Essai
Nouvelle parution
Des liseuses en péril

Des liseuses en péril

Publié le par Marielle Macé (Source : Marianne Charrier-Vozel)

Sandrine Aragon, Des liseuses en péril, Les images de lectrices dans les textes de fiction de La Prétieuse de labbé de Pure à Madame Bovary de Flaubert (1656-1856), Paris, Honoré Champion, Collection « Les Dix-Huitièmes Siècles », n° 71, 2003, 732 p.


Sandrine Aragon publie sa thèse en intégralité dans la collection dirigée par R. Trousson et A. McKenna.
Inscrit dans la lignée des travaux de l Ecole de Constance, ce travail dune grande ampleur, constitue une contribution originale à lhistoire littéraire et sociale de la lecture féminine. Il répond à la question du sens des images de la lecture féminine posée par F. Nies dans sa conclusion de lImagerie de la lecture. Pour rendre compte des mutations et des récurrences de la figure de la lectrice de 1656 à 1856 dans les textes de fiction, lauteure utilise la sociologie de la réception et du public empruntée à P. Bourdieu et considère, à la suite dA. Viala, luvre littéraire comme un « prisme ». Pour chaque période, dont elle justifie avec pertinence le découpage, elle étudie le choix des lectures (inventio), les objectifs (dispositio), la manière dont elles construisent le sens (elocutio), laction concrète de lire (actio), enfin la mémorisation de la lecture (memoria).


De 1656 à 1716, dans les textes de labbé de Pure, de Molière, de Baudeau de Somaize et de Chappuzeau, simpose la lecture collective, dans le mystère des ruelles, réservée aux initiées. Les précieuses, ridiculisées, lisent les formes littéraires à la mode, affichent lambition de régner sur le monde littéraire. Dans les romans galants de Mlle de Scudéry, de Regnault de Segrais ou dans Elise (1656-1665), honnête et modeste, la femme lit dans des lieux ouverts, et discute de littérature lors de la promenade. Ses lectures instructives et morales, viennent contredire, selon lauteure, les détracteurs de la frivolité de la littérature féminine et révèlent le rôle social de la femme. De 1666 à 1672, les « folles » ingénues côtoient les femmes savantes dans le Roman Bourgeois de Furetière, la Fausse Clélie de Perdoux de Subligny et les Femmes Savantes de Molière. « Lunatiques » et mélancoliques, les lectrices « entêtées » par les romans, se livrent au péché dorgueil et de folie. Les métaphores du serpent, du poison et de lalcool, cristallisent le péché de concupiscence. Sur la scène théâtrale, la femme savante, ridicule et pédante, virago à la sexualité dénaturée, veut lire ses uvres en public et emprunte ses lectures à celles des hommes. Mais cest dans les contes de fées de Mlle Lhéritier ou de Mme dAulnoy, au tournant du siècle (1696-1716) que lauteure relève des images de lectrices cultivées et sages qui subvertissent le topos du roman corrupteur par limage de lhéroïne en formation. Fervent combattant des Modernes, Marivaux prône une lecture créative qui permettra aux femmes de senrichir dans ses romans de jeunesse. Le modèle pédagogique des Lumières impose de 1727 à 1802, la lecture à deux qui participe à la révélation de lamour. Les romans libertins ( 1730-1761) font de la lecture un instrument de séduction utilisé par le maître qui déconseille les livres de morale, dangereux. La lecture décrite en des termes picturaux, se fait en cachette, « dune main », dans le lit ou le sofa. A partir de 1746, La Morlière, Fougeret de Monbron ou Chevrier, présentent des libertines confirmées qui deviendront de 1764 à 1784, des séductrices dominatrices et dépravées dans les uvres de Prévost, Mirabeau, Rétif de la Bretonne ou Laclos. En 1761, dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau propose, en moralisant le couple précepteur et élève, un modèle de lecture intensive dune émotion extrême. Mme dEpinay, Mme de Genlis et Mme de Charrière (1774-1787), suivent les préceptes de Rousseau tout en jugeant cependant, certaines connaissances indispensables. Au tournant du siècle (1797-1802), les héroïnes des romans sur lémigration de Sénac de Meilhan, de Mme de Charrière et de Mme de Staël, lisent les journaux et les essais. La lecture révèle une femme sensible, intelligente et critique à la fin du XVIIIe siècle ; lauteure identifie là lacmé atteint par la figure de la lectrice. Après la Révolution (1802-1856), la lecture se fait de plus en plus en solitaire. Mme de Genlis et Mme de Duras présentent des lectrices sages tandis que dans le Rouge et le Noir, Stendhal ne ridiculise pas la lectrice rebelle : les représentations du début du XIX siècle rappellent celles du XVIIe siècle. Les images fantasmatiques de lectrices inquiétantes, voire monstrueuses accompagnent, dans Béatrix de Balzac ou dans le Secrétaire Intime de G. Sand, lexplosion du genre romanesque particulièrement investi par les femmes. Entre 1835 et 1850, les lectrices, issues du peuple, lisent les journaux et les livres de science dans les cabinets de lecture selon une pratique extensive. Défenseurs de la morale chrétienne, Balzac et Lamartine présentent de pieuses lectrices. Alors que le livre est devenu un bien de consommation courante, ce qui inquiète les partisans dune culture délite, se cristallisent, dans le personnage de Mme Bovary, tous les vices des lectrices (adultère, mauvaise mère, ruine familiale). En conclusion de ce panorama étudié en détail et dans toute sa complexité, lauteure remarque que limage des « liseuses en péril » lemporte particulièrement aux XVIIe et XIX siècles, ce qui constitue les deux périodes les plus étudiées en classes, tandis que les lectrices charmantes des courants minoritaires, sont oubliées. A la question du sens de ces représentations, simpose, démontrée magistralement, létroite corrélation entre les images des lectrices dans les textes de fiction, les transformations sociales, et les mutations du champ littéraire. Enfin, la bibliographie constitue une excellente synthèse des travaux les plus récents sur notre histoire littéraire, culturelle et sociale. Cette somme de travail, dune vaste érudition et dune grande rigueur méthodologique, atteint assurément son objectif énoncé en introduction. Nous pouvons affirmer que la thèse de Sandrine Aragon simposera comme une enquête fondamentale pour tous ceux, de plus en plus nombreux, qui sintéressent aux « gender studies ».
Marianne Charrier-Vozel