Malraux buissonnier
1Alors que les années 1960-70 avaient été le temps des théories générales, les dernières décennies ont vu se multiplier les dictionnaires d’auteur, au point que ce type d’ouvrage est devenu, note Henri Godard dans sa Préface, « une sorte de genre littéraire à part entière. » C’est ainsi que vient de paraître le Dictionnaire André Malraux, d’une ampleur impressionnante et à la présentation soignée.
2En ouverture, nous est donnée la « Liste des auteurs » (soit dix-huit contributeurs), avec l’intitulé des notices dont ils ont eu la charge ; une « Note sur l’édition », avec des précisions sur certaines variations orthographiques (Dostoïevski/Dostoïewsky) et un tableau des abréviations ; et une « Bibliographie des œuvres complètes d’André Malraux » (à partir des six volumes de la « Pléiade » et de Dits et Écrits d’André Malraux (2003) de J. Chanussot et Cl. Travi). Ensuite, de « Absolu » à « Zodiaque » (nom de la revue chrétienne dirigée par Dom Angelico Surchamp) se succèdent les notices qui, par leur dimension, évitent le schématisme inhérent à ce type d’exercice au profit d’une approche toujours très nuancée. Enfin, le volume s’achève sur un « Index nominum » et une « Table des matières » (qui aurait pu comporter une liste récapitulative des notices).
3On a donc là une somme fragmentée qui invite à appréhender l’œuvre au prisme d’approches partielles. Lire un dictionnaire d’auteur revient en effet à feuilleter un album, qui fait d’une existence une série d’instantanés. Au plan biographique, on croise ainsi, au fil des pages, les figures féminines qui ont accompagné Malraux à un moment de sa vie, comme Andrée Viollis, Louise et Sophie de Vilmorin et surtout Clara — que la notice qui lui est consacrée invite à redécouvrir comme écrivain à part entière. Mais passent aussi au long des notices les événements majeurs de l’histoire politico-intellectuelle (les Congrès des écrivains, à Moscou et à Paris), ainsi que les figures marquantes du siècle avec lesquelles Malraux aura cheminé, comme Gaston Gallimard, André Gide et bien sûr le Commandeur lui-même en la personne du général de Gaulle — sans oublier des interlocuteurs privilégiés tels que Groethuysen, Walter Langlois, Roger Stéphane, Romain Gary ou Tadao Takemoto. Et pour finir, l’action de Malraux au Ministère des Affaires culturelles (par Claude Travi).
4Se reconstitue ainsi un itinéraire intellectuel et politique où l’on retrouve la double formation dont a bénéficié Malraux, en lieu et place de l’Université : d’une part, des lieux de culture — tous objets d’une notice — comme le salon Kahnweiler, celui de Daniel Halévy, « L’Union pour la vérité » de P. Desjardins, et les Décades de Pontigny ; d’autre part l’école du monde à travers ses multiples voyages, à commencer par l’Indochine. Au long des entrées se déploie ainsi la carte du monde réel, qui renvoie souvent à un moment fort de l’histoire (l’Espagne, l’URSS, l’Allemagne, l’URSS...), mais qui peut aussi bien participer d’un rêve, comme il en va chaque fois que Malraux délaisse le présent pour des pays anciens (l’Empire ottoman, dans la notice « Turquie » ; ou bien le Japon traditionnel, qui vient occulter le Japon moderne, comme le souligne Cl. Travi).
5Mais le monde ne nous apparaît ici qu’à travers une conscience. Il n’est donc de paysage extérieur qu’au miroir d’un paysage intérieur. Différentes notices, très synthétiques, font ainsi le point sur l’horizon intellectuel de Malraux, en ce qui concerne la relation qu’il entretient, dans le domaine philosophique, avec Hegel, Nietzsche et Spengler (une bonne mise au point de Myriam Sunnen quant à la lecture qu’il a pu faire du Déclin de l’Occident), et pour ses relations ambiguës avec la psychanalyse — mettant à distance Freud et le freudisme pour se rapprocher de Jung, dont la notice qui lui est consacrée (signée de Jacqueline Machabéïs) montre bien la proximité avec les Écrits sur l’art.
6Surtout, se met en place un « paysage littéraire » à travers les écrivains admirés de Malraux (à côté des étrangers comme Dostoïewski ou Conrad, dont les noms étaient attendus, des notices éclairantes sur Hugo, Claudel ou Bernanos), et ceux avec qui il entretint des relations conflictuelles, comme André Gide (aux côtés de qui il se range pour lutter contre le fascisme, mais dont il ne partage en rien le culte du moi et la propension à l’aveu) ou Jean-Paul Sartre (avec une sorte de crise mimétique qui éloigne des auteurs que bien des éléments rapprochent). À travers ces « dialogues » se précise peu à peu une véritable poétique. Dès le Tableau de la littérature française, avec Gide, Malraux met à distance la notion d’histoire littéraire (évoquée par Joël Loehr), dont se réclame l’Université, au profit d’une réflexion sur les formes : la différence entre le « Roman » et le « Récit », la préséance de la scène (notice « Scène(s) »), l’importance du « Silence » et des « Ellipses », etc.
7Comme le signalent très justement plusieurs contributeurs, des questionnements similaires apparaissent dans les notices consacrées à l’art. Même si certaines notions, comme « Œuvre », « Universalité » ou « Métamorphose » ne se posent pas dans les mêmes termes, on constate un semblable refus de l’histoire de l’art et de l’histoire littéraire, des réflexions analogues sur la « représentation » ainsi que sur la coprésence du passé et du présent en sorte que le « musée imaginaire » répond à sa manière à la « bibliothèque intérieure » (ou à l’ « anthologie intérieure » évoquée dans L’Intemporel).
8Les notices consacrées aux romans et aux personnages de Malraux sont d’ailleurs l’occasion de repenser la notion d’« Œuvre » et d’« Œuvres complètes ». Bien évidemment, les textes majeurs bénéficient d’analyses substantielles, qui équivalent presque à un article. Mais à côté des notices sur les grands romans et les personnages principaux, le lecteur apprécie de trouver une entrée « Anonyme(s) » consacrée à la fois aux inconnus qui font l’Histoire (comme dans L’Espoir) et aux artistes anciens dont nous connaissons les peintures ou les sculptures, mais pas le nom. Plaisir également à trouver analysées des œuvres de Malraux que le grand public ignore (Vie de Napoléon par lui-même) ou méconnaît (par exemple Roi, je t’attendrai à Babylone). De plus, à côté de ces récits parus du vivant de l’auteur, une large place est accordée à des œuvres posthumes. Certains, comme Le Démon de l’absolu, sont bien connus, mais d’autres un peu moins comme Le Règne du Malin ou bien « Non », (re)découvert par Jean-Louis Jeannelle, qui fait le point sur le « dossier » de ce roman de la Résistance, élaboré sur le tard. Dans le même esprit, on découvre le nombre impressionnant de scénarios inspirés par les romans de Malraux, le plus souvent sans suite (notice « Scénario(s) »).
9Au fil des notices, se dessine ainsi une cartographie de l’imaginaire malrucien. Sont donc proposées à la fois les notices qui évoquent le versant héroïque, et lumineux, de Malraux (« Fraternité », « Dignité », « Épopée », « Nous, notre », « Jeanne d’Arc »...) mais aussi celles qui laissent entrevoir une part d’ombre (« Honte », « Secret », « Mère(s) »...). Au plan philosophique, ce Dictionnaire permet de mesurer le grand nombre de mots qui témoignent d’une inquiétude spirituelle et/ou existentielle, comme « Agnosticisme » (qui n’est pas un pur athéisme mais une « disponibilité »), « Surnaturel », « Spiritualité » (articulée de façon complexe à l’agnosticisme), « Sacré » (qui a préséance sur la religion), « Christianisme », « Pascal », « Diable(s) » (que Malraux évoque avec des accents bernanosiens quand il affirme qu’« Avec les premiers gaz de combat, Satan reparut sur le monde »). Longuement développées, ces notices analysent avec toutes les nuances nécessaires les relations complexes qu’entretient avec le Sacré quelqu’un comme Malraux, ce « pascalien sans religion », cet agnostique sensible aux grandes figures de la sainteté (notice « saint Bernard », ainsi que les références à François d’Assise (passim).
10À côté de ces questions qui touchent d’emblée à l’essentiel, d’autres entrées, moins attendues, méritent tout autant l’intérêt, comme « Papillons », « Métiers du livre » ou « Dyables » – du nom donné par Malraux à ses dessins sur les manuscrits. D’ailleurs, il arrive souvent que des notices un peu secondaires se révèlent d’une grande richesse, comme il en va de « Mademoiselle Monk, par Charles Maurras » — occasion de faire le point sur l’ordre et le nationalisme —, « Rabaud » — ce personnage des Noyers dont Jean-Pierre Zarader, qui a pris en charge la plupart des notices sur l’art, montre avec quelle subtilité Malraux, via Vincent Berger et Möllberg, reformule les propos — ou encore « Resnais » — pour le dialogue conflictuel que le film Les Statues meurent aussi (1953) entretient avec Les Voix du silence (1951). Parfois même certaines notices invitent à reconsidérer tel point de l’histoire littéraire. C’est le cas de la notice « Ethnologie », qui souligne son importance pour Malraux et invite à lui accorder la place qu’il mérite aux côtés de Michel Leiris, André Breton, Roger Caillois et Georges Bataille lors du « moment ethnologique » que connut la littérature française dans les années 1930-40.
11En contrepoint, d’autres notices de ce Dictionnaire André Malraux abordent des moments controversés de la vie de l’auteur. Il faut alors noter que, se refusant à la tentation hagiographique, elles valent avant tout pour leur honnêteté. En effet, elles n’hésitent pas à aborder frontalement certains points délicats, dans l’ordre politique (l’attitude envers le stalinisme quand Malraux écarte un texte de Boris Souvarine ; la difficulté de sa position durant la guerre d’Algérie) ou dans l’ordre esthétique (pour les « Œuvres gothico-bouddhiques de Pamir », dont l’appellation et l’origine ont suscité bien des réserves). Loin de desservir l’auteur, on peut même avancer que l’évocation de telles failles donne à l’homme Malraux son poids d’humanité.
12On éprouve donc un réel plaisir à pratiquer une lecture buissonnière en circulant librement à travers les différentes entrées, guidé par les renvois (les astérisques), ou bien simplement porté par les hasards de l’ordre alphabétique. Car quelquefois sa dimension « aléatoire » — pour emprunter à Malraux l’un de ses termes — fait bien les choses, comme lorsque se présentent des rapprochements souvent inaperçus. Ainsi, à la lettre « I », on mesure en cinq notices l’importance chez Malraux des termes négatifs : « Intemporel », « L’Intemporel », « L’Irréel », et « Irrémédiable ». Quant à la lettre « S », elle met en valeur le préfixe « Sur » qui, sans compter le « Surréalisme », tenu à distance, revient au moins trois fois, dans « Surnaturel », « Surmonde(s) » ou « Survie ». Entre le négatif (In) et l’intensif (Sur), s’esquisse ainsi la possibilité, non d’un tableau, mais d’une approche alphabétique de la littérature française. L’intérêt de cette véritable somme procède donc pour une bonne part de la fragmentation qui est sienne. Car pour reprendre une opposition chère à Malraux, ce Dictionnaire nous propose, non un « récit », à la cohérence trompeuse, mais un « roman », dont l’intérêt tient à la discontinuité.
13Remarquablement informé, et rédigé avec aisance, ce Dictionnaire André Malraux constitue un ouvrage de référence pour les études malruciennes, et plus largement pour la connaissance du xxe siècle.