Les procès d’animaux au Moyen-Âge. Une existence collective juridique des hommes et des bêtes
« Le privilégié prenant une bague au doigt et disant : “Je prie que les insectes nuisibles soient anéantis, tous les insectes, à six mètres de la bague, dans tous les sens, seront frappés de mort.” »
Stendhal, Les Privilèges (1840), article 15
Introduction : bestiaires judiciaires médiévaux et rires généalogiques
1Il faudrait sans doute plus d’une encyclopédie chinoise à la Borges pour redonner vie à ce curieux bestiaire tour à tour couinant, bourdonnant ou silencieux qui a défrayé notre chronique judiciaire pendant près d’un millénaire, entre le ixe et la fin du xixe siècles.
2Parmi les animaux mis au banc des accusés, dont les archives ont conservé la trace, on trouve ainsi une majorité de pourceaux infanticides, un nombre non négligeable de rongeurs invasifs, des nuées de larves et d’insectes de toutes espèces, quelques parasites aquatiques (en particulier les vers blancs), une colonie de dauphins ayant envahi le port de Marseille, des juments prises en flagrant délit de relations charnelles contre-nature avec leurs propriétaires, quelques chats et même un œuf convaincus de sorcellerie, pendus ou brûlés vifs en place publique.
3Par-delà le rire provoqué par notre « impossibilité nue » de concevoir de tels procès, nous soupçonnons qu’il fût un temps où ils étaient, sinon monnaie courante, au moins suffisamment pris au sérieux pour donner lieu à des plaidoiries, se déroulant parfois sur plusieurs années, et engager des dépenses conséquentes. « Au Moyen-Âge, constate l’avocat et philologue français Émile Agnel, on soumettait à l’action de la justice tous les faits condamnables de quelque être qu’ils fussent émanés, même des animaux » (Agnel, 2015, p. 4).
4En l’absence d’explications définitives sur la raison d’être de ces actions en justice, longtemps tenues pour imaginaires, il nous reste à nous interroger sur les enjeux de la collectivité juridique des bêtes avec les hommes qu’elles présupposent, alors que nous faisons face à leur sixième extinction de masse sur l’ensemble de notre planète.
1. L’animal au tribunal hier et aujourd’hui : du pareil au même ?
5L’étonnement qui nous saisit à la lecture de ces archives judiciaires, qui ont commencé à être exhumées vers le milieu du xixe siècle, pourrait certes être atténué par ce simple rappel : il arrive encore aujourd’hui que des animaux soient présents en chair et en os dans l’enceinte d’un tribunal et que certains d’entre eux soient condamnés à être euthanasiés suite à une décision de justice. Quatre cas de figure peuvent ainsi être distingués, impliquant chacun une forme de collectivité différente.
6Le premier concerne la présence au tribunal d’animaux de réconfort à l’occasion de comparutions impliquant notamment des enfants. Il s’agit essentiellement de chiens d’assistance judiciaires destinés à aider les victimes d’un drame à surmonter le second traumatisme d’un procès et à favoriser une prise de parole plus apaisée. Ils sont d’ailleurs parfois qualifiés, non sans ambiguïté, d’« éponges à émotion », comme ce fût le cas pour le procès d’une conductrice de bus de Millas, en octobre 2022, au cours duquel deux chiens, Ouchi et Rancho, ont constamment été présents dans la salle d’audience pendant les témoignages et les plaidoiries.
7Un second cas semble faire entrer l’animal dans le champ proprement juridique : il s’agit des animaux victimes d’actes de cruauté, qui sont amenés dans un tribunal pour attester des violences qu’ils ont subies. Ainsi le chien Mambo, aspergé d’essence et brûlé vif en 2009 par un adolescent aidé d’une jeune adulte, a-t-il assisté au procès de ses deux tortionnaires, accompagné par la présidente de la Société Protectrice des Animaux. Cependant, nous avons davantage affaire ici à une communauté compassionnelle dans laquelle l’animal est à la fois objet de pitié et témoin silencieux de son martyre. Quoi qu’il en soit, dans ces deux premières situations, l’animal n’est au mieux qu’un sujet sensible sans procès : son apparition dans un tribunal ne vaut pas comparution devant un tribunal. Il a certes des droits mais il n’est pas convoqué pour répondre de ses actes ni pour témoigner directement de ceux qu’il a subis.
8Il faut sans doute se tourner vers la littérature pour trouver des pratiques judiciaires qui s’apparentent à celles qui ont eu cours dans toute l’Europe médiévale et au-delà. Ainsi, le procès du chien Citron, dans Les plaideurs de Racine, met-il en scène un animal devant répondre de ses actes délictueux face à un juge. Dans cette comédie en trois actes, un animal est bien jugé pour un forfait qu’il a accompli (le vol d’un chapon) mais il s’agit d’un procès fictif dans le cadre d’une comédie qui dénonce les ridicules d’une certaine justice ou des façons de la rendre. Il n’est donc qu’un prétexte à la caricature, faisant fonction de loupe grossissante dans une communauté juridique elle-même fictionnelle. Il est assez significatif, malgré tout, que cet extravagant procès de papier respecte formellement les règles de droit d’un procès ordinaire, puisqu’il y est fait mention non seulement d’un décret, mais d’un avocat commis pour le plaignant et d’un autre pour la victime. La date à laquelle cette pièce a été écrite puis jouée (1668) a également son importance. Elle coïncide peu ou prou avec une période de raréfaction des procès d’animaux un peu partout en Europe, du moins dans l’état actuel de notre connaissance et d’après les archives consultées. On peut donc penser que le rire du spectateur de ce temps face à cette justice-fiction « incongrue » annonce déjà le nôtre.
9Il resterait enfin à prendre en compte la situation, cette fois bien réelle, des animaux condamnés à la peine capitale en raison de leur dangerosité présumée, le plus souvent pour avoir infligé des blessures graves à des êtres humains. Ainsi, l’article 131-21-1 alinéa 6 du Code pénal dispose-t-il que « lorsqu’il s’agit d’un animal dangereux, la juridiction peut ordonner qu’il soit procédé à son euthanasie, le cas échéant aux frais du condamné ». Malgré tout, sur le plan de la responsabilité pénale des animaux eux-mêmes, les anciens procès qui nous occupent opèrent un renversement complet de perspectives. En effet, même si les propriétaires avaient parfois à s’acquitter de lourdes amendes pour un défaut de surveillance de leurs animaux homicidaires, c’était l’animal lui-même qui était jugé pour son comportement délictueux et non son propriétaire. Dans certains cas exceptionnels, responsabilités et sanctions pouvaient certes être partagées, comme pour cette jument et son maître surpris en pleine fornication et brûlés vifs en 1446 sur la place publique d’Arnay-le-Duc (Vachon, 2009, p. 46) ; mais, tout passif qu’il fût, l’animal était également jugé pour « luxure bestiale » et le plus souvent condamné à mort. Il faut attendre la fin du xviiie siècle pour que sa responsabilité personnelle commence à être remise en cause. Une anecdote révolutionnaire tragi-comique, en fournit un assez bon indice (Lanoire, 1911, p. 277-341) : un placard de jugement daté du 4 floréal an II (23 avril 1794), retrouvé dans les archives départementales du Pas-de-Calais, fait état de la condamnation à mort expéditive du marquis Louis-Auguste de la Viefville, de sa fille et de leur lingère comme « traitres à la patrie » au motif que leur perroquet, Jacot, ne cessait de répéter des « mots odieux » tels que « Vive l’empereur, vive le roi, vivent nos prêtres et vivent nos nobles ». Contrairement à ses maîtres, il semblerait que l’oiseau, présent à l’audience, ne fût pas condamné à la peine capitale mais confié à l’épouse du procureur du tribunal révolutionnaire d’Arras, Joseph Le Bon, pour recevoir une éducation plus conforme aux idéaux républicains.
10Comment comprendre dès lors que, pendant une aussi longue période de notre justice, toutes sortes d’animaux aient été jugés devant des tribunaux au même titre que des hommes ? Quels étaient les présupposés et les enjeux de cette existence collective juridique ?
2. Les principales singularités des procès d’animaux au Moyen-Âge
11Trois sortes de procès peuvent être distingués.
12La première concerne les animaux ayant commis des homicides ou causé des dommages matériels à une personne ou à une collectivité humaines (« crimes », blessures, destructions de biens mobiliers ou fonciers). Ce sont très souvent des porcs. Même s’ils peuvent avoir un arrière-plan religieux, ces procès se déroulent devant des juridictions séculières,
13On trouve également des procès en excommunication d’animaux ayant dévasté des cultures, le plus souvent des insectes ou des rongeurs, qui sont généralement initiés par des autorités ecclésiastiques à la demande des populations. Ils connaissent un certain essor à la fin du xvie siècle, au moment où les processions religieuses et les cérémonies liturgiques organisées en amont et en aval de ces procès, commencent à perdre de leur importance dans plusieurs diocèses (Chêne, 1998, 145-147)1.
14Enfin, les archives font état de procès pour accouplements contre-nature entre hommes et bêtes, qualifiés de « crimes de bestialité ». Dans ce troisième cas de figure, présenté comme un péché majeur par le Lévitique2, le propriétaire et son animal sont la plupart du temps condamnés ensemble et conduits au bûcher, comme en 1554 Michel Morin et sa brebis avec laquelle il aurait eu plusieurs étreintes coupables.
15À côté de ces trois types de procès qui présentent plusieurs analogies sur le plan de la procédure juridique, on trouve aussi des procès d’animaux variés, pour sorcellerie ou satanisme présumés, et d’autres, aux motifs plus énigmatiques, comme celui d’un bœuf jugé et pendu à Gisors en 1504 pour « démérites » ou, à Clermont en Beauvaisis en 1735, celui d’une ânesse « arquebusée pour avoir mal accueilli sa maîtresse. » (Pastoureau, 1993, p. 21)
16Dans l’état actuel de notre connaissance, on peut rappeler que ces procès sont rares. Au début du xxe siècle, le sociologue américain Edward Payson Evans estimait leur nombre à un peu plus de deux cents pour toute l’Europe (Payson Evans, 1906) et l’historien Michel Pastoureau recense environ une soixantaine de procès d’animaux criminels en France entre le xive et le xvie siècles (Pastoureau, 1993, p. 18), période où ils sont pourtant les plus nombreux et les mieux documentés.
17Leur longue durée historique et leur répartition sur une vaste aire géographique — correspondant grosso modo à l’Europe occidentale actuelle — n’en est que plus remarquable, de même que leur résistance aux invitations théologiques à la prudence3 ou leur relative imperméabilité aux grandes mutations qui sont survenues, au cours de cette période, dans les conceptions philosophiques et naturalistes de la vie animale4. L’historien français Jean Delumeau affirme, dans tous les cas, que « l’usage de citer les animaux en justice ne s’éteignit qu’au xviiie siècle » (Delumeau, 1989, p. 62).
18L’un des traits communs parmi les plus surprenants de ces procès est leur respect scrupuleux des formes du droit qui prévalaient pour les actions en justice ordinaires. Les mêmes lois civiles, le même code pénal s’appliquaient en effet aux hommes et aux bêtes. À titre d’exemple, suivant la description que donne Catherine Chêne d’un procès-type en excommunication, « population et vermine se voyaient constituées en partie, les animaux étant représentés et défendus par un procureur nommé par la cour ; au même titre que n’importe quel accusé, ils pouvaient se défendre, leurs représentants tentant notamment de démontrer qu’ils avaient le droit de se nourrir. » (Chêne, 1998, p. 13-14). Présumés innocents au commencement de leurs procès, une sentence de non culpabilité pouvait parfois être rendue en leur faveur. De surcroît, les animaux saisissables par corps, accusés d’homicides, étaient incarcérés dans les mêmes conditions que celle des prisonniers ordinaires. Leurs propriétaires étaient tenus de verser une somme forfaitaire pour régler leurs frais de bouche et de couche, ainsi que pour le dédommagement de leurs bourreaux. Les animaux étaient enfin soumis à la torture à partir de protocoles strictement encadrés par la loi. Les excès de zèle de la part de bourreaux n’observant pas les règlements prescrits étaient sévèrement punis5.
19Les procès d’insectes, de larves ou de rongeurs dévastant les récoltes présentaient une originalité essentielle : ils étaient précédés et suivis de mesures religieuses — prières collectives, processions rogatoires ou transfert de reliques — absentes des procès séculiers. On peut donc supposer que leur forme hybride, à mi-chemin entre le droit et le dogme religieux, posait des problèmes spécifiques, en particulier dans la relation à ces animaux dont l’invasion était la plupart du temps perçue comme un signe de la colère de Dieu, plutôt que comme une manifestation du démon, bien qu’ils aient donné lieu à des malédictions ou des exorcismes. Cette perception implique également des différences importantes dans la façon dont étaient conduites les plaidoiries.
3. Un projet de vie collectif
20En dehors du fait que bêtes et hommes étaient jugés à partir des mêmes procédures juridiques, leur existence collective était également régie par deux droits fondamentaux : le droit à l’occupation d’espaces communs et le droit à la vie reconnu à tout animal, quelles que soient ses nuisances réelles ou supposées. En contrepartie, une responsabilité collective était postulée engageant des droits et des devoirs mutuels.
21Cette forme d’existence collective se traduisait d’emblée dans l’espace, par une plus grande promiscuité et circulation des animaux dans les milieux urbains que celle que nous connaissons aujourd’hui, du moins dans nos sociétés occidentalisées beaucoup plus cloisonnées qu’elles ne l’étaient au Moyen-Âge (et si l’on excepte quelques traditions ponctuelles comme les lâchés de taureaux). Hommes et bêtes se sont longtemps côtoyés au quotidien dans les mêmes lieux, sans véritable délimitation, y compris dans des fêtes comme celles de l’âne, associée à celle des fous. Il n’était pas rare que des animaux nobles soient par ailleurs autorisés à entrer dans les églises pour assister aux funérailles de leurs maîtres comme à l’abbaye de Cîteaux, en 1363, les chevaux de Philippe de Rouvres, duc de Bourgogne.
22Enfin, et aussi incongru que cela puisse nous paraître, certains animaux étaient parfois invités à assister aux exécutions publiques de leur semblables, en compagnie de leurs propriétaires et à se mêler à la foule des badauds. Si on aperçoit quelques gorets au premier plan des gravures représentant l’exécution de la truie de Falaise, en 1386, c’est que le vicomte Regnaud Rigault, chargé de rendre la justice au nom du roi, convia non seulement les paysans et leurs familles à venir assister à son trépas, mais également leurs porcs afin que l’éclat funeste de ce supplice animal leur « serve de leçon » (Pastoureau, 1993, p. 18).
23Les procès en excommunication d’animaux destructeurs de récoltes posent également le problème de la délimitation des espaces et du droit respectif à leur occupation par les animaux et les hommes mais, cette fois, à partir d’un horizon théologico-juridique : celui du droit à la vie et à la jouissance des fruits de la terre, tel qu’il est établi par la Bible. Au cours de ces procès, deux argumentations principales, reposant sur des exégèses contradictoires de l’Ancien Testament, se font face : la première privilégie les passages de la Genèse6 qui placent l’homme au sommet de la création et relèguent les animaux — a fortiori les plus vils issus de la « génération spontanée » — à de simples moyens de satisfaire ses besoins et d’asseoir sa domination sur la nature. La seconde prend la défense des animaux incriminés, en rappelant qu’ils sont non seulement des signes de la colère de Dieu face aux péchés humains mais que, comme n’importe quelle créature, « les bêtes ont également reçu de l’Éternel le droit de vivre et de se nourrir, donc d’utiliser ce qui pousse dans leur environnement naturel » (Chêne, 1998, p. 108). Il s’agit donc à la fois de trouver un compromis sur le plan du droit de tous à la vie, institué par Dieu, et des espaces permettant à chacun de continuer à se nourrir sans empiéter sur ceux de son prochain à deux ou quatre pattes. Comme le relève Jean Réal, dans Bêtes et juges, quelles que soient les positions défendues au cours de ces plaidoiries, « les animaux partageaient avec les hommes un projet collectif sur une surface spirituelle et géographique commune : celle de la Création. » (Réal, 2006, p. 8)
4. Une responsabilité partagée des hommes et des bêtes
24Entre le xiiie et le xvie siècle, au moment où les procès d’animaux connaissent leur apogée dans l’Occident chrétien, une mutation importante se produit également dans la pensée philosophique de la responsabilité : un concept de sujet volontaire auquel on peut attribuer des actes et plus seulement un « sujet » de type aristotélicien, conçu comme un support de qualités ou d’accidents — ce que le philosophe et historien de la pensée médiévale, Alain de Libera, a nommé « l’invention du sujet moderne » (2015) — a émergé peu à peu. Dès lors, le problème s’est posé de savoir si l’homme seul pouvait répondre de ses actes, les assumant comme le résultat de sa libre volonté, ou si l’animal pouvait également en être tenu responsable. Certes, une ligne de démarcation est tracée par des philosophes scolastiques tels que Saint Thomas d’Aquin entre l’âme rationnelle, comme essence de l’homme, et le domaine des représentations instinctives caractérisant l’esprit animal des « bêtes brutes ». On se souvient également que le célèbre âne de Buridan est lui-même censé dépourvu de libre-arbitre7 et qu’il en meurt d’inanition.
25Il n’en demeure pas moins qu’à la même époque la responsabilité de l’animal commence à être discutée par des juristes et des philosophes relativement aux procès d’animaux et non, comme aujourd’hui, « la responsabilité du fait des animaux »8 qui est en définitive exclusivement celle de leurs propriétaires. L’historien Laurent Litzenburger, dans « Les procès d’animaux en Lorraine (xive-xviiie siècles) » (2011) relève pertinemment : « (si) lors de ces procès, les animaux ne sont pas seulement jugés coupables au sens juridique du terme, mais également au sens moral, cela sous-entend que les juges les considèrent comme des êtres conscients, mus par une volonté propre, qui seraient donc capables de comprendre les sentences prononcées contre eux »9.
26Au final, il s’agit sans doute moins de reconnaître à l’animal en général une conscience morale, lui permettant de distinguer le bien du mal, que de réaffirmer, par le biais d’une justice punitive égalitaire, la nécessité d’une cohabitation harmonieuse de certains animaux avec l’homme, en particulier dans les lieux de vie qu’ils partagent avec lui. Pour cette raison, il n’y a pas de droits des animaux reconnus par les hommes sans devoirs des animaux à leur égard. Les uns et les autres sont liés par un pacte tacite, ce qui peut expliquer pourquoi d’autres animaux extérieurs à cette communauté d’intérêts (tels que les renards enragés ou les serpents venimeux) pouvaient continuer à exercer leur « animalfaisance » sans jamais être poursuivis en justice (Réal, 2006, p. 133 sq).
5. Une sémiotique morale et punitive
27Une sémiotique plus ou moins spontanée est directement impliquée par cette co-responsabilité ainsi que par la valeur d’avertissement de ces procès. Chaque peine infligée à un animal doit en effet être significative du crime qui lui est imputé. Au moment de son exécution finale, la truie de Falaise ayant dévoré une partie du visage d’un nourrisson et de l’une de ses jambes a le groin tranché et une patte coupée par le bourreau, conformément au principe de similitudes entre les délits et les peines. Les discussions théologiques et philosophiques sur le discernement moral des animaux vont par ailleurs de pair avec des considérations sur leurs aptitude à comprendre (ou non) ce qui leur est reproché et, éventuellement, à manifester par des signes qu’ils reconnaissent ou contestent les faits qui leur sont imputés. Depuis Albert le Grand10 au moins, théologiens, juristes et philosophes, s’interrogent sur la capacité des animaux à déchiffrer des signes linguistiques et à accéder au symbolique. De manière générale, comme le philosophe italien Giorgio Agamben en fait le constat, « jusqu’au xviiie siècle le langage, qui deviendra par excellence la marque de l’humain, sautait par-dessus les ordres et les classes, parce qu’on supposait que les oiseaux eux aussi parlaient » (Agamben, 2002, p. 42)11.
28La plainte déposée à leur égard, le mandement à comparaître et la peine qui avait été décidée par les tribunaux leur étaient par ailleurs signifiées, dans tous les sens du terme, qu’il s’agisse d’un porc dans sa geôle ou d’une armée de vers blancs ayant élu domicile dans un champ cultivé. Nul n’étant censé ignorer la loi, il arrivait même que l’on se déplaçât dans les lieux où ils sévissaient pour leur communiquer directement ces différentes missives. Si l’on en croit les minutes de quelques procès, certains d’entre eux semblent avoir « compris » l’ordre d’évacuation qui leur était intimé, comme cette bande de dauphins qui envahirent le port de Marseille en 1596 et qui s’en retirèrent aussitôt après avoir été exorcisés par l’évêque de Cavaillon : « les poissons se le tinrent pour dit et ne reparurent plus », peut-on lire dans la relation de ce haut fait théologico-juridico-zoologique. D’autres animaux demeuraient sourds à ces injonctions ou se faisaient plus longuement prier, manifestant parfois, d’une manière ou d’une autre, leur mécontentement par la bouche d’un avocat face aux mesures de compensation qui leur étaient transmises.
29De même qu’un grognement plus vif, arraché par quelque bourreau à un mammifère incarcéré, pouvait être interprété comme un aveu de culpabilité, de même, dans le cas des procès en excommunication d’espèces parasites, leur départ ou leur obstination à rester sur les lieux de leurs déprédations, pouvaient être perçus comme une preuve de la grande miséricorde de Dieu ou, à l’inverse, comme le signe de péchés non encore expiés.
30En somme, dans l’interrègne des procès d’animaux médiévaux, tout est signe et tout fait sens. Tout est affaire de communication entre espèces vivantes, et d’interprétations concomitantes.
Conclusion : quelques enjeux actuels des procès d’animaux
31Le problème de savoir si l’attribution d’une personnalité juridique aux animaux était motivée par une perception ontologique de la condition animale ou si elle n’était qu’un prétexte pour régler des affaires de justice trop humaines est toujours discuté par les chercheurs qui s’intéressent à ces procès12.
32D’autre part, quand bien même il serait possible de revenir à cette forme d’existence collective juridique des hommes et des animaux, un tel retour en arrière serait-il souhaitable du point de vue de la « cause animale » ? La philosophe Florence Burgat fait remarquer que la sorte de responsabilité attribuée aux animaux dans ces procès « ne donne le droit qu’à des peines et à aucun droit » et que « si l’animal semble être sujet, c’est toujours pour le payer très cher »13.
33Malgré tout, dans notre droit apparemment plus respectueux de la vie animale, les animaux criminels ou jugés trop agressifs sont la plupart du temps euthanasiés ou pourchassés sans procès et les circonstances atténuantes ne leur sont que très rarement accordées : tel chien, ayant mordu à plusieurs reprises des passants agressifs envers son maître, a ainsi été condamné à mort en bonne et due forme pour dangerosité supposée14 ; tel requin ayant blessé mortellement un surfeur imprudent, qui avait bravé les interdits de baignade, doit être automatiquement mis hors d’état de nuire, quand bien même 70 % de ses congénères auraient déjà été rayés de la carte des espèces marines vivantes en à peine 50 ans. À l’époque où les animaux étaient jugés, on pouvait par ailleurs reconnaître des circonstances atténuantes à leurs actes les plus coupables : après tout, il fallait bien manger pour vivre et accomplir la fonction que Dieu leur avait assignée en ce monde. Ils pouvaient également bénéficier, pour les plus jeunes, d’une sorte de justice pour mineurs, puisque, comme dans le procès de la Truie de Falaise, il arrivait souvent que l’animal adulte soit mis à mort mais que sa progéniture soit acquittée.
34Et il y a plus : les devoirs qui leurs incombaient vis-à-vis des hommes, sans doute plus symboliques qu’effectifs, n’étaient que la contrepartie d’un droit fondamental à l’occupation d’une partie de la terre qui leur était reconnu, y compris pour la « vermine » dans le cadre des procès en exorcisme. Des « tractations » entre les communautés villageoises ayant déposé plainte et les avocats des insectes ou des larves avaient régulièrement lieu pour trouver de nouveaux espaces dans lesquels ils pouvaient continuer à puiser leur nourriture quotidienne. Il arrivait même que des contrats de propriété leur soient accordés « en bonne et due forme et valable à perpétuité », comme pour clore cette série de procès d’une armée de coléoptères ayant envahi les vignes de Saint-Julien-en-Genevois, qui se déroulèrent entre 1545 et 1546. Par la voix de leur « défendeur », ces derniers avaient dans un premier temps refusé une offre de terre faite par les demandeurs « attendu que la localité offerte était stérile et ne produisait absolument rien »15.
35On peut certes penser à bon droit que nos justices débordées et nos tribunaux engorgés ont d’autres « chats à fouetter » que de relancer ces procès venus d’un autre âge de notre droit coutumier. Cependant, on peut aussi s’interroger sur leurs éventuels effets si, sous une forme de « jurifiction » entièrement à réinventer16, nous jugions aujourd’hui les animaux qui se replient sur les villes, faute d’espaces de vie suffisants, en sanctionnant symboliquement les dégâts qu’ils occasionnent, tout en leur accordant sous la forme d’un bail de propriété à perpétuité, des lieux où ils pourraient continuer à vivre décemment, sans croiser des hommes à tout bout de champ ni avoir à chercher leur pitance dans les poubelles de nos agglomérations.
36La face actuelle du monde, la surface aussi bien que l’apparence de nos espaces dits « sauvages » n’en seraient-elles pas elles-mêmes profondément changées ?