Adolphe : la paradoxale postérité d’un roman singulier
1Dès sa parution en 1816, Adolphe, anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu n’a cessé d’être lu, récrit, traduit, adapté et célébré comme un des grands textes de la littérature française. Aussi est-ce une très judicieuse initiative que celle prise par Léonard Burnand et Guillaume Poisson de marquer le bicentenaire de sa première publication par un volume collectif qui retrace la descendance d’un héros célibataire qui, en mourant, n’a laissé pour ultime trace1 qu’un cahier abandonné dans une auberge de Calabre. Adolphe de Benjamin Constant. Postérité d’un roman (1816-2016) réunit ainsi une vingtaine de contributions ; autant de coups de projecteurs ou d’instantanés sur des œuvres générées par Adolphe en France, en Europe et dans le monde : romans, pièces de théâtre ou opéra, traductions, gravures ou dessins, bande dessinées, films, montages et collages contemporains. Organisé en quatre grandes sections (éditer, traduire, récrire et adapter Adolphe), il est remarquablement illustré, tant par la diversité des œuvres présentées que par la qualité des reproductions en couleurs. Montrant l’étendue et la diversité de cette « postérité », il offre des éléments de réponse à ce qu’est un texte « classique » et ouvre des perspectives sur la place d’un texte dans les constructions de l’histoire littéraire et culturelle.
Adolphe, une œuvre singulière
2Interroger la « postérité » d’Adolphe présente d’autant plus d’intérêt que ce roman se détache comme une œuvre singulière. Cette singularité tient en premier lieu à la personnalité même de son auteur. En 1816, Benjamin Constant est connu pour le rôle politique qu’il a joué pendant une partie de la Révolution, de 1795 jusqu’à son éviction du Tribunat en janvier 1802. Il s’est à nouveau fait remarquer en acceptant de rédiger pendant les Cent-Jours l’« Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire », une année après avoir publié un violent pamphlet antinapoléonien, De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814), ce qui restera la matière d’une controverse récurrente. Aussi la publication d’un récit de fiction en 1816 a-t-elle été une surprise dans le public, et les journalistes ont eu beau jeu de tirer argument de ces volte-face politiques pour caractériser le roman : « C’est un grand Protée que M. Benjamin de Constant ! Après s’être déguisé en Montesquieu […] le voici qui se transforme en Marivaux2 ». Adolphe, unique récit de fiction qu’il a publié, apparaît donc comme une forme de hapax dans une œuvre qui porte d’abord sur la politique et les religions. D’autant plus que les personnages du roman sont apparemment détachés des réalités politiques, sociales ou religieuses de l’époque3. Par ailleurs, la date de composition et de publication du texte se situe dans un angle mort de la périodisation littéraire, entre des Lumières alors bien crépusculaires et un romantisme encore dans les langes. Adolphe résiste aux classements, d’autant que son protagoniste semble l’oxymorique bâtard du libertinage (incarné entre autres dans la société fréquentée par son père) et du romantisme (qui s’exprime par exemple dans le célèbre début du 4e chapitre « Charme de l’amour ») ; Émile Faguet, parmi d’autres, le caractérise par cette tension même : « caractère bizarre et inquiet, vrai romantique par le trait d’humeur, dans une perpétuelle alternance d’exaltation et de découragement dédaigneux, était un esprit du xviiie siècle par la netteté de sa pensée, de déductions et d’analyse4. » Aux yeux du lecteur d’aujourd’hui, la précision analytique de la langue et la conduite rigoureuse de l’intrigue en font un texte bien éloigné des effusions de Chateaubriand ou de Lamartine. Et pourtant, la critique de l’époque lui a reproché ses excès… romantiques : « L’inconnu qui a écrit l’histoire d’Adolphe ne paraît pas moins familier avec le genre romantique que M. Benjamin de Constant lui-même. Il aime à se servir des expressions consacrées par la nouvelle école ; et il est souvent question dans son récit d’orages, de mystères, de vie, de mort, d’avenir et d’idéal. […] Je remarquerai, en passant, que l’un des secrets du langage romantique est de rapporter ce qu’ils appellent « les phénomènes du monde intellectuel » aux phénomènes du monde visible. C’est ainsi qu’une femme transportée par la colère est un bel orage, et que des émotions ressemblent à des feuilles décolorées. Un ancien rêveur, nommé Aristote, a condamné dans sa rhétorique la bizarrerie de ses rapprochements ; mais M. W. Schlegel les approuve et les admire. Qui oserait balancer entre ces deux autorités5 ? ». Cet usage disruptif de la métaphore, nous ne la percevons plus, lisant ce texte comme déraciné, représentatif de ce « côté fleur coupée du roman psychologique à la française » pour le dire avec J. Gracq6 ; cette dimension lui permet d’échapper à son temps pour devenir une forme de texte atemporel, susceptible d’une postérité continue.
3Unique fiction achevée de Constant, et relevant d’une poétique romanesque qui détache les personnages de leur terreau social et politique, Adolphe se distingue ainsi d’autres œuvres constitutives de la mémoire littéraire, qui sont souvent emblématiques d’un mouvement littéraire clairement identifié : Ronsard lié à la Pléiade, Racine et Corneille au classicisme, Voltaire ou Diderot aux Lumières, Hugo au romantisme ou Claude Simon au nouveau roman. Unique fiction de son auteur, ce roman échappe aussi à la vision romantique d’une association fusionnelle entre l’auteur et l’œuvre, où celle-ci manifeste la génialité de son créateur. C’est dans ce sens que Chateaubriand a filé la métaphore de la postérité, dans un développement sur Shakespeare :
Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. […] Tout se teint de leurs couleurs ; partout s’impriment leurs traces : ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignées. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des styles, des sujets, des styles à tous les arts : leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l’esprit humain7.
4Adolphe est certes liée à son créateur par l’idée des clés biographiques et comme reflet de son esprit d’analyse, le « portrait littéraire » acide que lui a consacré Sainte-Beuve en témoigne. Il ne renvoie cependant pas à cette image du « génie-mère », et semble un « prolem sine matre creatam », de même que la mère du protagoniste éponyme est totalement absente du récit, comme si la genèse était occultée. Ces singularités – intrigue et personnages apparemment détachés de leur contexte, œuvre irréductible à une école littéraire, voire à un auteur, mieux à un projet d’auteur comme celui dans lequel s’ordonnent les romans de Zola – ont donné à Adolphe une plasticité propre à engendrer une postérité spécifique et polyymorphe, que les contributions de ce volume mettent en lumière, en dégageant notamment les éléments qui en font un classique.
Les paradoxes de la postérité d’Adolphe
5La postérité de ce roman singulier ne va pas sans quelques paradoxes. Le premier se construit dans la tension entre la genèse de ce texte et la capacité qu’il a de trouver de nombreux échos. Une fausse information a longtemps laissé penser qu’Adolphe avait été composé très rapidement. Adrien de Constant, petit cousin de Benjamin, premier déchiffreur et éditeur (de manière posthume, précisons-le) du journal s’était permis de synthétiser certains textes de son illustre parent, voire d’inventer quelques formules, comme celle-ci qui a été répétée pendant un demi-siècle : « J’ai fini mon roman en quinze jours8 ». En réalité, et comme le rappelle utilement Paul Delbouille au début de ce volume (p. 13-14), la publication du manuscrit original des Journaux intimes en 1952 a révélé que la genèse de ce récit avait en fait été assez longue, débutant en octobre 1806 ; la fiction a surgi d’une circonstance biographique : « Écrit à Charlotte. Commencé un roman qui sera notre histoire9. » Cette formule lapidaire, mais très suggestive sur la relation entre fiction et biographie semble enfermer l’« histoire » dans un « notre » qui l’enclot dans l’intimité d’un couple ; le roman s’est en effet écrit sur fond de drame sentimental, d’un Benjamin partagé entre Germaine de Staël et Charlotte, née de Hardenberg et devenue successivement Mme de Marenholz, Mme du Tertre et Mme Constant ; de cette recomposition des familles, un deuxième récit s’est esquissé, Cécile, récit inachevé et non publié du vivant de son auteur10. Adolphe ne paraîtra que dix ans après cette note qui annonce sa naissance, à Londres, pour des raisons essentiellement financières, et simultanément à Paris (p. 16). Aux premiers lecteurs qui pensaient trouver des clés Constant a répondu dans « La Préface à la seconde édition ou Essai sur le caractère et le résultat moral de l’ouvrage » : « Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman, c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur humain11. » Quelque deux cents ans plus tard, Isabelle Adjani témoigne que c’est bien « l’observation du cœur humain », l’analyse des mécanismes de l’amour et du désamour qui parle au lecteur d’aujourd’hui ; dans le passionnant entretien qu’elle a eu avec Antoine de Baecque, Benoît Jacquot et Chantal Thomas à l’occasion de la sortie de l’adaptation à l’écran d’Adolphe par Benoît Jacquot (2002), elle déclarait : « J’ai lu Adolphe il y a longtemps, au lycée, avec un choc physique : tout à coup je ressentais l’amour à travers la littérature, comme un écho de ma vie d’adolescente, un émoi affectif. Adolphe a toujours été là, ensuite, même si je ne l’ai pas relu. C’est un livre sans chevet, mais présent en moi comme une poésie qu’on connaît par cœur » (p. 128). Preuve de la profondeur de la trace laissée par ce roman, c’est bien I. Adjani qui a commandité cette adaptation. De même, Camille Laurens dans Ni toi, ni moi (P.O.L., 2006) voit dans Ellénore une figure ouverte, et non une simple transposition de Charlotte ou de Germaine : « Quand Ellénore meurt à la fin d’Adolphe, délaissée par un homme qui ne l’aime pas, ce sont toutes les femmes qui meurent, dans tous les temps. » (citée par Adrienne Angelo, p. 114). Ces deux lectrices ont entendu, sans peut-être même avoir eu besoin de le lire, l’appel de Constant à ne pas s’engluer dans le « commérage » et la recherche des sources.
6Adolphe, roman de l’introspection et de l’analyse de sentiments, offre un univers purement mental, sans image. Pourtant, il a suscité un certain nombre d’éditions illustrées, dont la première en 1847 (G. Poisson, p. 21). En l’absence de portraits ou dans la rareté des paysages proposés par le roman, la liberté des illustrateurs est grande, et l’un des grands intérêts de ce volume est de présenter un large choix des illustrations. La scène la plus souvent choisie pour les images est la dernière promenade d’Ellénore dans un paysage hivernal où la neige craque sous les pas. C’est aussi sans doute l’une des plus belles scènes de l’adaptation à l’écran par B. Jacquot. Le commentaire de ce film souligne également la difficulté de donner des corps aux personnages de Constant ; la représentation de l’érotisme, très allusif dans le roman, en offre un bon exemple ; le cinéaste a choisi de filmer en gros plan les langues des deux amants se mêlant (p. 129). L’illustration d’Adolphe a trouvé un prolongement fécond dans la bande dessinée, avec l’adaptation en 2013 par Pascal Croci ; s’emparant du roman, il a dessiné des portraits en se conformant aux codes spécifiques de la BD : leur physionomie est proche du style des mangas (J. Baetens, p. 134). Dans des planches camaïeu on y voit un Adolphe très féminin, et une Ellénore qui, avec ses cheveux noirs et ses yeux qu’on devine bleus, semble proche d’Isabelle Adjani, comme si le film était devenu une médiation entre le lecteur contemporain de BD et le roman. L’image s’est ainsi développée au corps défendant du roman.
7Roman de la parole et de réflexion sur les pouvoirs des mots et leurs limites — la question a été abondamment traitée par la critique, à commencer par l’article de Maurice Blanchot soulignant les paradoxes de la communication12 —, Adolphe n’a pourtant pas — et c’est un nouveau paradoxe — produit d’adaptations théâtrales marquantes (F. Jaunin, p. 120-125). L’adaptation au théâtre d’un texte narratif est toujours périlleuse, mais les confrontations du couple, dont la palette va du duo amoureux aux disputes violentes jusqu’à l’irréparable, ou les scènes mondaines, avec la cruauté des jugements sociaux, semblaient pourtant offrir une belle matière à une adaptation théâtrale. Tout se passe comme si la parole donnée des personnages du roman, langage intérieur, ne parvenait pas à trouver son correspondant dans le dialogue théâtral. L’adaptation à la scène lyrique n’a pas eu plus de succès. Adolphe a en effet donné lieu à un livret d’opéra, Hellera, adapté par Luigi Illica, le librettiste à succès de Tosca, de La Bohême ou de Madama Butterfly ; mis en musique par I. Montemezzi et représenté en 1909, cet opéra ne connut que trois représentations.
8C’est sans doute le roman lui-même qui a réussi à ouvrir le dialogue le plus fécond avec Adolphe. De La Muse du département de Balzac qui visait à traiter Adolphe « du côté réel13 » (G. Gengembre, p. 79-81) ou Ellénore (1844-1846) de Sophie Gay (S. Lorusso, p. 83-87) jusqu’à Ni toi, ni moi (2006) de Camille Laurens qui y voit l’expression de « l’effroyable séparation des sexes14 » (A. Angelo, p. 113-116), nombreux sont les romans dans lesquels les personnages appréhendent leur expérience amoureuse à la lumière de leur lecture d’Adolphe, ou, plus encore, qui offrent une une récriture d’Adolphe. Il y a certes des ratages, comme La Polonaise (1957) de Stanislas d’Otremont, qui se veut un « Avertissement aux filles trop passionnées » (F. Rosset, p. 93-95), mais aussi des dialogues féconds comme celui que Guy de Pourtalès engage avec Constant dans Montclar (1926) (D. Jakubec, p. 89-91). Dans la « recréation moderne » qu’est L’Imitation (1998), Jacques Chessex construit un jeu de miroir avec Constant, par delà ce qui l’en sépare : il est ce compatriote lausannois « à l’accent protestant des lettrés de la rive vaudoise », marqué par l’inquiétude face à la mort et par le sentiment de la fuite du temps (R. Francillon, p. 106-111).
9Traduit en anglais par A. Walker l’année même de sa parution à Londres (C. Courtney et P. Rowe, p. 43-49), Adolphe l’a été dans de nombres autres langues européennes, dont l’allemand (E. Passet, p. 51-55), l’espagnol (W.-C. Lozano, p. 56-59), le hongrois (I. Kovacs, p. 60-65), l’italien15, etc. Les traductions hors d’Europe engagent une passionnante dialectique, car elles mettent en relief les écarts entre les cultures et, en retour, jettent une lumière nouvelle sur des parties du roman laissées dans l’ombre. Ainsi, Adolphe a été traduit au Japon en deux vagues ; d’abord entre 1934, date de la première traduction, jusqu’à la deuxième Guerre mondiale, les traducteurs et critiques, comme H. Koyabashi et M. Nakamura, sont alors attentifs aux rapports entre l’individu et la société, question qui est effectivement une préoccupation centrale chez Constant pour qui « l’action de la société est ce qu’il y a de plus important dans la vie humaine », « préalable inconsenti16 » auquel l’individu doit se soumettre. Après la guerre, lorsque le pays s’ouvre à nouveau aux cultures étrangères, c’est la dimension psychologique qui retient l’attention des lecteurs japonais (E. Ohno, p. 66-71). On observe les mêmes oscillations entre des lectures sociales et une approche psychologique du roman dans d’autres contextes politiques. Ainsi, la postface de László Bóka qui accompagnait sa traduction d’Adolphe en hongrois en 1958 dégageait ce que le roman exprime de la France du début du xixe siècle ; cette postface a été remplacée par une autre en 1979, proposant « une approche plus anecdotique de l’œuvre » (p. 64). Cette confrontation des cultures prend une résonance forte dans la récente traduction d’Adolphe (2009) en persan. Comme toute publication en Iran, cette traduction a été soumise à l’autorisation du ministère de « la Guidance morale » ; le personnage qui pourrait être moralement censuré n’est pas Adolphe, mais Ellénore qui, vivant en concubinage avec un homme dont elle a deux enfants et en aime un autre, risquerait la lapidation en Iran (M. Moshiri, p. 72-75). Cette condamnation par contumace donne une transposition forte des lourdes contraintes que la société décrite par Constant fait peser sur Ellénore, la menaçant constamment d’une mort sociale. Autorisée cependant par la censure, la traduction en persan a été publiée, avec une superbe couverture, représentant dans un dessin à l’encre noire une femme prostrée assise près d’un arbre (p. 72). La traduction offre également un puissant révélateur sur des aspects stylistiques significatifs. Ainsi, Eveline Passet, autrice de la seizième traduction d’Adolphe en allemand parue en 1998, se concentre sur un point apparemment de détail, mais qui est en réalité au cœur de l’écriture et de la pensée constantienne : « le deux-points » (p. 50-55). Au xixe siècle, ce signe de ponctuation marque une pause plus longue que le point-virgule, et plus brève que le point. Or Constant use fréquemment des deux points dans ses romans et dans ses journaux. Juxtaposant des énoncés, ce signe de ponctuation joue un rôle fondamental dans l’enchaînement des idées, « le halètement de la pensée17 », pratique qu’éclaire la réflexion de J. Gracq : les deux points « marquent la place d’un mini-effondrement dans le discours, effondrement où une formule conjonctive surnuméraire a disparu corps et biens pour assurer aux deux membres de la phrase qu’elle reliait un contact plus dynamique et comme électrisé18. » Aussi, confirmant une tendance récente des éditeurs, voire des traducteurs, Margaret Mauldon respecte-t-elle dans sa traduction en anglais la ponctuation originale de Constant (p. 49). Cette ponctuation a parfois ses incohérences et ses négligences, mais elle reste le plus souvent porteuse de sens. Cet aspect est particulièrement net dans l’écriture paratactique, voire télégraphique des Journaux intimes, comme la récente édition diplomatique qu’en ont donné les Œuvres complètes19permet de le constater.
10Le volume présente ainsi une série de coups de projecteurs ponctuels, dont certains, extrêmement suggestifs, posent un nouveau regard sur Adolphe. Il est également très précieux par l’ensemble d’illustrations du roman qu’il présente — le plus important réuni à ce jour — dont certaines sont remarquables : celles, notamment, de Pierre Gandon, marquées par une influence cubiste (p. 25, 95, 117) ou de Serge de Solomko (p. 24, 86, 87, 100) ; son portrait d’Adolphe, en frère lointain de Corto Maltese, mais dont les tourments se lisent dans le croisement torturé des mains (p. 65), est particulièrement parlant.
Un roman personnel au prisme de l’idéologie
11Cet ouvrage ne visait pas à donner un panorama exhaustif de la postérité d’Adolphe, ni à en faire un bilan critique, tâches immenses, mais il a judicieusement choisi de mettre en lumière certains aspects marquants de la postérité. Aux perspectives ouvertes dans ce volume, il conviendrait d’ajouter un aspect important, à savoir la place que l’histoire littéraire a donnée à Adolphe, car c’est un point où le roman du désamour, la « déclaration de haine » pour le dire avec Stendhal20, devient porteur d’enjeux idéologiques.
12Le succès immédiat d’Adolphe s’est un peu émoussé au fil du xixe siècle, sous la poussée du roman réaliste, puis naturaliste. Sous le second Empire, c’est le Constant politique qui l’emporte, notamment chez les opposants à Napoléon III. À la toute fin du xixe siècle pourtant, Adolphe est réédité à plusieurs reprises, avec des préfaces entre autres d’Anatole France et de Paul Bourget. Certes, la première publication des Journaux intimes en 1887, ainsi que des extraits de la correspondance expliquent en partie ce regain d’intérêt. Deux autres raisons plus profondes ont été soulignées par la critique21, à savoir les résonances qu’on a cherché à souligner entre Adolphe et le « roman psychologique » d’une part, le pessimisme fin-de-siècle et le nihilisme de l’autre.
13Réagissant contre le réalisme et, plus encore contre le naturalisme et le roman de mœurs, Paul Bourget prône le retour au roman psychologique, et érige Adolphe en grand prédécesseur, le considérant comme le chef d’œuvre du roman d’analyse22 : « Ici apparaît la puissance de cette forme d’art si négligée en France pendant des années, qui s’appelle le roman psychologique. Là où un écrivain de mœurs eût nécessairement abouti à la vulgarité, l’auteur d’Adolphe, en dégageant la portée morale de la situation ainsi choisie a trouvé un dessous tragique à une aventure médiocre23 ». Vanter la « portée morale » au détriment des « mœurs », c’est jouer l’observation psychologique contre le roman du social de Balzac et, surtout, de Zola. Adolphe n’est pas simplement le portrait d’un individu ; il dépeint les symptômes de « l’atmosphère morale d’une époque24 ». Époque malade aux yeux de P. Bourget, rongée par « l’abus de l’esprit d’analyse25 », et qui fait écho à celle où a vécu Constant. Partant aussi du constat de la maladie de l’époque dans Un homme libre (1889), deuxième partie du Culte du moi, Maurice Barrès érige Constant comme l’une des grandes figures du conflit de l’individu contre le monde, un des théoriciens majeurs de la conscience individuelle et du culte du moi ; il en fait un maître du pessimisme : « Mais j’aime surtout Benjamin Constant parce qu’il vivait dans la poussière desséchante de ses idées, sans jamais respirer la nature, et qu’il mettait sa volupté à surveiller ironiquement son âme si fine et si misérable26. » C’est un nouveau paradoxe de voir que l’individualisme de Barrès qui tendra vers le repli national et le régionalisme, se choisit pour modèle une figure d’un libéralisme ouvert sur l’Europe27. S’appuyant également sur le journal, le psychologue Émile Tardieu souligne dans L’Ennui. Étude psychologique (1913) la dimension autodestructrice de l’esprit d’analyse chez Constant, et y voit un représentant de « l’ennui du raté » et du nihilisme. Certains penseurs nihilistes ont d’ailleurs considéré Constant comme l’un de leurs modèles28.
14L’autre aspect qui ne va pas non plus sans paradoxe concerne la place accordée à Adolphe dans la vision de l’histoire littéraire de la France telle qu’elle se développe dans le contexte de l’après défaite de 1870. Défendant les valeurs nationales, Émile Faguet voit dans ce récit ce qui fait l’essence de l’esprit français : « Le roman psychologique, inventé par La Rochefoucauld et Racine, écrit pour la première fois par Mme de Lafayette, n’avait pas eu en France une très grande fortune. […] Constant nous rapporte, sans presque y prendre garde, un genre littéraire dont on n’avait plus l’idée depuis Marivaux29. » Se dessine une nouvelle généalogie qui place Adolphe dans la lignée du classicisme français. Cette filiation permet d’opposer la carté et l’analyse aux brumes allemandes, comme l’écrit Paul Bourget : « Quels sont presque tous les chefs d’œuvre du roman français avant Balzac ? Des livres d’analyse. Jugez plutôt : La Princesse de Clèves, Manon Lescaut, ces mêmes Liaisons [dangereuses], Marianne, et puis René, Obermann, Adolphe, Le Rouge et le Noir. C’est la portion la plus originale peut-être de notre héritage littéraire, celle qui ne doit rien au profond rêve du Nord, ni au pittoresque lumineux du Midi. Le produit propre d’une race raisonneuse et sensible, lucide jusqu’à la passion […]. Moralistes et conteurs, nous le sommes par toutes les traditions de notre moyen âge. Nous le demeurerons malgré toutes les métamorphoses de notre art national, tant qu’il y aura des hommes pour écrire en français, et par conséquent pour penser français30. » Ce n’est pas un mince paradoxe de voir Constant, ayant certes acquis la nationalité française en 1797 après diverses démarches, né à Lausanne dans une famille protestante installée en Suisse depuis la Révocation de l’Édit de Nantes, et qui s’est formé en bonne partie de la formation en Allemagne et en Écosse, devenir l’un des représentants emblématiques de la culture française, dans une forme de réappropriation de la diaspora.
15Dans La Muse du département de Balzac, Lousteau décrit Adolphe comme « un Allemand blondasse31 », à l’opposé donc de l’esprit français dans lequel a voulu le cantonner la critique de l’après défaite de 1871. Adolphe n’est au fond ni l’un, ni l’autre ; la pensée et l’œuvre de Constant se définissent d’abord par le cosmopolitisme, et un des grands mérites de ce volume collectif d’en apporter de nouvelles preuves, en suivant la diffusion d’Adolphe dans le monde, de l’Angleterre au Japon et à l’Iran. Le tableau de cette postérité montre la vitalité des récritures et des adaptations qui en ont été faites, caractérisées par la diversité des points de vue et l’étonnante multiplicité des formes qu’elle a prises, et continuera de prendre.