commun. Chaque fourmi travaille pour le bien de la colonie.
7Ainsi c’est dans l’intérêt de la colonie de préserver les jeunes, le plus longtemps possible, en les vouant à des tâches domestiques, bien en sécurité dans le nid et ce sont les individus les plus âgés (fourrageuses) qui s’aventurent au dehors au péril de leur vie, car sortir est dangereux.
8Ce mode de vie offre ainsi d’énormes avantages et la coopération permet d’attaquer des proies bien plus imposantes, de transporter de lourds fardeaux et de repousser la plupart des prédateurs.
9Par exemple, la chasse collective prend tout son sens chez la fourmi nomade Dorylus (fourmi légionnaire ou Magnan des zones tropicales). Une colonie peut renfermer jusqu’à 20 millions d’individus et une seule mère ou reine. Ce sont des guerrières redoutables et dangereuses. Elles sortent collectivement, par milliers en formant un magma effrayant, pour rechercher de la nourriture. Elles restent en contact et courent vers l’avant en déposant des phéromones sur leur passage pour tracer la route et maintenir la cohésion du groupe.
10Leur nombre est la clé du succès, comme dans les exemples suivants :
11Les fourmis champignonnistes ou fourmis coupe-feuille (Atta, Acromyrmex) sont très abondantes en Amazonie mais également dans les forêts humides de l’extrême sud des États Unis et l’Amérique centrale. Elles jouent dans ces régions un rôle écologique et dans certains cas un rôle économique très important en défoliant les arbres fruitiers et les cultures. Les fourmis fourrageuses sont caractérisées par de puissantes et tranchantes mandibules capables même de trancher, à la manière de cisailles, les feuilles les plus coriaces et épaisses de certaines plantes. Elles ramènent les feuilles découpées au nid où elles sont triées et broyées par les fourmis restant dans le nid. Cette matière végétale est ensuite déposée sur la meule de champignon (support organique), champignon dont se nourrissent les larves et en partie les adultes.
12Une colonie de fourmis champignonnistes peut contenir plusieurs millions d’individus et une seule reine. Les ouvrières construisent des structures d’une complexité incroyable où elles cultivent un champignon. Une fourmilière se partage jusqu’à 8000 chambres interconnectées par des tunnels et cette cité peut occuper 60 m3.
13Les fourmis tisserandes (Oecophylla) qui vivent dans les forêts tropicales d’Afrique ou d’Asie, fabriquent leur nid à partir de feuilles. Les sociétés sont de très grande taille, plus de 500 000 ouvrières dispersées dans une multitude de petits nids formés de feuilles repliées et cousues grâce à la soie collante que produisent leurs larves et utilisée comme des navettes.
14Le rôle de cette espèce dans la lutte contre les insectes ravageurs a été établi de nombreuses fois. Ces fourmis protègent par exemple le cocotier, le figuier, le papayer, le manguier. Elle serait efficace contre au moins 40 espèces d’insectes ravageurs comme les moucherons et la mouche des fruits. Leur emploi à ce poste remonterait au moins au IVe siècle av. J-C.
15Un autre exemple présenté par Audrey Dussutour et Antoine Wystrach dans leur ouvrage « L’odyssée des fourmis » (2022) est celui d’une une super colonie (Formica yessensis) au Japon, sur l’île d’Hokkaido. Cette colonie abrite près de 300 millions d’ouvrières et un million de reines, distribuée sur 45 000 milles fourmilières reliées entre elles par des centaines de kilomètres de routes. Cette mégapole couvre presque 270 hectares. Le réseau de transport qui connecte les nids est donc très complexe et il est difficile de ne pas envisager un service logistique supervisant l’approvisionnement, le stockage et la distribution de nourriture.
16Or aucune instance de direction n’existe au sein de cette société, pas d’architecte, d’administrateurs, de gouverneurs, etc. Elles travaillent en groupe sans avoir de chef. Ces colonies peuvent néanmoins résoudre des problèmes de logistique compliqués, le tout sans planification préalable.
2. Reconnaissance coloniale et systèmes de communication
17Une telle organisation n’est possible que s’il existe un système de discrimination permettant à un individu de reconnaître parmi les « autres », ceux qui appartiennent ou non à la même société. Les avantages de cette discrimination sont l’exclusion des voisins compétiteurs, voleurs, prédateurs et parasites, ainsi que la monopolisation des ressources en défendant un territoire (Passera, 2022).
18Les insectes sociaux ont donc élaboré un système de reconnaissance ou « nestmate recognition », fondé sur des signaux chimiques qui forment une « odeur coloniale » ou « visa » commun à tous les congénères du nid, ce qui leur permet d’être altruistes envers ceux-ci. Cette odeur est constituée d’un mélange « d’odeurs individuelles » (odeur commune ou « gestalt ») (Crozier et Dix, 1979) qui est perçue et analysée par comparaison à un modèle interne ou « template » appris au début de la vie imaginale1 (Jaisson, 1993). L’ouvrière compare le visa chimique de l’ouvrière rencontrée à son propre modèle de référence. Selon le degré de concordance entre les deux, la discrimination aboutit à l’expression de comportements allant de l’acceptation totale de l’individu rencontré (qui sera considéré comme sœur), au rejet immédiat de l’intrus (considéré comme étranger). Ce rejet se traduit par des comportements d’agression mettant en jeu des phéromones d’alarme et de défense.
19Ces signaux chimiques (lipides cuticulaires ou hydrocarbures) jouent donc un rôle déterminant dans la reconnaissance coloniale tout en ayant un rôle primordial en prévenant de la dessiccation. Ces marqueurs stables sont synthétisés par des cellules sous-épidermiques puis répartis sur le corps de l’individu qui se toilette. Ils sont également stockés au niveau d’une glande de la tête, dont le contenu est versé avec les liquides alimentaires régurgités pendant les échanges alimentaires (trophallaxies) et lors des toilettes interindividuelles. La reconnaissance des apparentés est donc basée sur l’existence d’une odeur ou identité coloniale qui correspond à un niveau supplémentaire venant se superposer à l’identité individuelle.
20Les fourmis présentent un « visa » chimique complexe qui varie en qualité entre les espèces et en quantité (proportions relatives) au sein de la même espèce, représentant ainsi un signal idéal permettant une reconnaissance appropriée. Ainsi, de subtiles différences entre les odeurs individuelles permettent la distinction des castes, mais également de l’âge et du rang social.
21La reconnaissance des apparentés est dans certains cas génétiquement fixée à la naissance de l’individu, mais elle peut aussi se construire par un apprentissage précoce lors des premières heures de la vie. Ainsi, les interactions précoces avec des congénères auront-elles une importance fondamentale pour l’intégration de l’individu dans sa société et pour l’acquisition de son identité sociale (Jaisson, 1993).
22Bien qu’unique dans sa forme, l’identité d’un individu est en fait multiple dans sa composition, car elle est déterminée par différents niveaux interdépendants : génétique, morphologique, chimique et comportemental. Cependant, cette identité ne semble pas figée. Elle comporte également dans sa globalité la notion de temps dont on ne peut la dissocier. Il apparaît en effet que la nature de l’environnement social précoce du sujet intervient de façon non négligeable, sinon déterminante, dans les processus de reconnaissance. Sur une base théorique plus large, l’identité individuelle comporte à la fois le personnel et le relationnel, le « moi » et les « autres » (Morin, 1980). L’animal et son identité apparaissent alors indissociables du groupe spécifique et social dans lequel il évolue. La résultante des identités individuelles constitue ainsi l’identité coloniale.
23Finalement, un individu prendrait la décision de rejeter tout, sauf ce qui lui est familier, c’est-à-dire que le critère de réponse doit être dérivé de l’expérience. L’animal et son identité apparaissent alors comme indissociables du groupe spécifique et social dans lequel la fourmi évolue. Ces différents éléments du concept d’identité chez l’animal forment un véritable système d’informations, non juxtaposées mais complémentaires et interdépendantes, qui se constitue et se reconstitue à travers les discontinuités de la vie de l’individu.
3. Détournement des codes de reconnaissance chez les parasites sociaux
24La reconnaissance d’un individu par ses congénères joue un rôle primordial au sein des colonies car chacun participe par son travail, en coopération avec ses frères et sœurs, à la survie et au développement de sa colonie et uniquement de sa propre colonie.
25Pour cette raison, tout intrus n’appartenant pas à la colonie doit être reconnu comme étranger et chassé. C’est ce que permet la signature chimique. Ainsi les gardiennes, à l’entrée du nid, contrôlent-elles l’identité de tout individu souhaitant entrer dans le nid en « scannant » chaque entrant et en analysant sa signature chimique grâce aux nombreux récepteurs qu’elles possèdent sur leurs antennes. Le comportement qu’elles adopteront (coopération, agression...) dépendra de l’identification du congénère.
26Étant donné que la plupart des sociétés d’insectes sont fermées aux étrangers, les moyens par lesquels un parasite peut entrer dans une société ont suscité des questions fascinantes pour les biologistes évolutionnistes qui expliquent le comportement animal en termes d’adaptation (Schmid-Hempel, 1998). Ainsi, le système de reconnaissance colonial, permettant à l’insecte social de s’identifier à sa colonie et de discriminer les autres, est susceptible d’être contourné par ces nombreux « tricheurs » que sont les parasites sociaux. Mais comme tous les systèmes de communication et les codes, celui des fourmis est régulièrement piraté.
27Ainsi, les individus d’une société sont-ils vulnérables à des parasites qui développent des stratégies de duperie (glandes d’apaisement, substance d’adoption), pour profiter des ressources, du gîte, des soins et de la protection de leur hôte.
28Les différents profiteurs sociaux (voleurs, parasites et parasites sociaux), en manipulant les supports de la communication dans les colonies où ils s’introduisent, sont capables de détourner les codes de reconnaissance entre les congénères et de s’intégrer plus ou moins parfaitement dans la structure sociale de leur hôte. Ils arrivent ainsi à pénétrer dans un groupe social précis (colonie hôte) sans être agressés et peuvent même être reconnus comme congénères (Passera et Aron, 2005).
29La correspondance chimique entre le parasite et l’hôte peut se faire de deux façons : le parasite peut synthétiser les hydrocarbures de son hôte (mimétisme chimique), ou bien il peut acquérir directement les hydrocarbures de l’hôte (camouflage chimique), par différents mécanismes passifs (contacts avec l’hôte ou matériaux du nid) ou actifs (léchages et trophallaxies2).
30Ainsi, les colonies peuvent héberger de nombreuses espèces d’autres insectes qui passent inaperçues en mimant l’odeur de la colonie ; il s’agit alors surtout de Coléoptères, mais aussi de chenilles ou d’araignées. Ces myrmécophiles3 peuvent avoir des rôles différents au sein de la colonie. Plusieurs espèces consomment les déchets tels que les fourmis et les larves mortes ou les champignons qui poussent dans la fourmilière. D’autres se nourrissent parfois des réserves de nourriture des fourmis ainsi que leurs œufs et leurs larves. Enfin certaines espèces de fourmis leur fournissent des sources de nourriture.
31Les fourmis esclavagistes, dont le comportement est analysé aujourd’hui comme une forme de parasitisme, sont des espèces de fourmis qui volent, lors de raids, les larves et les nymphes d’autres espèces de fourmis car leurs ouvrières sont incapables de s’occuper de leur couvain et doivent donc impérativement capturer des imagos d’une autre espèce, pour se perpétuer. Lors de l’organisation de ces raids, les glandes de Dufour des fourmis esclavagistes sécrètent alors des phéromones de recrutement pour se rassembler avant l’attaque, puis des phéromones de panique pour disperser les fourmis du nid ciblé et attaqué. Les esclavagistes ne tuent pas la reine hôte afin de pouvoir piller de nouveau le nid. Les ouvrières nées des captures développent un « programme comportemental normal » car elles ont appris, en se développant dans le nid étranger, par expérience précoce, à reconnaître leurs hôtes ou ravisseurs. Elles s’occupent de leurs œufs et couvain comme s’ils appartenaient à leur propre espèce, comme des congénères (Ettorre et Errard, 1998, Lenoir, et coll. 2001).4
32Selon l’entomologiste Luc Passera (2022), le terme « esclavagiste » n’est pas le plus approprié car les ouvrières asservies appartiennent à une autre espèce, et il vaudrait mieux, si l’on veut rester dans le registre anthropomorphique, parler de « domestication » comme l’homme asservit le cheval, le bœuf, l’âne voire l’éléphant.
Discussion
33Il est fréquent d’entrevoir chez les insectes sociaux une société idéalisée où règne paix et harmonie, une projection anthropomorphique sublimée de la vie en communauté ; Freud considère que chez les insectes sociaux les volontés individuelles sont mises au service de la volonté du groupe.
34L’ouvrière renonce à sa liberté pour le bien collectif, une réalité inimaginable chez l’humain pour lui. Cependant, pour comprendre le comportement des fourmis, il est fondamental de faire abstraction du mode de fonctionnement des sociétés humaines. Les fourmis travaillent en groupe sans avoir de chef qui centralise l’information et détermine quel membre de l’équipe fait quoi, comment, avec qui et quand.
35L’organisation est entièrement distribuée et non pyramidale, elle repose sur des individus autonomes qui partagent des informations continuellement. Ce qui signifie que si un membre de la colonie venait à disparaître, la fourmilière continuerait à fonctionner sans encombre.
36Chaque fourmi agit en fonction de son état physiologique et des interactions qu’elle établit avec ses proches et son environnement.
37Ces colonies peuvent ainsi résoudre des problèmes de logistique compliqués, le tout sans planification préalable. La colonie fonctionne selon un principe d’auto-organisation qui est un processus au cours duquel une organisation émerge à partir d’interactions entre les constituants d’un système initialement désordonné, sans contrôle externe.
38On est loin d’un réflexe moteur car la fourmi effectue une véritable prise de décision : les fourmis ne sont pas de petits êtres automatisés guidés par leurs gènes, mais des individus qui apprennent constamment et rapidement. L’environnement a un énorme impact.
39Les études sur le cerveau des fourmis montrent qu’il n’est plus possible de leur nier l’existence d’une forme d’intelligence.