L’invention fabuleuse de l’histoire à la Renaissance
1Jacques Amyot, traducteur de récits « controuvés » aussi bien qu’« historiques », Jean Bodin, auteur d’une « méthode » pour faciliter la lecture et la connaissance de l’histoire, et Voisin Lancelot de La Popelinière, auteur de ce que l’on pourrait qualifier une « philosophie de l’histoire », ont en commun une conception qui fait de l’« écriture humaine » l’image d’un enseignement divin. En d’autres termes, ce qui est écrit par et pour des hommes se trouve toujours, pour ceux-ci, dans un rapport de subordination avec l’Écriture sacrée. C'est dire que pour l'auteur comme pour le lecteur de narrations fabuleuses ou historiques, la lecture de ce qui est écrit par des hommes, l'observation de faits naturels ou sociaux et sa mise en récit, même si elles correspondent bien à des activités distinctes, constituent en effet, en bout de compte, une seule «image» de la divinité, seul «être» à part entière et seul objet d'une «ontologie». Mais cette indistinction axiologique des différentes modalités de l’écriture humaine ne signifie pas que ces activités soient toujours indifférenciées sur le plan de la méthode. À partir des années 1560, en France, des auteurs intéressés aussi bien par le droit civil que par l'histoire des institutions, proposent des méthodes où le «lu» et le «vu» constituent des apports distincts et problématiques du savoir historique.
2 Aussi la question d'une distinction «épistémologique» entre la discipline historique et celle de la poésie se pose aussitôt. Y a-t-il, au XVIe siècle, des fondements distincts à la base de ces deux disciplines qui autoriseraient une classification du « vu » et du « lu »? ou permettraient à tout le moins de hiérarchiser des récits1? Est-ce bien par ailleurs le discours des «scientifiques» de la Renaissance qu'il faut examiner pour établir le statut et le rôle de la fiction dans le récit historique? Pour amorcer cette réflexion sur les conditions d'émergence d'une nouvelle organisation du savoir, il faut anticiper sur le développement de certains critères distinctifs et repérer comme des éléments théoriques significatifs ce qui ne sont encore que des germes d'une «pensée historique», telle qu'elle ne s'imposera que beaucoup plus tard. Comme le souligne Claude-Gilbert Dubois, l'histoire ne constitue pas encore une véritable discipline au XVIe siècle, puisqu'elle s'inscrit toujours dans les marges d'une propédeutique propre à divers savoirs (droit, médecine, science de la nature, éthique)2. C'est donc en tenant compte des structures universitaires qui n'accordent pas encore une valeur exclusive à l'histoire que nous aborderons une réflexion sur le statut épistémologique des narrations fabuleuses et historiques. L'exclusion ultérieure du « fictif » – ou de l’idée de fiction – dans les récits véritablement «historiques» ne doit pas nous empêcher de considérer le problème à partir de critères qui ont par la suite été écartés et qui sont maintenant périmés. Il s'agit de faire abstraction de l'«histoire proprement dite» et d'examiner les «histoires» telles qu'elles sont présentées par leurs théoriciens. Il importe en premier lieu de rendre compte de cette stratégie à la fois de dépossession et d'appropriation des attributs gnoséologiques de la poésie par l'histoire, qui prépare ainsi le terrain de la science cartésienne.
3S'il est vrai, comme le souligne Foucault, que l'on a gardé du XVIe siècle un «souvenir déformé d'une connaissance mêlée et sans règle où toutes les choses du monde pouvaient se rapprocher au hasard des expériences, des traditions ou des crédulités»3, il faut préciser aussi que cette constatation stéréotypée procède d'un amalgame monolithique de tout ce qui a pu s'écrire pendant un siècle, notamment en ce qui concerne les narrations historiques4. La «méthode» historique de Lemaire de Belges ne doit pas être confondue ni même rapprochée de ce que proposeront plus tard Henri Estienne, Jean Bodin, Etienne Pasquier ou Voisin Lancelot de La Popelinière. Pour Pasquier, notamment, Lemaire n'est rien d'autre qu'un (bon) poète, justement parce que son écriture n'obéit pas à des règles prédéfinies et que son savoir, malgré ses prétentions historiques, constitue un mélange naïf de sources poétiques et historiques, authentiques et apocryphes.
4 Rabelais, bien avant Pasquier et La Popelinière, dénonce (dans son Pantagruel et son Gargantua) cette présomption velléitaire des «chroniqueurs» qui conférent au discours «historique» une plus grande légitimité philosophique qu'aux fables poétiques, et qui asseoient cette validité sur de seules protestations de véracité. Jean Lemaire de Belges voulait en effet établir, par sa narration «historique», une distinction philosophique entre le récit fabuleux des poètes et la narration véritable des historiographes. Son distinguo ne relevait toutefois que d'une stratégie rhétorique qui consiste en premier lieu à rejeter comme faux, exagéré ou simplement prolixe, le témoignage historique des poètes, plus particulièrement des poètes «grecs»5. Cette disqualification de la poésie, moins ancrée dans un examen philosophique ou théologique du statut de la fable que dans un présupposé facilement admis, qui ne nécessite par conséquent aucune argumentation, doit servir directement, dans Les illustrations de Lemaire de Belges, à l'élévation du statut philosophique de la narration historique. La poésie est ainsi sacrifiée afin de faire oublier le soupçon de mensonge qui pèse en général sur la narration. Jean Lemaire de Belges pense ainsi promouvoir les «vertus, propriétés et prérogatives» de la narration, mais il le fait aux dépens de la poésie. Mais le statut de l'écrit, de l'invention humaine, n'a pas acquis chez Rabelais une plus grande valeur qu'il n'avait chez les grands auteurs chrétiens, notamment Augustin et Érasme. Rabelais élabore donc sa défense de la poésie en reprenant et en subvertissant la stratégie rhétorique de Lemaire de Belges6. Ses récits ont pour objectif de dévaluer la narration dite «historique» au profit de la narration fabuleuse et de mettre en valeur ses «prérogatives» propres : agrément, utilité morale, politique et «grammaticale», attraits reconnus par Lemaire de Belges lui-même, mais abandonnés par l'indiciaire au profit d'une plus grande exactitude historique. Pantagruel se veut un récit «de mesme billon [que les Grandes Chronicques] sinon qu'il est un peu plus equitable et digne de foy que n'estoit l'aultre»7. Formule d'une habileté extrême, c'est-à-dire d'une parfaite «ironie», puisque par l'expression «digne de foy», l'auteur permet au lecteur avisé de comprendre doublement le sens du projet narratif. En effet, ce nouveau récit «sans parangon» promet, avec une ironie que tous les lecteurs des chroniques gargantuines ou des Illustrations peuvent apprécier, d'être plus «véritable», c'est-à-dire, d'une part, comme il s'avère dans la suite du récit, plus extravagant et plus invraisemblable et, d'autre part, d'être digne de la foi chrétienne, c'est-à-dire de ne pas confondre la vérité de l'écriture humaine et celle de l'Écriture sacrée. Le narrateur dit explicitement comment son récit – qu'il avoue furtivement invraisemblable et fabuleux – peut prétendre à la «dignité de foy» : «Car ne croyez (si ne voullez errer à vostre escient) que j'en parle [de mon récit : que je raconte, que je narre] comme les juifz de la loy. Je ne suis nay en telle planette, et ne m'advint oncques de mentir [de prétendre à la vérité littérale d'une fable], ou asseurer chose que ne feust veritable» [attester la vérité d'un mensonge]8.
5Avant d'avoir affaire à des distinctions d'ordre épistémologique qui concernent la «méthode», nous sommes confrontés, lorsque l'on pénètre dans le champ narratif de la Renaissance, à des facteurs poétiques et institutionnels. Les avancées culturelles du groupe des humanistes, spécialistes du trivium, qui privilégient le développement des lettres anciennes et modernes, forcent les «savants» du quadrivium et d'autres domaines de compétence à revendiquer une place distincte, alors qu'il sera de plus en plus clair que l'institution des bonnes lettres fondée par François Ier ne favorise qu'un seul groupe à la fois. Pour Bodin, il importe de bien saisir la valeur fondatrice de cette institution qui appartient déjà au passé, mais surtout de comprendre que la grande époque de la « grammaire » est révolue. Cela signifie que l’on doit «[c]ueillir l'abondante moisson et les fruits mûrs de la science», c'est-à-dire reconnaître l'aspect préparatoire des réalisations du règne de François Ier et faire accéder les «grandes» – et vraies – disciplines aux plus importantes chaires de l'université9. Les débats qui opposent poètes et «historiens» issus du nouveau cursus humaniste, entraînent une subdivision des genres narratifs, qui formaient avant une seule et même grande famille. L'histoire, en tant que propédeutique du droit et des «sciences politiques», abandonne le trivium aux «poètes» et revendique une place à part au sommet de la hiérarchie des nouvelles disciplines.
6C'est donc dans le cadre d'une bataille institutionnelle que les divers partis s'évertuent d'abord à caractériser leur écriture sur le plan éthique, puis à valoriser les aspects philosophiques ou poétiques qui leur sont propres. Si les différences tant formelles que philosophiques peuvent sembler évidentes après le XIXe siècle, elles ne le sont pas du tout encore pour un auteur du XVIe siècle : le «vrai» et le «faux» ne correspondent pas plus au «vu» et au «non-vu» qu'au «lu» et au «non-lu». Le point de référence absolu de la Vérité étant la Bible, souvent récit de l'impossible et du paradoxal, proclamation proverbiale du non-vu («Heureux ceux qui croiront sans avoir vu») les oppositions scientifiques modernes ne semblent pas opérantes. Tant que les Saintes Écritures conservent leur statut de vérité, aussi bien littérale qu’allégorique, le vrai ne peut coïncider parfaitement avec le «vu» ni être soumis totalement à la démonstration logique. C'est ce que Henri Estienne tient à rappeler à ses confrères humanistes, lorsqu'il discute de certains segments de l'histoire d'Hérodote que son entourage juge invraisemblables :
Si vous m'alleguez que luy et autres historiens nous disent merveilles de la fertilité de quelques terroirs qui ne sont aujourd'huy fertiles que de disette, de misere et de povreté, et si cela le vous fait accuser de menterie, je vous averti que si vous le prenez là, vous enveloperez les saintes escritures en ceste accusation, sans y penser. Car elles attribuent fertilité à quelques lieux, de laquelle aujourd'huy il n'y ha nulle apparence10.
7La discipline historique, si elle a recours à la critique philologique, ne doit pas trop insister cependant sur la nécessité du vraisemblable dans la narration et contraindre éventuellement les théologiens à soumettre les Saintes Écritures, grande narration divine, vraie historiquement et « allégoriquement », à une lecture strictement littérale. L’Écriture autorise l’invraisemblance comme moyen d’accès aux plus grandes vérités.
8Cela étant dit, il est vrai que les «historiens» en général, et plus précisément La Popelinière, veulent de plus en plus être distingués, vers la fin du XVIe siècle, des poètes. Même si la «science» (scientia) de la Renaissance renvoie au cursus de la philosophie de la nature et à l'étude des phénomènes «physiques», les théoriciens de l'histoire revendiquent certaines caractéristiques propres aux activités dites scientifiques, c'est-à-dire préoccupées prioritairement par la vérité des choses; on voudra en effet les enlever aux autres disciplines ou, à tout le moins, s'en approprier la plus grande part :
Le Narré est general à tous ceux qui escrivent. Mesmement au Poëte, Philosophe, Orateur et Historien. Mais il est different selon la diversité des fins que chacun se propose. Le poète feint le Narré, selon qu'il le trouve propre à ceux ausquels il veut plaire. Le Philosophe, narre le bien et le mal: l'honneur et deshonneur: en somme la force et naturel, tant du vice que de la vertu, pour le proffit, de ceux qu'il veut addresser au devoir des gens de bien. Comme l'Orateur, n'a autre but qu'en recitant ce qu'il se propose, louer ou blasmer les effects et accidens qui en sont issus ou peuvent sortir. Mais le but de l'Historien, est de ne rien alterer en ce qu'il se propose. Ains narrer toutes choses purement fidellement, clairement et avec plus de discretion qu'il pourra. Attendu mesme, qu'il y est le plus souvent prins, pour juge entier et grave Censeur de ce qu'il met en avant, et peut estre douteux à ceux qui le lisent: Ainsi s'esloignant de toute partiale affection, il ne luy faut moins modestement louer ce qui est bon, que blasmer ce qui est mauvais. Somme, rapportant tout au vray but de l'Histoire, ne tendra pas tant à garder la memoire des choses passees, que d'enseigner par la representation de l'inconstance des choses humaines, le vray moien de se bien comporter en si divers accidens11.
9Mais La Popelinière réussit encore à distinguer la poésie de l'histoire en établissant les «trois dominantes puissances du cerveau», c'est-à-dire l'imagination, la mémoire et l'entendement, qu'il attribue aux compétences de différentes disciplines :
On tient que les arts et sciences, qui s'acquierent par la bonne memoire, sont la Grammaire, la Theorique du droict Civil, la Theologie positive, la Cosmographie, l'Aritmetique, et autres esquelles il est plus requis d'apprendre et retenir, que judicieusement parler ou escrire. Celles qui demandent l'entendement, sont la Theologie Scolastique, la Theorique de Medecine, la Dialectique, la Philosophie naturelle et moralle, la Pratique du droict, et autres esquelles il est plus besoin de bien inferer, conclure, et droictement juger. Mais celles qui consistent en figures, correspondance, harmonie, et proportion: comme Poësie, Eloquence, Musique, et autres qui requierent une chaleur suffisante, pour eslever assez de formes au cerveau par lesquelles on puisse comprendre et se resoudre de ce qu'on cherche, appartiennent à l'imagination12.
10À chaque discipline, une « dominante puissance du cerveau », mais aussi une fin particulière qu’il importe à La Popelinière de clairement distinguer les unes des autres :
Et qui nous aporte ce bien que l’histoire? Ce ne sera le Philosophe. Car il ne s’employe qu’à rechercher les causes et secrets de la Nature. Ny le Medecin, qui ne s’estudies qu’à relever l’homme de maladie en laquelle il est tombé et le remettre en son premier Estat. Non plus le Theologien qui ne bute qu’à nettoyer l’ame des vices et imperfections de ce monde. Moins encor le Jurisconsulte ou Justicier, qui ne se pene que de rendre le droit entre le particuliers subjects d’un Estat. Et ainsi de tous autres qui ont un but certain et separé des autres, auquel leur vacation les tient obligez. Mais l’histoire eslevée sur toutes vacations mondaines : les embrasse et comprent toutes, pour leur procurer ce bien qu’elle seule leur peut apporter.
11Il ne suffit pas cependant de bien séparer les compétences diverses, il s’agit aussi de refuser à la poésie toute prétention à dire le « vrai ». En liant de façon exclusive la poésie à l’imagination et en lui refusant par la même occasion la « mémoire » et l’« entendement », La Popelinière dénie à la poésie ses plus anciennes prérogatives «allégoriques», grâce auxquelles les stoïciens, notamment, avaient accès à des vérités d'ordre physique, cosmologique et théologique, et que les poètes de la Renaissance n’hésitaient pas à réclamer pour leur écriture. Mais ce n'est pas tout. De façon conséquente, La Popelinière, comme Bodin, renverse l'opposition aristotélicienne entre histoire et poésie et dépouille celle-ci de son caractère «universel», pour lui attribuer à la place le récit sélectif et incomplet du particulier13. Si la poésie « appartient à l’imagination », l’histoire, elle, requiert toutes les « puissances du cerveau ».
12La philosophie naturelle des stoïciens, que le premier christianisme n'avait pas réussi à transformer, sera oblitérée, comme on le sait, par les théories et la méthode de Kepler, Galilée et Descartes14. Cette rupture est déjà perceptible, à l'époque de Bodin, alors que les arts libéraux, les trivium et quadrivium médiévaux, sont tranquillement forcés à un réaménagement. C'est une véritable guerre des Muses, une rigoureuse contre-attaque universitaire contre les idéaux humanistes, que Bodin décrit ici :
Et en effet il ne faut pas attendre le salut de ceux que personne ne daigne consulter en matiere de droit, de ceux qui préfèrent passer pour grammairiens plutôt que pour jurisconsultes; de ceux qui recouvrent d'un étalage de fausse science leur ignorance de la justice et qui attendent de la seule vertu des mots le salut de l'État, l'établissement du droit et le règlement des procès. Cette peste de grammaire s'est mise de nos jours à pénétrer si profondément les avenues de toutes les disciplines, qu'en guise de philosophes, d'orateurs, de mathématiciens ou de théologiens il nous faut souffrir de méchants grammairiens à peine échappés aux bancs de l'école15.
13La narration historique sera exemptée d'une mise en cause de ses fondements épistémologiques dans la mesure où elle réussira à établir une distinction essentielle avec la narration «fabuleuse», différence qui sera porteuse de reconnaissance institutionnelle. En d'autres termes, c'est en sacrifiant la poésie au bûcher du «faux» que l'histoire pourra revendiquer sa place dans l'institution du savoir en phase de réorganisation, en se faisant d'abord le récit du vrai, puis en s'imposant comme source de connaissances juridiques et politiques.
14Il faut souligner que la Renaissance a été une période bénie pour la fiction poétique, puisqu'elle a bénéficié, en s'appuyant sur l'herméneutique biblique, de l'immense crédibilité conférée à la tradition allégorique profane, dont le premier promoteur fut Dante, avec son Banquet. Le dispositif herméneutique des Saintes Écritures a en effet servi de modèle à des poètes comme Dante, qui en ont fait le prétexte et le justificatif de leurs compositions : leur poème allait permettre d'accéder à des vérités de plusieurs ordres et, tout comme l'Écriture, allait donner lieu à quatre niveaux de sens. C'est en se rattachant à une philosophie naturelle encore imprégnée de paganisme et d'animisme que plusieurs poètes de la Renaissance peuvent prétendre révéler, dans leurs textes, un savoir théologique et physique. Mais dès que Galilée et Descartes imposent de nouvelles configurations à la science, la poésie perd ses prérogatives anciennes de «médiatrice» du savoir16. L'histoire acquiert par ailleurs une validité scientifique du fait qu'elle réussit à séparer, dès l'époque de Bodin, l'histoire divine de l'histoire humaine17. La «vérité» de l'histoire consistera donc en un savoir temporel, c'est-à-dire en une connaissance des principes universels de la société humaine18. Mais avant que l’histoire ne parvienne à établir sa supériorité « scientifique » sur la poésie, il faudra qu’elle arrive à contrecarrer les irrésistibles attraits de sa rivale.
15Le premier traducteur des très populaires narrations d'Amadis de Gaule, Herberay des Essarts, défendit avant tout deux qualités de sa composition : son «agrément» et sa «facilité». Ce sont en effet des qualités essentielles qui servirent constamment d'argument dans les dédicaces qui font l’apologie des narrations poétiques. Si l'enseignement et l'utilité de la narration font presque toujours partie du contrat de lecture et ce, pendant tout le XVIe siècle, on constate cependant que vers 1540, la suavitas de la poésie est mise au premier plan par les auteurs de narrations. Cette stratégie racoleuse coïncide avec l'élargissement du lectorat et avec le désir de rendre la narration attrayante aux non lettrés les plus réfractaires. Les propriétés respectives de la narration fabuleuse et de la narration historique ne sont pas encore clairement définies. Il est loin d'être clair, notamment, que la narration – poétique ou historique – doive choisir entre l'agrément et l’utilité.
16Mais cette prépondérance de l'agrément sur l'utilité de la narration ne dure pas. Tout en reconnaissant l'attrait de la fiction – forcément «simple» – pour l'esprit humain en général, Jacques Amyot, éminent traducteur de Longus et de Plutarque, en vient cependant à condamner les limites futiles de la fable :
La lecture des livres qui apportent seulement une vaine et oiseuse delectation aux lisans est à bon droict reprouvée des hommes sages et de grave jugement, et celle qui profite aussi simplement, sans faire aimer le profit qu'elle apporte et addoucir la peine que l'on prend à le recueillir par quelque allechement de plaisir, semble un peu trop austere au goust de plusieurs delicats entendemens, qui pour ce defaut ne s'y peuvent arrester longuement19.
17Comme le souligne Amyot, ce n'est pas à tort, cependant, que l'on insiste sur l'agrément et la facilité de la narration, puisqu'il faut séduire les «lisans» de «delicats entendemens», qui ont peine à «s'arrester longuement» aux œuvres certes profitables mais trop «austeres». Mais selon Amyot, il est temps, en 1559, de resserrer les critères et les finalités d'écriture. Se promenant dans ce qui est maintenant différents registres de la «narration» – de sa traduction de Daphnis et Chloé de Longus à celle des Vies des hommes illustres de Plutarque –, Amyot ne tente pas de spécifier les finalités éthiques ou poétiques de différentes catégories de composition, mais bien de concilier plusieurs qualités propres à la «narration». Son opposition sans nom entre les «livres qui apportent seulement une vaine et oiseuse delectation» et ceux qui «plais[en]t et proffite[nt], qui delecte[nt] et instruise[nt] ensemble» n'est exposée que pour être définitivement abolie. La narration ne répond pas aux «lois des genres», mais plutôt aux contingences de sa réception : afin «d'estre universellement aimée, receue et estimée de toute maniere de gens»20.
18Ce désir de conciliation des finalités d'écriture propres à la poésie et à l'histoire ne fera pas d’émule, au contraire. L'apologie de la poésie assumée par de nombreux humanistes dans le premier tiers du XVIe siècle, qui fut l'occasion d'une revendication de prérogatives aussi bien esthétiques que spirituelles et éthiques, provoquera, après 1550, des réactions antagonistes, surtout parmi les robins. La décennie des Amadis tout voués au plaisir du lecteur sera suivie par une contre-attaque des historiens préoccupés par l'«utilité plaisante» de la narration. L'occasion créée par la réception exclusivement ludique des Amadis favorisera en effet le discours des historiens. Henri Estienne tente d'abord de résorber la confusion qui existe entre l'histoire et la fable. Dans son apologie pour Hérodote, il propose de démêler le vrai du faux, tout en offrant au lecteur un plaisir profitable :
[…] c'est que les hommes quasi tous et de tout temps se sont addonnez à la lecture des poésies, alléchez et amorcez par leurs plaisantes menteries : lesquelles, estans doucement coulées en leurs oreilles, par succession de temps s'enfonçoyent bien avant en leurs entendemens, et jusqu'à y prendre racine. Voilà comment, en laissant les menteries gangner sur leurs esprits, ils se sont laissez persuader plusieurs choses estranges, la memoire desquelles a esté conservée et entretenue de père en fils […]21.
19On trouve le même souci de dissocier l'histoire de la fable, en 1556, dans une préface de Jean Amelin, traducteur de Tite-Live :
Estimant que, comme jadis les amoureux de la chaste Penelope, pour ne pouvoir jouir d'elle, se rangeoient aux chambrieres, ainsi il est advenu à plusieurs François de s'amuser aux fables, laissans en arriere l'Histoire pour la difficulté de l'entendre, ou de l'entendre bien, j'ay volontiers entrepris de traduire T. Live en François, pour leur retrancher l'excuse de la difficulté : m'asseurant que ceux qui en auront leu trois pages, sentiront en eux un desir de voir le tout, et regretteront grandement les heures mal employées, en la lecture des Romans22.
20L'avant propos manifeste de la Méthode pour faciliter la connaissance de l'histoire de Jean Bodin proclame en toutes lettres les attributs suprêmes de l'histoire – «De la facilité, de l'agrément, de l'utilité de l'histoire» – et ce, en rapport avec la «fable» :
C'est donc à son immense utilité, à son extrême facilité et à son agrément encore plus grand, que l'histoire doit le respect unanime dont elle est entourée : car, alors que nombre d'auteurs ont accusé les autres sciences d'être à quelque égard pernicieuses ou inutiles, on n'a jamais trouvé personne pour noter d'infamie le souvenir de l'antiquité, si ce n'est peut-être l'individu qui après avoir déclaré la guerre à toutes les vertus et à toutes les normes convainquit l'histoire de mensonge. Mais ce reproche ne peut viser que les fables, et non pas l'histoire authentique, car un récit ne peut être nommé historique s'il n'est conforme à la vérité23.
21La «méthode» de Bodin facilite la lecture des documents historiques et permet d'en tirer un maximum de profit, sans que le donné historique ne fasse jamais l'objet d'une critique.
22À force d'insister sur la simplicité et l'accessibilité de leurs compositions, les auteurs de narrations inspirées de fables antiques et modernes finissent par donner des arguments tout prêts à leurs rivaux. La «facilité» se traduit soudainement en «banalité» et «futilité». On finit en effet par reprocher aux narrations fabuleuses leur «inutilité», c'est-à-dire leur insignifiance et la vacuité de leurs mensonges, quand, pire encore, ce n'est pas leur nuisance. Si nous avons, dès lors, deux types distincts de narration, leurs caractéristiques sont cependant revendiquées par l'une et l'autre catégorie. La «facilité», l'«agrément» et l'«utilité» ne sont pas encore, en effet, de la juridiction d'une seule catégorie narrative. Pour qu'une seule des narrations puisse s'accaparer une de ces particularités et puisse en faire un trait «générique», il faut qu'une institution culturelle la refuse officiellement à l'une ou, du moins, l'attribue prioritairement à l'autre. À partir de 1540, l'idée du «narré» fabuleux et historique est en phase de reconceptualisation. Les usages de notions telles que «fable» et «histoire» sont ambivalents, d'un auteur et d'un lecteur à l'autre, voire chez un même auteur, d'une année à l'autre. Le cas de François de Belleforest est intéressant dans cette perspective : si celui-ci pratique un type d'écriture qui pouvait certainement paraître «fabuleux» à plusieurs de ses contemporains, Belleforest condamne néanmoins l'écriture fabuleuse tout en exaltant le statut «historique» de ses narrations :
Aussi n’est ce pas nostre devoir de considerer seulement ce qui est plaisant & delectable en l’histoire, veu que s’il n’y avoit que ce simple regard, il vauldroit autant s’arrester sur le recit des Romans & comptes d’Amadis, de Lancelot du Lac, Tristan le Lyonnois, & autres telles folies que de lire les livres plus serieux & veritables entant que le plaisir chatouille plus noz oreilles oyans ce qui ne touche point au vif, & n’accuse les pechez avec la severité requise, que lorsqu’un bon Historien propose la verité, accusant, & detestant, & le vice, & les vicieux, & louant la vertu, justice & fidelité des gens de bien24.
23Belleforest intègre pourtant plusieurs vers du Livre IV de la Franciade, où Ronsard relate les faits et gestes des rois, à ses Grandes Annales et histoire générale de France (1579)25.
24L'histoire nouvelle consacrée par La Popelinière à la fin du XVIe siècle constitue l'aboutissement d'une réflexion entamée par plusieurs auteurs et traducteurs de narrations, et que l'on peut situer dans les contrecoups du succès éditorial des Amadis et des fables grecques traduites par Jacques Amyot. Mais si Bodin s'est intéressé à l'histoire à la fois en tant que récit et source fondamentale de connaissance sur le droit, la politique et le comportement humain en général, La Popelinière, sans nier d'aucune façon l'importance de l'histoire pour les autres disciplines, restreint sa réflexion théorique au «narré», c'est-à-dire à la caractéristique formelle qui regroupe plusieurs types de discours et à ses finalités éthiques propres. Pour La Popelinière, l'histoire est avant tout un type d'écriture, préoccupée par l'action. Il veut définir un art de l'histoire qui prenne aussi bien en compte son invention, sa disposition et son élocution. L'idée de l'histoire, ce n'est donc pas une «méthode de lecture» comme le traité de Bodin, mais plutôt une «rhétorique» de la narration historique, alors que la Méthode, selon La Popelinière, rejette a priori le projet de régler l'écriture, voire même d'évaluer les narrations historiques26.
25C'est en ce sens que La Popelinière reproche à Bodin de ne s'être pas intéressé suffisamment à la question du narré, qu'il tient pour essentielle. La Popelinière veut donner les moyens aux nouveaux historiens de «faire mieux» que les Anciens. Inspiré de Cicéron et de Quintilien, La Popelinière trace les traits de l'historien en vir bonum, qui, contrairement au modèle idéal des Anciens, non seulement «doit estre», mais «peut estre»27. L'histoire n'est donc pas seulement la source d'un savoir autonome, mais aussi un objet, une matière à confectionner sur laquelle les théoriciens doivent se pencher. La Popelinière recommande la lecture de son traité «tant pour la [l'histoire] bien dresser, que la lire, l'entendre et bien traicter»28. Son investigation du narré amène La Popelinière à établir non pas une méthode de découverte des faits historiques eux-mêmes, mais une méthode d'exposition différente des autres narrés poétique, philosophique et rhétorique :
Soit qu'ils y racontassent les choses simplement, soit qu'ils les exprimassent par la deduction, tant des plus notables causes, que de la suite des effects et evenemens d'icelles. Ce qui est proprement narrer, deduire ou discourir. Autrement, ce seroit conter, que de reciter quelque chose abruptement, ou par reposees. Ou d'en deduire le fait simple, sans en reprendre la source, suite ny l'issue de ce qui est advenu: ainsi qu'on fait es fables, et tels autres legiers propos29.
26La narration historique implique, contrairement à la poésie, une présentation aussi bien des faits que de leurs causes. De ce point de vue, l'énoncé «mythique» (ou poétique) n'est pas un objet en soi; il est davantage un énoncé tronqué, auquel il manque l'explication des causes, qu'une description complète et vraie des «effets». Là se trouve le «mensonge» de la poésie, dans l'omission, dans le vide de la case «explication». Le critère du «vu» ne peut en effet constituer l'élément distinctif entre le narré des poètes et des historiens :
Car peu ont parlé de ce qu'ils ont veu. Et presque tous n'ont raconté, que les choses anciennes devant leur siecle, et tirees des histoires precedentes. Aussi Platon, parlant des Poëtes en sa Republique, apres avoir dit que tout narré est faux ou vray : il appelle simplement le vray Histoire : le faux, Poësie, et Quintil. Apres avoir adjousté à ces deux, l'argument : appelle ainsi le vray, histoire. Et l'Argument, un Discours vray semblable, comme la Comédie. L'un et l'autre n'y cherche la veuë des choses30.
27Mais la recherche des causes particulières des faits nous ramène aussitôt à une conception plus aristotélicienne de l'histoire comme récit du particulier, ce dont est parfaitement conscient La Popelinière qui reproche à Bodin d'embrasser trop large31 :
[…] Bodin aussi, devoit prendre l'histoire, pour un Narré des actions humaines, non des divines ny d'autres. Et par ainsi, accommoder sa méthode à ceste histoire particulière, non à l'universelle.
Or, pource que la Methode de bien entendre et dresser quelque chose, n'est qu'au jugement d'en sçavoir bien comprendre et disposer les parties : et que l'Histoire gist plus en la verité et bon ordre d'icelle, qu'en autre chose : il me semble qu'il se devoit arrester à les disposer : ou autrement esclaircir, l'obscurité de l'histoire particulière, que d'extravaguer ainsi sur l'Universelle32.
28L'objet de l'histoire constitue, pour La Popelinière, une partie seulement de l'encyclopédie, mais il en est un élément indispensable : «Nous renvoierons donc le discours les choses naturelles à la Philosophie, Medecine et autres Sciences. Comme celuy des esprits, et telles autres matieres divines et surnaturelles, à la Theologie et Mathematique. Autrement l'Histoire seroit infinie, et par consequent incomprehensible»33. Ce qu'il importe désormais d'exclure de la discipline «vraie», ce sont les passions propres aux mimétistes tels que poètes et peintres, qui contrefont trop bien le vrai, dans le but de plaire et d’obtenir honneurs et faveurs : «Quelle laisse cette liberté de feindre et controuver aux Poëtes, et aux peintres qui ne suivent que leurs passions. Mais qu'elle aiant pour guide la Raison, prenne pour partage le récit de Verité, à fin que par le naif mirouer des beaux exemples et des inconveniens d'autruy, elle apprenne à chacun, comme il faut patienter les jouets et inconstance de ce faux monde»34. Cette «raison» comporte des facteurs à la fois politiques et économiques, puisque celle-ci ne peut s'allier à l'intérêt des nécessiteux de toutes sortes, craintifs, haineux ou, au contraire, admiratifs des personnages dont l'historien doit faire le récit ou établir la renommée :
Le But de l'Historien n'est autre, que de reciter les choses telles qu'il les void advenues. Ce qu'il ne peut faire, s'il craint, s'il hait ou aime celui duquel il parle. Il se doit du tout vouer et dedier son labeur à la verité. C'est à elle seule à laquelle il doit consacrer et immoler ses escris. L'aune et vraye mesure, qu'il y doit prendre pour s'y bien conduire, est de buter, non au respect des presens, ains de la Posterité, qui d'ailleurs jugera tousjours plus droitement de son merite35.
29Si tout était si simple, l'historien n'aurait en effet de compte à rendre qu'à la postérité.
30Mais tout n’est justement pas si simple, et l’historien, s’il n’est pas limité par les contingences, se trouve toujours à favoriser, qui un objet, qui une méthode, qui, encore, un « narré ». Entre Bodin et La Popelinière, l’on remarque plusieurs points communs. Les deux auteurs identifient tout d’abord – et c’est sans doute l’élément distinctif principal – l’écriture poétique à une déficience : chez Bodin, la poésie est synonyme de fausse science et se confond avec les récits historiques dont l’authenticité est contestée. Pour La Popelinière, l’histoire se distingue essentiellement de la fable en son « narré », en ce qu’il a le souci de la vérité complète, de la « deduction des faits », alors que la narration poétique, étant au service de la louange et des ambitions pécuniaires de son auteur, procède par sélection et embellissement des faits. La Popelinière établit une rupture de type homonymique. Narrer à la façon des poètes, ce n’est plus du tout « narrer », c’est plutôt « conter » des fables et, bien sûr, « compter » des deniers. Mais le coup de grâce contre les prétentions « scientifiques » de la narration fabuleuse viendra de l’Espagne, en 1605 : « Ni n’est comprise, sous leurs fabuleuses inepties, aucune rigoureuse vérité, ni pareillement les observations de l’astrologie ni les mesures de géométrie ne lui importent, ni même la réfutation des arguments dont la rhétorique se sert »36. En bout de compte, la « narration » sera historique, c’est-à-dire entière (« accomplie ») ou ne sera pas.