Le manifeste artistique: un genre collectif à l'ère de la singularité
Journée d'études doctorales - 5 avril 2012
Centre de recherches sur les arts et le langage, EHESS, Paris
« Nous déclarons qu’il faut mépriser toutes les formes d’imitation et glorifier toutes les formes d’originalité »
(Manifeste des peintres futuristes, 11 avril 1910)
Le manifeste artistique est un genre qui résiste à la définition, un genre « protée » dont la nature est double, à la fois texte et geste. Au-delà de la dimension textuelle, le manifeste est l’acte de légitimation d’un groupe d’artistes, une intervention dans la sphère publique visant à définir une nouvelle position dans l’espace des possibles du champ. En tant qu’acte, le manifeste représente ainsi un objet d’investigation propice à l’étude des manifestations de l’art et de l’artiste dans une époque historique spécifique.
L’âge d’or du manifeste coïncide avec la période des avant-gardes (1908-1930). Les manifestes qu’elles ont lancés en grand nombre ont contribué à fixer les traits canoniques du genre. Si le manifeste littéraire et artistique est étroitement lié à la période des avant-gardes historiques, deux publications collectives récentes, L’art qui manifeste (A. Larue dir, Paris, L’Harmattan, 2008) et Le manifeste littéraire au tournant du XXIe siècle (I. Vitali dir, Bologne, Olschki Editore, automne 2010) ont cependant bien mis en évidence la continuité et la vivacité du genre longtemps après la soi-disant « mort des avant-gardes ».
Avec la présente journée d’études, qui voudrait considérer les manifestes des divers domaines de l’art, nous souhaitons poursuivre les chantiers ouverts par ces deux publications. Plus particulièrement, nous nous proposons d’approfondir une évolution qui a été relevée par plusieurs chercheurs (A. Larue et A. Tomiche dans L’art qui manifeste, 2008) ; E. Bricco et P. Aron dans Le manifeste littéraire au tournant du XXIe siècle, 2010) : l’affaiblissement de la dimension collective constitutive du genre et l’avènement d’un manifeste lancé par un seul artiste. Il nous semble que ce phénomène témoigne d’une radicalisation de ce que N. Heinich (dans Être artiste. Les transformations du statut des peintres et des sculpteurs, Paris, Klincksieck, 1996) a défini comme le « régime de singularité » apparu à l’heure de l’autonomisation du marché de l’art et où se dessine la représentation de l’artiste en « génie isolé ». Pour être reconnu comme artiste dans la société moderne, son oeuvre doit nécessairement être marquée d’une certaine individualité, originalité et excentricité par rapport aux normes, des critères qui, au fil du XXe siècle, ont entraîné un intérêt croissant pour la biographie de l’artiste.
Cette conception de l’artiste se reflète dans les manifestes contemporains et a pour résultat d’accroître la tension, qui a marqué le genre dès ses origines, entre le collectif et le singulier. Le manifeste porte en effet la trace d’un projet commun à un groupe d’artistes dont l’ambition est de construire une identité collective singulière. A partir de ces constats, nous nous proposons de problématiser la place que peut occuper ce genre collectif dans « l’ère de la singularité » qui semble caractériser l’époque contemporaine. Comment l’affaiblissement du groupe en tant que noyau symbolique et identitaire influence-t-il les formes linguistiques du manifeste aussi bien que ses canaux de diffusion et ses enjeux symboliques et sociaux ? A travers l’étude de cas, issus du milieu des arts plastiques et de la littérature aussi bien que des arts visuels et de la musique, la réflexion proposée par la journée d’études s’articulera autour de deux axes principaux :
1) Perspective sociologique : L’affaiblissement de la dimension collective du manifeste, peut-il être interprété comme une perte de croyance dans la capacité prêtée à l’art de changer le monde et, plus largement, comme une perte de la confiance dans le pouvoir des mots ? Dans quelle mesure cette singularisation du discours du manifeste fait-elle écho à ce qu’on a appelé la « fin des grands récits de la modernité » ? Si aujourd’hui a été abandonné le « mythe de l’originalité » (R. Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993) qui caractérisait l’époque des avant-gardes historiques, quelle valeur donner à la notion de « nouveauté » dans les manifestes d’aujourd’hui? Une autre piste d’interrogation pourrait porter sur les nouvelles possibilités de diffusion de textes offertes par Internet et l’édition numérique. Ces supports influencent-ils les traits formels du manifeste et, dans ce cas, de quelle manière ? Dans la perspective d’une ouverture comparatiste, nous invitons à confronter les manifestes des différents domaines artistiques pour pouvoir mettre en évidence leurs conditions sociales particulières.
2) Perspective discursive : Nous nous appuierons sur une série de textes manifestaires pour tenter de saisir les changements discursifs engendrés par le travail solitaire de l’artiste dans la société actuelle. De quelle manière l’artiste procède-t-il pour affirmer sa singularité dans les manifestes signés par un collectif ? Comment le manifeste émanant d’un seul artiste modifie-t-il les outils rhétoriques du genre ? Par exemple, on pourrait se demander quelle valeur attribuer aux changements déictiques dans la définition du locuteur et du destinataire – singulier ou pluriel – et dans le lien qui s’établit entre les interlocuteurs. Une autre approche possible concerne l’autoréflexivité, un trait récurrent du genre dès ses origines. On pourrait penser que la transgression du genre manifestaire que représente le manifeste en singulier entraîne un emploi plus ample du métadiscours. Si c’est le cas, sous quelles formes le métadiscours se présente-t-il dans les manifestes publiés à l’ère de la singularité ? En conclusion, on peut se demander dans quelle mesure l’apparat théorique – descriptif, taxonomique et définitionnel – développé pour les manifestes est encore pertinent. Les hypothèses proposées par C. Abastado (« Introduction à l’analyse des manifestes », Littérature, nº 39,1980), J. Demers et L. McMurray (L’enjeu du manifeste, le manifeste en jeu, Québec, Le Préambule, 1986) et M. Burger (Les manifestes, paroles de combat : de Marx à Breton, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002), sont-elles encore valables ? Doit-on envisager une redéfinition globale du genre, donnant – par le biais de la notion de geste ou d’acte manifestaire – la priorité à la fonction sur des traits discursifs multiples et disparates ?
Les propositions de communication d’environ 250 mots, accompagnées d’une brève notice bibliographique, devant parvenir au plus tard le 30 janvier 2012 aux adresses mail suivantes :