Colloques en ligne

Massimo Leone

Visages, museaux, becs : les faces de l’actant collectif

Visages, muzzles, beaks: the Faces of the Collective Actant

“If you cannot speak truth at a beheading, when can you speak it?”

Hilary MANTEL, The Mirror and the Light, 2020

1. Des cathédrales sans Dieu

1Le 22 novembre 2017, Richard Dawkins, célèbre biologiste évolutionniste, publia sur son compte Twitter la photographie d’une termitière évoquant la forme d’une cathédrale gothique. Il écrivait :

Cette magnifique cathédrale, photographiée par Fiona Stewart dans le Queensland, a été construite par des termites. Pas d’architecte (comme l’a souligné Dan Dennett), pas de plan, pas même dans l’ADN. Ils ont simplement suivi des règles locales, comme les cellules d’un embryon. S’il vous plaît, quelqu’un connaît-il le genre/espèce ?

2Dawkins avait manifestement l’intention d’utiliser cette image, dans l’une de ses provocations habituelles, comme exemple supplémentaire du fait que l’évolution, sans aucun dessein intelligent, peut conduire non seulement à l’adaptation d’une espèce à son environnement, mais aussi à des formes complexes d’interactions entre les êtres vivants — dans ce cas, de la même espèce au sein d’un écosystème — et à la production de modifications de cet environnement lesquelles, à la suite d’interactions collectives, sont présentées aux yeux de l’espèce humaine comme des artefacts sociaux, en l’occurrence des cathédrales1.

3Le twit de Dawkins a également donné naissance à une intelligence collective sur le web, et à l’accumulation progressive de données et d’informations sur le contenu de l’image. Grâce à la contribution de plusieurs biologistes, principalement actifs en Australie, il a été établi que ces monticules en forme de cathédrale sont construits par deux espèces de termites, les « termites magnétiques » de l’espèce Amitermes meridionalis et les « termites cathédrales » de l’espèce Nasutitermes triodiae. Ces structures sont fabriquées à partir d’un mélange de bouse, de boue et de bois, qui forme une substance résistante et imperméable semblable à de l’argile. Les termites vivent sous terre, ce qui nécessite un apport d’oxygène, et les monticules fonctionnent comme un système de climatisation, acheminant l’air de l’extérieur vers la colonie située en dessous. Cela contribue également à la génération des champignons dont elles se nourrissent.

4Bien que le monticule dont la photographie a été postée par Dawkins présente une ressemblance frappante avec une cathédrale, et notamment avec la célèbre Sagrada Familia de Gaudí à Barcelone, la forme de ce que les humains reconnaissent comme des flèches est très inhabituelle, et notamment la hauteur des pinacles par rapport au corps central du monticule. Certains biologistes en ligne ont expliqué ce phénomène en soutenant l’hypothèse que cette colonie particulière a été endommagée à un moment donné, et que ces hautes flèches sont les efforts des termites pour se reconstruire et regagner de la hauteur au sein de la colonie aussi rapidement que possible.

2. Les raisons d’une cathédrale

5Le 22 février 2017, quelques mois avant la publication de la photo, un groupe de chercheurs avait publié un article dans la revue Biology Letters de la Royal Society intitulé « Parallel Evolution of Mound-Building and Grass-Feeding in Australian Nasute Termites » (Arab et al., 2017). L’article se concentre sur les termitières construites par les représentants de la famille des Termitidae, parmi les constructions les plus spectaculaires du règne animal, qui atteignent 6 à 8 mètres de hauteur et abritent des millions d’individus. Bon nombre des aspects fonctionnels de ces structures sont bien étudiés, mais l’article se concentre en particulier sur leurs origines évolutives, qui étaient peu connues à l’époque. Les chercheurs et les chercheuses effectuent une analyse de datation moléculaire de ces termitières, qui indique que la sous-famille colonisa l’Australie à trois reprises au cours des quelque vingt derniers millénaires. La reconstitution des états ancestraux montre que la construction de monticules est apparue à plusieurs reprises et à partir de différentes habitudes ancestrales de nidification, notamment la nidification dans les arbres et la nidification dans le bois ou le sol. L’alimentation en herbe semble avoir évolué à partir de l’alimentation en bois, par le biais d’ancêtres qui se nourrissaient à la fois de bois et de feuilles mortes.

6En interprétant cet article du point de vue qui nous intéresse, celui des « sociabilités animales », on pourrait alors spéculer que l’évolution morphologique de la termitière dont la photo a tant impressionné Dawkins est sous-tendue par des conditions de stress à la fois structurelles et contingentes. Les conditions structurelles sont liées à l’assèchement de l’habitat australien, auquel les termites se sont essentiellement adaptés en modifiant leur régime alimentaire, c’est-à-dire en passant du bois à l’herbe par la transition de la litière de feuilles. La situation contingente qui donne naissance à la spectaculaire cathédrale de Dawkins est celle d’une communauté de termites dont la termitière a été attaquée et qui a donc réagi précipitamment, ce qui a donné lieu à la morphologie de flèches et de pinacles qui ressemble tant à une cathédrale.

7Les biologistes hésiteraient sans doute à tirer des hypothèses généralisantes de cette étude de cas, mais les sémioticiens sont plutôt enclins à ce genre de conceptualisation. Comment, alors, cet exemple peut-il les aider à réfléchir sur la formation des « actants collectifs », tellement centraux dans toutes les « sociabilités animales », y compris celles humaines ? Il faut partir du principe que le concept d’actant, qui est également utilisé dans d’autres disciplines, a été développé en sémiotique pour rendre compte des macro-fonctions narratives dans un texte (Couégnas, Halary, et Alonso Aldama, 2000). Puisque ces fonctions peuvent recevoir, dans la voie générative de Greimas, différentes actorialisations, il est alors possible de distinguer entre les actants qui en reçoivent d’individuelles et ceux qui, en revanche, reçoivent des actorialisations doubles ou collectives.

8Lorsque l’on applique la sémiotique générative non pas à un texte narratif mais à la société, dans une opération très complexe qui fonde essentiellement la socio-sémiotique, on se rend compte que la vie sociale aussi est caractérisée par certains actants, c’est-à-dire des macro-fonctions narratives telles que le sujet, l’objet, le destinateur, le destinataire, l’adjuvant et l’opposant. La perspective socio-sémiotique doit cependant, dans un certain sens, renverser celle de la sémiotique textuelle ; dans cette dernière, en effet, le personnage individuel est une fiction qui peut donc être considérée comme l’expression actorielle d’un actant narratif sous-jacent ; dans le cas des sociétés, par contre, du moins les modernes, les acteurs ne sont plus une fiction mais une donnée biologique qui est donnée par l’individualité des corps ; bien que le sens de l’individualité du corps soit un résultat de la modernité, c’est plutôt une donnée biologique que tous les corps humains diffèrent par des traits phénotypiques et somatiques ; la sémiotique qui transpose cette différenciation peut varier selon la culture et en fonction du contexte spécifique d’interaction ; on sait, par exemple, que la différence somatique est perçue plus nettement au sein d’un même groupe ethnique (Kovalenko and Surudzhii, 2014 ; Chorney, 2015 ; Anzures, 2022 ; Meissner and Brigham, 2001 ; Wong, Stephen, and Keeble, 2020) ; cependant, la différence des corps n’est jamais un fait purement phénoménologique ou sémiotique, mais repose sur la donnée ontologique et biologique de la manière dont l’espèce se reproduit, à travers un processus qui crée une différenciation morphologique continue.

9Si, par conséquent, pour la sémiotique narrative, il est particulièrement intéressant d’étudier les dynamiques textuelles qui construisent l’illusion d’une singularité actorielle — d’un personnage, d’une personnalité — même si celle-ci ne joue alors qu’un rôle actantiel, pour la socio-sémiotique, il est particulièrement intéressant d’étudier le processus inverse, c’est-à-dire la manière dont des corps individuels qui se considèrent et considèrent d’autres corps comme différents oublient cette différence, pour ainsi dire, afin de se fondre dans un corps collectif qui joue une fonction macrosociale. La socio-sémiotique étudie évidemment aussi l’illusion des corps individuels, et pourtant ce sont les corps collectifs qui attirent le plus l’attention.

3. La sémiotique des collectifs

10En effet, il est peut-être vain de prétendre que cette réflexion soit désengagée de son contexte, car elle est au contraire manifestement liée à une préoccupation : les sémioticiens ont commencé à réfléchir aux acteurs collectifs sociaux parce que soit ils ne fonctionnent pas, c’est-à-dire qu’ils n’expriment pas une macro-fonction sociale claire, soit ils fonctionnent de manière inquiétante, par exemple dans le populisme. La plus haute réflexion du xxe siècle sur les actants collectifs, celle d’Elias Canetti dans Mass und Macht (1960), est évidemment aussi le résultat d’une inquiétude face à l’émergence de l’actant collectif nazi.

11Comment a-t-il été possible, par exemple, qu’en Italie, une aile d’extrême droite encore très liée à un héritage fasciste soit fermement arrivée au pouvoir ? Répondre à cette question revient à formuler des hypothèses sur la manière dont, dans une société, les corps individuels et différenciés sont sublimés dans la construction d’un actant collectif transcendant ces particularités, qui agit comme un seul individu. Étudier les processus qui régulent les tendances que le philosophe italien Roberto Esposito appellerait « immunitas » et « communitas » (Esposito, 2002 ; 2006), c’est-à-dire l’individualisation et la collectivisation2, implique sans aucun doute d’analyser les sociabilités, mais implique en même temps de manière cruciale de mettre l’accent sur les asocialités, c’est-à-dire non seulement la manière dont les êtres humains se reconnaissent et fusionnent leurs identités individuelles en actants collectifs, mais aussi la manière dont ces mêmes êtres renient les personnalités des autres et rejettent l’interaction qui donne naissance à l’actant collectif.

4. Nourriture et visage

12Quel est le lien avec la question de la termitière en forme de cathédrale et la question plus large de la « sociabilité animale » ? Nous pouvons laisser l’image frappante postée par Dawkins en arrière-plan de notre réflexion pour indiquer deux hypothèses possibles et entremêlées : d’une part, les formes de sociabilité des êtres vivants, c’est-à-dire la manière dont leurs corps individuels et différents interagissent pour donner naissance à des comportements sociaux et, dans ce cas, également à des artefacts collectifs, sont inextricablement liées aux nécessités de l’alimentation. En fin de compte, comme le suggère l’étude susmentionnée, ces termitières commencent à émerger parce que, en raison de la pression environnementale systémique, les termites sont obligés de se nourrir différemment, passant du bois à l’herbe. Ils cessent donc de construire des nids dans les arbres et commencent à les fabriquer à partir de bouses, de boue et de bois. D’autre part, l’exemple indique également que ces formes de sociabilité sont configurées non seulement en fonction de stress systémiques, mais aussi de stress contingents : attaquée par un prédateur destructeur, la communauté réagit par une poussée de son comportement coopératif, qui se traduit également par une poussée morphologique, à savoir par les flèches qui caractérisent cette spectaculaire termitière-cathédrale. La sémiotique de la nourriture s'inscrit ainsi dans le projet d’une anthropologie philosophique plus générale de l'alimentation.

13Poussée jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, la contemplation initiée ici donne lieu à une hypothèse profondément audacieuse : le passage du corps singulier de l’acteur individuel au corps collectif de l’actant s’opèrerait selon deux motivations distinctes. D’une part, il peut être motivé par le désir d’objectiver une entité extérieure dans le cadre de cette construction collective du sujet actant, en la traitant comme une source de nourriture. Deuxièmement, elle peut découler de l’intention de résister, à la fois individuellement et collectivement, à la réduction de nos propres corps individuels à la simple subsistance. Cette hypothèse révèle une dichotomie fascinante : il s’agit du choix entre embrasser une nature prédatrice partagée, agir en tant que prédateurs unis, ou rejeter le rôle de proie solitaire.

14En adoptant cette perspective, nous abordons des questions profondes concernant les complexités de l’action humaine, de l’identité collective et de notre relation avec le monde extérieur. Cette perspective nous oblige à considérer l’interaction complexe entre les désirs individuels et les aspirations collectives, ainsi que les dynamiques de pouvoir qui se déploient dans de tels contextes. En outre, cette hypothèse nous invite à réfléchir à la nature fondamentale de l’alimentation elle-même. Elle nous met au défi d’envisager les multiples façons dont l’alimentation peut être comprise, allant au-delà de la simple subsistance pour englober des dimensions intellectuelles, émotionnelles et sociales. En substance, l’hypothèse présentée ici nous propulse dans un domaine de recherche approfondie, nous incitant à explorer les motivations qui sous-tendent la formation des actants collectifs, la dynamique de la prédation et de la résistance, et l’interaction complexe entre l’agence individuelle et l’identité communautaire. Elle nous invite à contempler le potentiel de transformation de l’action collective et la complexité de notre relation avec le monde qui nous entoure.

15Cette hypothèse recoupe d’une manière saillante le projet de recherche ERC sur le visage FACETS, que l’auteur du présent article dirige auprès de l’Université de Turin.3 Au-delà des analyses sémiotiques ponctuelles de telle ou telle présentation ou représentation du visage, il faut en effet, ici aussi, prendre de la hauteur, et proposer la sémiotique comme moyen d’élaborer une anthropologie philosophique du visage.

16Dans le contexte de la présente discussion, le visage apparaît comme un élément central dans la dynamique mentionnée précédemment. Il sert de point de référence crucial à la fois pour la construction d’un actant collectif prédateur et pour la déconstruction d’un acteur individuel en proie, par la création d’un actant collectif qui résiste à la prédation. Par conséquent, le visage occupe une place importante dans cette dynamique, qui englobe des dimensions naturelles et culturelles. L’argument avancé suggère que dans la construction d’un actant collectif prédateur, il est essentiel de faire la distinction entre une nature qui possède un visage, qui peut être assimilée à un tel actant collectif, et une nature sans visage, qui ne peut pas être subsumée dans l’actant collectif et qui est au contraire conceptuellement perçue comme une proie. Dans la formation de l’actant collectif en tant que prédateur humain, les individus renoncent volontairement à l’individualité de leur propre visage en tant qu’acte d’unité communautaire. Toutefois, ce renoncement n’a de sens et n’est possible que parce qu’ils acquièrent le visage de l’espèce dans son ensemble, doté d’une signification et d’un pouvoir précisément parce qu’il peut être juxtaposé à l’absence de visage des autres espèces.

17Il est remarquable que ce processus reflète la manière dont les proies, qui possèdent des corps individuels, s’efforcent d’échapper à la prédation en adoptant le visage d’un actant collectif. Dans ce scénario, l’actant collectif joue le rôle d’un non-agent mais d’un résistant, s’efforçant de contrecarrer la transformation de la proie en nourriture. Ces observations soulignent l’interaction profonde entre les identités individuelles et collectives, ainsi que la dynamique complexe du pouvoir et de la résistance au sein des sociabilités humaines et animales. Le visage, en tant qu’élément naturel et culturel, joue un rôle crucial dans la définition de ces processus. Il représente un outil symbolique et pratique utilisé pour négocier sa place dans le cadre de l’action collective. Le renoncement à la facialité individuelle dans la formation d’un actant collectif prédateur et l’adoption d’un visage communautaire facilitent l’établissement d’objectifs et d’actions partagés.

18Cependant, il est important de noter que le concept de visage va au-delà de ses attributs physiques. Il englobe des dimensions symboliques et sociales qui façonnent les interactions et les perceptions. Le visage devient le lieu de négociation du pouvoir, de l’identité et des rôles sociaux dans le contexte d’actants collectifs prédateurs et résistants. En explorant ces notions, nous comprenons mieux la dynamique complexe de l’action collective, la négociation des identités individuelles et communautaires, et les relations complexes entre les humains et le monde naturel. Le visage sert de marqueur symbolique qui reflète et façonne ces processus, mettant en lumière les mécanismes par lesquels les individus et les collectifs naviguent dans leurs rôles de prédateurs ou de proies.

19En fin de compte, une compréhension globale de ces dynamiques met en lumière les complexités des systèmes sociaux et écologiques, offrant de précieuses indications sur la formation, la transformation et la résistance des actants collectifs dans divers contextes. Le visage est donc le dispositif sémiotique par excellence au moyen duquel nous érigeons les frontières sémiotiques de l’actant collectif prédateur ou tentons de démanteler les frontières sémiotiques de l’acteur individuel proie, en le subsumant dans un actant collectif non prédateur. Une série d’exemples peut très bien illustrer ces deux processus. Je me limiterai à en évoquer deux.

20L’enthousiasme par lequel le visage est placé au centre de cette dynamique ne se doit pas uniquement à la spécialisation de l’auteur dans son domaine de prédilection, ce qui peut contribuer, d’ailleurs, à la profondeur et à l’expertise de son analyse. Le visage, en fait, n’est pas imposé sans justification explicite dans cette problématique mais il y est situé à cause de la raison sous-jacente potentielle de cette focalisation. Le visage est en effet identifié comme un facteur crucial dans ces questions sur la base de recherches antérieures, de cadres théoriques et de preuves empiriques.4

5. Visage et décapitation

21L’un des meilleurs moyens de transformer un être vivant en proie, mais aussi de construire un sujet acteur collectif par rapport à cette proie, est de lui couper la tête, en éliminant son visage ou du moins en séparant le visage du corps (Leone, 2021). L’actant collectif de la nation française moderne, qui n’est que le prototype de l’actant collectif des communautés humaines modernes, est sémiotiquement érigé autour d’une décapitation, celle du souverain. Couper la tête du souverain, lui faire littéralement perdre la face, est l’acte par lequel une nation moderne se constitue comme résistante à la prédation, ou comme prédatrice, selon l’interprétation. On pourrait interpréter cet acte comme un renversement corporel, facial et donc sémiotique de la dynamique transcendantale des deux corps du roi (Kantorowicz, 1957) : alors qu’à l’époque prémoderne, le maintien d’un actant collectif sujet était garanti par la persistance du corps et du visage du souverain grâce à son dédoublement, et donc sa survie à la mort, à l’époque moderne, la construction d’un actant collectif souverain est garantie grâce à la décapitation du roi, qui non seulement n’a plus deux corps, mais finit par ne même plus en avoir un, ou par ne plus en avoir un avec un visage, une tête sur laquelle il peut poser une couronne. Kristeva (1998), Derrida et al. (2008) et d’autres ont beaucoup raisonné sur la décapitation, mais peut-être sans souligner suffisamment qu’elle n’est qu’une radicalisation de la scarification du visage. En scarifiant le visage, on tente d’avilir la subjectivité d’autrui, mais cette opération ne peut être définitive que dans la décapitation, c’est-à-dire dans la création d’un corps qui, non seulement phénoménologiquement mais aussi ontologiquement, n’a plus de visage.

22La guillotine serait ainsi configurée comme un dispositif extraordinaire pour la création d’un nouvel actant collectif, à travers une systématisation presque automatisée de l’acte qui établit le visage du nouveau sujet collectif en déconstruisant le plexus corps-visage de ceux qui n’en font pas partie (Arasse, 1987). La guillotine est alors le plus haut dispositif de la sociabilité française, qui repose sur la décapitation. La sociabilité qui construit l’actant collectif de la nation italienne moderne repose également sur une négation du visage, qui procède toutefois d’une dynamique différente, celle de l’inversion du corps de Mussolini.

6. Visage et renversement

23Le 29 avril 1945, le lendemain de l’exécution à Dongo de Mussolini, de Clara Petacci et de seize hiérarques fascistes, leurs cadavres furent transportés sur la Piazzale Loreto à Milan. Vers 7 heures du matin, alors que les partisans chargés de garder les dépouilles étaient encore endormis, les premiers passants remarquèrent les corps gisant là. Grâce à un bouche à oreille qui se répandit rapidement dans tout Milan, la place se remplit rapidement. Aucune mesure de confinement n’ayant été prévue, dans la cohue, les premiers rangs de la foule furent poussés vers les cadavres, les piétinant et les défigurant. Nombreux furent ceux qui insultèrent, raillèrent, crachèrent et donnèrent des coups de pied aux morts. Une femme tira cinq fois sur la dépouille de Mussolini pour venger ses cinq fils morts à la guerre. Alors que des légumes étaient jetés sur les cadavres, un fanion fasciste était placé dans la main de Mussolini pour le ridiculiser. Quelqu’un urina sur le corps de Petacci. À 11 heures, la situation n’était plus gouvernable, même avec des tirs de mitrailleuses. Une équipe de pompiers arriva alors avec un camion-citerne et lava les cadavres maculés de sang, de crachats, d’urine et de légumes. À ce moment-là, les mêmes pompiers retirèrent les sept dépouilles les plus notoires du centre de la place, les hissant par les pieds jusqu’à l’abri de la station-service Standard Esso, qui se trouvait à l’angle de la place et du Corso Buenos Aires, les laissant suspendus la tête en bas.5

24La photographie du corps de Mussolini déchiré par la foule et suspendu la tête en bas est l’une des plus connues du xxe siècle. Il exprime le fondement de l’actant collectif antifasciste italien à travers le rejet du visage du Duce, qui, dans le cas italien, ne se fait toutefois pas par décapitation mais par inversion, dont les effets sur le visage, décrits par Merleau-Ponty, ont été excellemment analysés dans un article de Denis Bertrand (Bertrand, 2023). On pourrait résumer cette réflexion en affirmant que les Français deviennent des actants collectifs en coupant des têtes, tandis que les Italiens le deviennent en mettant des têtes à l’envers ; la première opération est symboliquement plus radicale : une tête coupée est difficile à rattacher, tandis qu’une tête mise à l’envers peut toujours être redressée, tôt ou tard.

25Mais il serait naïf de considérer que ces opérations sont le résultat d’une sémiotique de la sociabilité entièrement humaine. Il est en effet fondamental de réaliser que lorsque le peuple coupe la tête du souverain ou met le Duce sens dessus dessous, il ne fait que créer une pantomime rituelle des opérations par lesquelles, depuis des millénaires, l’humanité en tant qu’espèce s’est érigée en actant collectif au détriment des autres espèces animales. Si, en effet, couper la tête du souverain permet de créer un nouvel actant collectif émancipé, c’est parce que c’est l’opération par laquelle l’humanité s’émancipe de l’animalité, c’est-à-dire en niant le visage des autres espèces et en les décapitant (Leone, 2021). On peut en dire autant des corps placés à l’envers — dans la topologie, l’eidétique et l’iconologie desquels revient certainement la pathosformel rurale et rituelle du corps du porc suspendu à l’envers, non seulement pour laisser que tout son sang s’écoule, mais aussi pour nier sa gestalt naturelle de faciès, de visage reconnaissable.

26Cette inversion a des résultats spectaculaires dans la transformation des animaux domestiques : le lapin peut être un gentil compagnon de jeu pour les enfants, mais si l’on décide de le manger, on le met à l’envers. Il en va de même pour les chiens en Corée. Si l’on souhaite transformer un animal en nourriture, la façon la plus simple de le faire est de lui enlever la tête et donc le visage. D’autre part, le rôle du visage dans la construction d’un actant collectif sujet exclusif par la négation du visage d’autrui peut être inversé, dans le sens où un nouvel actant collectif sujet plus inclusif peut être reconfiguré lorsque l’on revient à la reconnaissance du visage de l’objet, admettant ainsi sa subjectivité et ramenant la relation avec l’exclu à une condition d’intersubjectivité réciproque ou même de don (Leone, 2020). Cela se produit certes dans la sphère humaine intraspécifique, lorsque l’on reconnaît le visage de l’ennemi ou, plus généralement, lorsque l’on adopte une éthique lévinassienne de l’inviolabilité de l’autre dans la mesure où il ou elle est doté(e) d’un visage ; mais aussi dans la sphère interspécifique, il existe de nombreux cas de reconstruction d’un actant collectif sujet élargi par la réinstallation du visage de l’autre, par exemple lorsque l’animal non humain est exceptionnellement reconnu comme ayant une physionomie, non seulement dans la fiction mais aussi dans l’interaction avec l’animal de compagnie (Leone, à paraître).

27Mais le visage fonctionne également comme une charnière d’inclusion dans les interactions inter-espèces, par exemple dans les cas, rares mais attestés dans la littérature éthologique, où des individus d’une espèce sont adoptés par des individus ou des groupes d’une espèce différente, parfois même dans les cas où il existe une relation de prédation entre les deux. Selon certaines hypothèses de plus en plus acceptées, cette adoption serait possible grâce à un opérateur de visage interspécifique, qui est l’opérateur de mignonnerie (en anglais, « cuteness ») : l’on peut reconnaître et protéger les traits des petits de sa propre espèce en les reconnaissant dans ceux d’une espèce différente (Sherman and Haidt, 2011 ; Borgi et al., 2014 ; Dydynski, 2022).

28Bien que les exemples fournis dans l’étude puissent sembler déconnectés des termitières-cathédrales initialement mentionnées, il est important de considérer le contexte plus large et les enseignements potentiels qu’ils offrent. L’inclusion d’exemples historiques, tels que la décapitation de Louis XVI et la pendaison de Mussolini, peut servir à illustrer la nature multiforme du concept exploré, plutôt que d’adhérer strictement à une progression linéaire des idées. Ces exemples montrent que le visage, en tant que signal symbolique et figuratif, a joué un rôle important dans les transformations politiques et sociales.

29On pourrait peut-être soutenir que les termites ne construisent pas un corps collectif avec un visage, mais plutôt une habitation collective avec une singularité morphologique. Bien que cette distinction soit valable, il est important de reconnaître que l’utilisation du terme « visage » dans l’étude va au-delà de sa définition littérale et englobe des notions plus larges de signalisation figurative. L’accent mis sur le visage dans le contexte de l’actant collectif humain est ici un choix délibéré, qui reconnaît sa signification unique dans le cadre socioculturel humain. Loin d’être anthropocentrique6, notre étude ne néglige pas la diversité des signaux figuratifs employés par les différentes espèces. S’il est vrai que la reconnaissance interspécifique repose sur une variété de signaux autres que les visages ou les habitations, notre décision de centrer l’analyse sur le visage n’invalide pas l’ensemble de l’argument. En se concentrant sur le visage en tant que signal figuratif dans le contexte de l’action collective humaine, l’étude vise à explorer les dynamiques et les implications spécifiques qui surviennent au sein des sociétés humaines.

30En ce qui concerne la mise entre parenthèses de la politisation du corps collectif chez l’humain, il est essentiel de tenir compte de la portée et de l’objectif de l’étude. L’examen de la décapitation et de l’inversion du visage dans les exemples cités ne prétend pas fournir une analyse complète des dimensions politiques des corps collectifs. Il permet plutôt de comprendre comment ces actions sont liées à la manipulation de signaux figuratifs propres à chaque espèce7.

7. Conclusions

31Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour comprendre en profondeur les mécanismes de la sociabilité animale ; le cas des termites-cathédrales semble cependant suggérer que de nombreuses configurations sociales, ainsi que les spectaculaires modifications collectives qu’elles provoquent dans l’environnement, peuvent être ramenées à la nécessité d’organiser une défense collective contre un objet extérieur dysphorique, ou d’organiser une attaque collective contre un objet extérieur euphorique, à la nécessité de ne pas être des proies ou à celle de devenir des prédateurs. Ces deux dynamiques requièrent systématiquement des modes de reconnaissance et de fusion et des modes opposés de désaveu et de séparation. Chez les êtres humains, comme chez de nombreuses autres espèces vivantes, le visage est un dispositif essentiel pour procéder à ces reconnaissances et dé-reconnaissances, constructions et déconstructions d’actants collectifs. Fondées dans la nature de l’espèce, ces opérations atteignent ensuite une complexité exponentielle lorsque le visage d’une interface naturelle devient une configuration sémiotique, qui dans et par le langage peut être rhétoriquement instituée ou niée, selon les besoins et les circonstances, les actes d’héroïsme ou les tragédies de l’histoire.

Cet essai résulte d’un projet qui a bénéficié d’un financement du Conseil européen de la recherche (CER) dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention n° 819649-FACETS).