Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Maud Schmitt

Bernanos ou la « Parole incarnée »

Éric Benoît, Bernanos, littérature et théologie, Paris : Les Éditions du Cerf, coll. « Littérature », 2013, 250 p., EAN 9782204097871.

« Rendre le plus sensible possible le tragique mystère du salut »

1Deux grandes tendances semblent se partager la critique bernanosienne. D’un côté, une critique que nous dirons « théologique » ou « idéologique », qui s’intéresse aux aspects doctrinaux de l’œuvre de Bernanos ; étudiant les contenus religieux qui s’y laissent lire, elle est thématique ou biographique. Urs von Balthasar1 a fourni un travail remarquable à cet égard, extrêmement précieux, par son érudition, pour le chercheur, et ouvrant une voie qui a été suivie depuis par bien d’autres2. Une autre tendance, dans la lignée des postulations de la nouvelle critique, propose une lecture « formaliste », repérant les structures et les motifs à l’œuvre dans la fabrique du roman bernanosien. Citons, par exemple, le travail de Michel Guiomar3 ou de Brian T. Fitch4. Cette mise en valeur de la littérarité de l’œuvre de Bernanos rend justice aux déclarations du romancier sur le style, sur la langue, mais aussi à l’audace formelle évidente d’un roman comme Monsieur Ouine, par exemple — ce que néglige une critique strictement idéologique. Mais s’intéresser à la forme pour elle‑même, c’est encore trahir les intentions profondes du romancier Bernanos, pour qui la littérature ne saurait en aucun cas être gratuite — pour qui l’unique justification de la littérature est d’être placée au service de Dieu.

On ne peut le nier : l’art a un autre but que lui-même, affirme en effet Bernanos. Sa perpétuelle recherche de l’expression n’est que l’image affaiblie, ou comme le symbole, de sa perpétuelle recherche de l’Être5.

2La forme est, indissociablement, un instrument de la quête mystique ; la recherche formelle se justifie par la théologie.

3Ainsi, ces deux tendances successives de la critique sont aussi nécessaires l’une que l’autre ; mais elles ont tout à gagner à être réunies : elles s’éclairent l’une par l’autre. C’est précisément la synthèse de ces deux moments que propose Éric Benoît, et que suggère, dès l’abord, le titre de son ouvrage : Bernanos, Littérature et théologie. L’auteur le glose ainsi : il s’efforcera, dit-il, de « se situer dans l’articulation de deux types de discours que sont la littérature (et notamment la littérature romanesque) et la théologie qui peut la sous‑tendre » (p. 7). Le mot de « littérature » est sans aucun doute à entendre au sens fort — comme invention d’une forme, ou encore, pour reprendre la définition de Valéry : « extension et application des propriétés du langage6 ». La littérature en tant que telle, riche de toutes ses prérogatives et notamment formelles, est placée au service de la théologie, et chargée de faire entendre le message divin. Cette démarche est fidèle à l’intention profonde de Bernanos. Dans un entretien accordé à Frédéric Lefèvre en 1926 immédiatement après la parution de son premier roman, Sous le soleil de Satan, Bernanos définit ainsi sa conception du « roman catholique » : « Il faut rendre le plus sensible possible le tragique mystère du salut7. » Ainsi les éléments de doctrine, les thèmes théologiques ne font jamais l’objet d’un exposé théorique, spéculatif ou didactique. Ils sont la matrice de l’écriture, ils informent la poétique et la stylistique de ces romans, qui les incarnent et les matérialisent.


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4L’ouvrage opère un va-et-vient entre une approche thématique et une approche structurelle ; entre un point de vue surplombant la totalité de l’œuvre, et l’étude plus spécifique d’un roman en particulier (La Nouvelle Histoire de Mouchette, chap. 7) ou d’un passage de roman (la rencontre de Donissan avec le diable-maquignon, dans Sous le soleil de Satan, chap. 4) ; entre la pratique romanesque, enfin, et la biographie, telle que la reflètent la Correspondance ou le journal (Les Enfants humiliés) ainsi que les essais. Le tout forme un ensemble apparemment hétérogène, mais fermement uni dans la vérification de ce postulat : le sens spirituel n’est pas l’objet d’une connaissance, mais d’une expérience. La vie humaine incarne le message de Dieu — de même qu’il se matérialise dans l’écriture romanesque.

5Ainsi, dans les chapitres de l’ouvrage consacrés à la biographie, É. Benoît montre que les schèmes théologiques, loin d’être des savoirs abstraits et extérieurs, sont pour Bernanos une dimension concrète de son existence individuelle. Parmi ces schèmes, le dogme de la Communion des saints, qu’É. Benoît définit ainsi :

L’universalité de l’humanité, de façon non seulement synchronique mais aussi diachronique, est constituée en un grand Corps mystique où se joue toute l’histoire du Salut, et où la souffrance des uns peut contribuer à la rédemption des autres. (p. 7)

6Cette participation de tous dans l’Histoire du salut sert de grille interprétative à Bernanos dans les événements de sa propre vie et donne sens à sa destinée, jusque dans ses moments tragiques ou douloureux : l’exil (chap. 8), l’angoisse de la mort et la mort elle‑même (chap. 1). É. Benoît parle d’une « attitude résurrectionnelle » (p. 10) : vivant dans le Corps mystique de la Communion des saints, Bernanos consacre sa vie à Dieu et contribue au rachat de l’humanité, se sauvant par là de la peur de la mort, et de la mort elle‑même — rejouant, à l’échelle d’une vie humaine particulière, l’aventure christique.

7L’approche thématique, de manière encore assez classique, examine la manière dont le discours des romans met en scène la théologie : autrement dit, et pour gloser le titre de l’ouvrage, comment la doctrine catholique est l’objet de la littérature, illustrée dans la diégèse événementielle des récits. Mais déjà peut être reconduit le constat fait à propos de l’étude biographique : de même que l’homme Bernanos expérimente et vit le message divin bien plus qu’il ne le connaît spéculativement, de même les personnages, par leur attitude ou leurs paroles, mettent en pratique une théologie, quelquefois même à leur insu. Le contenu religieux n’est jamais l’objet d’un exposé didactique conduit par le narrateur ; quand il n’est pas au centre des conversations des personnages, il est une motivation — et une clé d’interprétation — pour leur comportement. La Communion des saints tient lieu, dans les romans de Bernanos, de schéma actanciel, si l’on entend par là une structure constante des rapports entre les personnages. Les relations de doublon ou d’opposition, les substitutions d’un personnage à l’autre, mais aussi la destinée de chacun d’entre eux, et, plus significativement encore, leur mort, sont la traduction imagée et concrète du dogme de la Communion des saints, dont sœur Constance, dans le Dialogue des Carmélites, donne une formulation qui se lit, alors, comme un programme poétique : « On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres. Ou même, les uns à la place des autres8. »


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8Cela nous amène à nous poser la question des raisons de l’écriture romanesque. Pourquoi choisir la fiction pour parler de Dieu ? La fiction, le fait de feindre la vérité, est souvent associée à Satan, père du mensonge :

Le suborneur subtil, avec sa langue dorée… Sur ses lèvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaît, et les plus beaux nous égarent mieux9.

9Les personnages d’écrivains, nombreux dans les romans de Bernanos, sont accusés de jouer avec le sens, de donner au mensonge les atours séduisants de la vérité. Ils sont bien souvent des personnages diaboliques. La littérature, et plus précisément encore, la littérature de fiction, est toujours objet de méfiance. Comment comprendre, dès lors, le recours de Bernanos lui‑même à la fiction romanesque ? Depuis le xixe siècle, et la parution, en 1802, de René, les écrivains catholiques, dans la lignée de Chateaubriand, prennent le relais des ecclésiastiques et des théologiens, et privilégient, sur l’exposé rationnel et spéculatif du message divin, la littérature d’imagination : le roman. Bernanos s’arroge à son tour ces prérogatives :

Le casuiste peut céder à la tentation de raisonner dans le vide. L’homme qui a reçu le don d’imaginer, de créer, qui a ce que j’appellerai la vision intérieure du réel apporte au théologien une force personnelle de pénétration, d’intuition, d’un énorme intérêt10.

10Il revient donc à la littérature, en tant que telle — c’est à dire en tant qu’œuvre d’imagination et création véritable — de suppléer aux discours des théologiens.

11La première raison, et sans doute la plus évidente, du choix de la fiction romanesque pour parler de Dieu tient à ce qu’il est plus efficace de raconter une histoire que de convaincre par la raison ; surtout quand, au récit, peuvent s’adjoindre les ressources d’un style éloquent, pathétique ou tragique. « J’ai juré de vous émouvoir », annonce Bernanos dans la préface des Grands Cimetières sous la lune. Et É. Benoît commente : « on pourrait en dire autant des romans : c’est un langage qui parle d’abord au cœur plus qu’à l’intellect. » (p. 51)

12Le choix de l’écriture romanesque pour « rendre sensible » le mystère de Dieu, lui prêter figure et contours, chair et matière dans des personnages de fiction est, par ailleurs, en droite ligne de la théologie chrétienne de l’Incarnation. L’écriture profondément chrétienne est celle qui est informée, structurée par le drame divin, qui est à la fois déjà joué et perpétuellement en train de se jouer, à la fois absolu et relatif, éternel et historique ; comme Dieu descendu parmi les hommes, éternel et mortel, incarné et absolu. L’acte d’écrire des romans pour parler de Dieu serait donc une mise en abyme de la théologie chrétienne — car le christianisme est précisément l’histoire d’une incarnation des réalités éternelles et absolues dans le relatif et le contingent.

13L’écriture romanesque répond également, non plus seulement à un choix, mais à une nécessité, qui tient à son objet même : Dieu, ou, pour reprendre l’expression de Bernanos, le « tragique mystère du salut ». Essentiellement mystérieux, le divin ne peut pas se dire directement, car il échappe à l’expérience, et donc aussi au langage :

Dieu échappe à toute saisie des sens, et à toute saisie de l’intellect. Dieu échappe au concept. Dieu échappe au langage. (p. 48)

14Si Dieu échappe au langage, seule la littérature peut relever le défi de l’indicible, et tâcher de se mesurer à ce qui dépasse toute expression et toute représentation : par l’invention d’une forme et d’une langue, elle dépasse les limites nominatives du langage courant. Alors, le formalisme bernanosien a un sous-bassement théologique ; et cette prise de conscience nous invite à relire Bernanos à la lumière d’une modernité littéraire qui déplace l’intérêt de la fonction référentielle du langage à ce que Jakobson appelle sa fonction poétique. Comme Mallarmé ou Blanchot, confrontés à l’impossible expression du vide, Bernanos se trouve obligé de compenser, par le travail poétique de la langue, l’absence de référence lié au divin. É. Benoît cite, en ce sens, Monique Gosselin11 :

Selon Maurice Blanchot, toute fiction doit « présenter un réel dont elle est par définition dépourvue, et pour cela elle est contrainte de donner aux mots une plus grande matérialité corrélative au vide qu’il faut combler ». Or, la fiction qui cherche à présenter une aventure mystique est, plus qu’une autre, contrainte de demander à la poésie une sursignification, un mode de présence qui ne soit pas de l’ordre du signifié et du concept. (p. 41)

15Le romancier qui se mesure à l’expression du surnaturel est donc, écrit Bernanos, dans « l’obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge12 ». Là où les mots eux‑mêmes échouent à approcher la transcendance d’un sens qui toujours échappe à la formulation directe, les effets de forme et de structure dans le roman prennent le relais et matérialisent ce sens, le rendent sensible. Par cette inventivité formelle et linguistique, Bernanos rejoint les aspirations des représentants de la modernité littéraire, en même temps qu’il s’inscrit dans la plus ancienne tradition chrétienne : celle des mystiques, celle du Dieu caché, du deus absconditus d’Isaïe ou de Jean de la Croix.

16Mais si la littérature est l’unique moyen de donner voix au mystère de Dieu, ce n’est pas seulement en tant que forme et structure. C’est aussi en tant que récit, et récit de fiction — d’où le choix, non seulement de la forme littéraire, mais du roman. La fiction permet en effet de figurer ce qui ne peut être abordé directement ; le recours bernanosien au roman est alors, sans doute, comparable à l’usage platonicien du mythe, histoire imagée forgée de toute pièce pour donner un équivalent sensible de ce qui excède toute expérience et donc, toute connaissance rationnelle et toute définition : la forme de l’âme et la nature des Dieux, réalités extra-sensibles et extra-linguistiques à la fois. C’est également ainsi que fonctionne la parabole, ce que ne manque pas de noter É. Benoît. Ainsi le roman selon Bernanos remplit une fonction heuristique, il est un moyen d’exploration de ce qui est, et demeure, caché. À la manière du mythe platonicien et de la parabole, il sollicite l’intervention active du lecteur-exégète, amené à décrypter le sens spirituel. Mais la figuration romanesque est aussi, pour le romancier lui-même, moyen d’exégèse du message de Dieu, qui, en ce monde, ne se manifeste que par des signes discrets et équivoques :

Le réel, le seul qui vaille, et dont un autre nom serait le surnaturel, ne peut pas s’énoncer sur un mode univoque . Tout au plus pouvons-nous tenter d’explorer le monde intérieur au travers du voile de ce qui s’en laisse lire, tout au plus pouvons-nous en tenter l’exégèse, avec une prudence qui nous imposerait presque le silence si la possibilité ne s’ouvrait par le roman d’approcher quelque chose de ce réel spirituel par le biais de la fiction. À travers un usage exigeant et rigoureux des « mots » que le monde a trahis, le roman bernanosien, dans son écriture (acte et style) et dans sa lecture (acte, et interprétation), est le mode exploratoire (exégétique) qui tente de nous rendre sensible ce réel spirituel. (p. 87)

17Ainsi, « le roman bernanosien consiste à présenter le non-présent : à présenter Dieu absent », écrit encore É. Benoît (p. 47). Or, l’absence de Dieu est non seulement liée à sa nature, extra‑sensible et donc extra‑conceptuelle, mais aussi au moment historique dans lequel écrit Bernanos. Dans le monde moderne, Dieu ne se manifeste plus que par des signes devenus indéchiffrables aux hommes qui en ont perdu le sens et oublié le langage. Il se manifeste surtout par son absence, par la place laissée béante, qui le dessine en négatif. Si la figuration romanesque est le seul moyen de cerner les réalités métaphysiques, elle est plus que jamais nécessaire dans un monde en deuil de la « mort de Dieu ». La représentation du néant, du désespoir et du mal se charge alors de positivité, pour signaler, en creux, le divin. Bernanos renoue par là avec une tradition mystique de théologie négative, qui se définit par son mouvement dialectique : aller au‑delà du désespoir pour rencontrer l’espérance, résume Bernanos :

Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore13.

18 Cette logique paradoxale, qui est au cœur de la théologie chrétienne, résurrectionnelle (retrouver la vie par-delà la mort), informe l’écriture bernanosienne quand, exploitant toutes les ressources heuristiques de l’oxymore, elle s’efforce de représenter — et du même coup de « présenter » — Dieu par son absence, ou par son envers. Ce mécanisme est perceptible surtout dans des romans comme la Nouvelle Histoire de Mouchette ou Monsieur Ouine.

19Ainsi, une écriture profondément catholique est une écriture qui incarne le surnaturel plutôt que de le dire : non seulement par choix, mais par nécessité, liée à l’objet lui-même. A propos de la langue hébraïque, É. Benoît, en une parenthèse, note : « l’hébreu est la langue où le sens théologique est inscrit dans la grammaire. » (p. 114) Cela vaut aussi pour les romans de Bernanos : le sens théologique est inscrit dans leur grammaire. Et c’est à la mise au jour méthodique, raisonnée, de cette grammaire que semble s’être attaché É. Benoît. Nous mettrons maintenant en lumière quelques unes de ses constantes.

Temporalité du récit chrétien

20Puisque l’inscription du surnaturel dans le réel n’est pas de l’ordre du représentable, il revient à la structure du récit de la rendre sensible ; et au premier chef, à la temporalité qui y est mise en œuvre. Le temps du récit bernanosien est en effet un temps théologique. É. Benoît montre comment la linéarité chronologique, celle du temps humain, est mise à mal par les irruptions de la grâce ou de Satan, qui ouvrent une brèche au cœur de la continuité des événements régis par le principe de causalité. Ces brutales fulgurances sont le signe, dans le récit et dans sa construction, de ce qui ne peut se représenter. Ainsi, dans les romans de Bernanos, la destinée spirituelle des personnages se joue en quelques instants clés, minutes ou secondes fatidiques :

Les romans de Bernanos font souvent passer la ligne linguistiquement continue du récit par des instants qui introduisent une discontinuité temporelle, des instants qui subissent la pression distordante de ce qui provient d’un au-delà du temps. (p. 108)

21Cela a des conséquences sur la vraisemblance de ces récits. Est vraisemblable l’événement qui se laisse prévoir par une série de causes qui le préparent ; l’événement surnaturel est radicalement inexplicable, imprévu, discontinu : il est a-causal, ou plutôt, sa cause est transcendante, et étrangère « à la loi déterministe de la psychologie naturelle » (p. 108). Aussi, le traitement de la temporalité place les récits de Bernanos aux antipodes du roman réaliste du xixe siècle, dont la vraisemblance est entée sur un déterminisme causal.

Dans le chronotype majoritaire au xixe siècle, le temps est pensé comme une variable linéaire liée à une conception déterministe du développement des phénomènes (chez Zola par exemple) retranscrits, au roman, selon une courbe narrative continue. (p. 104)

22L’abandon de la vraisemblance, au profit d’une vérité de l’homme aux prises avec un surnaturel inexplicable, fait des personnages de Bernanos, comme ceux de Dostoïevski tels que les décrit Marthe Robert, des personnages « psychologiquement impossibles » (p. 103).

23Le temps bernanosien, « orienté non par la linéarité chronologique mais par la perspective du Salut » (p. 111), temps théologique donc, confère au récit une double direction : horizontale, d’abord, puisque les événements s’enchaînement sous le régime de la succession, selon les modalités du passé, du présent et du futur — et verticale : dans la brèche ouverte par l’instant décisif, l’éternel fait irruption dans le temporel.

L’instant bernanosien est orienté non seulement horizontalement selon sa position (discontinue) entre un passé et un futur, mais surtout verticalement, dans sa relation à l’Éternité, transcendante au déroulement chronologique. C’est un temps orienté métaphysiquement et non pas mécaniquement. Chaque instant est en communication avec l’Éternité. (p. 112)

24Ainsi, « le plus petit segment temporel », l’instant, échappe au temps et s’ouvre à l’éternel :

par la brèche qu’il ouvre au sein du réel, les personnages entrent en communion et en communication avec le divin et jouent leur rôle dans l’Histoire du salut, qui transcende nos catégories temporelles : car elle est à la fois déjà accomplie et en train de s’accomplir, se répétant éternellement dans la destinée de chaque homme ; à la fois, donc, passée, présente et à venir. Ces instants, intervention de la grâce ou pression des forces du mal sur la vie historique de l’individu, « participent donc à la fois du temps et de l’éternité. (p. 114)

25Stylistiquement, cela se traduit dans le roman bernanosien par de nombreuses ruptures temporelles, par la récurrence des ellipses ou des prolepses, par la confusion des temps verbaux, qui mettent à mal la continuité chronologique « naturelle ». Les adverbes marquent la soudaineté de l’aventure spirituelle (aventure, ce qui advient), ouvrant un écart dans la trame serrée des événements, par lequel il est donné d’apercevoir le mystère du divin. Le récit met donc en œuvre une stylistique théologique.

Le roman-parabole

26« Le roman bernanosien apparaît comme une parabole du Salut », écrit É. Benoît :

De même que l’Évangile contient des paraboles du Salut (Lc 15 : parabole de la brebis perdue, parabole du fils prodigue et du père pardonnant), de même le roman peut-il se définir comme parabole développée. (p. 54)

27Cette notation engage, là encore, la structure et la composition romanesque. Une parabole, au sens d’abord rhétorique (aristotélicien) puis évangélique du terme, se caractérise par la surimposition de deux « niveaux » du sens, dans le récit. Le sens littéral, constitué par la diégèse, n’existe que pour conduire à un sens second, implicite mais essentiel, et supérieur au premier. Par rapport à ce sens caché, le récit proprement dit est en relation d’isomorphie ; c’est-à-dire qu’à chaque élément du récit premier correspond un élément dans le récit second, implicite. Le sens spirituel épuise complètement le récit, dans lequel aucun élément n’est gratuit, où tout est figure. Le lecteur est invité à remonter de ces figures à ce qu’elles figurent ; retrouvant, par le mécanisme de l’analogie, le sens spirituel.

28Or, l’inscription du roman dans le genre de la parabole programme un type de lecture particulier, où tout devient signifiant, symbolique et justiciable d’une interprétation ; ou plutôt, la signification littérale se double d’une signification figurale, en un constant va‑et‑vient entre la diégèse, l’histoire particulière des personnages du récit, et leur équivalent dans le contexte spirituel de l’histoire de Dieu. Les romans de Bernanos font l’objet d’une lecture qui n’est pas sans rappeler la lecture figurative des Écritures au Moyen Âge. Le sens littéral coexiste avec le sens symbolique ; il n’est pas annulé par lui. D’où la double postulation, apparemment contradictoire, de réalisme et de surnaturalisme dans les romans de Bernanos : le personnage rencontré par l’abbé Donissan au détour d’un chemin par une nuit de novembre est à la fois un maquignon picard de chair et d’os, caractérisé par ses sociolectes et autres attributs réalistes, et Satan en personne ; leur entretien, historique, contingent, n’en rejoue pas moins en même temps la tentation du Christ au désert, paradigmatique de la tentation de tout chrétien aux prises avec Satan au cours de son existence. Le roman est donc justiciable d’une lecture à double-sens : le sens littéral conduit au sens supérieur, mais ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Lecture à double sens, ou, là encore, lecture à deux directions : lecture horizontale qui progresse linéairement dans la diégèse, et lecture verticale par laquelle l’interprète, guidé par les figures, vérifie la coïncidence du récit premier, symbolique, avec le texte à jamais crypté de l’histoire de Dieu, qu’il s’efforce de traduire, en en conservant le sens et la syntaxe.

Le cas limite de la Nouvelle Histoire de Mouchette

29Si le jeu des figures et l’écriture parabolique permettent au roman bernanosien de contourner le problème de l’indicible, en donnant une traduction sensible et imagée de la Parole divine, la Nouvelle histoire de Mouchette représente, dans l’œuvre, un cas limite, car le message chrétien explicite est complètement absent de la lettre du texte. Il n’y a pas même, comme dans les autres romans, de personnage de prêtre : Dieu semble avoir déserté l’univers du roman, que Bernanos montre déchristianisé, privé de transcendance, et envahi par le mal et l’ennui.

Après avoir conçu plusieurs romans où le message spirituel était explicitement perceptible dans le texte, il aborde avec la Nouvelle Histoire de Mouchette un type d’écriture où le sens spirituel reste de l’ordre de l’implicite, du non-dit, se dessine en creux, dans un univers où, contrairement aux autres romans, Dieu semble le grand absent. (p. 137)

30Dieu est pourtant rendu sensible par l’écriture, qui met en place un dispositif herméneutique appelant à la pleine participation du lecteur dans le déchiffrement d’un sens spirituel qui se montre sans jamais se dire : à cet égard, la Nouvelle Histoire de Mouchette est un observatoire privilégié du fonctionnement du récit théologique bernanosien.

31La Nouvelle Histoire se présente, tout d’abord, comme une parabole du sacrifice de l’Agneau. Mouchette, innocente, prend sur elle tout le mal de son village, métonymie du monde. Ainsi, son suicide a une portée sacrificielle, rédemptrice. Le roman, dès lors, est régi par le principe du tout symbolique, où chaque élément — décor, personnage — construit une herméneutique.

32Mais Mouchette elle-même n’a pas conscience de répéter, par sa vie obscure et minuscule, le sacrifice christique ; elle expérimente à son insu le dogme catholique de la communion des Saints. Le sens spirituel de sa propre aventure lui reste caché car l’histoire de Dieu, qui lui servirait de grille interprétative dans le déchiffrement des épisodes de sa vie, lui est inconnue. Dès lors, puisqu’il ne peut s’en remettre à ses personnages, comment le romancier suscite-t-il chez le lecteur ce que Todorov appelle « la décision d’interpréter14 » ? É. Benoît montre que l’atténuation des signes explicites de la présence de Dieu dans le roman est corrélative d’un rôle accru de l’énonciation. Si l’histoire de Mouchette, à l’état brut, n’a pas de sens, ni à ses propres yeux ni à ceux du lecteur, c’est une « présence accompagnatrice, et transcendante au texte », celle du narrateur (p. 178), qui donne son sens à l’histoire — et ce, précisément, en prenant en charge le récit de ce qui sans lui resterait succession absurde d’événements.

C’est dans cet écart entre le personnage et la voix du narrateur que l’œuvre est amenée à prendre sens pour le récepteur, ce sens qui justement manque à l’héroïne. Ce qui reste dépourvu de sens au niveau de la conscience de l’héroïne prend sens au niveau du narrateur qui ordonne en « histoire » (titre) le « récit » (prologue) de ce qui pour l’héroïne ne constitue justement pas une histoire. (p. 179)

33C’est la mise en récit elle-même, désignée par un narrateur qui affiche sa fonction de régie et de commentaire, qui met le lecteur sur la voie d’un déchiffrement symbolique de l’histoire, banale, immanente, obscure, de Mouchette.

Une apologétique paradoxale

34L’ouvrage d’É. Benoît est précieux, entre autres, parce qu’il remet l’œuvre de Bernanos dans son contexte littéraire de roman chrétien « moderne », suggérant de nombreux rapprochements intertextuels avec, notamment, l’œuvre de Dostoïevski. Les ressemblances entre les deux univers romanesques sont thématiques — omniprésence du schème théologique de la Communion des saints, conception de l’homme comme « dernier rempart15 » jeté entre Dieu et Satan et en qui se rejoue le combat du Mal contre le Bien, don de lucidité surnaturelle dont sont pourvus certains personnages, et notamment les personnages de prêtres ou de saint(e)s. Mais les similitudes sont aussi structurelles. Les romans de Dostoïevski mettent en œuvre la même temporalité discontinue de l’instant éternel — temporalité chrétienne, en somme, qui informe le récit dans son ensemble.

Chez Dostoïevski, nous avons affaire à des personnages aux réactions imprévisibles, au comportement « improbable », en discontinuité par rapport à l’évolution attendue (d’où ce « défi aux lois ordinaires du temps ») ; l’instant apparaît alors comme une singularité qui apporte quelque chose de radicalement nouveau, que rien dans le passé ne pouvait laisser prévoir. (p. 104)

35Cette temporalité chrétienne de l’action humaine est aussi facteur structurant des romans de Tolstoï. É. Benoît cite, à cet égard, Milan Kundera, qui décèle dans les textes de l’écrivain russe

la mise en lumière de l’aspect a-causal, incalculable, voire mystérieux de l’action humaine. Qu’est-ce que l’action : éternelle question du roman, sa question, pour ainsi dire, constitutive. Comment une décision naît-elle ? Comment se transforme‑t‑elle en acte et comment les actes s’enchaînent-ils pour devenir aventure ?16 (p. 104)

36Ce qui se dessine en filigrane, c’est en définitive l’appartenance commune de ces romans à un « genre » ou à un « type » de récits, où la donnée idéologique détermine la forme : récits chrétiens et modernes, c’est-à-dire dans lesquels le contenu religieux n’est pas, ou pas seulement, un thème, mais un fait de structure, un élément organisateur du récit. L’élargissement du champ à quoi invite la perspective intertextuelle permet alors de dégager une poétique du récit chrétien, comme genre narratif distinct, et d’en recenser les traits. L’on peut alors sans doute poursuivre dans cette voie ouverte par É. Benoît en suggérant un rapprochement, structurel, là encore, avec d’autres formes, antérieures cette fois, du récit chrétien : l’hagiographie, l’exemplum médiéval, l’histoire tragique. Les catégories mises au jour par É. Benoît s’y vérifient : la temporalité fondamentalement chrétienne, qui est celle du miracle et de la grâce venant percer, de leur fulgurance verticale, la trame continue du déroulement chronologique — entraînant un abandon de la vraisemblance au profit d’une toute autre rhétorique, celle de l’« incroyable mais vrai ». Mais encore, le rapport ambigu à la fiction — et le recours souvent mal assumé à celle‑ci — comme parole mensongère mais placée au service de la vérité, instrument heuristique dans la quête ontologique de ce qui ne peut se dévoiler que de manière figurale. Enfin, la survalorisation de l’énonciation dans le récit, et le rôle accru d’un narrateur — ou d’un personnage à qui sont transférées les fonctions narratoriales à l’intérieur du récit — à qui il incombe de désigner le dispositif herméneutique, et de programmer le déchiffrement des figures par le lecteur.

37Ce que l’ouvrage d’É. Benoît met en évidence, c’est que les romans de Bernanos disposent les moyens de conduire à un sens supérieur, le sens spirituel, qui se surimpose au sens littéral contenu dans la diégèse. Ainsi, ces romans ont une visée thétique : le sens littéral n’existe pas pour lui-même, mais uniquement dans sa dépendance à un message qu’il importe de déchiffrer et de comprendre. Le message étant de nature religieuse, sa formulation indirecte vise à un effet sur le lecteur : la conversion, ou la pénitence. Ces récits s’inscrivent alors dans une tradition, celle, rhétorique d’abord, puis réinvestie par l’apologétique chrétienne, du récit exemplaire. C’est d’ailleurs bien ce que suggère É. Benoît lorsqu’il affirme la nature parabolique des romans de Bernanos ; dans la Rhétorique d’Aristote, la « parabole » désigne la narration d’un événement imaginé pour convaincre l’auditoire et le pousser à prendre la bonne décision, dans une situation donnée. Souligner la nature parabolique des romans bernanosiens, c’est affirmer du même coup leur visée exemplaire, et, puisque le message dont ils cherchent à persuader est celui de Dieu, apologétique.

38Pourtant, É. Benoît déclare :

La littéralité textuelle est indépendante des effets de croyance, le roman n’est pas apologétique parce qu’il débouche sur l’indécidable aussi bien pour le lecteur croyant que pour le lecteur incroyant. La foi est indissociable du doute, de l’angoisse, et de la tentation du désespoir. Plutôt que de convaincre, il s’agit pour Bernanos d’émouvoir : de toucher chez le lecteur l’affect et le percept plutôt que la maîtrise des concepts. (p. 54)

39En effet, il s’agit bien plus, pour Bernanos, d’émouvoir que de convaincre, puisqu’il s’efforce de substituer au discours abstrait et spéculatif des théologiens un discours qui « rende le plus sensible le tragique mystère du salut » et dont seuls les écrivains sont capables puisqu’ils ont à leur disposition toutes les ressources de la littérature : le style, la forme, l’imagination. Et, en effet, le roman « débouche sur l’indécidable ». Il n’est que de citer certaines scènes de Sous le soleil de Satan, celle, par exemple, de la résurrection manquée de l’enfant autour de laquelle s’organise la deuxième partie du roman : l’enfant a-t-il vraiment ouvert les yeux ? Et si oui, la grâce a-t-elle accordée par Dieu, ou singée par Satan, sous l’emprise duquel le curé de Lumbres aurait, par orgueil, réclamé le miracle ? La question du salut de Donissan n’est pas résolue dans le récit, comme c’est souvent le cas pour les personnages bernanosiens : n’en va‑t‑il pas de même pour les deux Mouchettes, celle du Soleil de Satan et celle de la Nouvelle Histoire ? Leur suicide, péché contre Dieu, ne leur ferme-t-il pas inexorablement la possibilité du Salut ? Mais, si les souffrances de Donissan ne rachètent pas les péchés de la première Mouchette, et si le sacrifice de la seconde s’accompagne de sa damnation, quel est le sens de ces romans — quel est même le sens du drame du Salut ? Bernanos maintient dans un suspens volontaire la réponse à ces questions. On sait depuis le travail de René Guise et Pierre Gilles la genèse du manuscrit Bodmer17 que Bernanos travaille à une obscurité recherchée, raturant l’expression trop claire, préférant, entre deux versions, la plus équivoque. Le sens des romans de Bernanos, « relevant de la foi, ne pourra jamais s’imposer avec la certitude d’un système ou d’une thèse », résume É. Benoît (p. 180). « Conformément au constat de Bakhtine sur les romans de Dostoïevski, il y a chez Bernanos aussi une non-univocité, une anti-monophonie du discours romanesque » (p. 55). Les romans s’achèvent dans un suspens du sens, qui demeure, en deçà du récit, dans le secret de Dieu, irrésolu pour le narrateur, pour les personnages, et pour le lecteur :

Le roman ne se termine pas sur un message apologétique univoque, mais plutôt dans le suspens de la lutte, de l’affrontement dont la Rédemption est l’enjeu. (Ibid.)

40Est-ce à dire pour autant que « le roman n’est pas apologétique » ? Que faire, dès lors, des déclarations, nombreuses, de Bernanos sur sa responsabilité d’écrivain chrétien ? « L’écrivain, comme le prêtre, a charge d’âmes », affirme Bernanos ; ou encore : « le romancier a un rôle apologétique18 ». A notre avis, ni l’ambiguïté fondamentale des romans de Bernanos, ni la volonté de parler au cœur, et aux sens, plutôt qu’à la raison, n’est antithétique d’une visée apologétique. Il s’agit plus justement d’une apologétique d’un autre genre, apologétique paradoxale qui, ne pouvant affirmer le sens, met ses efforts à agiter les consciences pour les tirer de l’apathie spirituelle.

41On lit : « le roman bernanosien apparaît comme une parabole du Salut. » (p. 53) La mise en fiction, symbolique, d’un sens supérieur laissé implicite reprend, nous l’avons dit, une tradition de la rhétorique antique. Mais ici, l’auteur entend le terme de « parabole » dans son sens chrétien : il fait référence aux paraboles évangéliques, par lesquelles Jésus construit pour ses disciples des récits figuraux destinés à donner un équivalent imagé et sensible de l’ineffable — en l’occurrence, le Royaume des Cieux. La parabole biblique et la parabole aristotélicienne sont un seul et même objet rhétorique : elles ont la même structure et le même fonctionnement.

42Or, de même que les lecteurs du roman bernanosien échouent à arrêter le sens en une formule univoque, de même les apôtres, dans les Évangiles, semblent désorientés par l’expression figurale du Royaume des Cieux, et se plaignent quelquefois de la trop grande obscurité des paraboles. Pourquoi parler en paraboles ? Les réponses de Jésus divergent suivant les évangélistes. Dans Matthieu, Jésus semble insister sur l’instrument de connaissance qu’est la parabole, sur sa valeur pédagogique :

Car le cœur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont fermé leurs yeux de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur cœur ne comprenne ; et que s’étant convertis, je les guérisse19.

43En donnant, dans le sensible et le connu, un système d’équivalence de ce qui est suprasensible et inconnu, les vérités ont plus de chances de pénétrer l’esprit des hommes même quand ceux-ci se sont rendus sourds et aveugles, parfois volontairement, par crainte ou par excès de prudence. Le caractère imagé et concret des paraboles serait donc ce qui permet de rendre intelligible la parole divine à des êtres fermés au surnaturel, de partir des apparences, pour dépasser les apparences, afin de faire voir et entendre la seule vérité digne d’être vue et entendue, celle qui est au-delà du sensible. Par la parabole, Dieu « descend » dans le trope, le mystère des cieux s’incarne dans le sensible, pour permettre à l’auditeur, dans un mouvement inverse, de remonter du sensible vers le mystère divin. Ainsi, toujours selon Matthieu, Jésus répond ainsi aux disciples : « c’est pourquoi je leur parle en paraboles ; parce qu’en voyant ils ne voient point, en écoutant ils n’entendent, ni ne comprennent point20. »

44Dans cette perspective, la parabole obscure de Bernanos, qui désoriente le lecteur et refuse d’arrêter le tremblement du sens, semble contraire à la visée apologétique dont il se réclame pourtant. Mais la réponse de Jésus rapportée par Marc est bien différente de celle dont témoigne Matthieu. Chez Marc, le « parce que » devient un « pour que » :

Pour vous, il a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu. Mais pour ceux qui sont dehors, tout se passe en paraboles. Afin que voyant, ils voient et ne voient pas, et qu’écoutant, ils écoutent et n’entendent pas21.

45La parabole serait alors choisie précisément pour son obscurité, pour laisser entier le mystère de Dieu, pour voiler sa Parole. Alors, la parabole serait un instrument heuristique permettant de figurer les réalités extra-sensibles, tout en travaillant, dans le même temps, à maintenir un facteur de non-réception du message. On retrouve ici la contradiction inhérente aux romans de Bernanos. Aussi, l’intention apologétique de Bernanos s’éclaire peut-être encore à la lumière des paraboles évangéliques dont ses romans reproduisent, à bien des égards, le modèle.

46Dans le cas précis de la parabole biblique, cette contradiction est constitutive de la pédagogie paradoxale à laquelle ressortit le texte des Évangiles : le récit parabolique, par son hermétisme et son étrangeté mêmes, vise à déstabiliser le lecteur, à lui donner à penser par des questions sans réponses, afin d’éveiller son « sens spirituel » et, en définitive, de l’ouvrir à Dieu. Comme le dit Clément d’Alexandrie, Jésus s’exprime en paraboles afin que « nous soyons zélés et habiles à chercher, que nous nous tenions toujours en éveil pour trouver les paroles du Seigneur22 ». L’idée d’une pédagogie paradoxale des paraboles du Christ, pédagogie directement corrélée à leur obscurité, est largement partagée dans l’Antiquité. Pour Augustin par exemple, c’est en effet l’exercice intellectuel que réclame le déchiffrement malaisé des énigmes du Christ qui nous oblige à « une recherche plus zélée » de Dieu lui-même à travers son message.

47Au moment où Bernanos prend la plume, le christianisme est déjà entré, depuis plus d’un siècle, dans une ère de crise et d’incertitude. La religion ne règle plus qu’exceptionnellement les pratiques quotidiennes, et le clergé moderne, croyant ainsi ralentir un recul inévitable, se rend coupable de complaisance à l’égard d’un siècle matérialiste et vulgaire, portant en fait le dernier coup à la religion qu’il prétend défendre. Pire que le péché et ses excès, pire que le blasphème, pire que le mal même qui, du moins, postulent l’existence de Dieu, ne serait‑ce que négativement, sont la torpeur des consciences et l’« ennui » par lequel l’espèce humaine sera bientôt dévorée, privée qu’elle est du sens et de l’absolu. Dans ce contexte, il est impossible pour des écrivains catholiques de se complaire dans la sécurité hébétée, aveugle, de ceux que Bernanos appelle avec dédain les « catholiques par omission » : « Les catholiques sont vraiment insupportables dans leur sécurité mystique. Le propre de la mystique est au contraire une inquiétude invincible 23 », écrit Bernanos, citant Péguy.

48Cette « inquiétude invincible » est bien le lot de l’écrivain catholique moderne, partagée par Baudelaire, Léon Bloy, Ernest Hello, Jules Barbey d’Aurevilly, Georges Bernanos et bien d’autres encore. Dieu semble avoir déserté le monde, au point qu’il est plus difficile que jamais de se prononcer sur l’issue du drame, et sur l’efficacité de la Rédemption. La seule attitude possible consiste à éveiller les consciences, à les sortir de leur engourdissement : en leur donnant à lire ces paraboles pour agacer l’esprit, forcer à l’exercice interprétatif, sans en arrêter le sens en une formule univoque, et sans non plus minimiser le désespoir et l’angoisse, ni même le doute, qui sont les conditions mêmes de la foi moderne. Cette attitude de quête du sens serait déjà, en elle‑même, symptôme d’un éveil spirituel, et propédeutique au mystère de Dieu. Ainsi, l’énigme, le tremblement du sens et l’opacité relative propres, in fine, à toute œuvre véritablement littéraire, sont en tant que tels les seuls moyens possibles d’une apologétique de notre temps — d’un temps d’après la « mort de Dieu ».