L'eusocialité des fourmis : réflexions sémiotiques sur l'analyse éthologique
1Le sémioticien ne peut s’aventurer dans ce domaine complexe de la société des fourmis qu’avec modestie et la première remarque qui s’impose est suscitée par la fascination qu’exerce la fourmilière elle-même, constituée quelquefois par des millions d’individus reliés à une seule reine, trois à quatre fois plus grosse que les ouvrières et qui ne cessera de pondre pendant les quelque vingt-cinq années de son existence, alors que les ouvrières n’ont que quelques mois à vivre.
2Voilà donc un actant collectif à la cohésion exceptionnelle, car le programme partagé par chaque individu de cette société est la protection de la reine et les soins apportés pour sa survie, ainsi que l’alimentation.
3Le programme de base partagé est donc unique et sa réalisation n’est possible que par la mobilisation de moyens de communication dont l’efficacité défie les nôtres, et un partage des tâches très flexible : une nourricière peut se faire quasi instantanément fourrageuse ou encore soldat.
4On comprend que la cohésion d’un tel actant suppose une discrimination efficace rejetant les étrangers et n’acceptant que les congénères. Or on sait que les fourmis reçoivent très tôt dans leur vie une identité qui leur servira ensuite, par comparaison, à identifier immédiatement étrangers et congénères. Cette identité est communiquée par une sécrétion de lipides-hydrocarbures qui, outre l’identité coloniale, expriment leur âge et leur appartenance à une caste au sein de la fourmilière caractérisée par une tâche précise. Les spécialistes myrmécologues parlent d’un véritable « visa ».
5Ce système de reconnaissance discriminante apparaît fort éloigné des moyens humains tellement notre perception d’autrui sélectionne d’autres sens, l’olfaction étant fort réduite : notre espèce a longtemps été décrétée, certes avec excès, microsmatique (en raison de la petitesse de notre bulbe olfactif), à l’instar des oiseaux.
6Pourtant, des recherches convergentes ont démontré que la reconnaissance mutuelle mère/nouveau-né passait par l’émission d’odeurs de part et d’autre, celle de la mère générée à partir de l’aréole du sein, véritable signature olfactive inimitable à la composition complexe. Le nouveau-né reconnaît l’odeur de sa mère en la discriminant d’autres odeurs de mères allaitantes, et la mère sait reconnaître olfactivement, de manière statistiquement significative, un vêtement porté par son enfant.
7Mais, chez les fourmis, la discrimination peut être mise en défaut, des tricheurs peuvent s’introduire dans la fourmilière et bénéficier frauduleusement des soins et de la nourriture. Comme il s’agit soit de dissimuler sa véritable identité ou d’en afficher une fausse, on ne peut qu’être surpris de découvrir des stratégies subtiles impliquant une véritable intelligence. Insensible à la morphologie de l’intrus, la fourmi ne retient que le visa chimique, ce qui amène par exemple des araignées à intégrer frauduleusement une fourmilière.
8Ce qui amène, de son côté, le sémioticien à s’interroger sur la modélisation de la compétence de la fourmi lui permettant l’action et, peut-être même plus précisément, la décision de faire un choix entre différentes actions possibles. Quelques exemples :
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Si une proie importante est capturée et tuée, il faut prendre la décision de la découper pour la faire entrer dans la fourmilière ou la ramener entière.
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Ainsi, après une bagarre contre des prédateurs, il y a des blessés avec des blessures de gravité diverse, la question se pose de savoir quels sont les blessés que l’on ramène dans la fourmilière pour les soigner et les blessés qu’il faut abandonner parce que leurs blessures sont trop graves. Le nombre de pattes arrachées est un indice ainsi que la perte relative de la communication phéromonale. Mais les fourmis blessées ne sont pas toutes abandonnées ou ramenées dans la fourmilière. Une évaluation et un tri sont donc effectués de manière consensuelle.
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En cas de migration de la fourmilière, la colonie peut se heurter à un obstacle infranchissable, ainsi un cours d’eau. Les ouvrières fabriquent alors un radeau fait de leurs corps pour sauvegarder le passage de la reine. Décision immédiate et partagée.
9La compétence de la fourmi d’un point de vue sémiotique, à analyser en termes de modalités, est bien réelle car elle fait montre d’un pouvoir faire impressionnant : ainsi peut-elle porter une charge très supérieure à son poids. On ne peut non plus lui dénier un savoir-faire quand on observe par exemple les tisserandes relier les feuilles en les cousant.
10Mais ce pouvoir et ce savoir ont une existence partagée collectivement qui dépend totalement de la qualité de communication entre les individus, dont on sait qu’elle est permanente. On pourrait donc tenter de parler d’un co-pouvoir et d’un co-savoir qui ne sont mobilisables qu’au sein de l’actant collectif. La compétence de l’individu fourmi dépend donc constamment des messages chimiques phéromonaux reçus des autres. Et l’on sait qu’une fourmi isolée est condamnée à une mort rapide.
11La question d’un vouloir faire individuel de la fourmi est à l’évidence plus délicate, voire impossible à défendre. Mais on peut soutenir que les modalités du co-pouvoir et du co-savoir sont absolument suffisantes pour passer à l’action : les exemples d’actions collectives sont légion.
12Soit l’exemple spectaculaire des fourmis légionnaires :
Elles sortent collectivement, par milliers en formant un magma effrayant, pour rechercher de la nourriture. Elles restent en contact et courent vers l’avant en déposant des phéromones sur leur passage pour tracer la route et maintenir la cohésion du groupe.
13L’actant collectif est des plus impressionnant de par sa taille et sa cohésion en termes d’interaction communicante par les phéromones : ces milliers d’individus fourmis n’en sont qu’une, monstrueuse, dont la compétence est parfaite pour la réalisation d’un programme partagé de quête de nourriture.
14On peut penser ici que nous sommes fort loin de l’humain, et que cette organisation sociale est hautement et irréductiblement spécifique des fourmis.
15Mais les humains sont capables aussi de constituer un actant collectif où chaque individu perd sa compétence et sa liberté individuelles pour se montrer perméable à un vouloir actantiel collectif éventuellement redoutable. C’est la foule, la populace qui peut accomplir le meilleur et le pire, ainsi des actes de laudation mais aussi de destruction, de lynchage1 d’innocents, comme l’attestent de nombreux témoignages historiques si hallucinants. Avec, aujourd’hui, la circonstance aggravante des réseaux sociaux, version numérique des réseaux de communication entre fourmis.
16L’admirable eusocialité que nous montrent les colonies de fourmis suscite aussi le souvenir des grandes utopies du xixe siècle rêvant d’altruisme et d’harmonie sociale, à savoir, entre autres, celle de Claude Henri de Saint-Simon et celle de Charles Fourier, toutes deux prises en compte par Marx et Engels, certes avec critique mais avec une certaine considération.
17On retrouve chez ces deux utopistes la nécessité d’un programme narratif commun à tous et l’affirmation de l’altruisme comme valeur fondamentale. On peut ajouter chez Fourier la recherche d’un accord entre les lois de la nature et celles qui régissent l’organisation sociale, tout devant être conforme à la « nature des choses ».
18Le peuple des fourmis (dont la masse planétaire est équivalente à celle de l’humanité) réalise cet idéal utopique quand on observe l’intégration parfaite de la fourmilière dans l’environnement naturel choisi pour leur implantation. L’imposante architecture comprenant parfois des milliers de chambres et de tunnels de communication abritant des centaines de milliers de fourmis garde le mystère d’une logistique admirable d’efficacité sans architecte, sans hiérarchie planificatrice, mais fondée sur une auto-organisation qui repose sur la communication inter-individuelle permanente d’une compétence qui crée et maintient l’actant collectif.