Carmen : self-défense, sidération, lecture
1Cette réflexion a commencé à l’ouest, à l’ouest de Paris, dans le parc du Château de Versailles, où, voici environ un an, j’accompagnais mon ami Larry Norman, spécialiste du xviie siècle, une époque dégueulasse, comme toutes les époques. Larry faisait visiter le parc et ses merveilles à une groupe d’étudiantes américaines1. De bosquets en statues et autres fontaines, la visite se passait à merveille, quand nous arrivâmes finalement devant une sculpture de Girardon, que l’on pourra contempler ici ou là. C’était un enlèvement de Proserpine par Pluton. Avant d’en commenter le style ou de narrer l’anecdote mythologique qu’elle représente, Larry signala – dire qu’il avertit serait trop fort – que nous étions face à la représentation d’une agression virile à l’encontre d’une femme, voire d’un viol – ce que le lien étymologique, en anglais, entre rapt (enlèvement) et rape (viol) exprimait mieux que le français.
2Je regardais moi aussi la statue et voici qu’au lieu d’en admirer les lignes ou d’en honnir le sujet, je laissais mon esprit mettre le cap à l’ouest. À l’ouest de Paris, encore, mais en un lieu moins riant que le Parc de Versailles : la porte de Vanves, et plus précisément le dojo où je pratique, sinon glorieusement du moins régulièrement, le karaté. Il se trouve qu’à la veille de cette visite de Versailles, j’avais participé à un atelier de self-défense « Que puis-je faire ? » ou plutôt « Que puis encore faire ? » : voilà une des premières questions que l’apprentie self-défenseuse apprend à se poser. Autrement dit : quelle partie de mon corps est encore susceptible de me servir à me défendre, si un agresseur tente de m’immobiliser, de m’empêcher de passer, voire de m’enlever pour me conduire aux Enfers. Or, contemplant cette sculpture de Girardon, au lieu d’y voir les marques d’une esthétique baroque, ce à quoi j’ai été formée plus longtemps qu’à la self-défense, au lieu d’y chercher confirmation que j’avais bien devant les yeux l’image d’une agression masculine, je vis tout autre chose : un bras, ou plutôt deux bras. Libres. Et aussi un genou qui n’était pas trop mal placé pour asséner un coup très douloureux à son agresseur. Et je me suis entendu dire une phrase que je n’avais jamais prononcée jusqu’alors, surtout à propos d’une statue : « Elle peut encore faire quelque chose. »
3Le bras libre qu’agite la victime, trait récurrent dans l’iconographie de la femme raptée ou violentée semble traditionnellement interprétée comme un appel à l’aide2. Mais il n’empêche qu’il laisse également ouverte la possibilité d’une réaction à l’agression et il pourrait devenir l’emblème de la question que j’aimerais poser aux lectrices : où sont nos bras libres ? Ou, pour donner un sens nouveau à l’expression usée jusqu’à la corde selon laquelle certains livres ne se lisent que d’une seule main, est-ce que, de l’autre main, celle qui ne lit pas, je pourrais me servir pour me donner le plaisir de riposter ? Car en remarquant que Proserpine pouvait encore se défendre, je disais non seulement ce que Proserpine pouvait faire, mais aussi ce que je pouvais faire comme spectatrice. J’esquissai une autre manière de recevoir l’œuvre d’art. Quelle réaction, donc, puis-je avoir quand un texte littéraire m’agresse, me déplait, me pose problème, au point que je préférerais presque ne pas le lire plutôt que de continuer à ressentir le désagrément qu’il me cause, voire la violence qu’il exerce sur moi. C’est cette question que je voudrais poser à propos d’un texte qui raconte, on l’oublie parfois, l’histoire d’un féminicide : Carmen, de Mérimée. En me demandant non pas seulement ce que Carmen pourrait faire pour ne pas subir la violence de son amant, mais bien aussi, et simultanément, ce que je peux faire pour ne pas subir la violence de Carmen, ce texte dont l’auteur, non content de raconter un féminicide, me demande aussi de pleurer sur l’auteur de ce crime et d’en accuser la victime, femme fatale et source de tous les maux, comme on sait.
4Ce beau programme se heurte vite à un obstacle : ce n’est pas parce que l’on peut se défendre, que l’on se défend effectivement, que cela soit sur le plan des événements ou sur le plan de la lecture. Les premières années du xxie siècle ont mis en lumière, galvaudé presque, un phénomène passé jusque-là inaperçu : les victimes d’agression, notamment d’agression sexuelle, sont frappées d’un état de sidération psychique qui les empêche de réagir ou de se défendre. Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes a plus que contribué à représenter cette involontaire passivité, parfois confondue à tort avec un consentement, et d’autres témoignages corroborent l’existence de cette réaction3. La possibilité de se défendre entre en tension avec la paralysie, l’impossibilité de se défendre.
5Dans le domaine des arts martiaux, cette tension est rarement évoquée par les maîtres de self-défense en général et en particulier par les pratiquantes et théoriciennes de la self-défense féministe4.
6Toutefois, mes compétences en la matière étant un peu limitées, c’est sur le plan de la lecture que je me contenterais d’explorer le tiraillement entre pouvoir et impuissance sidérée, en mettant en perspective l’histoire de Carmen donnée par Mérimée et la manière dont nous pouvons lire cette histoire. Si Carmen ne se défend pas alors qu’elle le peut, se pourrait-il aussi que les lectrices de Carmen ne se défendent pas davantage alors qu’elles le peuvent ? Qu’est-ce que la sidération de Carmen m’apprend de ma sidération de lectrice ?
Sidération de Carmen
7Bien que l’on s’en avise rarement, l’intrigue de Carmen présente une contradiction : Carmen meurt poignardée et pourtant Carmen a tous les moyens, physiques et mentaux, d’échapper à cette mort. De fait, dans les dernières pages du récit de José, elle a au moins deux occasions d’échapper à la fureur de son amant : elle pourrait, pour commencer, ne pas se rendre dans une maison que José connaît et où il la retrouve facilement ; elle pourrait fuir quand il la laisse seule, peu avant sa mort, pour aller voir l’Ermite et lui demander de dire une messe. N’oublions pas, en outre, que Carmen s’y connait, de manière générale, en évasion et que c’est d’ailleurs grâce à elle que José a pu quitter sa prison quelques pages et quelques mois plus tôt. C’est que Carmen – il est difficile de l’oublier tant la nouvelle de Mérimée et l’opéra de Bizet le répètent à l’envi – aime la liberté. Or voici que soudainement Carmen ne semble plus vouloir de sa liberté chérie.
8Surtout, Carmen sait se battre et manier le couteau comme on le voit à plusieurs reprises : outre sa rixe avec une collègue de la fabrique de cigares, il faut encore rappeler que don José a besoin de son assistance pour venir à bout de l’Anglais, dont elle le débarrasse en un geste qui n’est pas loin de la self-défense : « L’Anglais avait du cœur. Si Carmen ne lui eût poussé le bras, il me tuait » (Mérimée [1845] 1998, p. 68). L’opéra complète, utilement pour notre propos, ce portrait de Carmen en (bonne) combattante et surtout bonne défenseuse ; à l’acte III, comme José se bat avec Escamillo, la partition et le livret portent quasiment la même didascalie pour décrire l’intervention de Carmen : Carmen arrête le bras de don José (« Carmen arrêtant le bras de don José », dit la partition). Que se rassure l’amatrice d’art lyrique qui se repentirait d’avoir oublié cet endroit : la très grande majorité des mises en scène que j’ai pu visionner, modernes ou « fidèles », provinciales ou artistes, d’avant-garde ou traditionnelles, oublient tout bonnement cette indication scénique et préfèrent montrer deux solides bohémiens qui maîtrisent José, sous le regard d’une Carmen présente mais inactive… La réaction d’Escamillo qui se réjouit tout de suite que Carmen lui ait sauvé la vie est alors peu compréhensible, passons…
9Même si l’on doutait encore après cela que Carmen sait se battre et se défendre, on pourrait difficilement nier qu’elle possède aussi l’art de se tirer des pires situations par la parole et la ruse, ce qu’elle rappelle d’ailleurs chez Mérimée : « Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge ; mais je ne veux pas m’en donner la peine. » (Mérimée [1845] 1973, p. 55)
10« Je pourrais » : tout est dans ce conditionnel et dans la curieuse explication qui en est donnée – Carmen ne veut pas s’en donner la peine. Autrement dit : une femme pourrait se défendre et ne veut pas travailler à sa survie ; elle préfère mourir ; c’est l’histoire d’une femme qui pourrait ne pas être tuée si elle se défendait, ce qu’elle sait faire, ce qu’elle ferait si elle ne se comportait pas soudainement avec une passivité étonnante, qui peut rappeler la sidération des victimes.
11Le tiraillement entre pouvoir et passivité entraîne un affolement de la motivation dans le texte. Il faut dire pourquoi Carmen n’agit pas alors qu’elle le pourrait. On connaît raison la plus connue, celle que met en avant le texte de Mérimée : tout s’explique par la fatalité à laquelle Carmen se soumettrait. Mais cette fatalité, que reprennent souvent les commentaires de la nouvelle, n’apparaît qu’aux trois quarts du récit de José. C’est au point que Bizet et ses librettistes doivent introduire un thème du destin dès l’ouverture de l’opéra et une scène de cartomancie à l’acte III, pour avancer la motivation par la fatalité. En outre, la fatalité entre en concurrence avec des explications d’un autre ordre : une motivation sociale – un mari gitan a le droit de tuer sa femme, dit en substance Carmen à José ; une motivation plus psychologique, comme on vient de le voir : Carmen semble épuisée, ne veut plus (ou ne peut plus ?) s’en donner la peine, à quoi elle ajoute qu’elle « n’aime plus rien » (Mérimée [1845] 1998, p. 78). Cette explication par l’épuisement peut d’ailleurs prendre une dimension politique, si on le met en rapport avec l’article « Fatigue » rédigé par Anaïs Bourdet dans L’Abécédaire des féminismes présents : « Je ne fais que ça me défendre, depuis tout ce temps. Je suis épuisée d’avoir à le faire. » (Bourdet, 2021, p. 193) Que Carmen éprouve l’immense fatigue de la lutte contre le patriarcat, on le comprendrait aisément….
12À ces motivations internes, s’ajoutent encore des motivations externes données par les commentaires. J’ai, ainsi, suggéré que seul un viol pouvait expliquer la curieuse et soudaine apathie de Carmen (Rabau, 2018, p. 44-46 et 2020), quand Antonia Fonyi a développé une explication psychanalytique pour résoudre ce qu’elle considère comme une « énigme » (Fonyi, 2020).
13L’énigme de Carmen, je veux la rapporter sur le plan de la lecture, me demander si la tension entre le pouvoir faire et le renoncement n’est pas ce qui sous-tend des manières de lire.
Pouvoir lectoral
14Quand un texte déplait ou agresse, rien n’empêche de s’en défendre. C’est à cela que peut servir la pratique de la variation critique : à propos de « Carmen », j’ai cherché, soit dans le texte, soit dans chez d’autres commentaires, des pistes qui permettaient d’infléchir le cours de la nouvelle, d’en concevoir une nouvelle version (Rabau, 2018). Or la variation était moins un exercice gratuit qu’une manière d’affronter un texte qui me posait problème et dont je voulais me défendre. C’est dans le même esprit que je travaille à l’heure actuelle à varier un texte qui m’agresse plus encore, politiquement et personnellement : Gone with the wind. J’y cherche avec application, parfois avec un certain succès, toutes les pistes me permettant de concevoir une révolte des esclaves de la famille O’Hara, et aussi conjointement d’arracher Scarlett et ses amis à l’univers hétéronormé qui les étouffe autant qu’il me pèse.
15Quand la variation ne suffit pas, la self-défense lectorale peut passer au stade de l’intervention. Il s’agit alors de donner à lire non seulement le texte mais ses réactions au texte : ce type de commentaire actif, ou plutôt réactif, peut passer par un travail d’interpolation contestataire (Rabau, 2020a), ou par un travail de montage entre le texte et nos réponses au texte, comme y travaille Anna Gibbs dans sa pratique du « fictocriticism » (Gibbs, 2005). Le travail récent d’une plasticienne, Elisa Moris-Via, offre un exemple frappant d’intervention critique. Dans son installation intitulée « Récit National », Elle a glissé, dans les pièces de la belle demeure d’un armateur havrais enrichi par la traite des noires, des portraits de descendants d’esclaves français, costumés en bourgeois havrais du xviiie siècle (Moris-Via, 2023). Il s’ensuit un décalage critique des plus efficace, qui donne envie d’intervenir dans des textes contestables comme Gone with the Wind ou Huckleberry Finn de Mark Twain, d’y insérer, par exemple, des voix de descendant.e. s d’esclaves ou encore des slave narratives, sans oublier les voix arabes que l’on pourrait glisser dans l’œuvre complète de Camus. Dans un esprit assez proche, Jeanne Désoubeaux, dans sa récente mise en scène de Carmen, fait précéder l’opéra proprement dit d’un cours de self-défense féministe proposée au public par les deux amies de Carmen, Frasquita et Mercedes, la réaction à l’œuvre précédant alors sa représentation (Désoubeaux, 2023). L’intervention peut aller jusqu’au sabotage. On utilisera ce principe des arts martiaux selon lequel il convient d’utiliser la force de l’adversaire pour la retourner contre lui ou contre elle. Dans le domaine de la lecture, il suffit, pour ce faire, d’aller dans le sens du texte en l’amplifiant ou en le littéralisant de manière à faire apparaître l’horreur, voilée ou masquée, de certains propos – je pense notamment à toutes les métaphores euphémistiques du viol, dont est riche notre littérature. Intervenir, c’est alors dire à pleine voix ce que le texte chuchote à peine ; c’est hurler quand le pervers jouit de la clandestinité que ma honte, croit-il, lui garantit ; c’est informer tout le wagon de métro que ce salaud est en train de me mettre la main aux fesses.
16Mais il n’est pas forcément nécessaire d’entrer dans le texte pour s’en défendre. On peut aussi l’encadrer, le cerner, pour l’attaquer, mais de l’extérieur. Changer de genre (littéraire) du texte, ou pourquoi pas, changer le genre de l’auteur.e, ou encore attribuer le texte à un.e autre auteur.e peut résoudre bien des problèmes de lecture. Je me souviens avoir discuté avec mes étudiant.e.s le cas d’un texte qui se présentait comme le témoignage authentique d’un juif pendant la guerre, alors qu’il s’agissait d’une fiction, ou plutôt, en l’espèce, d’un mensonge. Ce texte ne disait rien de contestable en soi, mais il peut être insoutenable de se faire tromper sur un sujet aussi terrible. La meilleure des défenses, dans ce cas, était peut-être de ne rien changer au contenu, mais de ranger le texte dans une autre catégorie, clairement romanesque, pour laisser jouer sa force de dénonciation, par ailleurs indéniable.
17Que si des âmes sensibles ou fragiles, promptes à défendre ce qui blesse, s’effrayaient d’un tel projet qui déformerait des « sources », voire, n’ayons pas peur des mots, serait à la limite du négationnisme, prenons deux lignes pour les rassurer et rappeler qu’une œuvre littéraire n’est pas une source unique et précieuse pas plus qu’elle n’est un document d’archives, qu’elle existe en une pluralité de formats, d’une part, et de lectures, d’autre part, qu’aucune lecture n’annule la précédente, que l’idée d’œuvre originale, enfin, est bien souvent une illusion d’optique, car une œuvre littéraire est toujours déjà lue, elle est constituée en œuvre littéraire par la lecture, à laquelle elle ne préexiste pas.
18Pour achever d’apaiser d’autres âmes sensibles ou les mêmes, rappelons (ou annonçons) que ces modes de self-défense littéraire supposent une connaissance approfondie des textes dont on se défend et que, dans mon expérience, les étudiant.e.s qui les pratiquent produisent des commentaires qui n’ont rien à envier en précision et en rigueur aux exercices plus classiques que nous exigeons d’ordinaire.
19Mais mon propos n’est pas de faire l’apologie de la self-défense littéraire : il me suffit de la pratiquer à titre personnel, et de pouvoir en proposer les manières et moyens à d’autres lectrices qui en éprouveraient le besoin. Ce qui ne m’empêche pas de m’interroger : pourquoi ces techniques de self-défense littéraire ne sont-elles pas davantage répandues ? Sommes-nous empêchées de les pratiquer, comme Carmen est empêchée de se défendre ? Sommes-nous des lectrices sidérées ?
Sidération lectorale ?
20N’étant ni historienne, ni sociologue, ni enquêtrice de terrain, je me garderai bien ici de tenir un propos général, et rapporterai seulement que dans mon expérience, les étudiant.e.s ont parfois bien du mal à pratiquer une lecture en désaccord, qu’illes me regardent souvent avec une stupéfaction sidérée, quand je les y invite, que le monde des études universitaires offre d’ailleurs, à ma connaissance, peu d’espace pour laisser voix à une lecture où on réagirait contre le texte, que nous demandons implicitement à nos étudiant.e.s, du moins en France, de mettre entre parenthèse, le temps de « l’explication », leur éventuel dégoût ou désagrément, de lire selon l’auteur, et non selon leurs réactions, de s’annuler en somme comme lectrices, à peu près comme s’annule la victime de l’agression. Pour commenter, il vaut mieux faire la morte. L’annulation est alors double : car si devant le texte je dois m’annuler, je risque fort, pour me défendre, de chercher à annuler le texte. Que la trop fameuse culture de l’annulation (Cancel culture) existe ou qu’elle soit une simple idée ou un fantasme propre à effrayer les lectrices du Figaro et autres organes de presse connus pour leur ouverture d'esprit, sa définition présuppose, de toute façon, une idée étrange : si un livre ne me convient pas, je ne dois pas le lire. D’où l’on tire que si je le lisais, j’en serais la victime passive, parce que, dans cette vision des choses, lire c’est forcément se soumettre. En d’autres termes, la culture de l’annulation est une éclatante manifestation du respect du texte et de son autorité. Car pour ne pas subir le texte, le seul moyen c’est de ne pas le lire, comme si, en le lisant, nous allions forcément être impuissantes et sans ressources.
21Ma description est peut-être inexacte d’un point de vue factuel et sans doute pourrait-on m’opposer d’autres témoignages, des contre-exemples, voire une autre analyse, démontrant que tout va pour le mieux dans le monde de la lecture universitaire où nulle n’est dominée par aucun texte. Admettons, toutefois, à titre, au moins, d’expérience de pensée, que mon propos soit suffisamment juste pour appeler une analyse de la sidération lectorale. Pourquoi une lectrice est-elle, serait-elle sidérée ?
Sidérante fatalité de la lecture
22Les raisons habituellement données à la sidération de Carmen pourraient bien expliquer également cette autre sidération. La fatalité d’abord : tu vas me tuer, dit Carmen, « c’est écrit » (Mérimée [1845] 1998, p. 75, p. 77), ajoute-t-elle à deux reprises, usant (ou Mérimée à travers elle) de cette vieille métaphore où la destinée devient livre (et vice-versa ?). À la nécessité thématisée dans la fiction fait écho la nécessité de la chose écrite, impossible à modifier, inéluctable. C’est écrit dans l’existence de Carmen, dans les signes qu’elle déchiffre, mais aussi dans le livre de Mérimée qui raconte cette histoire. Quand Carmen dit qu’on n’y peut rien changer car sa vie est écrite, elle fait signe aussi bien à José qu’à la lectrice de Mérimée qui ne peut changer le texte intitulé Carmen, car ce texte-là, aussi, est écrit. Carmen/Carmen est écrite.
23Notre pratique scolaire ou universitaire du commentaire renforce l’idée d’un texte inéluctable, qui ne peut se dérouler autrement. Commenter, expliquer un texte, c’est donner des raisons, motiver des choix d’écriture, justifier, ce faisant, l’état du texte tel qu’il se donne5. Certes ce travail de motivation ne vise pas systématiquement à annuler toute alternative ou à en montrer l’impertinence. Expliquer un état de chose ne revient pas, a priori, à exclure toute autre possibilité. Toutefois, des signes, des tics de commentaire presque, indiquent une tendance du commentaire littéraire à poser la nécessité du texte, en laissant entendre qu’un texte, sur un plan thématique ou formel représente le meilleur choix possible d’un auteur, et pour tout dire, que ce texte ne pouvait être écrit autrement, qu’il est nécessaire, presque fatal.
24Soit d’abord la pseudo-variation critique : une commentatrice envisage un autre état du texte, pour ensuite le rejeter comme peu pertinent, puisque le texte lu justement ne peut être autrement qu’il est. Ainsi de cet étrange commentaire : « Flaubert aurait pu attribuer à Pécuchet une opinion finaliste plus cohérente et plus moderne. Bien évidemment, ce n’est aucunement le cas. » (Atsushi, 2012) Le frisson d’audace (Flaubert aurait pu faire autrement) est vite ramené à une assertion où les adverbes intensifs (« bien », « aucunement ») soulignent la force d’un constat attendu : « évidemment ». Flaubert écrit ce qu’il écrit et rien d’autre. On est rassuré. Une autre critique prête à Racine une autre manière de faire pour mieux la lui retirer tout de suite : « Racine aurait pu avoir le mépris silencieux tant le succès ne semblait point lui échapper, mais il réaffirma sa supériorité par l’ironie d’une épigramme. » (Flèvre, 2013)
25Flaubert, Racine, auraient pu. Carmen pourrait encore… Mais non : ce qui est doit être, car ce qui est est écrit.
26On trouve, sous la plume fatale de René Pommier, une manière plus catégorique encore de refuser l’alternative : « Mais à vrai dire, on ne voit pas quel autre adverbe Baudelaire aurait pu utiliser à la place de « rêveusement » (Pommier, sans date). Le passage d’où est tirée cette phrase permet d’apprécier à quel point le déploiement des alternatives n’a pas d’autre fonction que leur « réduction » à l’expression de leur impossibilité :
Si tel est bien, et cela ne nous paraît guère douteux, ce que Baudelaire veut suggérer dans ces deux vers, on peut penser que l'adverbe « rêveusement » n'est peut-être pas celui qui convenait le mieux. Quand on est rêveur, on a plutôt la tête en l'air que penchée vers le sol. Mais à vrai dire, on ne voit pas quel autre adverbe Baudelaire aurait pu utiliser à la place de « rêveusement ». Si le mot avait existé, « songeusement » aurait déjà mieux convenu, car quelqu'un de songeur est généralement quelqu'un qui a, sinon de graves problèmes, du moins des préoccupations, mais ce n'aurait pas encore été tout à fait le mot juste. En revanche, « soucieusement » aurait, pour le sens, tout à fait convenu, mais le mot n'est apparu qu'un peu plus tard (en 1876, selon le Littré) et il est peu harmonieux, raison pour laquelle sans doute il n'est pas vraiment entré dans la langue. (Pommier, sans date)
27Pommier ne se contente pas rejeter les alternatives qu’il envisage ; il use d’une motivation plus radicale, absolue : non seulement le choix de l’auteur est relativement meilleur que d’autres possibilités, mais en outre c’est le seul choix possible. Cette deuxième catégorie, que je nommerai donc motivation absolue, se retrouve, pourvu qu’on la cherche, chez d’autres critiques. Voltaire écrit ainsi à propos du Rodogune de Corneille que « cette situation est la seule convenable à la construction de cette tragédie » (Voltaire, 1764, p. 563). Je lis encore dans un commentaire de Pastorale Américaine de Philippe Roth que « cette métaphore est la seule possible » (Bruno, 2014, p. 116), ailleurs que cette métaphore (encore) est « la seule suffisante pour exprimer […] » (Musampa, 2010, p. 104), et aussi, à propos de son Médée, que Corneille « ne pouvait que mettre en valeur l’orgueil et la gloire de cette descendante du Soleil » (Bassinet, 1994, p. 197). Où l’on commence à comprendre qu’écrire, c’est ne pas avoir le choix, ou plutôt que commenter, c’est donner l’impression que l’auteur n’avait qu’un seul choix. Carmen ne peut qu’être tuée, Mérimée ne peut qu’écrire qu’elle sera tuée.
28La fatalité qui pèse sur Carmen pèse aussi sur nos lectures qui soulignent la fatalité représentée dans le texte, et par là même se rendent elles-mêmes nécessaires. Par quoi, la motivation absolue renforce et la nécessité du texte et la nécessité de la lecture professionnelle, qui y gagne en autorité. Que faire devant une nécessité qui renforce l’autorité du commentateur, sinon se taire, ne surtout pas se défendre en laissant entendre que les choses pourraient être autrement ?
Le poids de la communauté
29Carmen offre aussi une autre piste à qui voudrait expliquer la sidération lectorale. C’est en effet un motif récurrent de la nouvelle que son héroïne est contrainte par les lois de sa communauté, ce qui entrave considérablement ses possibilités de self-défense. La loi des gitans lui fait admettre que José a le droit de la tuer, alors même qu’elle se proclame libre d’une étrange liberté : « Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi » (Mérimée, 1847, p. 161). Un vague code d’honneur et le soin de sa réputation viennent aussi expliquer sa passivité et son refus de fuir dans les pages finales : « Elle ne voulait pas qu'on pût dire que je lui avais fait peur. » (Mérimée, 1847, p. 161). De cette manière de motiver la soudaine docilité de Carmen, on peut extrapoler l’hypothèse que le commentaire de texte est une forme de soumission non seulement au texte, mais aussi à une communauté de lecture où l’apprentie lectrice se trouve évoluer. Ne pas lire comme les professeurs, les autres étudiant.e.s, c’est au mieux s’isoler, au pire se voir exclue par l’effet de l’évaluation. C’est encore cette peur de la marginalisation qui pourrait expliquer la sidération lectorale.
Autorité du texte
30La soumission à l’autorité de la communauté va avec une soumission à l’autorité du texte telle que l’a définie Michel Charles (1985) : nous vivons dans une culture où l’idée est solidement ancrée que le texte doit être conservé, car il est doté d’une valeur ; le but du commentateur est donc de servir le texte, pour employer une métaphore qui pour être éculée n’en est pas moins expressive. En d’autres termes, dans notre culture, le texte a toujours raison contre le lecteur dont l’action et/ou l’intervention est la plupart du temps encadrée et limitée. Que l’on pense, à titre d’exemple, au fétichisme de la syntaxe dans l’école de Bollack : le texte ancien est certes objet de réinterprétations successives, inscrites dans différents contextes idéologiques, dont Bollack et ses collègues dressent une liste lucide ; pour autant, ils ne renoncent pas à établir le texte dans sa vérité qui se découvre, selon eux, dans ses propriétés syntaxiques, comme s’il fallait à toute force s’exclure de la suite des interprétations orientées, pour se présenter comme l’humble (et fidèle) serviteur du texte. Que l’on pense encore à ce curieux revirement d’Umberto Eco qui, au moment où il invente l’intention du lecteur, en limite en même temps la portée en l’opposant à l’intention de l’œuvre (Eco, 1992, p. 29-32). À ces exemples bien connus, j’ajouterai une nouvelle fois mon témoignage de professeur.e : je demandais un jour à des étudiant.e.s si certains textes, et lesquels, leur posaient problème ; oui, dirent deux ou trois d’entre d’elles, mais ce n’était pas le texte, c’était leur faute, la faute de leur mauvaise lecture : « J’ai dû mal comprendre » ; « j’ai dû mal lire » etc. Et me revint du passé la phrase de Jean-Louis Poirier, philosophe et professeur de khâgne : « quand on n’est pas d’accord, c’est qu’on n’a pas compris ». J’avais longtemps, trop longtemps, vu en cette maxime la marque du génie de mon professeur, l’exigence d’aller au-delà de l’impression superficielle, de dépasser l’opinion. Soit. Mais pourquoi mon désaccord serait-il forcément du côté d’une opinion trop vite faite, et la compréhension du côté de la justification du texte ou de la pensée qui me gêne. Pourquoi la compréhension ne viendrait-elle pas m’expliquer non pas que j’ai tort, mais pourquoi j’ai raison ? Mais non… C’est ma faute, jamais celle du texte… On a longtemps entendu, on entend toujours, dans un autre domaine, que l’agresseur.e n’y est pour rien, que la victime l’a provoqué.e, agacé.e, poussé.e à bout, tenté.e… On a plaint don José assassin de Carmen, seul fautive ; on plaint encore d’autres bourreaux poussé.e.s au crime par leurs proies ; on plaint le texte mal compris. Ce n’est pas la même chose, mais c’est le même mécanisme.
31Que ce rapport de soumission au texte parasite jusqu’à nos tentatives de désaccord ou de révolte, j’en trouve encore le signe à propos de Carmen/Carmen et d’une affaire qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Beaucoup se souviennent qu’en 2018, Leo Muscato créa à Florence une mise en scène du Carmen de Bizet : au moment de la scène finale, quand don José se jette sur Carmen pour la poignarder, en lançant sa réplique, « Eh bien damnée ! », Carmen tire un révolver et le tue. Carmen sur le plan de la fiction pratiquait une forme de self-défense, et sur le plan de la réception, Leo Muscato en usait de même, pourrait-on penser, se détachant d’un livret où la violence le dispute à l’androcentrisme. À un détail près qui dit la soumission au texte au moment même où l’on semble s’y opposer. Leo Muscato, sommé de s’expliquer, justifia en effet sa variation par la plus inattendue des raisons : il était, dit-il, fidèle au texte du livret et à la partition, n’en avait changé aucun mot ni aucune note. Voilà pour le respect du texte. Il ajoutait de manière plus surprenante encore, que, dans sa mise en scène, la mort de José tué par Carmen était la seule issue possible, que la cohérence dramaturgique en était telle que l’action ou plutôt la réaction de Carmen ne pouvait souffrir une autre issue6. Voilà pour la motivation absolue, l’art de rendre sa lecture aussi fatale qu’est fatale l’histoire qu’on lit. Ainsi Muscato nous offre-t-il un rare cas de self-défense sidéré où l’on affronte le texte tout en s’y soumettant.
S'écouter
32J’aimerais à présent dévoiler triomphalement les moyens d’échapper à notre sidération de lectrices. Ce dernier exemple nous montre que ce n’est pas si facile.
33J’ai dit plus haut la discrétion des maîtres d’arts martiaux sur la question. Surnage une seule idée, une fois énoncée : l’entrainement régulier aux gestes de self-défense peut permettre en partie d’éviter la sidération. Certes l’idée de s’entraîner à des gestes de self-défense littéraire, autrement dit de changer notre pédagogie de la littérature, d’apprendre à lire à partir de son désaccord, n’est pas si mauvaise et les différentes manières que j’ai évoquées plus haut peuvent y contribuer. C’est d’ailleurs à ce genre d’entraînement qu’invite Jeanne Désoubeaux dans sa récente mise en scène de Carmen qu’elle ouvre, on l’a dit, par un prologue où Frasquita et Mercedes proposent au public un cours express de self-défense, manière de dire comment Carmen pourrait se défendre, manière aussi de signaler qu’on n’est pas obligé de subir l’opéra qu’on va voir et entendre. Pour autant, cette mise en scène montre aussi avec éclat que l’entraînement ne suffit pas : j’attendais avec impatience la dernière scène pour mettre en œuvre mes compétences de self-défense nouvellement acquises pendant le prologue, j’attendais pour le moins que Carmen se défende et peut-être qu’on m’invite à monter sur scène pour faire Carmen qui se défend – pourquoi autrement m’aurait-on appris, une heure plus tôt, à ne pas subir les agressions ? Il n’en fut rien : Carmen mourut dans les règles et nous la pleurâmes comme d’habitude, subissant sa mort, la subissant d’autant plus que la seule scène de l’opéra où l’on voit Carmen se battre, à l’acte 3, avait été, curieusement, supprimée. On n’échappe décidément pas si facilement à l’autorité du texte et à la soumission lectorale. Peut-être Jeanne Désoubeaux manquait-elle d’entraînement ?
34Que faire alors ? S’entraîner davantage ? Peut-être… Mais aussi et avant tout, s’écouter, ne pas faire fi de notre réaction de lecture quand elle est négative, ne pas croire que varier un texte revient à lui manquer de « respect » (seule l’indifférence peut nuire au texte, jamais une lecture ; ne plus considérer nos désaccords et désagréments de lectrice comme le début d’une chute terrible qui conduirait inéluctablement au crime de subjectivité ; cesser d’ailleurs d’opposer subjectivité et rigueur, émotion et travail sérieux, travailler en somme à construire une méthode de la subjectivité au lieu de rejeter dans l’infra-méthode nos réactions de lectrices. Elles ne sont pas un refus de dialogue, avec d’autres lectrices, avec le texte ; elles sont le point de départ d’une discussion commune. Si nous écoutions nos réactions et nos désagréments de lectrice, en faisions le point de départ d’une lecture commune et partageable, nous aurions peut-être fait un certain progrès dans la voie de la désidération lectorale. Je travaille à ce propos à inventer des lectrices en désaccord pour leur déléguer des lectures, autre manière de s’écouter, d’écouter l’autre, et finalement de s’entraîner. Mon dernier entraînement cependant ne fut pas imaginaire. Au sein de la Zone à écrire, nous avons travaillé à lire ensemble méthodiquement cette scie de l’enseignement secondaire qu’est « À une Passante » de Baudelaire : je ne trouvais rien à redire à ce « beau » texte jusqu’à ce que Z., participante de la Zone, dise l’horreur et le dégoût que suscitait en elle ce texte. Alors j’ai lu autrement, j’ai vu que derrière les vers maintes fois lus et récités avec ravissement, se racontait une scène de harcèlement de rue, au pire, de voyeurisme, au mieux. Puis nous nous sommes défendu.e.s ensemble et sans livrer le résultat complet de nos efforts, je voudrais seulement dire que l’hémistiche « Un éclair… puis la nuit! » renvoie maintenant au coup de poing dans l’œil que reçoit le je-voyeur lyrique en représailles de son agression.
35Où lire ainsi, au fait ? Dans des endroits sûrs, où on ne rira pas de celle qui pâlit en lisant Baudelaire, de celle qui fulmine en voyant Carmen mourir, de celle dont l’estomac se noue quand elle lit chez Twain l’anglais déformé et inculte que l’on prête à l’esclave. Il ne tient qu’à nous de faire de nos salles de cours des endroits sûrs où on a le droit de se défendre du texte sans que la foudre ne tombe sur la tête du professeur et de son élève. Et si les murs des salles de classe sont décidément trop hauts ou trop épais, rien n’empêche de créer des zones à lire et à écrire : il suffit de quatre murs, l’hiver, d’un parc, l’été, et parfois d’un peu de café.
36L’étude des lettres s’en trouvera sans doute infléchie, mais non pas détruite loin de là. La lecture n’en souffrira pas, bien au contraire, car lire en se défendant c’est d’abord et avant tout : lire, continuer à lire, ne pas fermer le livre, l’affronter.
*
37Mais pourquoi faudrait-il continuer à lire ? Pourquoi serait-il bon de lire ? Je dois ici non plus m’auto-défendre, mais m’auto-critiquer, car s’il est un point aveugle de mon beau discours, il réside sans doute là : dans ce présupposé ininterrogé qu’il est bon de lire. Je n’ai cessé de dire, sans même juger bon de m’en expliquer, qu’il était souhaitable (impératif ?) de lire, que la lecture comme self-défense permettait de continuer à lire, qu’il était dommage de fermer le livre et j’en passe. Peut-être ma soumission implicite à l’impératif de lecture est-elle encore une forme de soumission à l’autorité du texte. Peut-être, comme l’a mis à jour Peter Szendy (2022, p. 39-45) le seul fait de lire est-il dans notre culture un geste d’esclave. Peut-être qu’un jour quelqu’une viendra me dire qu’il n’est pas si important de lire, qu’on se lève et qu’on s’en va de la bibliothèque, maintenant, et peut-être qu’elle aura raison. Peut-être que la nécessité non du texte mais de la lecture me sidère et, ne serait-ce que par pure hygiène mentale et politique, peut-être que de cette nécessité de la lecture je devrais apprendre, aussi, à me défendre….