Colloques en ligne

Paolo Tortonese

Que faire du jugement moral ?

What to do with moral judgment?

Monter sur scène

1Je vous propose de relire une page que Stendhal a écrite en 1823 : c’est la célèbre histoire du soldat de Baltimore, dans Racine et Shakespeare :

L’année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : « Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’année sans que les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ! ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment où il applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami : « Connais-tu cet écrit ? » par cela seul qu’il applaudit n’a pas l’illusion complète, car il applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius ; Manlius ne fait rien de digne d’être applaudi, son action est fort simple et tout à fait dans son intérêt (Stendhal, 1928, p. 17-21).

2On sait que l’anecdote était chère à Roland Barthes1, qui y voyait une dénonciation de la transitivité de la littérature, à laquelle il opposait une rigoureuse intransitivité. Le soldat naïf tombant dans le piège de l’illusion réaliste se situait aux antipodes du critique moderne, qui fonde son attitude lucide sur le rejet de toute illusion. Le critique « ne se fait pas avoir », alors que le soldat ignorant tombe dans le piège.

3La question de la croyance dans les représentations artistiques est ancienne. Nous trouvons dans Plutarque l’évocation d’une opinion de Gorgias sur la croyance du spectateur de théâtre :

Gorgias a dit que la tragédie était une tromperie dont l’auteur agit mieux quand il trompe que lorsqu’il ne trompe pas et où le trompé prouve plus d’intelligence que celui qui n’est pas trompé (Plutarque, 2003, p. 92).

4Le sophiste attribuait une sagesse supérieure au spectateur qui se laissait prendre au jeu du théâtre, et critiquait l’attitude de celui qui ne se laisse pas entraîner dans une croyance momentanée. Il est clair que pour Gorgias cette croyance a ses limites, elle est celle du spectateur commun, et non pas du fou qui tire un coup de fusil sur l’acteur parce qu’il croit réel l’assassinat fictif. Comme le veut Stendhal, l’illusion est incomplète quand le public applaudit Talma l’acteur, et non pas Manlius le personnage (dont l’acte n’est pas « digne d’être applaudi »). On a sur ces questions beaucoup et parfois très bien écrit, avec force citations de Coleridge et de la célèbre « willing suspension of disbelief for the moment », la « volontaire suspension momentanée de l’incrédulité ».

5À la même époque où Barthes racontait en riant l’anecdote à ses élèves parisiens, en Italie, Pier Paolo Pasolini tournait un film, un moyen-métrage de vingt minutes, intitulé Che cosa sono le nuvole ? (Que sont les nuages ?). Dans ce film étrange, un procédé métanarratif fait apparaître les acteurs comme des marionnettes tirées par des fils, et dans certaines scènes discutant avec le montreur de marionnettes. Ces acteurs, qui jouent Othello, étaient plutôt connus pour leurs rôles comiques, ce qui contribue à un effet de distanciation quelque peu brechtien. Pasolini reprend l’anecdote racontée par Stendhal, mais il la modifie d’une manière significative2. Dans son film on voit non pas un seul spectateur, mais le public tout entier d’un théâtre populaire romain se ruer sur la scène pour empêcher le meurtre de Desdémone.

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[Légende de l’image : P. P. Pasolini, Che cosa sono le nuvole, film, 1967]

6La différence entre la scène écrite par Stendhal et la scène filmée par Pasolini est sensible. La motivation du soldat américain qui voulait empêcher le meurtre de Desdémone était raciste, elle était donc ignoble, même si elle visait le salut de la victime ; en revanche, le public romain de Pasolini agit à partir d’un élan moral entièrement louable : dans trois séquences successives, nous voyons le public [1] sauver la vie de Desdémone et lui prêter secours, [2] mettre à mort Othello et sans doute Iago, pour les punir de leurs crimes, [3] porter en triomphe Cassio, l’innocent. Le public agit donc exactement comme un tribunal qui administre la justice. Il reconnaît les bons comportements, identifie les mauvais, démasque les coupables, les châtie et rétablit l’ordre en faisant triompher la vertu. Dans cette conclusion de l’histoire, que le peuple romain impose à la pièce de Shakespeare, nous avons le rétablissement simultané de la vérité et de la justice, alors que dans la tragédie originelle, nous avions certes la vérité retrouvée, par un autre chemin, mais un rétablissement très incomplet de la justice : Iago était puni et Cassio montait au pouvoir, mais la découverte de la vérité intervenait trop tard et ne pouvait empêcher ni la mort de Desdémone ni le suicide d’Othello.

7La toute première séquence fait apparaître le titre du film sur le fond du tableau de Velasquez, Las Meninas.

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[Légende de l’image : P. P. Pasolini, Che cosa sono le nuvole, film, 1967]

8Le livre de Michel Foucault, Les Mots et les choses, avait paru deux ans plus tôt, et la référence est claire : il s’agit de réfléchir sur les rapports des signes aux significations. Aujourd’hui, à une époque où cette réflexion n’est plus au goût du jour, nous pourrions extraire du film de Pasolini une problématique différente. Non celle de la croyance et de la distance critique vis-à-vis des représentations, mais celle du jugement moral porté par le spectateur ou par le lecteur. La scène le justifie pleinement : l’intervention du lecteur dans la fable est certes rendue possible par la confusion entre art et réalité, mais cette confusion ne nous donne pas la raison de l’acte. L’acte est moral : le public monte sur scène parce qu’il est indigné, parce qu’il déteste le méchant, le traître, parce qu’il veut empêcher le crime. Il y a certes une interférence entre le dysfonctionnement cognitif et le fonctionnement pratique, mais cela n’empêche en rien de distinguer l’un de l’autre.

9Les apologues de Stendhal et de Pasolini jouent sur la possibilité que chez un lecteur quelconque, exceptionnellement, l’embrayage de la crédulité relative due aux fictions ne soit pas suivi par le débrayage qui le suit habituellement, ou si l’on préfère que le va-et-vient physiologique entre croyance et non-croyance se trouve bizarrement entravé. Mais que produit cette situation pathologique ? Non pas un blocage du spectateur, mais, au contraire, un passage à l’acte. Et on s’aperçoit que cela signifie une chose précise : que la duplicité de la réception (je crois et je ne crois pas) est l’élément faisant obstacle à l’action du spectateur3. La frontière entre la salle et la scène n’est franchie que dans la situation, oh combien exceptionnelle, où une autre frontière cesse d’être franchie, entre croire et ne pas croire. On peut en déduire que tous les spectateurs, et pas seulement le peuple ignare de Pasolini, se jetteraient toujours sur scène pour arrêter l’assassin, s’ils n’étaient pas retenus par la double conscience qui est la leur. Le paradoxe du spectateur (identique au paradoxe du comédien tel que Diderot l’a défini) fait obstacle à la continuité entre affects moraux et actions, continuité que nous voyons en revanche se déployer lors de l’irruption populaire.

10Autrement dit, cet apologue semble prouver que tout public porte un jugement moral sur le comportement des personnages, et que si le public s’abstient de jouer le juge et la police, c’est parce qu’il connaît la différence entre fait et fiction. Du théâtre à la lecture les choses ne changent guère, intérieurement. Le cas du théâtre rend juste plus explicite ce mécanisme de la réception.

Croire ou ne pas croire

11Longtemps, dans la deuxième moitié du xxe siècle, la théorie littéraire, notamment française, a été dominée par l’idée que croire à la littérature, c’était ne rien y comprendre, et que la critique littéraire avait intérêt à fonder son caractère scientifique sur un profond rejet de la croyance. Le jugement moral était également mis au ban, comme fruit de cette illusion dangereuse. Le critique se devait une lucidité parfaite, qui ne pouvait être ternie par un quelconque affect, par une quelconque participation émotionnelle, encore moins par un jugement qui risquait d’être adhésion à la doxa. Dans les années 1960, cette vision n’était pas la seule disponible sur le marché de la théorie littéraire, mais elle l’a emporté dans l’enseignement, et a donné lieu à une pédagogie d’où le jugement moral était exclu. Le tournant éthique, d’abord aux États-Unis à partir de la fin des années 1980, puis en France au xxie siècle, a remis en selle la morale, mais ce faisant il a soulevé de nouveaux problèmes et de nouvelles difficultés.

12Si nous admettons que le lecteur apporte toujours un jugement moral sur les personnages, nous n’avons fait que rétablir une vérité. C’est important, mais pas suffisant. Encore faut-il comprendre ce qu’on peut faire de cette vérité, comment on peut la transformer en pensée critique. Si nous ne faisons pas ce travail, nous risquons de nous comporter comme le soldat de Baltimore, qui détruit ce qu’il ne veut pas voir, ce qui dérange ses valeurs. Peu importe si ces valeurs sont mauvaises, comme les siennes, ou bonnes, comme nous estimons les nôtres.

13Que faire du jugement moral ? Voyons donc quelles sont les possibilités qui se présentent. La première, la plus simple, la plus directe, c’est la censure. Je sors mon fusil et je tire sur Othello, en modifiant la pièce de Shakespeare. Le censeur veut toujours caresser son public, il veut le protéger, il craint de le scandaliser, il est rempli de bonnes intentions. Dans l’une de ses dernières interviews, Pasolini s’exprimait contre la censure : « Je pense que scandaliser est un droit », disait-il, et il ajoutait : « Être scandalisé est un plaisir, et celui qui refuse d’être scandalisé est un moraliste. »4

14Depuis cette époque, nous avons changé de langage, nous ne parlons plus de scandale, nous parlons de traumatisme. Mais l’essentiel n’a pas changé : certains pensent avoir le droit de déterminer ce qui peut être lu et ce qui ne doit pas l’être. Ce ne sont plus les appareils religieux ou étatiques, ce sont les grands groupes de l’industrie du livre, comme Penguin, qui prétendent éviter les traumatismes aux jeunes lecteurs. Je les remercie de ces attentions délicates, mais je préfère que le texte des œuvres ne soit pas modifié, et que chacun soit juge de ses lectures. Libre de lire ou de ne pas lire, libre de lire et de détester ce qu’il lit.

15Les bons sentiments des nouveaux censeurs me font penser à une page d’Edith Wharton, dans L’Âge de l’innocence. La grande romancière américaine raconte comment étaient éduquées les jeunes femmes de l’élite new-yorkaise du xixe siècle, à l’abri de toute connaissance pouvant troubler leur état lilial. Elle compare les femmes de ces familles à ces poissons aveugles découverts en 1820 dans un lac souterrain du Kentucky, une espèce méconnue de petits animaux qui, vivant dans la complète obscurité, avaient évolué sans développer des yeux, dont ils n’auraient pas su quoi faire (Wharton, 1920, p. 81). Je me demande si on veut aujourd’hui traiter tous nos jeunes, filles et garçons, comme on traitait les seules filles dans la haute bourgeoisie américaine de 1860.

16Si je suis contre la censure, c’est au moins pour deux raisons. L’une est généralement politique : je crois qu’il faut défendre la liberté d’expression et le droit d’auteur. L’autre est précisément inhérente à mes fonctions de critique littéraire et d’enseignant. Le fait que la littérature est traumatisante reste à démontrer, il faut y croire farouchement pour souhaiter que dans nos sociétés les jeunes n’entendent que des récits d’où la représentation du racisme, de la guerre, de la violence sexuelle, de la haine et du mépris serait expurgée, pour souhaiter qu’ils ne se dotent pas des yeux que la lecture critique développe. Hélas, ce n’est pas principalement la fiction qui leur fait prendre conscience de ces tristes réalités, les faits divers et la politique internationale, l’information de tous les jours suffisent largement. Est-ce que la littérature ajoute à cela une couche de traumatisme ? Je ne le crois pas. Les expériences réelles sont traumatiques, la fiction nous aide plutôt à sortir du blocage traumatique par cette précieuse élaboration intérieure qui a souvent été appelée catharsis. Je sais que des personnes très estimables sont convaincues du contraire, mais pour l’instant je ne suis pas persuadé par leurs arguments.

17Je me sens au contraire à l’unisson avec ce que défendait ardemment Simone de Beauvoir dans son discours à la Mutualité, en 1965, dont je voudrais citer un long passage :

Moi je ne vois pas pourquoi, sous prétexte qu’on fait confiance à l’avenir, qu’on croit qu’un jour il y aura une société socialiste, on devrait taire la part d’échec et de malheur que comporte toute vie. Ou alors je trouve que l’optimisme socialiste ressemble beaucoup à l’optimisme technocratique qui sévit aujourd’hui, qui appelle la misère abondance et qui se sert de l’avenir comme d’un alibi.

Si la littérature cherche à dépasser la séparation au point où elle semble le plus indépassable, elle doit parler de l’angoisse, de la solitude, de la mort, parce que ce sont justement des situations qui nous enferment le plus radicalement dans notre singularité. Nous avons besoin de savoir et d’éprouver que ces expériences sont aussi celles de tous les autres hommes.

Le langage nous réintègre à la communauté humaine ; un malheur qui trouve des mots pour se dire n’est plus une radicale exclusion, il devient moins intolérable. Il faut parler de l’échec, du scandale, de la mort, non pas pour désespérer les lecteurs, mais au contraire pour essayer de les sauver du désespoir.

Chaque homme est fait de tous les hommes et il ne se comprend qu’à travers eux, il ne les comprend qu’à travers ce qu’ils livrent d’eux et à travers lui-même éclairé par eux.

Et je pense que c’est ça que peut et que doit donner la littérature5.

18Sur ce chapitre, je ne vois rien à ajouter. Mais d’autres chapitres s’ouvrent : une fois qu’on a rejeté la censure, tout reste à construire. Une fois qu’on a reconnu l’importance du jugement moral, comment pouvons-nous le prendre en compte dans la théorie littéraire et dans la critique littéraire ? Je vais essayer de faire quelques modestes et provisoires suggestions.

Mesurer les distances

19Le jugement moral est actualisant, parce qu’il se pose nécessairement comme universel. Lorsque je considère le personnage d’Othello en tant que coupable de meurtre, je ne fais aucune distinction entre son acte et un féminicide d’aujourd’hui. Lorsque je condamne l’hypocrisie de Tartuffe ou l’égoïsme de Casaubon, lorsque j’approuve le courage de Suzanne Simonin, la vertu de Corinne ou la droiture d’Ourika, je les juge comme si elles étaient mes contemporaines, parce que j’applique à leurs cas mes propres valeurs, qui sont celles de mon temps et de mon milieu.

20Mais depuis plus de deux siècles nous avons appris à faire aussi une opération inverse : nous avons appris à relativiser. Le relativisme est l’attitude qui nous fait nous interroger sur les valeurs à partir desquelles les autres portent des jugements différents des nôtres. C’est ce qui nous fait faire l’effort de comprendre les différentes axiologies qui appartiennent aux différentes cultures et civilisations, et aux différentes époques dans chacune d’elles. Depuis que l’historicisme est né, le relativisme se confond avec lui. Situer, contextualiser, mettre à distance et en même temps se mettre momentanément dans la peau de l’autre. Cela requiert une attitude scientifique, documentaire, mais également une disponibilité affective. C’est un acte intellectuel et moral.

21Des deux attitudes, actualisante et historicisante, découlent deux postures différentes du critique. Dans la critique des trente dernières années, ceux qui privilégient l’attitude actualisante aboutissent à une forte valorisation du jugement moral et à l’idée d’une éducation morale par la littérature. C’est la position bien connue de Martha Nussbaum. Ce choix peut nous conduire à reparcourir les vieux chemins de l’édification, par la préférence donnée à des modalités narratives bien connues, comme le fort contraste entre gentils et méchants dans le système des personnages, ou comme le happy ending constitué par le triomphe de la vertu. Il peut se nuancer et se rendre plus complexe, plus subtil, lorsque la littérature est pensée non pas tellement comme ce qui livre les réponses morales mais comme ce qui pose les questions, ce qui aide à formuler les dilemmes moraux et à réfléchir sur les circonstances dans lesquelles nous sommes appelés à un choix. C’est la littérature comme gymnastique morale. Elle est mille fois préférable à la censure et aussi nettement préférable à l’édification par l’exemple.

22Mais elle a un défaut, du moins une limite. Elle nous fait exercer notre jugement moral à partir de notre axiologie, sans prendre en compte la diversité culturelle. Elle nous laisse dans la paresse intellectuelle, nous autorisant à ne faire aucun effort pour comprendre les valeurs en jeu dans la narration, qui a peut-être été écrite il y a quelques siècles ou dans un autre continent que le nôtre. Un questionnement moral très urgent et angoissant dans l’Europe d’il y a mille ans, ou un dilemme saisissant pour une culture religieuse qui nous est étrangère risquent de ne pas être saisis par un lecteur européen d’aujourd’hui, ou, pis encore, risquent d’être mal interprétés, rabattus sur ses propres valeurs actuelles.

23La seconde attitude, la vision relativiste et historiciste, est née il y a plus de deux siècles pour réduire ce risque. La contextualisation est l’instrument qu’on a inventé pour mieux comprendre les œuvres issues de civilisations et d’époques éloignées de celle du lecteur. Elle est toujours imparfaite, parce qu’un contexte ne peut pas être rendu parfaitement actuel, présent à l’esprit du lecteur, mais elle est néanmoins efficace, et nous a permis de nous glisser dans la peau d’êtres lointains, de saisir des problématiques morales qui n’étaient pas les nôtres et qui le sont partiellement devenues.

24Les questions morales, réduites à leur plus simple expression, sont comparables d’une civilisation à une autre, et néanmoins les cultures ont introduit une diversité sensible. L’homogénéité est suffisante pour que je puisse lire un roman japonais du xie siècle, en ayant l’impression de comprendre les rapports entre les personnages et les questions qu’ils se posent. Mais il est sûr que si je connaissais quelque chose à la culture japonaise de cette époque je comprendrais beaucoup plus, par exemple je saisirais mieux les rapports entre hommes et femmes ou les rapports d’allégeance à la cour impériale. La première « impression de comprendre » n’est pas à mépriser, elle permet l’approche initiale, qui est actualisante et ethnocentrique, mais elle gagne à être mise en cause par un regard critique et relativisant. Dans l’enseignement notamment, il est possible de s’accrocher d’abord aux réactions morales les plus immédiates pour ensuite avancer vers une vision relativiste et historique.

25Les deux lectures sont foncièrement différentes, mais une articulation des deux est possible. Je crois que le double basculement de la lecture actualisante à la lecture relativisante et vice versa peut constituer un véritable cercle vertueux, dont l’enseignant a intérêt à s’emparer. On ne peut empêcher le lecteur de plaquer d’abord ses valeurs sur ce qu’il lit. Chacun lit nécessairement du point de vue qui est le sien. Mais on peut demander à chacun de faire un pas en avant en reconnaissant un point de vue différent et inhérent à l’œuvre, ce qui permet, par ricochet, la relativisation de son propre point de vue. Historiciser le passé, cela nous permet d’historiciser le présent, de ne pas rendre nos valeurs absolues, même quand nous les trouvons excellentes, démocratiques et progressistes. Les jugements des autres, du passé, nous paraissent contraints, alors que les nôtres nous semblent absolument libres, mais c’est une illusion, et il est précisément salutaire de réfléchir sur ce qui détermine nos jugements, et la lecture morale des œuvres peut déboucher sur ce type de réflexion.

26Le rapport que nous avons avec la littérature contemporaine issue d’autres cultures ressemble au rapport que nous avons avec la littérature de notre passé. Dans les deux cas, il s’agit de distance et de proximité. Dans les deux cas, le livre que nous avons en main est en même temps proche et distant. Comment pouvons-nous faire en sorte que cette dualité devienne quelque chose de fécond ? En ce qui concerne les œuvres du passé, je crois que l’une des conditions nécessaires concerne notre manière de concevoir le devenir historique. Si nous pensons ce devenir essentiellement en termes de discontinuité, à travers des périodisations étanches, à travers un récit centré sur les révolutions épistémologiques, si nous concevons le passé comme quelque chose d’insaisissable, parce que les cultures défuntes nous seraient désormais inaccessibles, nous sommes paradoxalement obligés de nous rabattre sur une lecture actualisante des œuvres. Exclusivement actualisante, jusqu’à légitimer le quiproquo, jusqu’à penser que la seule vérité est dans la méprise. Je crois qu’il ne faut pas s’y résigner.

27Il est préférable d’adopter une autre vision historique, dans laquelle une part de continuité est toujours présupposée. Il est possible d’apprécier la continuité en la mesurant, en la mettant à l’épreuve, sans retomber dans le plat récit d’une histoire littéraire non problématisée. Il est possible de s’interroger, à propos de chaque œuvre, sur sa nature novatrice aussi bien que sur sa détermination sociale, sur son ouverture à des lectures posthumes, sur la manière qu’elle a de poser des questions qu’elle lègue à sa postérité. Il est possible de retrouver pour chaque époque les conflits intérieurs qu’aucune épistémé ne résout, et qui rebondissent sur les époques successives, parfois arrivant jusqu’à nous.

28Certes, la condition qui me semble nécessaire, l’idée de continuité, a elle aussi sa part d’arbitraire, pas moins que celle de la discontinuité. Mais nous pouvons nous interroger sur ce qui découle de chacune des deux présuppositions, discontinuité et continuité, et choisir celle qui ouvre à nos yeux une perspective de compréhension plus satisfaisante, une plus riche pratique du sens. La présupposition d’une discontinuité complète conduit à une impasse. D’une part, on proclame que le sens d’une œuvre du passé est irrémédiablement perdu, d’autre part on légitime par-là n’importe quelle lecture arbitraire. À l’inverse, je trouve préférable de tenter de saisir la continuité d’une culture dans la longue durée, en pondérant l’ancien et le nouveau, en valorisant la possibilité d’une saisie du sens qui s’appuie sur les instruments de l’histoire et qui relativise les points de vue du passé et ceux du présent.

29Le dix-neuvième siècle offre un cas particulièrement stimulant dans cette perspective, parce que d’une part la continuité est indiscutable et d’autre part une distance est fortement ressentie quand les lecteurs butent contre des valeurs aujourd’hui rejetées. Ce choc n’est ni à craindre ni à éviter, parce que ce conflit nous aide à penser d’où nous venons et où nous en sommes.