Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Jacques Morizot

Soi‑même comme un personnage

Christian Dours, Personne, personnage. Les fictions de l’identité personnelle, Presses universitaires de Rennes, 2003, 202 p., EAN 9782868477989.

1Le présent compte rendu est paru dans RFE : Ressources Francophones en Esthétique — le site de la Revue Francophone d’Esthétique (http://www.r-f-e.net) ; il est ici repris avec l’aimable autorisation de la rédaction et de l’auteur.

2Il ne manque pas d’ouvrages sur la fiction qui en questionnent la nature, la portée ou les limites. Ils sont écrits le plus souvent, soit par des logiciens qui se préoccupent du statut des énoncés portant sur des êtres non actuels ou sur la réalité ontologique des mondes qui les hébergent, soit par des théoriciens de la littérature qui s’intéressent à la physionomie des œuvres nées de l’imagination et de leur impact sur la conception et le contenu de la réalité. Ce qui fait d’emblée l’originalité de la démarche de Christin Dours est d’établir un trait d’union entre des pôles qui ne se rencontrent pas spontanément et semblent même se repousser : d’une part, celui de l’identité personnelle et des moyens de s’en assurer, de l’autre, celui des variétés discursives faisant intervenir des personnages qui n’existent pas, et de le faire d’une manière à la fois naturelle et savante. L’auteur défend en effet une hypothèse philosophique forte qui est que seule l’identification empathique à un personnage tout à la fois distinct d’elle et visé par elle permet à la conscience de faire l’épreuve de soi. Plutôt qu’un objet d’étude circonscrit, la fiction intervient donc comme une méthode de recherche qui fonctionne transversalement et balaie successivement une diversité impressionnante de contextes.

3Le point de départ de l’analyse se trouve très logiquement dans le chapitre II, 27 de l’Essay de Locke dans lequel il entreprend de défendre une conception non substantielle de la personne (contre la tradition cartésienne), sans pour autant succomber à une confusion entre la personne et l’individu (qu’elle soit d’inspiration matérialiste ou sociologique). Comme on le sait, la réponse empiriste de Locke est d’en appeler à l’expérience de la conscience qui, malgré ses intermittences et ses défaillances, fournit le support privilégié du sentiment que nous avons d’être celui que nous sommes. Or, pour conforter ses arguments théoriques, Locke fait usage d’un certain nombre de fictions destinées à tester la consistance de cet effort d’introspection : par exemple, savoir si un Socrate veillant et un Socrate dormant peuvent ne pas participer à la même conscience ou s’il serait possible à un homme de s’attribuer l’âme de Thersite ou de Nestor, en l’absence de tout souvenir effectif de leurs actions.

4À partir de là, l’argumentation de C. Dours emprunte un double cheminement :

5(1) Réinterpréter les fictions lockiennes en montrant qu’elles sont irréductibles à de simples expériences de pensée.
Très tôt en effet, se sont fait jour des critiques de la position de Locke qui dénoncent soit le caractère circulaire du procédé utilisé (la conscience personnelle présuppose une notion d’identité personnelle qu’elle est donc impuissante à fonder, Butler), soit son inconsistance intrinsèque lorsqu’elle devient indifférente aux certitudes du sens commun (Reid).
L’enquête est alors prolongée du côté des fictions contemporaines qui en proposent des versions plus sophistiquées, ce qui permet en retour de mieux souligner les contraintes théoriques portant sur les conditions d’interprétation. Deux schémas sont privilégiés :
- d’une part, devenir autre, que ce soit par désincarnation du corps (A. Quinton, L. Davies), par dédoublement de la mémoire (S. Shoemaker), voire par dédoublement de la conscience elle‑même (D. Parfit) ;
- d’autre part, prendre la place d’un autre, comme lorsqu’un prince et un savetier échangeraient leurs identités (J. Perry, B. Williams).
Ce qui ressort de ces multiples tentatives est l’asymétrie foncière entre personne et personnage, qui est emblématique d’une perspective de la première personne, alors qu’au contraire la logique des expériences de pensée les conduit à adopter une perspective de la troisième personne et à rabattre l’expérience sur des déterminants causaux, seuls à même de garantir une portée objective. Encore faut‑il préciser que cette expérience, quoique donnée subjectivement, ne renvoie pourtant à aucune « intériorité exclusive », conformément à l’orientation du dernier Wittgenstein. Ce qu’elle révèle en réalité, c’est la réciprocité constitutive entre l’identification empathique à un personnage et la référence à soi.

6(2) Confronter cette expérience de l’identification à la lecture des fictions, telle qu’elle ressort de certains textes littéraires ou philosophiques.
En dépit de la nature anaphorique des œuvres qui tend à les refermer sur elles‑mêmes, il est en effet tentant de faire un rapprochement avec les mécanismes décrits précédemment, puisque le lecteur se trouve lui aussi dans la situation de se projeter vers un personnage imaginaire, et ce d’autant plus que les textes dits fantastiques jouent précisément sur un schéma d’hésitation calculée (T. Todorov).
Afin d’assurer la consistance théorique de la notion de fiction, C. Dours combine habilement le recours à un jeu de faire‑croire qui passe par la participation à une vérité fictionnelle (K. Walton) et la nécessité de lester l’usage de la fiction par la reconnaissance de sa portée référentielle (l’exemplification prenant le relais de la dénotation défaillante, N. Goodman).
Sont alors examinés tour à tour dans cette perspective : l’image insérée dans le discours philosophique (M. Le Doeuff), le mythe (Platon), l’allégorie (Leibniz, Voltaire, de Man, Benjamin) et l’utopie (More, Morelly, Bloch).
Comme dans la première partie, le résultat semble en apparence décevant puisqu’il ressort qu’aucun de ces discours ne garantit au travail d’identification des conditions de réalisation satisfaisantes, c’est‑à‑dire telles que la conscience y trouve le chemin de sa propre maturation.

7Mais l’objectif du livre était moins de vérifier une thèse que de justifier un parcours ; en ce sens sa réussite est d’avoir su développer, à travers un corpus riche et diversifié, les aléas d’une quasi‑expérience de soi, d’avoir su construire un véritable « champ d’expérimentation » pour une notion qu’on tend trop facilement à tenir pour acquise.

8L’envers est qu’il évalue les autres perspectives à travers leur adéquation à son propre modèle, ce qui ne rend pas forcément justice à leurs mérites réels. En revanche, l’auteur pratique avec bonheur une forme raisonnable d’œcuménisme, autant dans ses exemples que dans ses références théoriques, et il possède le sens pédagogique par excellence de la problématisation et de la récapitulation.

9Il n’entrait sans doute pas dans le projet de C. Dours de prendre en compte les œuvres picturales. Sur un point au moins, on peut le regretter car cela le prive de faire usage des analyses que Wollheim consacre au « spectateur dans l’image » (cf. Painting as an Art, chapitre 3). Il existe manifestement des convergences étonnantes entre les deux entreprises qui seraient susceptibles de leur apporter des prolongements et des affinements mutuels.