« Penser la lecture de bandes dessinées »
Lecteurs, interprétations et légitimités de la lecture d’art séquentiel.
Au sein de l’ensemble des livres et propositions éditoriales aujourd’hui présentés au public, la bande dessinée occupe une place de choix : elle cristallise nombre de problèmes et de pistes de réflexions qui intéressent de plus en plus des chercheurs de toutes disciplines. Force est de constater que ce secteur éditorial nous invite à mettre en perspective nombre de travaux comme en attestent trois exemples.
1. / Dans le champ des pratiques culturelles, la bande dessinée nous invite à considérer les transformations des goûts générationnels en même temps que les restructurations du champ éditorial. Avec l’avènement de la bande dessinée adulte, considérée comme un art à part entière, avec la disparition de nombreux magazines sériels tournés vers un public d’enfants et d’adolescents, il semble que l’intérêt des lecteurs adolescents ait évolué, se déplaçant vers le manga au détriment de la bande dessinée franco-belge[i]. Il devient alors nécessaire de s’interroger sur ces déplacements du lectorat en fonction des générations qui pourraient éclairer les nouvelles pratiques de lecture des jeunes et des moins jeunes. Des genres, des styles, des formats correspondent-ils davantage à des âges de la vie ? Quel rôle tient la bande dessinée dans l’apprentissage du goût pour la lecture ? Ce faisant, il est possible de revenir sur des écrits s’inscrivant dans le cadre d’une sociologie des âges de la vie comme L’Enfance des loisirs ou, plus anciennement, Et pourtant ils lisent…[ii].
2/ La bande dessinée nous invite également à mettre en perspective la question de la médiation, au sens où l’emploie Antoine Hennion, renvoyant « à une longue série de personnages-clés, aux rôles complémentaires et concurrents (…) et à une longue liste hétéroclite de dispositifs matériels ou institutionnels emboîtés »[iii]. Ce sont autant d’interventions humaines qui confèrent du sens à ce domaine de la création et lui permettent de se développer. Du créateur qui présente ou diffuse son œuvre via des dispositifs numériques, au libraire ou bibliothécaire qui leur ménage un accès, aux organes de presse où les dessinateurs sont de plus en plus conviés à s’exprimer, en passant par les « amateurs éclairés » qui explicitent cette production, les pratiques des « fans » et des collectionneurs, l’importance des festivals ou encore l’adoption de modes de publication parfois coûteux, il est difficile de dénombrer l’ensemble des médiations qui contribuent aussi à esquisser une certaine configuration de ce que Jean Caune nomme un « hybride de techniques, d’objets et d’intervention humaine »[iv].
3/ Enfin, l’idée même de « neuvième art » nous invite à questionner la forme et l’importance d’une légitimité que l’on a longtemps peiné à accorder à des productions placées au rang de « paralittérature », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Daniel Couégnas[v]. Peut-être la bande dessinée s’inscrit-elle « dans une culture plus tolérante, où la diversité est plus acceptable, car elle signifie beaucoup plus une quête individuelle et collective de sens qu’une volonté de hiérarchie »[vi]. C’est alors les motivations du lectorat qu’il faut interroger pour comprendre comment se construisent non pas des hiérarchies, mais des goûts, plus ou moins étendus et variés, des légitimités d’usage comme Michel Picard et Vincent Jouve le postulent en séparant d’une part le « lu » et le « lisant » (une lecture participative, émotionnelle et identificatoire), d’autre part le « lectant » (une lecture distanciée, réflexive, intellectuelle), deux positions qui peuvent être occupées tour à tour par un même sujet[vii].
Bien loin d’être exhaustives, ces trois pistes de réflexion montrent en tout cas que la bande dessinée nous invite en partie à renouveler notre approche de la lecture et du lectorat et c’est à ce chantier que nous entendons collaborer à travers un colloque consacré à ce thème. Organisé par les laboratoires EHIC et GRESCO de l’université de Limoges, LABSIC de l’université Paris 13, l’IUFM du Limousin et la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême, celui-ci se tiendra dans le cadre de la 7e université d’été de la bande dessinée et sera donc l’occasion de confronter travaux de chercheurs et regards de professionnels issus de la chaîne du livre.
Accueillant une première présentation de notre exploitation de la grande enquête sur la lecture de bandes dessinées réalisée par la Bibliothèque Publique d’Information et le ministère de la culture, cet événement sera l’occasion d’accueillir des interventions de chercheurs s’inscrivant dans les thématiques suivantes (liste non exhaustive).
Bande dessinée et diversité
La diversité géographique et générique de la bande dessinée ne fait aujourd’hui guère de doute : productions européennes, japonaises, américaines ou issues d’autres aires géographiques se mêlent aujourd’hui en librairie, de même qu’autobiographies, reportages ou feuilletons s’inscrivant dans divers genres fictionnels… Cette diversité prend autant sa source dans des efforts commerciaux de ciblage du public que dans l’extension des genres où la bande dessinée s’imposait traditionnellement. Afin d’interroger les tenants et les aboutissants de cette situation, ce premier axe de réflexion pourrait ainsi accueillir des communications portant aussi bien sur les efforts des éditeurs pour capter de nouveaux publics (création de collections, défrichage de nouveaux espaces graphiques) que sur la réception de ces nouvelles propositions par les lecteurs.
La bande dessinée : quelle diffusion ?
Si la bande dessinée est aujourd’hui volontiers présentée comme un secteur éditorial dynamique, les rapports de son lectorat à l’objet-livre sont encore mal connus et il serait intéressant de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de pratiques comme la collection ou le prêt. L’un et l’autre engagent des positions différentes de lecteurs, du conservateur au prosélyte, dont il serait intéressant d’interroger les spécificités et les éventuelles complémentarités. De même, la position des bibliothèques publiques vis-à-vis de la bande dessinée, les dispositifs de communication avec le public qu’emploient auteurs ou éditeurs ou l’inscription de la bande dessinée dans le cadre de la librairie pourraient être évoqués.
Bande dessinée : prescription et transmission
On peut poursuivre le thème précédent en relevant les formes de prescriptions à l’œuvre dans la diffusion de la bande dessinée. Cette dernière semble souffrir d’un certain déficit critique et rejoindre en cela d’autres productions longtemps cantonnées au statut de « paralittérature » comme la Science-Fiction[viii] : il serait donc intéressant de s’interroger sur le rôle et la forme que prend la prescription dans le cadre du neuvième art et de tenter de cerner les modes d’initiation (prennent-ils place dans le cercle familial ? quel est le rôle des médiateurs ?) propres à la bande dessinée et à d’autres modes d’expression connaissant une situation comparable.
Bibliothèques, musées, écoles : quels usages de la bande dessinée ?
Le questionnement antérieur ne peut que concourir à ce que l’on interroge également l’inscription de la bande dessinée dans des contextes muséaux et pédagogiques, notamment en terme d’apprentissage. En quoi le neuvième art propose-t-il d’autres modalités d’approches de la lecture que celles qui prennent traditionnellement place dans nos dispositifs pédagogiques ? Le mode d’exposition de la bande dessinée pourrait également être interrogé : face à une planche accrochée, ne sommes-nous pas face à une espèce de « lecture debout » susceptible de compléter ou d’enrichir d’autres usages du livre ? En quoi ces différents lieux, de la bibliothèque au musée, en passant par le CDI, contribuent-ils à la construction de la bande dessinée comme support de lecture, comme moyen pédagogique ?
Le colloque constituera l’ossature de la 7e université d’été de la bande dessinée et se tiendra à Angoulême du 1er au 3 juillet prochain. Les communications donneront lieu à une publication dans la revue Comicalités. Études de culture graphique à l’hiver 2013.
Les chercheurs intéressés sont invités à soumettre une proposition prenant la forme d’un texte d’environ 2000 signes (espaces compris) exposant : l’objet de l’intervention, le corpus ou le matériau sur lequel elle entend s’appuyer et indiquant les coordonnées et la qualité de chaque auteur. Afin de garantir la qualité des débats, ces documents seront par la suite soumis de façon anonyme à un comité scientifique composé de :
Sylvain Aquatias, sociologie, GRECO, IUFM du Limousin, université de Limoges
Benoît Berthou, sciences de l’information de la communication, LABSIC, université Paris 13
Natacha Levet, littérature, EHIC, université de Limoges
Jean-Philippe Martin, action culturelle, Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image
Ces propositions sont attendues pour le 13 mai prochain : leurs auteurs seront prévenus de leur acceptation avant le 20 mai. Elles doivent nous parvenir sous voie électronique à l’adresse électronique suivante : comicalites@gmail.com
1.On trouve un écho de cette réflexion dans deux chapitres de l’ouvrage dirigé par Eric Maigret et Matteo Stefanelli, La bande dessinée, une médiaculture, (dir.), Paris, Armand Colin, 2012. D’une part, Gilles Ciment constate une baisse de la lecture de bandes dessinées à partir de 15 ans, d’autre part, Olivier Vanhée relève l’intérêt des adolescents pour le genre du manga.
2.Sylvie Octobre et Pierre Mercklé, L’enfance des Loisirs, Paris, La Documentation Française, 2010. Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant ils lisent…, Paris, Seuil, 1999.
3.Antoine Hennion, La Passion musicale, Paris, Métailié, 1993, pp. 224-225.4.Jean Caune, « Les territoires et les cartes de la médiation ou la médiation mise à nu par ses commentateurs », Les enjeux de l’information et de la communication, 2010 (dossier 2010), § 13. URL <www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2010–page-1.htm.> (page consultée le 16 janvier 2013).
5.Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992.
6.Eric Maigret, « Bande dessinée et post légitimité », in La bande dessinée, une médiaculture, op. cit., p. 140.
7.Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986 ; Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
8.Voir à ce sujet l’entretien de Simon Bréan avec Gérard Klein (« Penser l’histoire de la Science Fiction ») publié dans la revue Res Futurae. URL < http://resf.revues.org/173> (page consultée le 20 mars 2013).
[i] On trouve un écho de cette réflexion dans deux chapitres de l’ouvrage dirigé par Eric Maigret et Matteo Stefanelli, La bande dessinée, une médiaculture, (dir.), Paris, Armand Colin, 2012. D’une part, Gilles Ciment constate une baisse de la lecture de bandes dessinées à partir de 15 ans, d’autre part, Olivier Vanhée relève l’intérêt des adolescents pour le genre du manga.
[ii] Sylvie Octobre et Pierre Mercklé, L’enfance des Loisirs, Paris, La Documentation Française, 2010. Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant ils lisent…, Paris, Seuil, 1999.
[iii] Antoine Hennion, La Passion musicale, Paris, Métailié, 1993, pp. 224-225.
[iv] Jean Caune, « Les territoires et les cartes de la médiation ou la médiation mise à nu par ses commentateurs », Les enjeux de l’information et de la communication, 2010 (dossier 2010), § 13. URL <www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2010–page-1.htm.> (page consultée le 16 janvier 2013).
[v] Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992.
[vi] Eric Maigret, « Bande dessinée et post légitimité », in La bande dessinée, une médiaculture, op. cit., p. 140.
[vii] Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986 ; Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.
[viii] Voir à ce sujet l’entretien de Simon Bréan avec Gérard Klein (« Penser l’histoire de la Science Fiction ») publié dans la revue Res Futurae. URL < http://resf.revues.org/173> (page consultée le 20 mars 2013).