Voltaire en dialogues
1Entre tous les genres littéraires, le dialogue philosophique possède deux particularités distinctives : la première est qu’il n’a jamais fait l’objet d’une codification théorique. Ni Aristote, ni Quintilien, pas plus que leurs multiples épigones, n’ont voulu ou pu en établir les normes ou les règles à suivre. En apparence donc, ce genre semble jouir de la plus absolue liberté, puisqu’il n’a point été enfermé dans un carcan de règles plus ou moins arbitraires. Mais cette impression de liberté doit être aussitôt tempérée par le fait que, dans sa toute première utilisation attestée, le dialogue philosophique fut porté par Platon à son point de perfection, jamais égalé depuis. Aucun écrivain ne peut prendre la plume pour coucher sur le papier un dialogue philosophique sans avoir l’impression, plus ou moins désagréable, de ne faire qu’un pastiche. Cela n’a pas découragé les bonnes volontés, de Cicéron à Valéry et, dans cette tradition, s’inscrit le grand touche-à-tout que fut Voltaire. Il composa environ soixante dialogues, la plupart en prose, d’autres en vers ; certains philosophiques, d’autres avec une orientation en apparence plus nettement satirique. On s’est peu intéressé à ce pan de l’œuvre voltairien, en grande partie parce qu’on ne considère pas Voltaire comme un philosophe digne de ce nom. Les grands penseurs des Lumières, ce sont Rousseau et, surtout, Kant, mais pas Voltaire. Il est vrai que les multiples contradictions étalées, assumées, au cours d’une longue existence ; la complaisance envers les grands ou les moins grands, ne font pas de lui un penseur cohérent, systématique, à la manière d’un Spinoza. Mais il n’est pas impossible que l’unité de la philosophie voltairienne apparaisse en dernier ressort parmi ses dialogues. On les a étudiés, disions-nous, d’autant moins que Voltaire lui-même s’est assez peu soucié de ces productions-là, qu’il éparpillait au gré des sollicitations, et que la seule édition moderne, celle de Raymond Naves (chez Garnier) est de longue date épuisée. Mais le paradoxe qui informe toute la carrière de Voltaire est bien connu : il se paraît de la toge d’un poète épique inspiré ou du cothurne d’un dramaturge génial, méprisant ces opuscules qu’étaient les contes ou les dialogues, lesquels lui valent pourtant d’être toujours lus. Le cas est semblable à celui de Pétrarque, peu soucieux de ses sonnets italiens, ces « fragments de choses en langue vulgaire [en italien, donc] » (titre exact du Canzoniere) qui lui apportèrent néanmoins une renommée européenne, que l’Africa ne lui eût pas donnée).
2Cette livraison de la Revue Voltaire publie, outre un document inédit (la dernière lettre de Frédéric II à Voltaire, 15 avril 1778), un ensemble remarquable d’études sur les dialogues philosophiques. La section s’ouvre sur une utile mise au point bibliographique, qui donne la chronologie de la composition de ces opuscules et une liste des études secondaires, et se prolonge par plusieurs articles détaillés. Une attention particulière est accordée aux Dialogues d’Évhémère, composés en 1777, un an avant le trépas de l’éternel valétudinaire. Cette œuvre méconnue et très belle ressemble assez à un testament. Comme l’écrit Stéphane Pujol : « (…) Évhémère (…) s’est retiré à Syracuse pour y cultiver son jardin. La formule est à peu de choses près la même que dans Candide ; mais, à la différence du conte où le jardin implique la retraite silencieuse, celui de Syracuse va laisser libre cours au débat des idées. Tandis que Candide au jardin était fatigué de savoir, revenu de toutes les gloses métaphysiques, Évhémère délaisse sa pioche et ses légumes pour se lancer dans une rêverie en forme de dialogue. Tout se passe comme si la réflexion philosophique de Voltaire se développait dans cette double opposition. D’une part, constater le désordre du monde, et remettre de l’ordre dans ses pensées ; restituer aussi, derrière le désordre immanent, un ordre transcendant. D’autre part, restaurer, contre la tentation du silence, le droit à la parole. Entre le désir d’agir et la volonté de se taire, le dialogue a justement pour fonction d’expliciter ce droit en le dramatisant » (p. 168). Cette œuvre, et quelques autres, sont dans la droite tradition du dialogue socratique, où les interlocuteurs cherchent la vérité ensemble.
3Voltaire se rêvait dramaturge et poète, mais il ne tenait point son œuvre historique en médiocre estime. L’Essai sur les mœurs connut une belle fortune européenne, dont il est parlé dans la troisième section de la présente livraison. Cet ensemble érudit et de grande qualité est complété par une bibliographie des éditions illustrées et américaines de Voltaire, ainsi que plusieurs notes sur des points précis et des recensions.