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Nicolas Doutey : "Une idée beckettienne de scène. Approche philosophique des textes dramatiques de Samuel Becket"

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Nicolas Doutey)

Nicolas Doutey soutiendra sa thèse de doctorat : "Une idée beckettienne de scène. Approche philosophique des textes dramatiques de Samuel Beckett" le samedi 20 octobre 2012 à 14h30 à la Maison de la Recherche (salle D 223).

Devant un jury composé de :

Monsieur Matthijs Engelberts (Professeur, Université d’Amsterdam)

Monsieur Denis Guénoun, directeur de thèse (Professeur, Université Paris IV Sorbonne)

Monsieur Jean-Loup Rivière (Professeur, École Normale Supérieure de Lyon)

Monsieur Bernard Sève (Professeur, Université Lille III)

Position de thèse :

La question de la scène se pose de manière particulièrement nette dans le cas de l’oeuvre dramatique de Beckett. On souligne souvent le nombre et la grande précision des didascalies dont il émaille ses textes, le caractère déterminant des dispositifs ou images scéniques qu’elles prescrivent, ou encore la manière dont ses textes, ou parfois Beckett de son vivant, imposent des restrictions à la liberté des metteurs en scène. L’étude ici présentée ne consiste pas d’abord ou essentiellement en une réflexion sur ces questions, mais propose d’interroger la scène à un niveau plus radical – suivant la « radicalité » du projet beckettien – et en termes plus théoriques – suivant l’intrigue entre l’oeuvre de Beckett et la philosophie. Son écriture théâtrale ne fait pas que préciser ce qui relève du travail de plateau, elle invite à envisager l’idée même de scène de façon singulière, notamment en tant qu’elle met en crise les catégories à travers lesquelles on la pense habituellement. C’est à cette idée que l’on consacre la présente recherche, où l’analyse de l’oeuvre dramatique de Beckett est simultanément l’occasion de proposer des éléments pour une théorisation de la scène.

L’angle d’approche retenu pose déjà une question de théorie théâtrale : vouloir dégager une idée de scène à travers l’étude des textes de théâtre d’un écrivain, n’est-ce pas revenir à une position textocentriste qui ignore la spécificité médiatique du travail scénique[1] et la liberté créatrice des metteurs en scène, acteurs, scénographes, etc. ? Cette objection repose en réalité sur une définition, courante mais problématique, de la scène comme ce qui n’est pas le texte. Elle a eu une fonction historique importante au moment de « l’invention de la mise en scène », mais a pour inconvénient de reconduire l’opposition du texte et de la scène qui sous-tend la vision textocentriste, ce qui explique par exemple la rareté aujourd’hui des études consacrées au rapport entre le texte et la scène[2]. Qu’un texte de théâtre engage une certaine idée de scène est reconnu comme une évidence par la plupart des théoriciens, mais la définition même de la scène comme ce qui n’est pas le texte empêche de penser pleinement cette évidence. Pour ouvrir le terrain de notre analyse, il faut donc, suivant les termes de Bernard Dort, définir la scène non pas comme seule « réalité matérielle » (le plateau) mais comme « concept »[3], susceptible d’être façonnée dès l’écriture : à titre provisoire, on dira que la scène se comprend davantage comme une certaine économie de l’apparition, désigne la manière dont ce qui est et se passe sur le plateau « apparaît ». Pour préciser notre cadre théorique, signalons que le texte n’est bien sûr pas le seul à engager une idée de scène : les pratiques du metteur en scène, des acteurs, engagent chacune une certaine idée de scène[4], qui ne sont pas équivalentes, ne se définissent pas suivant les mêmes centres de gravité, mais communiquent cependant, plus ou moins selon les oeuvres et pratiques – comme en témoignent les possibilités de frictions. Il ne s’agit donc pas de s’appuyer sur une prétendue supériorité ontologique du texte dans la création théâtrale, mais simplement de reconnaître que le texte offre bien une idée de scène parmi d’autres.

Ces précisions théoriques sont d’autant plus opportunes qu’elles mettent déjà sur la piste de l’idée beckettienne de scène. En effet, l’opposition du texte et de la scène, informée en cadre théâtral par l’opposition du corps à l’esprit, s’articule étroitement à une conception du fait théâtral comme incarnation : l’acteur « incarne » le personnage, le monde fictionnel prend vie, le privilège du théâtre, ou sa « magie », réside dans le fait que l’imaginaire y est rendu présent en chair et en os. Or, comme on s’attache à le montrer dans le premier moment de notre travail, l’écriture dramatique de Beckett se présente de manière particulièrement nette comme une mise en crise de la catégorie de l’incarnation. Là où celle-ci requiert une « substance » à incarner, les pièces de l’auteur irlandais font sans cesse théâtre d’un refus de la substance dramatique, tendent à estomper la présence physique (« réelle ») des acteurs sur le plateau – on comprend dans cette dynamique le passage à des formes sans présence : théâtre radiophonique, pièces pour la télévision –, et affichent ce refus de l’incarnation, à travers divers relais symboliques, jusque dans ses résonances religieuses. La compréhension incarnationnelle du fait théâtral trouvant sa manifestation la plus évidente dans l’illusionnisme, où l’imaginaire devient réel, on ne s’étonne pas de voir que l’oeuvre met également en crise l’illusion. À ce stade de la réflexion, dans le but de préciser ensuite la position beckettienne, on expose la structure de la conception de la scène la plus apparente au xxe siècle, qui s’articule comme critique de l’illusion : la conception brechtienne, qu’on éclaire au regard de la déconstruction et de l’utilisation par Jacques Derrida de la notion de scène.

Force est cependant de constater qu’une telle conception ne correspond pas tout à fait à l’expérience beckettienne, qui se comprend moins selon un geste de retour critique et de monstration d’une illusion d’abord établie que selon un geste minimaliste, qui dissocie moins nettement l’établissement d’une fiction et sa mise en danger. Si la question de la scène concerne la modalité de l’apparition, cette différence est décisive et doit permettre de mieux cerner la texture de la scène beckettienne. De manière indéniable, la lecture « littéraliste » cerne de plus près la qualité scénique de l’oeuvre de l’auteur irlandais. Un doute s’installe pourtant quand on remarque que cette interprétation formaliste risque de faire d’une pure présence non fictionnelle la vérité et l’horizon indépassable du théâtre de Beckett, alors que celui-ci ne cesse jamais absolument de présenter de la fiction. La conception littéraliste ne semble pas tout à fait fidèle aux inflexions de l’oeuvre, qui ne se soumet ni à la fusion incarnationnelle de l’illusionnisme, ni à son refus symétrique dans un formalisme muet. Plus que le sens de l’incarnation, ce sont donc les termes mêmes de l’opposition sur laquelle elle est fondée – fiction réalisée, ou réalité non fictionnelle – que l’oeuvre invite à remettre en cause.

 

Notre deuxième partie est consacrée à la recherche d’autres termes dans lesquels penser la scène, et propose pour ce faire de dessiner le paysage philosophique de l’oeuvre de Beckett. On élargit ici quelque peu le terrain de l’analyse, en restant attentif aux textes de théâtre mais en interrogeant également le reste de l’oeuvre, notamment romanesque – élargissement qui permettra dans une troisième partie de revenir sur le terrain plus strictement théâtral, et de rendre justice au fait que Beckett est un poète et romancier avant d’être un dramaturge. En prêtant une attention particulière à ne pas prendre au mot les formulations théoriques qui parsèment les oeuvres et font la matière des essais de l’auteur, et en nous donnant rigoureusement comme objet de caractériser en termes philosophiques son expérience artistique, on cherche dans ce développement à dégager les éléments à partir desquels formuler ensuite une idée de scène en termes beckettiens. Comme on propose de le voir, l’une des lignes de force de l’oeuvre réside dans une interrogation sur la possibilité de la figuration artistique, interrogation qui permet d’éclairer sous un nouveau jour la question du formalisme.

Pour commencer, on remarque que l’une des catégories les plus centrales de l’oeuvre est celle de « la vie ». Loin d’abandonner toute recherche de figuration, les textes maintiennent le souci de dire « comment c’est », d’aborder « la vie », ou l’expérience vécue, qu’ils déterminent comme non substantielle, ordinaire et insaisissable. On observe à partir de là la manière dont s’affirme une tendance que nous nommons immanentiste, et qui se manifeste essentiellement à travers une sensibilité aux fines nuances de l’expérience, philosophiquement formulée comme un refus de l’idéalisme dualiste et de l’abstraction intellectuelle de l’expérience au profit d’une épistémologie contextualiste. Cette approche immanentiste, manifeste dans l’approche beckettienne de philosophes comme, entre autres, Giambattista Vico, David Hume, Fritz Mauthner, William James, Henri Bergson ou plus tard Ludwig Wittgenstein, représente une tendance lourde de l’oeuvre : l’attention à l’expérience humaine exige de ne pas céder à une formalisation abstraite.

Si ces réflexions semblent rendre difficilement compréhensible la tendance formaliste de l’oeuvre, on verra au contraire qu’elle peut s’en soutenir. En effet, aux antipodes des projets artistiques proustien ou joycien[5], l’oeuvre de Beckett semble s’appuyer (ou buter) sur l’irréductibilité de la richesse de l’expérience à la représentation verbale. En d’autres termes, la facture du langage ne permet pas de toucher l’expérience que l’oeuvre cherche à figurer. C’est dans ce contexte qu’on trouve le motif du scepticisme, autre figure centrale des textes de Beckett, et qui nourrit l’interprétation formaliste de la présence muette. Deux éléments sont à pointer à propos de ce scepticisme. D’une part, et c’est ce qui explique le choix de ce terme, il s’établit sur le fondement d’une identification des représentations artistique (verbale) et mentale : la situation de l’écrivain devant une page blanche cherchant à figurer (représenter) une expérience est mise en équivalence avec la situation de l’être humain cherchant à connaître (se représenter) un objet du monde. Cette analogie engage ce que l’on choisit d’appeler une « figuration de la pensée » : l’activité de pensée et de connaissance est, métaphoriquement, réifiée, l’esprit prend l’épaisseur d’une forme de chose, semblable à la page blanche de l’écrivain. D’autre part, cette figuration de la pensée, cette analogie entre représentations artistique et mentale, et ce scepticisme, ne sont pas sans engager un certain forçage, que l’oeuvre manifeste : il y va d’un certain passage à la limite, dont l’équivalent philosophique se trouve dans le fait que, hormis Mauthner, aucun des philosophes immanentistes convoqués plus haut n’est sceptique.

Le troisième chapitre est consacré à l’étude de ce forçage, qui fait le caractère « extrême » de l’univers beckettien, et qui passe notamment par l’élément philosophique le plus apparent dans l’oeuvre : le dualisme, et notamment celui, radical, d’Arnold Geulincx. Non seulement ce dualisme éclaire la radicalité du projet beckettien, mais c’est à sa lumière que s’explique la figuration de la pensée et le scepticisme dont elle est corrélative : chez Geulincx, l’immanence de l’esprit est irrémédiablement extérieure à celle du monde. On observe alors un grand écart entre cet idéalisme dualiste et l’immanentisme anti-dualiste d’abord convoqué[6], et l’oeuvre invite à penser cet écart, en termes de figuration artistique, suivant une « logique de retournement » qui fait l’originalité et la dynamique de l’abstraction ou du formalisme beckettien. Plutôt que de chercher à faire coïncider la représentation verbale et l’expérience, l’oeuvre semble au contraire laisser la représentation verbale produire, bien loin de la réalité, le monde invraisemblable qu’elle dessine. Le scepticisme de la représentation n’aboutit pas à un refus de la représentation (il y a bien un monde imaginaire beckettien), mais à l’apparition de ce que la représentation peut produire : un univers invraisemblable, informé par des motifs issus d’un dualisme sceptique, et que l’oeuvre caractérise comme univers du « pire ». Cette dernière caractérisation, omniprésente dans l’oeuvre, signifie bien que, comme le scepticisme, la figuration du « pire » n’est pas sans loger une certaine distance énonciative puisque, comme Beckett se plaisait à le rappeler, citant Le Roi Lear, « Ce n’est pas encore le pire, tant que l’on peut dire : “Ceci est le pire.[7]” ». Cette logique de retournement étant établie, on conclut cette partie en signalant qu’elle est néanmoins à entendre de manière nuancée : l’oeuvre de Beckett ne se comprend pas uniment selon un retournement ironique, mais davantage selon une forme d’humour, où la distance se complique d’un mouvement d’empathie.

Ce développement fait apparaître que le formalisme beckettien ne se résout pas dans les termes d’une présence muette, mais est au contraire animé d’une humeur ou d’une attitude énonciatives, et est solidaire d’une figuration. Le centre de gravité de l’oeuvre réside dans la tension disruptive, le contraste, entre la représentation, l’abstraction formelle, et la vie – il ne s’agit donc ni de les réunir selon la logique de l’incarnation, ni de viser une pure littéralité statique.

On peut dès lors revenir sur le terrain strictement théâtral et observer les différentes manifestations de la tension entre vie et abstrait dans les pièces de l’écrivain, afin de comprendre comment ces catégories (vie, abstraction) se substituent à celles de la fiction et de la réalité que le lexique de la compréhension incarnationnelle du fait théâtral met face à face.

Si faire de la vie un élément d’une tension semble une gageure au théâtre, où elle n’est pas un élément mais le milieu même de la figuration, on constate cependant dans un premier chapitre que la dramaturgie beckettienne du pire y parvient en l’opposant à diverses formes d’« abstraction » : opposition manifeste à travers des relais symboliques, structurant les tensions dramatiques de certaines pièces, ou donnant son visage à une forme beckettienne d’épicisation. Cependant, « la vie » n’est pas tout à fait vaincue par cette abstraction, et la réduction qu’exerce sur elle la force du pire achoppe sur l’impossibilité de la supprimer complètement.

Le caractère structurant du contraste entre vie et abstrait étant, d’un point de vue thématique, établi, on passe dans un second chapitre à un niveau d’analyse plus directement relatif à la forme de la figuration théâtrale, et on interroge la manière dont la vie des personnages sur scène subit également la pression d’une abstraction. Un tel conflit est, en termes « réalistes », impossible, dans la mesure où « l’abstrait » ne peut se situer sur le même terrain que la vie, pas plus qu’on ne peut rencontrer le concept de chien. Ce conflit se trouve pourtant au centre du théâtre de Beckett, auquel il donne sa couleur fantastique : l’abstrait est en effet figuré, ou compris concrètement, empiriquement, comme décontextualisation (abs-traction) – compréhension concrète qui rejoue la « figuration de la pensée » dont on a vu le rôle central dans l’oeuvre. On observe ainsi diverses frictions entre la vie – toujours déterminée comme ordinaire et commune – et une invraisemblable abstraction.

Dans un troisième chapitre, on interroge plus directement la forme scénique elle-même, d’un point de vue moins uniquement fictionnel, en tant qu’elle engage la vie non plus seulement des personnages, mais plus radicalement celle des acteurs. Le théâtre de Beckett prend en effet en compte cette donne initiale de l’art théâtral, jouant également cette vie contre une forme d’abstraction et de formalisation scénique : formalisation picturale qui fige et découpe les corps, abolition de la spatialité scénique et de sa signification situationnelle et pratique à travers un certain usage de formes monologiques et poétiques et d’enregistrements. Cette abstraction de la figuration achoppe, là encore, sur une vie irréductible, celle des acteurs, dont la présence, du fait même qu’elle est comprimée, acquiert une force singulière de surgissement.

Ces analyses mettent en relief le fait que l’expérience beckettienne de la scène est globalement informée par une tension entre la vie et l’abstrait, et ce d’une manière transversale, tant d’un point de vue thématique et fictionnel que formel. Ce caractère transversal de l’opposition entre vie et abstrait permet de comprendre pourquoi la pratique beckettienne de la scène ne se laisse aborder ni dans les termes incarnationnels de l’illusionnisme ni dans ceux, anti-incarnationnels, d’un formalise non fictionnel.

 

Riche de cette compréhension dynamique de l’idée de scène que déploient les pièces de Beckett, on peut dans une quatrième partie revenir sur le terrain de la théorisation de la scène, et en articuler une conception qui ne soit plus fondée sur l’opposition statique entre fiction et réalité, rectrice de la compréhension incarnationnelle.

Dans un premier chapitre, on s’intéresse de plus près à la coexistence non conflictuelle de la fiction et de la réalité dans l’oeuvre dramatique de Beckett. L’analyse met en relief le fait que, loin de constituer un paradoxe insoluble, cette coexistence s’éclaire dans l’oeuvre au regard d’une reconnaissance de l’épaisseur théâtrale de la fiction : les fictions beckettiennes ne requièrent pas la dissimulation du théâtral, comme dans la pratique illusionniste qui exige des spectateurs une suspension volontaire de l’incrédulité, mais ont besoin de cette dimension théâtrale ; elles ne présentent pas des événements qui pourraient se passer dans la vie, mais, attentives à la forme de la figuration, des fictions-théâtrales, des événements qui sont fictionnels sans cesser d’être essentiellement théâtraux. Pour comprendre en termes théoriques cette texture singulière de la fiction beckettienne, on propose de jeter les bases d’une théorie non illusionniste de la fiction, notamment guidée par certaines réflexions de Ludwig Wittgenstein. Se dessine alors une conception « immanentiste » de la scène, non incarnationnelle notamment dans la mesure où la fiction n’y a plus la forme d’un problème – qu’il s’agisse d’en contrarier l’essor par un geste de retour critique ou dans un formalisme muet, ou de la faire fusionner avec la présence dans la fusion magique de l’incarnation.

Le fait que la fiction ne soit plus le critère initial de compréhension de la scène crée cependant un vide : quel critère peut-on lui substituer ? Pour répondre à cette question, on propose d’abord une hypothèse sur la raison de la centralité du « problème » de la représentation fictionnelle dans la compréhension traditionnelle de la scène, en creusant l’hypothèse selon laquelle le dualisme au fondement de l’incarnation rejoint le dualisme philosophique que l’oeuvre de Beckett joue avec humeur à travers la figuration de la pensée. La conception incarnationnelle et illusionniste du fait théâtral semble en effet poser l’apparition scénique exactement comme la théorie moderne de la connaissance pose métaphoriquement l’apparition de la représentation mentale sur la page vierge de la conscience[8]. On observe en effet une singulière proximité entre la boîte intérieure de la conscience garantissant la possession spirituelle de la réalité extérieure et la boîte à illusion théâtrale ; la première vise la vérité, l’autre l’imaginaire, mais la forme est la même, et le spectateur de l’illusion, qui voit l’imaginaire, ressemble fort à l’oeil de l’esprit de la conscience.

Naturellement, l’expérience beckettienne de la scène est aux antipodes de cette conception dualiste, dont l’oeuvre ne cesse de figurer la dimension fantastique et invraisemblable. Plutôt que l’intensité magique de l’illusion, ou son adversaire critique, elle appelle une conception de la scène où l’apparition n’est pas ensorcelée ni n’exige d’être désensorcelée, où l’accès à la fiction ne requiert pas la réduction des spectateurs à un oeil spirituel capable de voir l’invisible. C’est une telle conception que l’on propose de décrire dans un troisième chapitre, en pensant la scène non pas comme une page vierge ou un plateau surface d’apparition de l’invisible, mais, de manière dynamique, comme élément de l’action théâtrale. Du point de vue de l’écriture qui nous intéresse, la production de la scène passe par un travail sur une économie énonciative factrice de l’extériorité scénique des pièces : au problème de la fiction se substitue la question de l’adresse, dont l’illusion n’apparaît que comme une des modalités. On termine la réflexion en analysant la manière dont cette économie est précisément celle de l’humour chez Beckett, humour qui fait la théâtralité de ses pièces, et qui, comme on l’a vu, anime son formalisme et l’univers du pire ; tel qu’on l’analyse, l’humour n’est pas une simple couleur énonciative : il produit dans l’écriture le caractère scénique singulier du théâtre de Beckett, donne sa consistance à la présence et sa valeur à la spatialité scéniques, et permet de penser comment ses pièces parviennent à déjouer, comme il dit le souhaiter dans une lettre à Georges Duthuit en 1949, la relation de frontalité, « l’état d’être devant »[9] – si central dans l’illusionnisme.

 

On propose pour conclure de revenir sur trois questions importantes que le fil de l’argumentation n’a permis d’aborder qu’implicitement. La première concerne le déplacement théorique qui mène du théâtre dualiste de l’incarnation à un théâtre immanentiste et contextualiste. En effet, un grand nombre des philosophes mentionnés au titre de l’immanentisme recourent de manière centrale aux concepts de drame et de scène[10], et on consacre un développement à la manière dont les réflexions de Georges Politzer et de Ludwig Wittgenstein éclairent ce changement d’optique théâtrale. Cette redétermination immanentiste de la scène permet en outre de la penser dans les textes, ce qui est l’occasion dans un deuxième temps de réfléchir à la frontière entre littérature théâtrale et non théâtrale, frontière certes floue, changeante, et dépendant fondamentalement des pratiques, mais qu’il faut tout de même penser, notamment en contexte beckettien, si la notion d’« écriture théâtrale » n’est pas dénuée de tout caractère discriminant. Enfin, on revient sur les rapports conflictuels de Beckett avec certains metteurs en scène pour illustrer la manière dont une idée de scène depuis l’écriture, si elle diffère nécessairement d’une idée de scène depuis la mise en scène (avant tout en raison de la différence des pratiques), peut néanmoins engager certaines perspectives ; on propose ainsi quelques hypothèses afin d’éclairer la raison pour laquelle l’idée beckettienne de scène comme humour est difficilement compatible avec une certaine pratique de la mise en scène, précisément celle vis-à-vis de laquelle l’auteur a marqué son hostilité.


[1] Le fait que la scène est « un lieu physique et concret », pour reprendre les termes d’Artaud (Le Théâtre et son Double, Paris, Gallimard [1938], coll. « Folio/Essais » [1985], 1996, p. 55).

[2] Rareté relative, mais souvent constatée, par exemple par Jean-Pierre Sarrazac, qui écrit que le domaine « des relations entre le texte et la scène » est « complexe et encore très peu exploré » (« La reprise (réponse au postdramatique) », Études théâtrales, n° 38-39, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2007, p. 17.

[3] Bernard Dort écrit : « La scène est moins une réalité matérielle qui viendrait s’ajouter au texte qu’un concept. Et, comme tel, elle n’intervient pas seulement une fois ce texte fixé : elle entre dans la composition même du texte » (« Le texte et la scène, pour une nouvelle alliance » [1984], dans Le Spectateur en dialogue, Paris, P.O.L, 1995, p. 252-253).

[4] On s’inspire sur ce point de Bernard Dort qui, dans le même texte, évoque une « révolution einsteinienne » au théâtre, qui se manifeste par « une relativisation générale des facteurs de la représentation théâtrale les uns par rapport aux autres » (ibid., p. 270).

[5] Deux références centrales pour Beckett dans sa jeunesse, et contre lesquels il dit avoir construit sa poétique (il oppose par exemple son travail aux recherches proustienne et joycienne d’une totalité à rendre dans son infinie richesse, comme le rapporte par exemple Charles Juliet, Rencontre avec Samuel Beckett, Paris, P.O.L, 2007, p. 55).

[6] On analyse sous cet angle l’ambiguïté de la position de Mauthner, qui s’explique précisément par une affinité paradoxale avec ces deux approches, tension irrésolue de sa philosophie.

[7] Anne Atik rapporte que Beckett citait volontiers cette réplique d’Edgar dans Le Roi Lear (acte IV, scène 1), voir Anne Atik, Comment c’était. Souvenirs sur Samuel Beckett [2001], Paris, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2003, p. 149 ; trad. Emmanuel Moses).

[8] Il s’agit surtout ici de la théorie « cartésiano-lockéenne » de la connaissance telle qu’en parle Richard Rorty par exemple dans L’Homme spéculaire [1979], Paris, Le Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1990, notamment p. 60 sqq., p. 153 sqq. (trad. Thierry Marchaisse).

[9] Samuel Beckett, lettre à Georges Duthuit du 9 mars 1949, dans Lois More Overbeck, Martha Dow Fehsenfeld, George Craig, Dan Gunn (éd.), The Letters of Samuel Beckett, vol. II « 1941-1956 », Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 136.

[10] Denis Guénoun évoque ainsi un « tournant dramatique » puis un « tournant scénique » dans la philosophie du xxe siècle (Denis Guénoun, Livraison et Délivrance. Théâtre, politique, philosophie, Paris, Belin, coll. « L’Extrême Contemporain », 2009, p. 23 sqq.) ; Allan Janik parle également d’un « tournant dramatique » à propos des philosophies qu’on qualifie d’« immanentistes » (Allan Janik, Theater and Knowledge. Towards a Dramatic Epistemology and an Epistemology of Drama, Stockholm, Dialoger, 2005, p. 17 ; nous traduisons).