Colloques en ligne

Christine Noille

Rapporter des arguments : formes et enjeux de la prosopopée

Reporting arguments: forms and issues of prosopopoeia

Rapporter des arguments : formes et enjeux de la prosopopée

L’argumentation « à la 3e personne »

1Le discours rapporté n’est pas un processus homogène : il varie en fonction des statuts du discours encadrant et du discours rapporté lui-même (récit, argumentaire…), en fonction de la spécification de son énonciateur (précisé ou non, fictif ou attesté…) et en fonction de sa mise en discours (du discours narrativisé jusqu’au style direct). L’objet qui nous intéressera ici sera alors très précisément défini par le critère du statut : qu’en est-il des argumentations rapportées dans des énoncés eux-mêmes argumentatifs ?

2La question prend tout son sens quand on en revient à la définition rhétorique du discours comme dispositif argumentatif tendu (contentio1), composition probatoire à visée pragmatique. L’on sait que le déploiement argumentatif du discours est centré sur le rail des preuves (affirmatives et réfutatives), amplifié le cas échéant par une narratio (recension des circonstances atténuantes ou aggravantes2) et encadré par des dispositifs ponctuatifs (exorde, péroraison). C’est dire si l’enchaînement des raisons est stratégique, nécessitant une conduite (ductus :  Knop, 2015) habilement négociée. C’est alors à l’aune de ce modèle tensif qu’il convient d’en revenir à l’hypothèse d’un argumentaire rapporté : que devient le tissu persuasif quand il est marqué par ce double décrochage que semble introduire l’argument rapporté, décrochage de l’énonciation et de l’énoncé, de l’éthos et du logos ?

3De fait, notre hypothèse sera que le décrochage est une perturbation formelle – un artefact de surface – ne mettant pas en péril la progression argumentative : en effet, en laissant de côté la question de savoir qui parle, l’argumentaire rapporté est à tout prendre un bloc argumentatif ; il prend de facto place dans le système démonstratif (dans le rail des éléments probatoires), y occupant une fonction distincte (d’appui ou de repoussoir, de conclusion ou de relance, etc.). Il peut bien être une enclave énonciative : il n’est pas une enclave argumentative, il est une séquence particulière de l’argumentation. Ou pour le dire autrement, dans le contexte particulier du développement argumentatif, il n’y a pas d’argument rapporté, il n’y a que des arguments ajoutés. L’argumentation « à la troisième personne » (endossée par une autre instance) n’est en conséquence qu’une modalité, une des modalités énonciatives possibles pour tout énoncé argumentatif.

4D’où la possibilité de formuler autrement la problématique de l’argumentaire rapporté. Pourquoi une argumentation a-t-elle besoin de basculer sous la forme d’un discours rapporté pour énoncer un argument (en pro ou en contra) qui pourrait tout aussi bien s’énoncer sans discours rapporté ? Pourquoi ce détour, cette mise en forme ? Sans doute pour d’excellentes raisons (sur lesquelles nous reviendrons), mais qui suffisent pour nous permettre de dissocier deux choses, l’argumentaire intercalé et sa mise en forme. Il en résulte en effet que le discours rapporté – la forme donnée à la séquence argumentative – occupe la fonction d’une figure de pensées, c’est-à-dire, au sens cicéronien, d’une configuration (conformatio3) particulière donnée aux « pensées » (figura sententiarum : Fontanier dira figure sur « un ensemble de phrases4 »). Et plus précisément, la chose est connue, quand on interroge le panel des figures de pensées, l’argumentation rapportée est l’élément stable, depuis l’Antiquité, de la prosopopée.

Cartographie de la prosopopée

5En reprenant à Quintilien et à Cicéron les deux définitions possibles des figures de pensées, comme feintise et processus de substitution d’une part, comme configuration syntagmatique particulière et processus d’écart d’autre part, il est heuristiquement plus rentable de convertir ces deux catégories de figures en deux régimes de figuralité, autrement dit de considérer les figuralités par simulation et par stylisation non pas comme des classes hétérogènes, mais comme des régimes de figuration possibles pour toute figure5. La prosopopée a alors ceci en propre qu’elle extrêmise ces deux régimes : figure de la simulation jusqu’à la provocation, elle est en même temps une grande figure pour un grand moment, « le grand moment des grands moyens », pour reprendre l’image de Francis Goyet (Goyet, 2010, p. 541).

6Du côté de la figuralité par simulation en effet, on peut affirmer que la prosopopée est une figure de pensées qui opère une double simulation, mettant en scène un discours imaginé lui-même endossé par une instance imaginaire. Une telle définition pêche cependant par optimisme : la prosopopée a couvert, dans son histoire, un prisme beaucoup plus large de procédés de fiction, en amont (au niveau de la fiction de personne) et en aval (au niveau des pratiques fictives endossées). Il peut y avoir prosopopée dès lors que l’instance imaginée est dotée de sentiments (figure de la personnification), est interpellée (figure de l’apostrophe), ou devient elle-même locutrice (une des figures de la prosopopée, donc, que nous pourrions appeler la prosopopée stricto sensu6). De même, des définitions sont attestées qui ouvrent largement en amont la notion d’instance imaginée, des simples absents aux contradicteurs présents, des personnes attestées à des entités allégoriques, des personnes douées de paroles aux morts et aux êtres inanimés. C’est ici à Quintilien qu’il revient d’avoir opéré l’extension maximale :

Grâce à elle [la prosopopée], nous dévoilons les pensées de nos adversaires, comme s’ils s’entretenaient avec eux-mêmes […] ; de plus nous pouvons introduire de manière convaincante des conversations tenues par nous avec d’autres […]. Il y a plus : à l’aide de cette forme de langage, il est permis de faire descendre les dieux du ciel et d’évoquer les morts. Les villes mêmes et les peuples reçoivent le don de la parole. (Quintilien, 1978, t. V, 9.2.30-31, p. 310-311.)

7Avec Quintilien, la simulation d’un discours étend la prosopopée sur toutes les instances, fictives ou non, lui permettant de recouvrir des procédés qui s’apparentent à la prolepse (imagination des objections de l’adversaire), au dialogisme ou sermocinatio (simulation des conversations), et à un ensemble de fictions verbales (tenues par les dieux, les morts, les allégories) que là aussi nous pourrions nommer prosopopée stricto sensu. Cela étant, on peut plaider pour une focalisation de la prosopopée sur les simulations les plus radicales (celle que nous proposions au départ : faire parler les morts et les allégories) comme le font déjà les rhétoriques jésuites du milieu du XVIIe siècle7.

8Feinte audacieuse s’il en est, la prosopopée constitue alors, dans l’échelle des figures de pensée, une figure extrême, en ce qu’elle dénude le procédé de feintise inhérent aux figuralités par simulation. Et ce n’est pas un hasard si l’exemple canonique est précisément celui qui affiche (avec virtuosité) le procédé du mensonge :

Oserais-je, dans celui-ci [ce discours], où la franchise et la candeur sont le sujet de nos éloges, employer la fiction et le mensonge ? Ce tombeau s’ouvrirait, ces ossements se rejoindraient et se ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour personne ?...8 (Fléchier, 1691, t. II, p. 219.)

9La prosopopée ne cache pas le recours à la simulation, elle en effectue une convocation théâtrale. Roland Barthes dans une remarque mémorable déplorait qu’« aucun livre ne nous permet […] d’aller de la phrase (trouvée dans un texte) au nom de la figure » (Barthes, 1970, p. 219.). Souci inutile ici : il n’est pas possible de ne pas voir la prosopopée, de ne pas la comprendre intégralement, comme figure, dans son intension comme dans son extension.

10La prosopopée a en effet ceci de remarquable qu’elle offre également une déclinaison hyperbolique de la figuralité par stylisation. Sa configuration est en effet superlativement marquée, du point de vue sémantique par la caractérisation de son instance d’énonciation, du point de vue syntaxique par le régime énonciatif (la simulation d’un discours rapporté, qui permet de délimiter précisément là où elle commence et où elle finit) et du point de vue lexical par des formules stéréotypées qui ponctuent sa mise en place et fonctionnent comme embrayeurs :

Quelles sont les formules habituelles de la prosopopée ? Ce sont les suivantes : Il me semble l’entendre parler ainsi… Il m’interpelle par ces mots…, etc.9

11Fiction redoublée et séquence autonomisable, la prosopopée pose alors avec une acuité toute particulière la question de ses usages.

Naturalisations du procédé

12En tant qu’elle est une forme saillante de stylisation et de simulation, la prosopopée constitue une modalité très particulière de figuration d’un argument : quel crédit accorder à partir de là à l’argumentaire qu’elle met en forme ? Pour les rhétoriques, le défi de son interprétation ne se pose pas : les arguments énoncés sous forme de prosopopée sont des énoncés sérieux si le contexte général d’argumentation est sérieux10 (et en sens inverse, s’il y a ambiguïté, elle ne vient pas du montage figural, mais d’un contexte énonciatif par exemple ironique11). Autrement dit, l’usage de la prosopopée reste strictement figural ; sur un argument sérieux, elle opère simplement une mise en forme, mais une mise en forme visible, pour ne pas dire ostentatoire.

13L’on se souvient que Tomachevski considérait la motivation et la dénudation comme deux stratégies inverses dans la gestion de la perceptibilité des procédés12. La rhétorique de la prosopopée est clairement du côté de la motivation, par deux ressorts principaux : le pathos (la montée des passions) et l’éthos (l’atténuation prudentielle). On est du côté d’une légitimation par le pathos quand la prosopopée prend place dans un mouvement oratoire marqué par un style véhément et relevant de la grande éloquence. La prosopopée représente alors une des formes possibles de cet acmé qu’est le sublime et est associée en conséquence aux moments de culmination argumentative (argument ultime, péroraison…) :

[…] Comprenons bien que pendant les quelques jours où il pourrait encore parler ou écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme le dit Mademoiselle Moulin, il savait tout ! Georges Bideau prendra sa succession.

Mais voici la victoire de ce silence atrocement payé : le destin bascule. Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons […]. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit […]. Comme Leclerc entra aux Invalides avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique, entre ici Jean Moulin avec ton terrible cortège13 (Malraux, 1964)

14Du côté de l’éthos prudentiel, l’emploi de la prosopopée joue sur deux ressorts de l’atténuation : les circonlocutions du type « il me semble », « en quelque sorte », ou comme le disait Fléchier dans l’exemple cité un peu plus, « oserais-je… » ; et la thématisation d’une distanciation voire d’une dissimulation dans la mise en place de la persona qui endosse la prosopopée. La prosopopée n’est plus alors la forme ultime du sublime : elle ponctue au contraire les méandres préalables des complications du raisonnement.

15Bilan de ces deux ressorts de la motivation du procédé, ils sont passablement incompatibles, comme en témoignent leurs usages et la déclinaison qu’ils autorisent de la figure : aux exhortations solennelles et aux grandes envolées déploratives, la gradation pathétique vers une prosopopée en mode majeur ; aux suasoires et aux objurgations, les stratagèmes pour une prosopopée en mode mineur14.

16Comme on le voit aussi, la motivation du procédé est par définition co-textuelle : elle témoigne du degré d’intégration de la prosopopée dans le dispositif général du discours encadrant, et le travail de subordination est d’autant plus lourd qu’il s’agit en l’occurrence d’une figure complètement autonomisable et par conséquent fortement centrifuge15. De fait, par l’éthos ou le pathos qui en amont amènent la figure de la prosopopée, celle-ci devient un événement local préparé, lequel a en retour une incidence sur la visée discursive globale, introduisant une véritable tension herméneutique. Quand elle est motivée par une stratégie prudentielle d’oratio obliqua, la prosopopée promeut une herméneutique de l’insinuation et invite à ne pas interpréter à mal l’argument qu’elle présente16. Quand elle répond à une acmé solennelle, elle relève d’une herméneutique de l’autorité, accordant à l’argument qu’elle met en forme le crédit de la persona fictive qui l’endosse17.

17Conséquence de précautions prudentielles ou d’émotions sublimes, ressource pour l’insinuatio ou pour l’auctoritas, la prosopopée est ainsi un dispositif figural aussi imposant à déployer que délicat à convoquer : c’est là également autant de contraintes qui vont influer sur ses usages en contexte épistolaire.

Usages épistolaires

18En identifiant dans la prosopopée « une figure de la voix », le philosophe Bruno Clément la caractérise ainsi :

La prosopopée est d’abord un discours direct. […]
La prosopopée est ensuite un discours fictif. […]
La prosopopée est aussi un discours inclus. […]
Enfin, la prosopopée est un discours moral. (Clément, 2013, p. 30-41.)

19Ces quatre items, qui recoupent largement nos analyses, vont alors nous permettre de comprendre comment la prosopopée engage la définition et les formes de l’épistolarité.

20La conjuration de l’absence tout d’abord constitue, on le sait, le principe même de l’illusion épistolaire. Rien d’étonnant alors à ce que la composition des lettres en général ait pu être assimilée à cette figuralité par simulation qui est au fondement de la prosopopée :

On voit que les Grecs rattachaient la prosopopée à la méthode des panégyriques et à la composition des lettres, du fait que dans tous les cas on se représente comme si on parlait et que souvent on introduit des instances extérieures.18 (Camerarius, 1568, « De epistolis », p. 169-170)

21Mais le lien est ici trop distant pour nourrir une stylistique précise, quand bien d’autres traits définitoires de la lettre semblent au contraire interdire l’usage de la prosopopée. La lettre ne contrevient-elle pas en effet à la dispositio du discours en forme, à l’éloquence ornée, au registre véhément et à la scénographie d’une voix parlant « ex cathedra19 » ? Ou pour le dire autrement, l’usage apparemment paradoxal de la prosopopée en contexte épistolaire nous permettra de valider une tout autre rhétorique de la lettre, mobilisant les ressorts de la grande éloquence oratoire, que ce soit dans une reprise à l’identique ou distante, dans une relation d’imitation ou de parodie.

22Nous commencerons ici par ce point essentiel : la lettre ne s’oppose pas au discours, elle en est au contraire le plus souvent, dans ses formes renaissantes et modernes, une réplique mutatis mutandis. Ce qu’il convient d’appeler la rhétoricité de l’écriture épistolaire est au demeurant bien connu aujourd’hui grâce aux travaux fondateurs de Cécile Lignereux20. Nous rappellerons juste qu’elle se décline sous deux variantes sensiblement différentes, soit que la lettre soit intégralement focalisée sur un des desseins persuasifs qui déterminent les genres discursifs (et dans ce cas-là les canevas argumentatifs et les ornements figuraux élaborés pour les discours d’éloge, d’exhortation, d’objurgation ou de reproches sont reportés sur les lettres de même catégorie) ; soit que la lettre cumule plusieurs mouvements argumentatifs divers, ne donnant lieu qu’à une reprise partielle et lacunaire des consignes21. Mais dans tous les cas, la possibilité de l’argumentation rappelle que la lettre d’Ancien Régime relève d’un régime d’abord discursif et accessoirement narratif.

23Rien d’étonnant alors à ce que les remarques séminales d’Érasme sur les genres épistolaires fassent écho aux consignes que nous avons rencontrées concernant les usages de la prosopopée dans les genres des discours en forme. Comme pour les discours, il existe des figures aptes à rendre l’énoncé solennel (« …figuris ad gravitatem facientibus22 »), parmi lesquelles la prosopopée :

Dans ce genre on utilisera principalement des figures du discours ou tropes qui rendent l’éloquence énergique et ardente. De cette sorte sont [… ] les répétitions, les antithèses, les interrogations, les doutes, les métaphores, les prosopopées, les apostrophes […].23 (Érasme, [1522], 1971, p. 150.)

24Nous sommes bien ici sur le versant sublime de la grande éloquence : et si les éloges funèbres n’ont pas d’équivalent dans les lettres, le mouvement exhortatif qui vient les parachever dans une envolée oratoire propice à la prosopopée se retrouve de façon canonique dans un genre épistolaire apparenté, la consolation24. C’est ainsi que le modèle par excellence de la lettre consolatoire, la Lettre à Marcia de Sénèque, donne la parole au défunt lui-même, père de la destinataire25 ; et de même, dans une des deux lettres qu’Érasme propose à titre d’illustration de son cru pour la catégorie de la consolatoria epistola, la prosopopée du fils défunt exhortant son père à reprendre courage constitue le point culminant de l’argumentation et du pathos26.

25Sur l’autre versant, insinuatif et prudentiel, des usages de la prosopopée, nous allons rencontrer les genres épistolaires moins sévères et nous rapprocher ce faisant des lettres familières. Nous pouvons suivre ici un des manuels épistolographiques les plus répandus, Le Secrétaire à la mode de Jean Puget de la Serre (1625). Les conseils généraux, allant dans le sens d’une rhétorique de la négligence et de l’urbanité, excluent par principe les grands ornements que sont les prosopopées et autre apostrophes27 ; mais les préceptes particuliers concernant le dispositif argumentatif des lettres de remontrances réintègre la prosopopée comme ressource majeure de l’atténuation :

Ces lettres requièrent plus d’artifice quand on veut bien reprendre les vices de son ami, mais en telle sorte qu’on n’encoure point sa disgrâce. [...] Si nous estimons que cela est trop rude, et n’osons pas lui parler si ouvertement, nous pourrons dire que c’est le jugement que ses meilleurs amis font de lui [...]. Après cela nous ajouterons, que si c’était un autre que nous n’aimassions pas tant, nous ne lui en aurions dit mot : mais que l’amitié que nous lui portons nous oblige à ne lui point cacher les mauvais bruits qui courent de lui [...]. ([1625], 1646, p. 11-12)

26Non seulement on reconnaît là un usage qu’Aristote avait déjà répertorié du côté de la rhétorique dramaturgique28, mais les exemples abondent dans les corpus épistolaires du XVIIe siècle, qui établissent ainsi une distance avec l’énoncé d’un reproche, par le biais de sa figuration sous forme de prosopopée. La première Portugaise nous en offrira une actualisation remarquable s’il en est :

J’envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent, pour toute récompense de tant d’inquiétudes, qu’un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments : Cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher un amant que tu ne verras jamais ; qui a passé les mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui te dispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucun gré. Mais non, je ne puis me résoudre à juger si injurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier : je ne veux point m’imaginer que vous m’avez oubliée…29
(Lettres portugaises traduites en français, 1669, p. 6-8)

27Avec ce dernier exemple, le pas est aisément franchi, qui nous conduit des lettres familières vers les lettres galantes : car l’écriture d’agrément, elle aussi, sait ménager une place à cet artifice en apparence si éloigné de la légèreté mondaine qu’est la figure de la prosopopée.

La prosopopée dans la lettre galante

28Par sa visibilité, la prosopopée est un comble de l’art, une configuration d’exception – quels que soient ses prémunitions préalables et ses effets de sens consécutifs. Elle reste fondamentalement du côté de l’ornement, de la culture rhétorique. Sa présence dans les lettres galantes invite alors non seulement à mettre en perspective les consignes épistolographiques concernant le refus du grand style, mais surtout elle nous offre l’occasion de revenir sur la galanterie épistolaire, qui est souvent (et parfois surtout) un exercice de récriture distancée, de l’ironie discrète à la parodie appuyée.

29Un manuel tardif (du XIXe siècle) enregistre cette inflexion. Dans son passage en revue des figures aptes à l’écriture épistolaire, il n’hésite pas en effet à recommander l’usage de la prosopopée :

La passion personnifie et anime tout dans la nature ; elle prête le sentiment et la vie, la parole même aux objets insensibles : cette expression d’un besoin de notre âme est appelée par les rhéteurs prosopopée.

Cette figure est employée dans les usages les plus familiers du discours, toutes les fois qu’on attribue à des êtres inanimés une action qu’ils ne peuvent avoir réellement, et que l’imagination peut seule leur prêter par analogie. (Biscarrat et Beaufort d’Hautpoul, 1835, p. 67-68.)

30Que la prosopopée en mode majeur (comme figure du sublime) soit naturalisée au point de relever d’un des « usages les plus familiers du discours » relève ici d’une justification parfaitement sophistique, puisque les trois exemples allégués juste ensuite sont exempts de tout pathos :

Je n’ai garde de dire à notre Océan, la préférence que vous lui donnez ; il en serait trop glorieux ; il n’est pas besoin de lui donner plus d’orgueil qu’il n’en a. (Mme de Sévigné à Mme de Grignan, le 13 mai 1671 [Sévigné, 1972, t. I, p. 252])

Je crois de votre Provence toutes les merveilles que vous m’en dites ; mais vous savez très bien les mettre dans leur jour ; et si le beau pays pouvait vous témoigner toutes les obligations qu’il vous a, je suis assurée qu’il n’y manquerait pas. Je crois qu’il vous dirait aussi l’étonnement où il doit être de votre dégoût pour ces divines senteurs [...]. (Madame de Sévigné à Mme de Grignan, le 27 mai 1672 [Sévigné, 1972, p. 518)

C’est de cette ville souveraine, qui, bâtie de briques, sans élégance ni noblesse dans ses édifices, montre la Tamise et son pont superbe, et semble dire : Qu’oseriez-vous me comparer ? que l’Océan, que ces mondes m’apportent ici leur tribut! [c’est de cette ville que je vous écris à la hâte… ] 30 (Mirabeau, à Chamfort)31

31La prosopopée de l’Océan mobilise une personnification dans un contexte antiphrastique caractérisé (faire comprendre a contrario le plaisir et la fierté que procure à Mme de Sévigné la préférence de sa fille pour « notre Océan ») ; la prosopopée de la Provence s’inscrit dans une séquence prudentielle (marquer avec courtoisie son « étonnement » devant le « dégoût » de Mme de Grignan pour les odeurs). Quant à la prosopopée de Londres, si elle marque une envolée oratoire, c’est sur le mode artificiel de la périphrase amplificatrice, ce que Borgès nommerait « un pur éloge rhétorique32 ». La motivation pathétique, avancée ici pour justifier de l’emploi de la prosopopée, est donc loin de convaincre ; et en l’occurrence, les auteurs du manuel eussent pu convoquer un autre principe de légitimation, qu’ils utilisent à l’occasion, par exemple ici à propos de la répétition :

Quelquefois, pour produire un effet agréable, l’esprit se joue en quelque sorte avec les mots […] (Biscarrat et Beaufort d’Hautpoul, [1835], 1841, p. 68.)

32ou encore à propos de la citation :

Les citations faites à propos plaisent […] et ne déparent point une lettre. (Ibid., p. 73.)

33On aura reconnu le principe de l’enjouement – au double sens du jeu littéraire et de la gaîté stylistique. Car l’esprit se jouant avec la figure de la prosopopée offre bien, dans les trois exemples ci-dessus, un tour plaisant qui « ne dépar[e] point une lettre ».

34C’est ainsi que dans un contexte où arguments et narrations sont systématiquement soumis à l’art de faire montre d’esprit, la virtuosité épistolaire éprouve dans la figure de la prosopopée une ressource inattendue, trouvant là l’occasion d’un morceau de bravoure ingénieux qui renouvelle l’exercice attendu des compliments :

Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, des visites ; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée ; moi-même, sur ma petite boule, je n’y suffirais pas. Que fait votre paresse pendant tout ce tracas ? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place ; elle vous attend dans quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d’elle, et vous dire un mot en passant. Hélas ! dit-elle, mais vous m’oubliez : songez que je suis votre plus ancienne amie…33 (Madame de Sévigné, op. cit., p. 174)

35Que la prosopopée, figure de l’extrême qui a sans cesse mobilisé un arsenal rhétorique pour être adoucie, intégrée, naturalisée, donne lieu – au sein des écritures mondaines – à une surenchère sur son artificialité ne fait que rendre justice à sa force de figuration.

36Car avec elle, au fond, nul adoucissement ne tient : par son artifice flamboyant, la prosopopée nous offre ainsi le meilleur angle qui soit pour envisager de quoi il retourne quand les rhétoriques multiplient les consignes d’accommodement et de modération dans l’usage des figures.