Prose/poésie : frictions, jonctions
1Idées de la poésie, idées de la prose : par ce titre, Michel Sandras indique clairement que son propos concerne les différentes conceptions qu’on a pu avoir, en France, de la poésie et de la prose. Mais le terme de « conception » apparaît vite trop vague : M. Sandras étudie non pas seulement les théories que l’esthétique et la critique ont élaborées à leur sujet, mais aussi les représentations de l’une et l’autre formes d’écriture et la manière dont, au cours de l’histoire, varient les points de friction ou de jonction de la prose et de la poésie. Qu’elles s’opposent, rivalisent, s’adossent l’une à l’autre ou se tournent le dos, la poésie et la prose, dans leur relation tendue, nous renvoient toujours à un imaginaire de la langue et de la littérature. Et parce qu’il s’agit d’imaginaire et d’écriture littéraires, ces représentations engagent des formes historiques de la sensibilité et parfois même une politique de l’écriture : le choix de la prose ou de la poésie, qui peut être le choix de leur opposition radicale, ou à l’inverse de leur indifférenciation revendiquée, ou bien de leur mélange, ou encore du glissement, plus ou moins aisé, de l’une à l’autre, est envisagé pour lui‑même. La question du genre littéraire n’en est qu’une conséquence — et c’est là une des originalités du livre : le choix de la prose ou de la poésie est considéré comme prioritaire par rapport à celui du genre, ce qui rend possible et même nécessaire l’attention à toutes les formes d’hybridation ou de mixité entre l’un et l’autre régimes d’écriture. La prose est ainsi analysée dans le poème, dans l’essai et les petites proses poético-spéculatives (ou spéculo-poétiques ?) qu’affectionne notre époque ; la poésie, hors du vers comme dans le vers, voire dans le roman, et partout où la modernité revendique une indifférenciation de la poésie et de la prose. C’est d’ailleurs cette indifférenciation que M. Sandras réévalue, montrant que l’idée moderne de la poésie est rendue dans et par la prose, son flux, sa scansion propre, sans pour autant qu’elle rompe avec l’idée antique d’une célébration. La prose, elle, est située sur l’autre versant : celui de la défaite d’une idée de transcendance ou de divinité, mais aussi de la construction, voire de la langue du poème. Si l’indistinction entre prose et poésie est discutée (comme l’est aussi l’affirmation de Barthes bien connue : « Il n’y a plus de poètes, ni de romanciers : il n’y a plus qu’une écriture »), M. Sandras accorde une importance particulière aux poètes qui écrivent de la prose — et non seulement des poèmes en prose : Aragon, Michaux, par exemple. Du premier, qui affirmait en 1923 à Jacques Doucet : « poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également parole », il réévalue la force poétique et le désir de poésie dans Le Paysan de Paris et La Défense de l’infini — alors qu’on a tant commenté sa « volonté de roman ». Il analyse également l’importance du prosimètre dans Le Fou d’Elsa, et la notion de « strophature » — néologisme aragonien qui indique la proximité de la coupe (du vers) et de la découpe (en chapitres), du mouvement de la parole qui délimite une unité comme le vers avance, enjambe. Car l’enjambement en dit long sur la marche du vers ou de la prose : à propos de Jude Stefan, M. Sandras montre comment il joue en faveur de la dislocation et de la rupture du chant, évitant à la succession de vers libres le relâchement qui peut toujours les menacer. L’écriture du deuil (Michaux, Roubaud, Hocquart et Stefan) donne alors lieu à une « élégie impure » — plutôt qu’à une fin de l’élégie qui serait le pendant de la fin de l’hymne, analysée ailleurs par Jean-Christophe Bailly. Fin de l’élévation et de la célébration ? Peut-être. Mais, selon M. Sandras, il n’y a pas de terme à la déploration, ni même à la continuité qui était censée la caractériser : on changerait alors de régime de la plainte, celle-ci s’accommodant aujourd’hui d’une flexion critique et d’une mise à distance des affects que l’élégie pure (si tant est qu’elle existe) ne pouvait concevoir1. Le rythme de la parole poétique et le rapport à soi qu’entretient le sujet en sont changés. Les quelques pages consacrées, dans cette vaste somme, à « l’élégie impure », nouent avec force les questions formelles, les approches stylistiques et les positions éthiques et esthétiques.
Proust & Flaubert en fil rouge
2Mais ce livre ne se consacre pas uniquement à la poésie contemporaine : les auteurs du xixe siècle y occupent une place fondamentale. Il étudie aussi, à propos de Flaubert, la hantise de la prose — de son continuum, de sa solidité, de sa noblesse ou plutôt de sa nécessité — et la relation polémique et souvent ironique et comique avec la poésie romantique. On est frappé de voir, en lisant la somme de M. Sandras, à quel point Flaubert reste durant tout le xxe siècle le point de mire à partir duquel s’évaluent la force ou les faiblesses de la prose. C’est un des grands mérites de cet essai : ce n’est pas le Flaubert romancier, si souvent analysé pour la voix narrative, le point de vue, le réalisme, le « livre sur rien qui doit tenir par la force de son style » qu’on relit, ni même le Flaubert styliste, mais le Flaubert prosateur, habité par la nécessité de la prose, de son phrasé, de son allure, d’une prose qui puisse non seulement bien écrire mais « rédimer », du moins en partie, le médiocre.
3Flaubert, mais aussi Proust : M. Sandras voit en l’auteur de la Recherche, après Gracq, mais pour d’autres raisons, un « terminus » : celui des réflexions du xixe siècle sur le style. M. Sandras poursuit donc dans Idées de la poésie, idées de la prose ses travaux sur Proust2, montrant comment À la recherche du temps perdu construit des scènes, des personnages qui concrétisent, incarnent ou discutent le romanesque et le poétique. Car quelle œuvre plus que celle de Proust au xxe siècle a pu constituer pour les écrivains une zone de projection des imaginaires de la prose, de la phrase, du poétique, du romanesque ?
4Flaubert et Proust sont donc les fils rouges tirés du xixe siècle qu’Idées de la poésie, idées de la prose noue à la littérature du xxe et du xxie siècles pour interroger d’abord la possibilité (peut-être faudrait-il dire le fantasme) de la continuité ou du continuum et ensuite celui de la valorisation du discontinu ou du fragmentaire3. Les chapitres consacrés à Claude Simon s’inscrivent ainsi dans la grande trajectoire de la prose littéraire française étudiée par Gilles Philippe et Julien Piat4 avec qui dialogue M. Sandras, cherchant à nuancer l’idée d’une littérarisation de la prose et surtout celle d’un travail « impressionniste » et, pourrait-on ajouter, même si cet aspect n’est pas discuté par M. Sandras, « endophasique » de la langue romanesque. Pour Claude Simon, en effet, comme pour Butor, Sarraute (que M. Sandras ne cite pas), la poésie est l’étalon d’une prose qui ne tient plus sa légitimité ni du romanesque, ni de la représentation. Une prose qui se suffirait à elle-même comme le poème. A cet égard, en lisant les démonstrations d’Idées de la poésie, idées de la prose, on mesure la cohérence et la continuité d’une ligne qui nous mène de Flaubert — « Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore5 » — à Orion aveugle. Mais la prose de Simon se fait parfois aussi poème, ou poème en prose, comme dans Archipel et Nord (Minuit, 2009) dont Michel Collot avait étudié les résonances poétiques6.
Les inflexions du poétique & du prosaïque
5Une des forces d’Idées de la poésie, idées de la prose est donc de montrer comment les jeux d’oppositions entre la prose et la poésie n’ont pas été seulement déterminés et déterminants pour le partage des genres et leurs hiérarchies historiques : ces oppositions mettent en cause des formes de la sensibilité et de la mémoire. Le poétique comme le prosaïque sont un sentiment qui détermine un style, un vocabulaire, un rythme, une scansion, des inflexions7 — c’est-dire aussi des coupes, des coupures, des blancs, des enchaînements ou enjambements, à chaque fois variés.
6L’axiologie des formes et des styles occupe une place importante dans l’ouvrage de Sandras, qui cite souvent, avec les poètes et écrivains, les critiques du xixe, les articles de dictionnaire, les théoriciens du xxe siècle et les philosophes qui se sont emparés de la question de la poésie ou du sensible. Idées de la poésie, idées de la prose montre comment toute la fin du xixe siècle est travaillée par la nécessité d’une prose qui soit aussi valeureuse, aussi belle, aussi légitime que le poème, alors même que ses sujets et son matériau (sans parler de son medium, peu pris en compte dans ce livre) sont banals, voire vulgaires. On pense à Edmond de Goncourt, qui, dans la préface de Chérie en 1884, met en garde contre la perte de « l’ambition d’avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d’une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature » ; sans ce souci de la langue, « nous descendrions à parler le langage omnibus des faits-divers ! », écrit-il — langage omnibus : langage pour tous et à propos de tous — c’est-à-dire du premier venu — langage du journal, sans marque d’individualité — autrement dit une non-prose (ou une prose sans qualité littéraire).
7M. Sandras dans cette perspective cite le mot de Lanson, s’employant à « dévulgariser la prose » ou la réflexion de Tocqueville, prévoyant, en raison de l’instabilité et de la confusion des croyances dans les sociétés démocratiques, que « les petits écrits y seront plus fréquents que les gros livres, l’esprit que l’érudition, l’imagination que la profondeur » ; et d’ajouter : « il y régnera une forme inculte et presque sauvage dans la pensée » (cité p. 200). C’est contre cet abandon, voire ce mépris de la forme et du style, annoncé par Tocqueville, que le livre de M. Sandras nous prémunit.
8À l’heure où l’argumentation est devenue une catégorie per se de l’enseignement de la littérature, en particulier dans le secondaire, mais aussi souvent à l’université (il est commode d’isoler les idées dans un lieu ou une forme faciles à repérer…), il n’est sans doute pas inutile de réfléchir sur ce qu’a été, historiquement, la prose d’idées — pour mesurer que les idées ne sont pas seulement en prose ; plus, que la pensée ne tient pas toute dans les idées, et que le vers, le poème, le roman qui n’est peut-être, comme l’écrivait Merleau-Ponty, que « matrices d’idées », importent en ce qu’ils donnent à penser, sans d’abord, ni seulement, ni toujours, argumenter.
Conflit de genre ?
9Pour ressaisir la trajectoire dessinée par M. Sandras, je rappellerai que Hegel dans son Esthétique consacre de nombreux chapitres à la poésie — et un seul au roman, qu’il définit comme « une épopée moderne ». Balzac, quant à lui, ne cesse de confronter, comme le fait aussi Stendhal, le roman au théâtre. C’est la teneur dramatique du roman à l’âge démocratique qui le préoccupe — comme la dédramatisation de l’écriture romanesque, préoccupera à sa suite Flaubert : l’égalité de droits des sujets, l’instabilité des conditions qui était impensable à l’âge aristocratique et qui est devenue la règle de la société post-révolutionnaire modifient nécessairement la façon de raconter et ce qu’il y a à raconter. Mais la prose ? Ce n’est pas elle, qui, d’abord, retient leur attention. C’est la hiérarchie des genres qui importe — épopée, théâtre dominent encore, et le modèle aristotélicien transmis par le classicisme de la catharsis, joue encore à plein chez les Goncourt, par exemple dans la préface de Germinie Lacerteux, où se dessine une politique des émotions littéraires. La question de la prose ne se pose que quand on cesse de considérer le genre dans une perspective axiologique et que l’on en revient à la beauté. Hegel prend en considération avec gravité le risque que le roman va faire courir au beau :
Un des conflits les plus ordinaires et qui conviennent le mieux au roman est le conflit entre la poésie du cœur et la prose des relations sociales et du hasard des circonstances extérieures.
10Mais quelle que soit l’issue du conflit (tragique, comique, ou réglé par une intégration du sujet dans la société), le roman est confronté à une difficulté particulière : « il doit faire entrer dans ses descriptions la prose de la vie réelle, sans par-là rester lui-même dans le prosaïque et le vulgaire ». Autrement dit, comment garder l’exigence de beauté sans masquer ce qui la compromet ? sans édulcorer la représentation ? Sans que soient contaminés l’objet représenté et la langue ou la forme qui le représentent ? Penser le roman comme genre, par rapport à l’épopée ou au théâtre, c’est poser la question du sujet de la représentation (plus ou moins dramatique, instable, vulgaire). Le penser comme prose, c’est l’envisager sous un angle prioritairement esthétique (quid du beau ? quid de la singularité de voix en prose, fût-elle vouée à parler du commun, du premier venu ou de tous ?) et ouvrir la voie, que poursuit tout le xxe siècle, d’une dissociation entre d’une part le roman et la représentation, d’autre part la prose et le seul roman. Revenant donc sur la soi-disant indifférence moderne envers les régimes poétiques ou romanesques, réévaluant l’indistinction des idées de la prose ou de la poésie, M. Sandras considère la poésie comme « atteinte par la prose ou se soutenant d’elle » (p. 11) — après que le xixe siècle a longtemps pensé la prose par rapport à la poésie : inversion des hiérarchies et des priorités.
11M. Sandras fait une place importante dans son livre aux conceptions développées par les écrivains, mais aussi aux discours critiques, comme nous l’avons rappelé. Mais il faut aller plus loin et souligner que cette part de la critique et de la théorie, dans l’étude des idées de la prose et de la poésie, est prise en compte précisément parce que dans la seconde moitié du xxe siècle, l’imaginaire des formes ne peut être coupé des « moments théoriques ». Le chapitre consacré à Barthes et à son rapport problématique à la poésie est à cet égard éclairant : trois modèles du poème expliquent, selon M. Sandras, les conceptions de l’auteur du Degré zéro de l’écriture : le mot objet — c’est l’époque du dialogue avec Sartre (et M. Sandras le montre de façon tout à fait originale, de Sartre avec les idées de Lanson) ; le bricolage (c’est le moment structuraliste, celui de la lecture de Lévi-Strauss et de Butor) ; le poème court (ce sera la ferveur pour le haïku bien connue — que M. Sandras rapproche, de façon originale elle aussi, de la modernité baudelairienne qui saisit le poétique là où il est perceptible dans le bref, le fugitif). On retrouve alors, il me semble, le goût de Barthes, réaffirmé en particulier dans La Préparation du roman, pour « la forme douce », la forme « délibérément mineure8 », précisément au moment où le désir de roman et la critique l’emportent, sur l’attention à la théorie.
12Il montre aussi que le romanesque, chez Barthes, chez Proust mais aussi chez Réda (qui inscrit L’Herbe des talus dansles rails de Proust et de Flaubert), demeure une virtualité de la prose. On pourrait aussi bien l’observer dans l’œuvre de Jean-Christophe Bailly, que cite au demeurant M. Sandras pour Basse continue9 : le poème reste, pour lui, ce qui aimante le plus fortement un désir de forme exigeant et intimant, et le romanesque surgit partout dans le réel, comme la fiction, sans jamais donner lieu au roman.
13Le romanesque, le poétique : ce sont donc des notions qui ne s’entendent pas seulement de façon formelle. Elles renvoient également à des expériences sensibles, voire à des expériences de pensée. L’une d’entre elles, l’entrevision, est particulièrement intéressante. Expérience sensible, inventée au xixe siècle, elle est caractérisée par l’incomplétude, la fugacité. La forme de son écriture varie. Qu’elle donne lieu à un fragment, à une petite prose, ou plus souvent à une interpolation, elle est toujours marquée par l’inquiétude du désir, par l’intermittence de la mémoire, par la mélancolie de la perte et le sentiment de la mort. C’est que la mémoire s’y immisce. L’entrevision est en outre une expérience à la fois personnelle et historique, que la littérature met en forme. Banale sans être prosaïque, prise dans des « intrigues visuelles » développées dans un roman (c’est le cas dans Le Jardin des plantes), parfois romanesque, souvent poétique, l’entrevision développe, en prose ou en vers, une « vibration de l’écriture », une « extase » ou un « éveil de la pensée » (p. 165). L’entrevision est affaire d’intervalle : elle accélère le sentiment du romanesque ou du poétique. Mais elle est aussi affaire de modes de transport (et de rapidité nouvelle) qui peuvent se nouer en « intrigues visuelles » ou se dénouer en exaltations poétiques, sans crainte de déchoir sur le sol du banal. L’entrevision est enfin affaire de discontinuité, d’éclat, de coupe. Si je retiens cet exemple, parmi tant d’autres dans Idées de la poésie, idées de la prose, c’est qu’il montre que l’écriture littéraire donne forme à un sentiment du réel, à une expérience du temps et à un rapport à soi dont M. Sandras n’oublie jamais l’historicité.
14Ce livre est donc remarquable non seulement parce qu’il dessine des trajectoires et des lignes de pensée entre deux temps séparés — le xixe siècle, depuis le romantisme, et le xxe, jusqu’aux formes contemporaines de l’écriture — et deux champs — la prose et la poésie — que les études littéraires ont trop tendance à cloisonner même lorsqu’elles s’attachent à la prose et non au roman ou à la fiction — mais aussi parce que les analyses stylistiques et littéraires, attentives aux menus détails, sont toujours élégantes et précises, manifestant la même acribie pour l’étude des poèmes que pour des passages de roman. C’est le moins, dira-t-on, lorsqu’on prend à bras le corps, à la fois la poésie et la prose, en revendiquant leur distinction sans jamais considérer que l’une est le vecteur évident de la littérarisation de l’autre. Certes. Mais il faut le dire autrement : les propositions avancées par M. Sandras permettent de penser non seulement le choix de la prose ou de la poésie pour un Michaux, un Aragon, un Simon, de réévaluer l’idée de l’indifférenciation des genres et ce qu’il appelle avec bonheur le désamour du poème ou la maladie de la prose, mais surtout elles engagent à penser la relation que nous entretenons avec la langue et la forme littéraires. Ce qui est en cause, c’est le rapport que le sujet entretient à avec lui-même — ainsi à propos de Michaux confronté par la douleur au choix d’une prose qui ne se soutient plus de la langue somptueuse sous l’escorte de laquelle il pourrait se placer et dont la prose diminuée par la fatigue ou le malheur doit perdurer (car la poésie « endimanche » tout). Que faire lorsque la fatigue d’écrire menace la prose, voire rend suspecte la beauté littéraire ? C’est une des questions que pose M. Sandras, nouant étroitement l’éthique du poète et les choix esthétiques.
15En lisant ce livre qui ne les cite pas, on réfléchit à ce que dit Cadiot du poème, qui « épure » la prose, à son roman par poèmes (Retour fugitif et durable de l’être aimé) et plus largement au roman qui aimante la poésie ; on pense aussi à monsieur Songe de Pinget qui moque les romans et cite Virgile, Augustin, aux « strophes » de l’Ennemi et de L’Apocryphe et à tant d’autres hantises du poème qui traversent, par exemple, l’écriture de Quignard. Autrement dit, ce titre qui peut laisser penser à un livre de pure esthétique caractérise parfaitement les études qui y sont rassemblées et développées : les idées de la prose et de la poésie, loin d’être une définition nouvelle de ce que pourrait être La Prose ou La Poésie, ne s’appréhendent que dans l’histoire des formes et ne s’éprouvent que dans la microlecture des textes. C’est là que le plaisir qu’on prend à la lecture de ce livre est le plus grand : la minutieuse analyse des morceaux de proses et des poèmes, jamais technique au point d’en devenir absconse mais toujours assez précise pour rendre compte de la singularité effective des lignes commentées, dégage lentement des idées de la prose et de la poésie : elles ne sont jamais observables qu’à cette jonction fragile et souvent risquée du personnel et de l’historique — au moins depuis Baudelaire, dont c’était, après, tout, l’une des définitions de la modernité esthétique.
16On ne s’étonnera pas que Michel Sandras termine son livre en citant l’image qu’emploie Benjamin dans « Hachisch à Marseille », et qui est chère aussi à Bailly : celle de la pelote et du fil d’Ariane. Dévider l’écheveau ou la pelote, parce qu’elle a été enroulée avec art, donne un bonheur, prend dans un rythme plein de félicité et procure une jouissance du même ordre que celle qu’on éprouve lorsqu’on crée — ou qu’on est enivré par le hachisch. Mais ce rythme, comme cette ivresse, sont le fait d’êtres prosaïques (Prosawesen), d’êtres au plus ras de ce qui en eux est prosaïque — Benjamin dit le bonheur à voir, puis à raconter en prose, dans la rue à Marseille, le savon, le pavé, le tramway. Dévider, défaire, dérouler est donc de l’ordre de la jouissance esthétique et de l’ivresse artistique. Écrire en prose, n’est-ce pas « être jeté à pleines mains dans l’existence, sans pouvoir espérer ou attendre la moindre contrepartie10 » ?