Monde muet, parole poétique
(Hommage à Jean-Daniel Pollet)
Par Didier Coureau
« Sur cet écran qui semblera la projection du feuillet fixé sur
le rouleau de la machine à écrire, montera en cinématographie
le texte du poème, au fur et à mesure de sa déclamation. »
Francis Ponge
Le cinéaste Jean-Daniel Pollet est mort, dans sa maison de Cadenet en Provence, le 9 septembre 2004 à l'âge de soixante-huit ans. Disparition passée presque inaperçue, comme passent celles de nombreux poètes.
Dans le foisonnement des interrelations qui unissent cinéma et littérature, celles tissées entre le 7ème art - selon l'expression de Riciotto Canudo -, et la poésie sont certainement les plus rares. Pollet a forgé une oeuvre qui correspond à l'une des conceptions possibles d'un cinéma de poésie. Esthétique cinématographique qui s'accorde à une poétique, mais aussi rencontres réelles et virtuelles - de ces alliances chères à Gilles Deleuze -, avec des poètes.
Une première tendance de son cinéma joue sur des figures et postures héritées du burlesque tel que les surréalistes l'ont perçu, ou les dadaïstes si l'on préfère suivre Deleuze dans les oppositions qu'il fait entre « école » surréaliste et « mouvement » dadaïste. Quitte à choisir, mieux vaut dès lors opter pour l'idée d'un mouvement en dehors de toute école. Ligne de fuite tracée dans la modernité cinématographique. Le premier versant stylistique de Pollet s'incarne en particulier dans la figure du comédien Jean-Pierre Melki, qui semble précisément tout droit venu du cinéma muet pour habiter d'étrange manière le territoire du cinéma parlant. Apparu dès le premier court métrage de Pollet - Pourvu qu'on ait l'ivresse (1958) - Melki interpréta aussi, par exemple, un danseur de tango dans L'Acrobate (1976). Un sketch du film collectif, manifeste de la Nouvelle Vague, Paris vu par (1963, qui associe Pollet aux noms de Godard, Rohmer, Chabrol, Douchet, Rouch), intitulé « Rue St-Denis », propose une confrontation entre ce personnage timide, maigre, de petite taille, et Micheline Dax en prostituée atypique (grande, tonitruante, imposante). Une devinette absurde occupe le centre de ce film bref : « Quelle est la différence entre Florence et Bécon-les-Bruyères ? / A Bécon-les-Bruyères il y a des filles qui s'appellent Florence, tandis qu'à Florence, il n'y a pas de filles qui s'appellent Bécon-les-Bruyères ». Humour décalé, visuel et verbal, assez proche de celui pratiqué dans son cinéma par Jacques Rozier.
Mais, peu à peu, s'installe dans le cinéma de Pollet une autre tendance, qui finira par prédominer, dans laquelle il rénove différemment le « langage cinématographique ». Entre les deux manières, le lien de la musique d'un même compositeur : Antoine Duhamel. Au coeur du parcours de Pollet, la rencontre avec le groupe Tel Quel est primordiale. C'est Philippe Sollers qui écrira le texte du magnifique Méditerranée du cinéaste en 1963. Film errance et méditation qui invente une nouvelle place pour le cinéaste, une distance du regard très particulière avec les choses - qu'il s'agisse de filmer de très près ou de plus loin, objets, visages, paysages -, qui s'allie à la distance instaurée par la voix-off littéraire. Courant verbal et visuel qui crée une équivalence avec la pensée en tant que lieu où se fabriquent les associations du langage poétique. Cette plongée aux sources méditerranéennes de notre civilisation va sans cesse alimenter le versant film-essai poétique de Pollet. Dans Bassae (1964), le regard tourne autour d'un temple grec alors que deux textes, dits « antinomiques » par le cinéaste, sont entendus, l'un de Philippe Sollers, l'autre d'Alexandre Astruc (créateur du terme « caméra-stylo » qui visait à souligner les rapprochements possibles entre cinéma et littérature). Un autre participant de l'aventure Tel Quel accompagne de son écriture, devenue voix-off, des films de Pollet. Il s'agit de Jean Thibaudeau qui rédigea des textes pour Tu imagines Robinson (1967, un robinson en Grèce), La Femme aux cent visages (1976, sur des visages de Vierges du Quattrocento), ou de Trois jours en Grèce (1991). De nombreux voyages réels et mentaux s'effectuent ainsi entre pays de la Méditerranée et, en particulier, entre Provence (la maison de Cadenet dans le Vaucluse) et Grèce, dans un imaginaire proche de celui de René Char, mais cependant dans une autre inspiration, un autre style. Comme le théâtre grec, le cinéma de Pollet revêt tour à tour les masques de la comédie et de la tragédie. Dans le très beau Trois jours en Grèce, le regard et la voix-off de Pollet accompagnent, comme le titre l'indique, l'évocation d'un voyage en Grèce. Comme point de départ et de retour - les roues de moulin à eau qui scandent l'avancée cyclique du temps dans le générique le soulignent -, la Provence. Comme point d'arrivée - ou de passage -, la Grèce parcourue en d'incessants travellings. La maison de Cadenet est scrutée par une caméra plus que subjective, par un esprit-caméra, écrivant avec cette encre de lumière dont parlait Jean Cocteau, au fur et à mesure de son déplacement à travers l'espace familier qu'il réinvente à l'infini... La Grèce, vue dans d'impressionnants mouvements, finit par être reliée au cosmos : des travellings circulaires dans un amphithéâtre sont entrecoupés par des visions de cosmonautes. La mythologie antique fusionne alors avec la science la plus contemporaine. Mais le film n'oublie pas non plus la poésie. Un hommage est rendu au poète et ami Yannis Ritsos qui vient de disparaître, et une citation du Quintette d'Avignon de Lawrence Durell donne un éclairage tout à fait pertinent au cinéma de Pollet : « Et c'est alors que la réalité première vint au secours de la fiction et que l'imprévisible eut lieu... ». La rencontre la plus essentielle demeure cependant peut-être celle avec Francis Ponge, auquel le groupe Tel Quel a su redonner toute son importance. Une proximité évidente lie le poète et le cinéaste, une même observation scientifique des choses qui sera transposée dans l'image poétique - écrite ou filmique - recréatrice. Dans Dieu sait quoi (1996, dont le premier titre fut Grandeur nature), qui rend hommage à Ponge (comme le poète avait autrefois fait l'éloge de Méditerranée), la maison de Cadenet et ses environs sont encore centraux. Des rails de chemin de fer forment la frontière de ce territoire, ils portent en eux le souvenir du passage d'un train qui faillit causer la mort de Pollet. Dans le film, le cinéaste montre ces rails, mais aussi une chambre d'hôpital (comme dans Méditerranée où la vie et la mort s'entrecroisaient sans cesse). La maison est de nouveau visitée par cette présence fantomatique du cinéaste, regard sans corps qui trace des trajectoires mentales dans l'espace. Les travellings relient une photographie de Francis Ponge à un écran de télévision qui permet l'insertion dans l'espace actuel d'autres espaces virtuels prélevés à des films antérieurs de Pollet (comme dans Contretemps il avait, en 1988, parcouru son oeuvre avec l'aide de Philippe Sollers et de Julia Kristeva). Parmi ces images, figurent celles particulièrement violentes du visage de Raimondakis, habitant de l'île grecque des lépreux, filmé dans L'Ordre (1974), associé dans le montage à des plans de lèpre des murs. A l'extérieur la caméra tourne autour d'une table ronde de jardin sur laquelle sont disposés des pots et bouteilles, l'infiniment petit et l'infiniment grand communiquent dans un semblable devenir cosmique tourbillonnant. La voix-off si particulière de Michaël Lonsdale - qui fait toujours songer au théâtre de la voix de Marguerite Duras - scande le rythme du film, et cite de nombreux fragments de divers écrits de Ponge. La caméra plus que la surface des choses semble, comme le verbe du poète, pouvoir révéler les mouvements intérieurs secrets qui les constituèrent. Choses stabilisées : mur de pierres sèches parcouru par un travelling dans le générique, galet pris sous les transparences de l'eau, arbre nu étrangement chargé de fruits mûres. Eléments saisis dans leurs turbulences (comme Lucrèce a su les traduire dans son De Rerum Natura) : flux de rivière, pluie ruisselante, métal qui, immobile, porte pourtant en lui le souvenir de la fusion qui l'engendra (comme est visible cette fusion dans Pour mémoire (La Forge), 1981)... Le film en son ensemble trouve sa justification dans cette citation essentielle de Ponge où la correspondance se fait totale entre le style du cinéaste et celui du poète : « Le monde muet est ma seule patrie ». Comme Ponge le fit, Pollet semble ici mettre à jour les arcanes de sa « méthode ». Rarement poésie et cinéma se seront peut-être approchés de si près. Ce cinéma de la parole poétique à laquelle la voix-off donne une nouvelle vie ne s'oppose nullement à la captation par le mouvement - toujours dans une sorte d'apesanteur, qu'il s'agisse de donner à voir les choses terrestres ou d'évoquer l'univers tout entier - de la vérité du monde muet, profondeur qui respire à la surface, comme l'aurait dit Cocteau. Stylistique qui joue sur une disjonction-conjonction paradoxale de la parole et du silence, à travers une voix et un regard qui, depuis leur zone indéfinissable, parviennent à traduire au plus près les mystères logés au coeur des habitants minéraux, végétaux, animaux, humains du monde.
De plus en plus contraint, par de graves problèmes respiratoires, à demeurer dans l'espace clos de la maison de Provence, le cinéaste-poète et ami des poètes - un autre de ses films, L'arbre et le soleil fut encore consacré en 1990 à un poète ancré dans le territoire méditerranéen et dans la langue d'Oc, Mas-Felipe Delavouët - n'en continua pas moins jusqu'au bout à capter les énergies de l'univers et le souffle du temps.
Son dernier film, Ceux d'en face (2000), boucle de manière symbolique son parcours, réintroduisant le corps du comédien - comme en ses films antérieurs, mais différemment - au sein du film-essai poétique. Michaël Lonsdale (un autre comédien de théâtre de la même veine, Laurent Terzieff, avait précédemment joué en 1966 dans Le Horla, librement adapté de Maupassant) et une jeune comédienne se trouvent réunis dans la maison de Cadenet, autour de photographies qui ouvrent de nouveau l'espace proche sur les horizons lointains. Il est vrai que les mouvements de caméras du cinéaste sont toujours parvenus à rendre vivant l'immobile. Natures mortes, photographies ou couvertures de livres de poésie et de philosophie des sciences ouvrant dès lors des portes sur l'infini.
Jean-Daniel Pollet, dans les marges de la Nouvelle Vague, dans celles de Tel quel, puis dans celles du cinéma en général - de ces marges qui tiennent ensemble les pages des livres, comme le déclara un jour Godard - sut, comme Francis Ponge, faire parler la voix intérieure informulée qui habite en toute chose du monde muet, à travers le langage humain de la poésie.
Didier Coureau, le 29 septembre 2004
Suppléments... :
1- J'avais envoyé à Jean-Daniel Pollet un texte consacré à Dieu sait quoi, symboliquement publié par Henri Deluy dans la revue Action poétique (n°146, hiver 1996-97), en lui adjoignant une petite création plastique à l'encre de Chine lui étant dédiée. La réception d'un télégramme s'ensuivit - « Le 23.06.97. Sortant de l'hôpital je viens de lire votre texte dans Action poétique. Infiniment apprécié vos lettres, votre article et bien sûr votre tableau si ce mot est convenable pour un tel travail. J'aimerais beaucoup vous parler... » -, puis une conversation téléphonique lors de laquelle l'idée d'une rencontre à Cadenet fut évoquée, qui n'eut et n'aura finalement jamais lieu...
2- Un beau livre, L'Entre Vues, dialogue entre Jean-Daniel Pollet et Gérard Leblanc - avec de nombreux documents textuels et visuels interposés - fut publié en 1998 par les Editions de l'Oeil.
3- Un ouvrage de Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues sur Pollet devrait prochainement voir le jour, et devrait contenir des entretiens importants que leur a accordés le cinéaste.
4- Juste avant de mourir, Jean-Daniel Pollet avait eu le temps d'achever la rédaction d'un scénario. Peut-être sa compagne, la chef-monteuse Françoise Geissler parviendra-t-elle à lui donner une existence filmique...