Pour une hantologie heureuse : une théorie de fantômes
1Dire que les spectres viennent d’un passé lointain relève indéniablement du truisme : pourtant, une telle lapalissade n’est pas dépourvue de vertu. Dans la notule qu’il consacrait à l’ouvrage de Sébastien Rongier paru en 2016 sous le titre de Théorie des fantômes, Laurent Demanze relevait ainsi qu’« une obsession spectrale parcourt le contemporain », allant de Jacques Derrida à Night Shyamalan en passant par Didier Blonde, Patrick Modiano et Lydie Salvayre1 – liste d’auteurs qu’on pourrait encore enrichir des noms d’Éric Chauvier, de Jacques Chessex ou d’Alain Blottière2. La présence obstinée de ces revenants dans nos entourages immédiats, et en particulier sur nos écrans, tend à nous faire oublier que la hantise ne date pas d’hier et que l’heure de gloire du fantôme ne coïncide ni avec l’avènement du cliché photographique ni avec l’apparition de l’image de synthèse : c’est aussi celle de l’Encyclopédie, qui contribue à la fixation du mot, et de l’estampe, à laquelle Emmanuelle Sempère emprunte son titre en citant une lettre de Rousseau au sujet des illustrations de La Nouvelle Héloïse (p. 533).
Pour une histoire littéraire hantée
2Entrepris à l’orée des années 2000, les riches travaux de Daniel Sangsue ont permis de faire ressurgir des textes du xixe siècle un impressionnant cortège de fantômes, d’esprits, de vampires et de morts-vivants, pour mieux esquisser les contours de ce que le critique propose de nommer une « pneumatologie littéraire » (Sangsue, 2011 ; Sangsue, 2018). Contrairement à la « théorie des fantômes », que Sébastien Rongier glose « comme un discours sur la mort et une esthétique du deuil, interrogée à partir des images », cette science nouvelle a autant à voir avec le trépas qu’avec le souvenir et la remémoration littéraires, autrement dit, avec un travail de l’intertextualité. Comme le relève judicieusement Bertrand Marquer, les fantômes collectés par Daniel Sangsue « excèdent le fantastique » (Marquer, 2013) : ils permettent de concevoir une « écriture de la nécromancie », où les auteurs font figure de morts-vivants, mais aussi de décrire un certain fonctionnement de l’esprit et de la psychè, où les fantômes, compris comme autant « d’idées-images », « s’interposent entre la réalité et celui qui la perçoit » (Marquer, 2013, p. 477).
3Si elle ne revendique pas le titre prestigieux de pneumatologue, Emmanuelle Sempère prolonge à bien des égards la démarche critique de Daniel Sangsue. Comme lui, avec une vertigineuse érudition, elle collectionne spectres et mirages, du fameux chameau de Cazotte, dont elle livre une lecture originale et stimulante (p. 395‑406), aux visions poursuivant le criminel Néron, en passant par les « imaginations extravagantes » de Monsieur Oufle chez le polygraphe Bordelon, les rêves d’Héloïse dans les diverses adaptations françaises de Pope et les cauchemars de Saint-Preux dont l’exégèse minutieuse vient clore la réflexion. C’est bien une « théorie de fantômes » (plus, on le verra, qu’une impossible théorie des fantômes) qui se déploie dans ces lignes, où l’écho fantomatique fait résonner un imposant corpus de textes, empruntés aussi bien à des « classiques », tels que Marivaux, Rousseau, Voltaire ou Prévost, qu’à des ouvrages moins connus, comme – pour n’en citer qu’un – les mémoires apocryphes rassemblés dans L’Infortuné Napolitain, qu’Emmanuelle Sempère a par ailleurs contribué à rééditer3.
4Le lecteur soucieux de se former à une histoire littéraire hantée prendra indéniablement plaisir à renouer les fils qui, partant des Lumières, se prolongent dans le siècle suivant : ainsi la voix d’outre-tombe de Chateaubriand rencontre-t-elle celle de Mouhy, auteur de Mémoires posthumes (p. 337 et sq.), ou de Diderot avançant qu’« on ne pense, on ne parle avec force que du fond de son tombeau : c’est là qu’il faut se placer, c’est là qu’il faut s’adresser aux hommes » (p. 222). En dépit de ces généalogies secrètes (qui pourraient également autoriser un rapprochement entre la lanterne magique de Proust et celle de Buffon, qui désignait par ce terme les sensations assaillant le corps du rêveur « souffrant ou affaissé », p. 290), le fantôme du xviiie siècle ne se contente pas de préparer ceux des décennies à venir : à bien des égards, il se révèle plus retors, plus évanescent que ses successeurs.
De l’opacité des spectres
5Tandis que Daniel Sangsue postule « l’exemplarité d’un siècle hanté par les fantômes » (Marquer, 2013, p. 476), Emmanuelle Sempère s’attache à embrasser un usage diffus et souvent critique, voire tout bonnement polémique : les Lumières ne font pas bon accueil au spectre, à moins d’accepter leur part d’ombre – comme y incite depuis quelques années une partie de la critique (voir Mortier, 1969 ; Favre, 1976 et Jacques-Lefèvre, 1994). L’auteure invite cependant à se garder de toute approche binaire : le fantôme « ne se situe pas sur “l’envers des Lumières” » […], mais plutôt sur son “avers” […] car loin d’obéir à une polarisation esthétique ou idéologique [il] épouse et innerve tous les courants de la période. » (p. 591). Là où l’époque contemporaine verrait ses angoisses et ses déboires incarnées dans la figure du zombi (Coulombe, 2012), les Lumières seraient ainsi portées par le fantôme, témoin de la « dévaluation épistémologique de la notion de système », qui conduit à préférer « aux généralités et aux abstractions » « l’approche particularisante et idiosyncrasique des phénomènes comme des théories » (p. 241) : dès lors, « le renoncement aux systèmes et à une vérité de nature transcendantale a pour conséquence une plongée dans les images fugaces et incertaines qui proviennent de l’expérience, toujours partielle et contingente, que l’on fait du monde, d’autrui et de soi-même » (p. 589). L’ouvrage s’attache par conséquent à l’examen d’un motif érigé au rang de « carrefour idéologique et esthétique », dont la complexité est parfaitement illustrée par une citation vraisemblablement apocryphe de Mme du Deffand : « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur » (p. 119).
6Hésitant entre deux orthographes et deux acceptions distinctes (le spectre du phantôme et l’illusion trompeuse du fantôme), le terme se distingue d’abord par sa « plasticité sémantique » (p. 9) : si « les emplois romanesques témoignent de la progression de l’acception morbide du fantôme » (p. 461) qui nous est familière aujourd’hui, le mot balance tout au long du siècle entre l’invective et l’invention. Plus encore, sa troublante « capacité oscillatoire » (p. 252) « lui permet de prendre en charge tour à tour, ou en même temps, l’expression d’un (in)intelligible suprasensible et celle d’un (in)sensible perceptible » (p. 255). Ainsi que le rappelle éloquemment l’introduction : « il y a dans l’emploi du mot “fantôme” une forme d’automatisme du langage qui fait que la capacité du mot à faire image ou à produire un effet prévaut très souvent sur son sens. Mais lorsque le mot arrête le lecteur, l’image surgit, et avec elle d’étonnantes suggestions qui ouvrent le sens » (p. 10). En refusant de considérer le terme comme un simple mot-cheville, Emmanuelle Sempère prend au sérieux chacun de ces sens, démontrant au passage que la transparence du spectre était illusoire : les créatures diaphanes sont au contraire un objet intellectuel d’une remarque opacité, désignant tout à la fois, et parfois sans distinction claire, une perception (fausse) et son effet psychique (véritable). Courant des « vanités » morales aux épreuves du deuil en passant par une variété de chimères alternativement thérapeutiques et nocives, le panorama dressé dans cet essai donne chair à l’impalpable fantomatique, saisissant la densité inattendue de cette figure littéraire et anthropologique, dont elle rend visible l’évolution : précisément parce qu’il ne constitue pas au xviiie siècle un « objet culturel déterminé comme dans l’art baroque ou la littérature fantastique » (p. 590), le fantôme se révèle d’autant plus riche sémantiquement.
7Son décryptage implique la résolution d’un remarquable paradoxe. « L’hostilité envers les fantômes », qu’il s’agit avant tout de « combattre », de « dissiper » et de « réduire », va en effet de pair avec une surprenante omniprésence du terme, qui s’immisce dans toutes les catégories du savoir et du discours, dont il contribue, en créature « intervallaire », à brouiller les frontières. Comme le note Emmanuelle Sempère, avant de se livrer à la lecture croisée d’un roman de Cazotte (Ollivier, 1763), d’un essai métaphysique de Lelarge de Lignac (1764) et des dernières lignes des Éléments de physiologie de Diderot (rédigés entre 1769 et 1784), « en ces domaines, les critères génériques sont de peu d’utilité pour faire la part de l’hypothèse scientifique, de l’élaboration conceptuelle et de la fantaisie fictionnelle ; la fiction est partout, ou plutôt partout mise à profit en tant que “dispositif” pour animer les concepts et mettre à l’épreuve les théories abstraites » (p. 258). La structure de l’essai rend compte de cette volatilité du fantôme : après avoir abordé dans une première partie (« Idéologies : le fantôme et le partage des savoirs ») les polémiques religieuses et philosophiques qu’il suscite, Emmanuelle Sempère s’intéresse à ses applications dans le domaine de la morale (« Morales : le fantôme dans la mise à l’épreuve des valeurs »), puis à la description de ses manifestations sensibles (« Expériences : le fantôme dans le champ du sensible »), à ses représentations dans le domaine esthétique (« Expressions : les fantômes de l’art ») et à ses usages littéraires enfin, en lien avec « les capacités exploratoires du roman en matière psychique » (« Poétiques romanesques : le fantôme, l’identité et la perte »). Ce sommaire, qui paraît annoncer un passage progressif de la réflexion théorique à la pratique artistique et littéraire, est cependant trompeur : c’est qu’à toutes les étapes de l’argumentation, l’auteure dénoue, avec finesse et souvent avec virtuosité, le nœud complexe de ce que Franck Salaün a pu nommer la « fiction pensante » (Salaün, 2010). Par une lecture serrée des textes, associée à une analyse précise de leurs enjeux philosophiques, éthiques et épistémologiques, elle démontre comment les histoires de fantômes ont nourri la réflexion philosophique des Lumières, autorisant le déploiement d’une « métaphysique de la sensibilité qui se passerait de la transcendance » (p. 311), en même temps qu’elles favorisent une meilleure connaissance de l’individu. « Repli dans l’intime autant que confrontation à soi-même, le fantôme constitue un accès à un savoir sur l’homme, un savoir sans concepts, fait d’images et constitué d’impressions, d’intuition, de souvenirs et de rêves » (p. 461), auquel le roman, racontant « l’aventure d’une lucidité qui se cherche » (p. 319) offre une voie de réalisation particulièrement propice.
Le fantôme et l’observateur
8Pour mieux comprendre le rôle de cette figure à la fois narrative et rhétorique, il nous semble pertinent d’accoter le fantôme à une autre silhouette récurrente, dont l’évolution entre 1750 et 1850 a été dépeinte avec une remarquable précision dans un récent essai de Lucien Derainne – celle de l’observateur (Derainne, 2022)4. En apparence, cet avatar du savant semble constituer l’exact contrepoint du fantôme : pour le regard contemporain, parfois oublieux de l’histoire au long cours, l’un se situe résolument du côté de la science et de l’objectivité, quand l’autre ressortirait du domaine de la subjectivité et de l’imagination débridée. Une lecture croisée des essais d’Emmanuelle Sempère et de Lucien Derainne permet cependant de nuancer un tel postulat. Certes, le talent de l’observateur, véritable « gendre idéal de la science » (Derainne, 2022, p. 180), suscite un concert unanime d’éloges, tandis le fantôme, porteur d’illusions fallacieuses, n’inspire guère confiance. En dépit de cette polarisation apparente, les deux notions se répondent pourtant remarquablement bien. L’une et l’autre se caractérisent à la fois par leur omniprésence et par leur faiblesse théorique : tout en irriguant le discours littéraire, philosophique, mais aussi politique et social, le « fantôme » et l’« observateur » sont de piètres opérateurs théoriques, ne serait-ce que parce que leur ductilité interdit de leur assigner une définition claire et univoque. Ainsi Emmanuelle Sempère note-t-elle que le fantôme est toujours défini par la négative (p. 11), tandis que Lucien Derainne souligne que l’observation ne peut être érigée au rang de concept philosophique (2022, p. 19). Reposant en premier lieu sur une expérience d’ordre visuel, ces deux termes engagent de surcroît une réflexion générale sur les enjeux de la perception et sur les rapports de l’individu à la communauté. Lucien Derainne retrace à ce titre avec une remarquable précision un changement de statut de l’observateur : d’abord compris comme un talent singulier, son génie se mue progressivement en une démonstration d’objectivité accessible à tout un chacun et placée au fondement de l’expérience démocratique, « rendant pensable une forme de contrat social où l’ordre politique ne reposerait plus sur une transcendance mais sur une surveillance mutuelle » (Derainne, 2022, p. 123). L’enjeu n’est pas pourtant pas uniquement politique : l’essai démontre ainsi que l’observation pose l’inquiétante question de la connivence des perceptions, permettant de « replier les esprits les uns sur les autres pour vérifier leur coïncidence » (Derainne, 2022, p. 58). L’observation, par conséquent, ne se cantonne pas au face-à-face du sujet observant et l’objet observé (abondamment remis en question au xxe siècle) : elle implique à tout le moins un duo de sujets qui se reconnaissent dans l’observation partagée d’un même objet. C’est cette fragile construction que l’évanescent fantôme remet dangereusement en cause, suggérant « une perception dont le siège et l’effet seraient tous deux également et strictement personnel […] au point de faire concurrence à une appréhension partagée et commune du monde » (p. 244). La confrontation du fantôme à l’observateur, dont il constitue à bien des égards le double et le pendant, permet ainsi de comprendre que le spectre ne participe pas uniquement de la construction de l’identité singulière, et que l’angoisse qu’il suscite n’a pas trait uniquement à la peur du surnaturel, mais bien au vertige que provoque la confrontation au réel.
Spectres, passants et passeurs
9Quoiqu’il évoque à plusieurs reprises d’habiles supercheries, destinées à abuser des personnages trop crédules (songeons aux manœuvres de la bien-nommée Ruzine qui se déguise en revenant pour tromper son père dans le roman de Bordelon, p. 96) ou au contraire à les guérir de leur folie (comme dans cette anecdote qui retint l’attention de Michel Foucault dans le Discours sur les penchants du philosophe néerlandais Allard Hulshoff : un homme, s’imaginant être mort, refuse de manger, jusqu’à ce qu’une troupe de « gens qui s’étaient rendus pâles, et habillés comme des ombres, entre dans sa chambre, dresse une table, apporte des mets » et le convainque enfin de se substanter puis de se reconnaître vivant, p. 312), l’essai d’Emmanuelle Sempère n’aborde pas les fantômes de biais et de façon seulement métaphorique. À la fois mine d’exemples (la section des « sources primaires » de la bibliographie rassemble près de deux cent cinquante titres) et proposition heuristique d’histoire littéraire, frottée de lectures historiques, philosophiques et anthropologiques, c’est là une véritable œuvre de lettrée, à laquelle pourraient s’appliquer les propos de William Marx, repris par Daniel Sangsue à l’orée de son essai de pneumatologie littéraire. Le lettré s’y trouve présenté comme un « passeur de textes qu’il ramène du néant à la vie », un « conducteur d’âmes – et d’abord de la sienne – à travers les infinis cimetières de la culture, familier des morts que des vivants », « un nocher […] qui referait le trajet de Charon en sens inverse : non pas de la mémoire à l’oubli, généreusement procuré par les eaux du Léthé, mais de l’oubli à la mémoire, de l’ignorance au savoir, tel qu’on le puise dans les textes » (Marx, 2009). Le fragile esquif de Charon se mue ici en une véritable péniche, tant sont nombreux les spectres qu’il reçoit et fait passer d’une rive à l’autre.
10Encyclopédique par son ampleur, cette étude n’en demeure pourtant pas moins une lecture de détail, au sens fort du terme – celui où l’emploie notamment Daniel Arasse dans le domaine de l’histoire de l’art (Arasse, 1992). L’une de ses plus remarquables qualités réside dans l’attention méticuleuse qu’elle porte aux textes, identifiant dans leurs replis des fantômes si discrets qu’ils passent parfois complètement inaperçus. Mentionnons simplement à titre d’exemple une occurrence du « fantôme » dans Candide, nouvelle démonstration éclatante de l’instabilité du terme et de son irréductibilité au fantastique ou au merveilleux. « Le fantôme » désigne ici le philosophe Pangloss devenu un gueux, à qui Candide fait l’aumône sans l’avoir reconnu : selon Emmanuelle Sempère, l’emploi du terme permet dès lors « l’inversion du dispositif merveilleux », puisque « ce n’est pas un idéal absent qui se manifeste, mais la réalité qui fait retour dans toute sa violence » (p. 325). Pour transformer un « classique » aussi connu que Candide en texte hanté et, d’un même trait de plume, faire du fantôme un agent du principe de réalité, il fallait une virtuosité critique dont les pages du présent essai ne sont pas avares. Ainsi Emmanuelle Sempère illustre-t-elle, à sa façon, les théories de Diderot, auxquelles son essai concède d’ailleurs une large place : comme Mademoiselle Clairon possédée par la grande Agrippine, « élevée à la hauteur de son fantôme », elle nous donne l’exemple saisissant d’une « hantise heureuse » (p. 451).