Colloques en ligne

Franc SCHUEREWEGEN

Le critique ironiste (Charles vs Bayard)

… avec un sérieux apparent dont l’ironie foncière ne fut pas comprise…

Proust, La Prisonnière, t. III, p. 776

1La critique littéraire est une activité sérieuse ; quand on fait ce métier – la critique est aussi un métier – on n’est pas là pour amuser la galerie. Il n’empêche que nos meilleurs critiques sont aussi, bien souvent, d’excellents ironistes. L’ironie est une arme redoutable dans les mains du critique, à condition qu’il sache s’en servir.

2Il faudrait donc commencer par fixer ce que l’on pourrait peut-être appeler les règles du bon usage de l’ironie en critique littéraire. Je me risque ici à poser quelques jalons.

3L’ironie, les spécialistes l’ont souligné à l’envi, n’est efficace que si elle est discrète1. Les signes à travers lesquels elle se manifeste ne doivent pas être immédiatement perceptibles. Si c’est le cas, l’ironie disparaît. Cette loi, qui est valable pour l’ironie en général, s’applique aussi dans le domaine qui nous intéresse : le critique littéraire qui commence par crier sur les toits que l’ironie est son arme et qu’il compte s’en servir de façon systématique et constante (je suis ironique, veuillez sourire!) ne sera pas forcément très crédible. On lui dira qu’il en fait trop, alors qu’il eût fallu en faire moins, justement.

4Mais nous ferions sans doute mieux ici de concentrer notre attention sur le cas inverse: imaginons un professionnel de la lecture littéraire – un critique donc – qui aurait choisi, par stratégie, de ne pas révéler, ou de ne pas révéler tout de suite – il me paraît en effet difficile de maintenir l’indécidabilité au-delà d’un certain seuil – que son discours est ironique et qu’il s’exprime, comme on dit, « au second degré ». Le procédé est risqué : s’il s’y prend mal, le critique ironiste court le danger de ne pas être compris. On ne percevra pas ses intentions véritables vu que celles-ci n’ont pas été clairement signalées. En revanche, s’il s’y prend bien et cela arrive, il réussit à avertir les « bons entendeurs » grâce à certains signes qu’eux seuls peuvent comprendre.

5Il est vrai que ce procédé laisse dans l’ombre les lecteurs lambda, qui se voient d’emblée mis à l’écart. Mais il n’y a pas d’ironie sans victimes. Le procédé que je viens de décrire n’est que l’application un peu radicale de ce principe général.  

6On me reprochera de faire l’éloge d’une forme d’ironie agressive et blessante vu qu’elle vise à produire des exclus. Je répondrai à cela que toute ironie – même celle qui se veut « gentille » – est basée sur un mécanisme d’exclusion : tous ne sont pas égaux devant l’ironie. Par ailleurs, dans le domaine critique, la démarche un peu clandestine que j’ai évoquée nous permet de résoudre d’emblée le problème de dosage auquel nous venons de nous heurter. Si on accepte, comme le voulait Roland Barthes, qu’une critique digne de ce nom se caractérise par « la nature réflexive de son énonciation »2, c’est-à-dire que l’activité critique exige, de la part de celui qui l’exerce, une conscience de la forme, l’ironie est à coup sûr le moyen par excellence par lequel cette conscience peut se manifester.

7Mais nous retrouvons ici notre question de départ : de quelle ironie parlons-nous ? Et aussi : de combien d’ironie avons-nous besoin pour que la cuistrerie et le positivisme péremptoire puissent être définitivement bannis du discours critique – car on aura compris que c’est là notre but?

8Il est nécessaire, afin de donner à ces réflexions une dimension plus concrète, de dire deux mots ici d’un livre que je considère pour ma part comme exemplaire du bon maniement de l’ironie dans le domaine critique. L’ouvrage a pour titre : Introduction à l’étude des textes, son auteur est Michel Charles3.

9Le livre de Michel Charles n’est pas une étude sur l’ironie, je tiens à le préciser. Dans ce travail qui demeure actuel, malgré sa date de publication, l’auteur part en guerre contre l’autorité excessive que nous attribuons, en ce qui le concerne, aux textes littéraires. Le plus souvent, écrit Michel Charles, nous avons affaire à des textes rêvés ou imaginés. A vrai dire, il n’est pas même sûr que les textes existent. D’où l’importance que l’auteur de cette étude accorde à la notion de « textes possibles ». En somme, pour Michel Charles, la littérature est un phénomène entièrement virtuel.

10Une théorie des textes « possibles » n’est pas une théorie de l’ironie, loin s’en faut. Nous verrons pourtant que, d’une certaine manière, les deux sont liées. Une certaine pratique de l’ironie semble en effet nécessaire à qui veut explorer, à la manière de Michel Charles, les « possibles » de l’œuvre littéraire. Disons d’une autre manière encore que lire les textes à travers la grille de l’ironie, c’est aussi mieux se rendre compte de leur fragilité et leur malléabilité.

11Pourquoi en va-t-il ainsi ?

12Il est assez généralement admis, quand on lit un livre littéraire, que l’on s’intéresse au « sens » de ce que l’on lit. La lecture a pour horizon la signification, elle relève donc – pour qui accepte de souscrire à cette idée – d’une herméneutique (du grec hermeneuien, « interpréter »). Michel Charles, quant à lui, voit les choses d’un autre œil et met en doute l’efficacité du modèle herméneutique. La question du « sens » a son importance, affirme-t-il, mais elle n’est pas prioritaire ; d’autres questions doivent être posées à l’œuvre qui sont plus urgentes. Par ailleurs, la critique herméneutique n’est jamais neutre d’un point de vue idéologique ; elle est au service d’autre chose qu’elle-même, ce qu’elle nie le plus souvent :

Si l’herméneutique n’est pas une méthode en effet (ni un ensemble de méthodes), c’est que, dans l’herméneutique, tout texte est appelé, directement ou indirectement, à illustrer un corps doctrinal. (p. 45-46)

13Plus loin et plus concrètement :

On imagine mal une « méthode » psychanalytique qui, appliquée à l’aveugle (c’est-à-dire, en effet, appliquée), en viendrait à un réseau de significations non libidinales du texte étudié (mais arriverait, par exemple, à une formulation en termes de lutte de classe). L’interprète se sert du texte pour faire passer la doctrine, en laissant parfois, et peut-être le plus souvent, croire que la doctrine lui permet d’élucider le texte. (p. 46)

14Dans cette perspective donc, l’herméneute est un thuriféraire et qui se défend de l’être. Le sens qu’il attribue au texte n’est jamais dans le texte, il vient d’ailleurs. S’il ne fait aucun doute qu’il existe des lectures herméneutiques intelligentes et exemplairement menées, cela ne change rien au fond de notre problème. L’herméneute fait semblant de découvrir, dans un texte, un sens caché qu’il y a lui-même préalablement déposé (le freudien : « Surprise ! je découvre dans ce texte un sens inconscient ! »; le marxiste : « Surprise ! le texte me parle de la lutte des classes ! » ;  l’humaniste : « Surprise ! le texte est humain, trop humain ! » etc.) Je crois ne pas trahir la pensée de Michel Charles en ajoutant que ce genre de manœuvre – encore une fois : quelles que soient les réussites qu’elle a pu produire – demeure finalement peu convaincante sur le plan théorique. Par conséquent, nous avons envie de porter nos pas ailleurs. Mais où faut-il aller ?

15La solution que l’on nous propose consiste à substituer au modèle herméneutique, dont les origines sont somme toute récentes4, un modèle plus ancien et, selon Michel Charles, plus fiable. Il s’agit, comme se le rappelleront certainement les familiers du critique et théoricien qui nous sert ici d’exemple, de la rhétorique. Rhêtorikê tekhnê : « art de bien parler ». Qui s’occupe de rhétorique n’a pas (encore) à se soucier de littérature. La rhétorique n’est pas au départ un outil d’analyse textuelle et elle ne connaît donc pas le respect des textes.

16Il a existé autrefois une critique littéraire basée sur l’enseignement rhétorique. Celle-ci a connu son heure de gloire au dix-septième siècle. Malheureusement, on ne s’en souvient plus vraiment. Citons ici pour donner un exemple de cette autre manière de lire des textes, plus ancienne et précieuse à sa façon, la Critique de Bérénice par l’abbé de Villars (1670), que Michel Charles analyse longuement. L’auteur de la Critique ne s’inscrit pas dans un « horizon exégétique » (p. 283), son but est – plus simplement en quelque sorte – d’indiquer comment on pourrait améliorer la pièce de Racine, qui n’est pas parfaite : telle scène qui se trouve à la fin aurait pu se trouver au début, tel personnage qui dit telles paroles aurait pu les dire autrement, etc. Les classiques, écrit Michel Charles, n’ont que faire de « la fuite vertigineuse des sens dans l’abyme sans fond de la littérature » (p. 288). Ils raisonnent en termes d’équilibre, de structure, d’harmonie. La méthode des « textes possibles », on l’aura compris, cherche à faire grosso modo la même chose. Il n’est de texte, quelque complexe ou « profond » qu’il puisse paraître, que l’analyse critique ne parvienne à réécrire, c’est-à-dire à réinventer. Ces exercices de réécriture sont toujours bénéfiques ; ils représentent pour nous une autre manière de lire et de comprendre les oeuvres littéraires.

17Je n’entrerai pas ici dans le détail des microlectures que propose Michel Charles dans la partie « pratique » de son livre où il s’agit de montrer, preuves à l’appui, que « le texte est autre que ce qu’il est » (p. 327), plus exactement : qu’on peut le rendre « autre » en intervenant activement dans sa structure interne. Qu’il suffise de remarquer que les analyses de Michel Charles sont souvent astucieuses, toujours brillantes. Notre collègue de l’E.N.S. est un raffiné lecteur et un grand critique. Etait-il nécessaire de le rappeler ici ? Je ne le crois pas. Venons-en donc à notre vrai sujet, c’est-à-dire à l’ironie.

18On peut distinguer entre deux formes d’ironie dans le discours critique de Michel Charles. La première est ponctuelle et locale. Elle est aussi facilement identifiable. Elle apparaît, par exemple, quand l’auteur d’Introduction à l’étude des textes s’imagine une lecture freudienne aboutissant, de façon inattendue et sans doute quelque peu cocasse, à « une formulation en termes de lutte de classe ». Le procédé ressemble assez à ce que la langue anglaise appelle l’humour tongue-in-cheeck : quand on fait comprendre à l’autre, grâce à certains signes que l’on émet (tongue-in-cheeck, la langue fait une petite montagne dans la joue), que l’on ne se prend pas entièrement au sérieux.

19La deuxième forme d’ironie qu’il faut signaler est plus diffuse et souterraine. Elle me semble aussi spécifique de la démarche critique et théorique de Michel Charles. Je l’appellerai ici une ironie de méthode vu qu’elle constitue très exactement à mes yeux le mécanisme grâce auquel le critique parvient à formuler les « possibles » d’une œuvre. Répétons-le : dans la perspective ouverte par Michel Charles, lire « rhétoriquement » un texte est en réalité la même chose que le lire ironiquement.

20J’essaie, sur ce point, d’être un peu plus précis.

21On trouve dans les pages de conclusion d’Introduction à l’étude des textes un passage à tous égards remarquable où Michel Charles s’interroge, dans le cadre d’une théorie des « textes possibles », sur la question des frontières du discours littéraire. Celles-ci sont flottantes et variables, nous explique-t-on. Il n’est donc pas facile de les établir. Où commence la littérature ? Où finit-elle ? La question soulevée est délicate, le critique prend donc ses précautions… rhétoriques. Je cite d’abord le début du passage auquel il nous faut faire un sort. Nous entrons, ici, dans les coulisses du théâtre critique :

Peut-être, sur la question de l’indistinction entre la littérature et les discours non littéraires, est-il possible d’ajouter discrètement ceci. (p. 378)

22« Discrètement », l’adverbe, à n’en pas douter, fait signe. Le passage qui nous intéresse prend la forme d’un aparté entre le critique et une part restreinte de son public. De toute évidence, la question qui surgit n’est pas destinée à toutes les oreilles. Il doit y avoir une raison à cela.

23La raison, cela aussi on l’a compris je suppose, a tout à voir avec la question de l’ironie. Nous avons vu, plus haut, qu’une ironie trop élaborée est rarement efficace. L’ironiste, afin d’être convaincant, est dans l’obligation de cacher son jeu, tout en indiquant, par des signes subtils, et qui ne sont pas forcément accessibles à tous – l’ironie exige une apartheid linguistique et pragmatique –, qu’il le cache. Il me semble que dans le passage que nous sommes en train d’analyser on peut repérer un dispositif de ce genre.

24D’abord, on n’a nullement l’impression d’être manipulé. L’information un peu délicate que l’on cherche à nous transmettre est liée à la question de la « valeur » des textes littéraires. Celle-ci, apprenons-nous, n’est jamais donnée, elle est toujours construite. Michel Charles poursuit en ces termes, qui sont aussi, au moment où son livre s’achève, une manière de bilan :

Il n’est pas certain que, au cours des analyses qui précèdent, on n’ait pas rencontré la question de la valeur. Il faudrait tout reprendre car c’est une autre perspective, et je dirai simplement ici que la complexité vaut peut-être comme valeur. Il ne s’agit pas de l’opacité du texte, il ne s’agit pas d’ « embrouillures » à la Montaigne, il ne s’agit pas non plus de pièges à la Borges, sinon par hasard. Il ne peut s’agir, de toute façon, de la complexité produite par le seul texte, mais de celle de la rencontre d’un regard et d’un texte et, dès lors, elle prend la forme de ces doublages dont j’ai parlé, textes fantômes ou images fugaces d’un théâtre d’ombres, surgissant dans la mémoire du lecteur comme celles qui surgissent dans la mémoire de l’orateur, faux départs, itinéraires esquissés, combinaison de rythmes ou d’architectures. (p. 378)

25Il  y aurait des choses à dire sur les « textes fantômes », terme que Michel Charles emprunte à Julien Gracq5. Il faudrait réfléchir, par ailleurs, au rapport qui est suggéré entre « complexité » et « valeur ». Ce n’est peut-être pas tout à fait la même chose6. Mais je préfère laisser cette question en suspens pour l’instant afin de me concentrer sur le problème de l’ironie.

26Notre passage sur la « valeur » n’est pas terminé, il manque la conclusion. Rappelons-la également ici:  

Le texte monumental est sans doute respecté, mais il n’est aimé que pour la patine de la pierre, son grain de couleur, et le jeu des lumières qui en modifie les lignes. Il n’est pas certain, donc, que la rhétorique, malgré son ignorance délibérée de la littérature, ne nous ait pas permis de découvrir, grâce à ses instruments propres, quelques-uns de ces charmes-là, qui sont en effet assez particuliers. (ibid.)

27A partir d’ici, on observe assez nettement, me semble-t-il, un glissement dans le discours critique et théorique. La question de la « valeur » est soulevée, puis écartée (« car c’est une autre perspective »), d’une certaine manière elle est aussi minimisée ou dédramatisée ; il n’en reste pas moins qu’elle s’avère de tous les points de vue incontournable. Pourquoi le critique succombe-t-il aux « charmes » de certains textes qu’il a choisi de lire et d’analyser ? Pourquoi certains textes sont-ils préférables à d’autres ? La réponse qui est suggérée, mais qui n’est pas peut-être pas pleinement assumée, d’où la difficulté que l’on rencontre, consiste à arguer que le texte « plaît » au critique dans la mesure où on lui permet d’élaborer une série de « textes possibles » dont il est aussi l’inventeur et, donc, l’auteur.

28En quelque sorte, on a également définitivement abandonné, dès lors que surgit la question de la « valeur », la distinction que l’on a l’habitude de faire, en milieu scolaire et universitaire, entre écriture « première » – l’œuvre telle qu’en elle-même que le critique choisit comme objet – et « secondaire » – les commentaires critiques que suscite l’œuvre et qui ont d’ailleurs, dans le modèle carliste, cessé d’être des « commentaires » vu que le critique produit lui-même des textes « au premier degré » (p. 43). Tout cela se ressemble comme deux  gouttes d’eau. Tout cela est à mettre au même niveau. Nous étions à la recherche des « frontières du littéraire », nous apprenons ici qu’il n’y en a pas. Le dispositif théorique mis en place dans Introduction à l’étude des textes revient en fin de compte à faire table rase de ce que l’on considère généralement comme les éléments de base de la « communication littéraire » : auteur, lecteur, texte. Après l’opération de déblaiement auquel nous avons assisté, il n’en reste pas grand-chose, moins que rien. Qu’est-ce que la critique littéraire ? Elle est une activité sans objet, c’est-à-dire qu’elle est sans cesse en train d’inventer, et de reconfigurer son objet. Pour qui rêve d’une critique « scientifique », c’est-à-dire d’un pur métalangage, c’est sans doute un peu décevant. Personnellement, je ne suis nullement déçu, je jubile. Dans le brillant exercice d’universitaire qu’est Introduction à l’étude des textes, la critique universitaire en prend un coup…

29Certes, vues de loin, les normes génériques sont respectées. Michel Charles, toujours ironique – mais on revient ici à une forme d’ironie ponctuelle et locale –, règle ses comptes avec l’« écriture essayiste ». Ce n’est pas son affaire, affirme-t-il:  

Et puis, de toute manière, ce n’est peut-être pas en visant une écriture essayiste, en tentant de rivaliser avec le texte analysé, que l’on parvient à donner à sa propre activité sa pleine dimension créatrice. Il y a, dans le genre, de magnifiques réussites, évidemment : ce sont des textes, comme on dit, et soumis comme tels à l’attentive admiration d’un lecteur qui lui-même, peut-être… (p. 379)

30Cela résonne un peu comme un avertissement : critique, connais ta place, ne te prends pas pour celui que tu n’es pas, tu te rends ridicule. L’écriture critique n’a pas à « rivaliser » avec l’écriture littéraire. L’analyse rhétorique vise la « transparence », et elle est neutre d’un point de vue axiologique :

Dans la tradition, la rhétorique assure un relais entre deux types de textes : ceux qu’elle analyse et ceux dont elle prétend aider la production en analysant les premiers, mais le discours du rhétoricien se veut transparent (on sait par ailleurs qu’il est parfaitement possible, évidemment, de le traiter malgré tout comme texte). (p. 380)

31Plus loin :

On peut cependant retenir une leçon rhétorique : l’idée qu’un geste critique (et non un texte critique) va assurer un relais aussi, mais, cette fois, en toute conscience de son efficacité, et entre le texte analysé et l’analyse même. Au lieu d’écrire un texte, on décrit des opérations que tout un chacun pourra essayer de faire. (ibid.)

32La « leçon » est facile à comprendre : distinguons entre « geste » critique et « texte » critique et admettons humblement que la chose « valable » ici, est le geste, non le texte… Certes oui... Mais je note pour ma part qu’il est malgré tout possible de « traiter comme un texte » le discours critique. Et il me semble raisonnable de croire, vu le cadre méthodologique à l’intérieur duquel on évolue, que ce genre de « traitement » est en réalité nécessaire : le discours critique n’accède à l’existence qu’en tant que chose écrite. Nous avons vu, en outre, que Michel Charles conçoit la construction des « possibles » comme une activité faisant appel aux forces de l’imaginaire. Plus le critique a l’imagination « littéraire », plus il parvient à  penser comme un écrivain, et avec l’écrivain, mieux il comprend la littérature…

33J’ai donc du mal à me laisser convaincre quant au rôle strictement intermédiaire qui est attribué à l’analyse des « possibles », analyse dont on nous dit qu’elle se situe entre deux types de textes « réels » : ceux qu’inventorient les catalogues des bibliothèques, et ceux que l’on écrira peut-être un jour (mais il est interdit au critique de les écrire lui-même : s’il le faisait, il quitterait son rôle). Ce partage des tâches me paraît bien fragile, à vrai dire : je le crois illusoire.

34Allons plus loin encore. Michel Charles sait que le partage est illusoire. Mais sur ce point aussi, il a choisi d’être « discret ». Les bons entendeurs l’ont compris à demi-mot, cela lui suffit. Quant aux autres, tant pis pour eux ; c’est la dure loi de l’ironie.

35Ultime remarque sur ce livre décapant, trop peu connu, à redécouvrir d’urgence. A-t-on remarqué qu’il n’est jusque au titre de l’essai de 1995 qui ne soit imprégné d’ironie : Introduction à l’étude des textes ? Mais les « textes » que l’on nous propose d’ « étudier » sont en définitive introuvables! Quand on étudie un texte, c’est pour découvrir que le texte n’existe pas ! Et que penser de ce terme d’ « introduction » qui n’a à coup sûr pas son sens habituel et scolaire ? L’étude de Michel Charles est une machine délicieusement suicidaire. J’aime cela.

36La théorie des «  textes possibles » est actuellement en plein essor. Un important colloque lui a été consacré7. Plusieurs études ont paru où il est question d’elle8. Notamment chez les critiques de la « jeune » génération – beaucoup sont d’anciens élèves de Michel Charles –, on accepte sans broncher l’idée que le commentaire de texte n’est qu’un des usages possibles auquel se prête l’objet littéraire et qu’il en existe bien d’autres, par exemple celui qui consiste à réécrire l’oeuvre que l’on cherche à analyser, c’est-à-dire à la réinventer9.

37C’est dans ce contexte sans doute un peu particulier – le modèle carliste a aujourd’hui pignon sur rue mais on entend peu parler de son père fondateur – que je me dois d’également dire deux mots ici, toujours à propos de la question de l’ironie, d’un autre ouvrage de critique et de théorie littéraire, ouvrage plus récent, que la presse et les médias ont porté aux nues, ouvrage qui est à sa façon une réflexion sur les « textes possibles » – plutôt sur les livres possibles, je reviendrai à ce distinguo –, et que l’on a présenté, en outre, comme le coup de maître d’un brillant ironiste.

38Ironie et textes possibles, nous ne quittons pas notre sujet. Et pourtant, comme on va voir, notre réflexion prend ici un tournant.

39Que Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, le livre de Pierre Bayard que tout le monde a lu, et auquel je voudrais consacrer quelques remarques pour finir, soit un livre brillant, on ne le conteste guère10. Tout ce qu’écrit Pierre Bayard est brillant, c’est un de nos meilleurs critiques. L’ouvrage de 2007 est-il en outre un chef d’œuvre d’ironie, comme on l’a beaucoup entendu dire ? Je n’en suis pas si sûr. Nous venons de voir, chez Michel Charles, ce qui arrive au travail critique et théorique quand l’ironie devient une méthode. Il me semble qu’il n’y a pas d’ironie de méthode, au sens que nous avons donné à ce mot, chez Pierre Bayard. C’est pourquoi le livre de Pierre Bayard, malgré sa fraîcheur, malgré des dehors subversifs et anti-establishment, malgré l’ironie et l’humour qui jouent effectivement un rôle non négligeable dans cet ouvrage, me paraît en fin de compte beaucoup moins dérangeant que le livre de Michel Charles. En somme et pour dire les choses un peu brutalement: je crois qu’il y a erreur sur la personne.

40Nous voici en présence de deux livres importants (je n’évoquerai que ces deux-là, faute de temps et d’espace11) représentatifs d’un « changement de paradigme » en train de s’accomplir dans les études littéraires. Nous voici – également – devant deux critiques et théoriciens qui, vus de loin, sont l’antipode l’un de l’autre. L’un publie au Seuil dans la collection « Poétique », l’autre paraît chez Minuit dans la collection « Paradoxes ». L’un est peu présent dans les médias ; l’autre est connu du grand public ; il a la réputation d’être un « empêcheur de penser en rond ». Et pourtant, les choses ne sont pas forcément comme on nous les présente : l’universitaire austère manie l’ironie comme personne (mais il faut y regarder d’assez près pour s’en rendre compte). Quant au manieur de paradoxes, il a finalement des vues presque conventionnelles sur les livres et leur impact social et culturel.

41On voit où j’essaie d’en venir. L’ironiste le plus féroce et, donc, le plus doué, en cette matière, n’est pas celui qu’on pense.

42Pierre Bayard commence son best-seller de 2007 de manière badine et personnelle (notre éminent collègue de Paris 8 a « une plume » et nous l’admirons pour cela):

Né dans un milieu où on lisait peu, ne goûtant guère cette activité et n’ayant de toute manière pas le temps de m’y consacrer, je me suis fréquemment trouvé, suite à ces concours de circonstances dont la vie est coutumière, dans des situations délicates où j’étais contraint de m’exprimer à propos de livres que je n’avais pas lus. (p. 13)

43Mais ce n’est que la captatio benevolentiae. Si la forme est plaisante, le fond est sérieux:

Réfléchir sur les livres non lus et les discours qu’ils font naître est d’autant plus difficile que la notion de non-lecture n’est pas claire, et qu’il est donc par moments difficile de savoir si l’on ment ou non quand on affirme avoir lu un livre. Cette notion implique en effet d’être en mesure d’établir une séparation nette entre lire et ne pas lire, alors que de nombreuses formes de rencontre avec les textes se situent en réalité dans un entre-deux. (p. 15)

44Pierre Bayard a en effet une idée forte à défendre, une idée qui ne plaira pas forcément à tous, et qui fera même peur à certains : l’idée de l’impossibilité – et aussi sans doute de l’inutilité – de la lecture « intégrale », que celle-ci soit prônée à l’école, à l’Université, ou simplement dans la sphère de la vie privée. Les lectures que nous entreprenons, écrit Pierre Bayard, sont toujours fragmentaires et incomplètes. Les théoriciens de la lecture ne prennent pas assez en compte ce phénomène :

Il est difficile, on le voit – et les choses ne vont faire que s’accentuer – de cerner avec précision ce qu’est la non-lecture, et, partant, ce qu’est la lecture. Il semble que l’on se situe le plus souvent, en tout cas pour les livres qui nous accompagnent à l’intérieur d’une culture donnée, dans un territoire intermédiaire entre les deux, au point qu’il en devienne difficile de dire, de la plupart d’entre eux, si nous les avons lus. (p. 41-42)

45Plus loin :

Il n’y a donc aucune raison, à condition d’en trouver le courage, de ne pas dire franchement que l’on n’a pas lu tel ou tel livre, ni de s’abstenir de s’exprimer à son sujet. N’avoir pas lu un livre est le cas de figure le plus commun, et l’accepter sans honte un préalable pour commencer à s’intéresser à ce qui est véritablement en jeu, qui n’est pas un livre mais une situation complexe de discours, dont le livre est moins l’objet que la conséquence. (p. 120).

46On comprend qu’à une époque où la culture littéraire est en perte de vitesse, où l’analphabétisme progresse, ou le livre « gutenbergien » est de plus en plus concurrencé par d’autres supports, à l’ « interface » plus attrayante, les thèses de Pierre Bayard aient eu autant de succès. Les uns y voient comme une justification : la culture livresque a cessé de vivre, disent-ils, c’est bien fait, il fallait en arriver là et on les entend applaudir. Les autres, qui vont dans un sens contraire, lisent Pierre Bayard comme un réformateur, c’est-à-dire comme l’inventeur d’une « autre » pédagogie de la lecture : sans complexes, sans « surmoi de la lecture », nous lirions mieux et plus …  

47On voit aussi le lien avec la théorie des « textes possibles » de Michel Charles, auteur qui n’est pourtant jamais cité dans cet ouvrage12. Dès lors que l’on conteste la différence entre lecture et non-lecture, dès lors que l’on valorise les livres « fantasmés » – et qui ne sont pas nécessairement des livres « lus » –, on est aussi très proche de l’idée de la lecture comme réécriture, c’est-à-dire du livre réinventé, donc du livre « possible ». Pierre Bayard à son tour considère le lecteur comme un producteur de « textes au premier degré » :

De l’analyse de toutes les situations délicates que nous avons rencontrées dans cet essai, il ressort qu’il n’existe d’autre issue, pour nous préparer à les affronter, que d’accepter une évolution psychologique […] Cette évolution implique d’abord de parvenir à nous dégager de toute une série d’interdits, le plus souvent inconscients, qui pèsent sur notre représentation des livres et nous conduisent à les penser, depuis nos années scolaires comme des objets intangibles, et donc à nous culpabiliser dès que nous leur faisons subir des transformations. (p. 159)

48Plus loin :

Devenir soi-même créateur, c’est bien à ce projet que conduit l’ensemble des constatations faites ici à partir de cette série d’exemples, un projet accessible à ceux dont le cheminement intérieur les a libérés de tout sentiment de faute. (p.160)

49Et encore :

C’est que nos étudiants ne se donnent pas le droit, l’enseignement ne jouant pas pleinement le rôle de désacralisation qui devait être le sien, d’inventer des livres. Paralysés par le respect dû aux textes et l’interdit de les modifier, contraints de les apprendre par cœur ou de savoir ce qu’ils « contiennent », trop d’étudiants perdent leur capacité intérieure d’évasion, et s’interdisent de faire appel à leur imagination, dans les circonstances où celle-ci leur serait pourtant le plus utile. (p. 161)

50Tout cela me semble très pertinent et je ne cherche pas à le réfuter. Mais je suis sensible aussi à un phénomène d’évaporation de l’ironie qui devient manifeste selon moi à partir des pages de conclusion. Le ton est devenu simplement sérieux, avec, en prime, des accents d’utopisme romantique. Le cynique Pierre Bayard dit sa confiance en l’humanité. Tout être humain est un artiste:

Quel plus beau présent peut-on faire à un étudiant, que de le sensibiliser aux arts de l’invention, c’est-à-dire de l’invention de soi ? Tout enseignement devrait tendre à aider ceux qui le reçoivent à acquérir suffisamment de liberté par rapport aux œuvres pour devenir eux-mêmes des écrivains ou des artistes. (p. 162)

51Si le rapprochement avec les analyses de Michel Charles semble inévitable, on voit aussi ce qui sépare nos deux auteurs. Chez Pierre Bayard, l’ironie est omniprésente, puis disparaît. Chez Michel Charles, elle semble absente mais elle est là. Ce qui disparaît aussi d’un livre à  l’autre, c’est le projet rhétorique, c’est-à-dire la lecture conçue comme un travail sur les mots. Pierre Bayard préfère d’ailleurs parler de « livres » possibles, plutôt que de « textes » possibles. Le « livre » est chez lui une métaphore (comme on peut dire par exemple : « Elle se fait un roman »). Pierre Bayard est dans une logique du fantasme et de la rêverie, non de travail.

52La raison en est facile à expliquer : le projet que défend Pierre Bayard n’est pas, en dépit de l’apparence, un projet rhétorique, il est entièrement et radicalement herméneutique. Rappelons ici que l’auteur de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? est non seulement professeur de lettres dans une grande Université parisienne, il exerce aussi, par ailleurs, le métier de psychanalyste. Pierre Bayard choisit donc de mettre son savoir et son expertise au service d’une doctrine, celle de Sigmund Freud. En ce sens, les analyses qu’il propose doivent être considérées comme autant d’applications.

53L’honnêteté m’oblige à préciser que Pierre Bayard n’est pas un freudien orthodoxe et qu’il a même proposé, dans un ouvrage précédent, « d’appliquer la littérature à la psychanalyse », proposition originale et, à sa façon, scandaleuse. D’habitude, faut-il le préciser ?, on procède en en sens inverse13. Il n’en reste pas moins que les thèses que Pierre Bayard développe dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? ne s’éloignent guère du canon freudien. On plaide ici, sous le signe de la psychanalyse, pour une meilleure hygiène mentale dans la bibliothèque littéraire. La « bonne » lecture, qui peut très bien être une non-lecture, car on a cessé de distinguer entre les deux régimes, vise la construction de soi et la libération des fantasmes. Pierre Bayard attribue à la lecture littéraire un rôle de défouloir. Le livre est un prétexte dans un projet humaniste visant avant tout « la conquête de soi ». C’est peu.

54Alors, que conclure ?

55On a vu que Michel Charles s’interroge dans un passage crucial d’Introduction à l’étude des textes sur la « valeur » des textes littéraires. Il faut ici revenir à cette question. De nombreux lecteurs ont en effet cru déceler dans le livre de Pierre Bayard un hommage, également paradoxal, à la littérature comme « valeur ». En ironisant sur son importance, en critiquant le fétichisme de la lecture « intégrale », on chercherait en réalité à mettre la littérature sur un piédestal. L’hypothèse me paraît peu correcte. Je la crois fausse pour tout dire. Le livre littéraire est chez Pierre Bayard un accessoire, l’essentiel est la thérapie analytique. C’est pourquoi l’ironie et les paradoxes disparaissent quand on arrive au finish, phénomène récurrent – je le signale en passant – dans l’œuvre critique de Pierre Bayard. Quand le thérapeute, ou l’humaniste, ou le psychanalyste prennent le dessus, on ne rigole plus. Dommage.

56Pierre Bayard est entre autres l’auteur d’un livre sur Proust14. Dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, il fait une allusion rapide à ce livre en rappelant qu’il connaît bien l’oeuvre proustienne, qui reste gravée dans sa mémoire et qui a joué, avoue-t-il, un rôle considérable dans son parcours universitaire et intellectuel. Pour avoir lu Proust, Pierre Bayard peut en parler en connaissance de cause :

Si j’ai peu lu moi-même, je connais suffisamment certains livres – je pense là aussi à Proust – pour pouvoir évaluer, dans les conversations avec mes collègues, s’ils disent ou non la vérité quand ils en parlent et pour savoir que tel est rarement le cas. (p. 15)

57Le passage est ironique mais ce n’est pas le point qui m’intéresse ici. Je vois surtout dans la phrase que je viens de rappeler comme une sorte de clef à Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, une clef également contradictoire et paradoxale car si on apprend qu’il n’y a pas de livre important, il est également patent ici que certains livres sont tout de même bien plus importants que d’autres. Faute de les avoir lus – les livres importants –, on fait mal son métier d’enseignant, de critique, de théoricien littéraire.

58Une hypothèse un peu risquée devient alors possible et qui n’a rien d’invraisemblable en définitive : et si Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? était issu tout entièrement des lectures proustiennes de son auteur, et si le livre n’était en fin de compte qu’une variation un peu libre sur un fameux passage du Temps retrouvé?

59Je reproduis également ce passage ici :

L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce de instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même.15

60Pierre Bayard dit la même chose à sa façon :

Le paradoxe de la lecture est que le chemin vers soi-même passe par le livre, mais doit demeurer un passage. (p. 153-154)

61J’en déduirai ici le corollaire suivant : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? est un livre proustien, voire, pour ceux qui savent le reconnaître, un hommage au « livre intérieur » tel que le théorise Proust dans Le Temps retrouvé. A cette différence près – elle est de taille à mes yeux – que le narrateur proustien ne se contente pas de simplement remarquer que « le chemin vers soi passe par le livre », ou que « chaque lecteur est le propre lecteur de soi-même », il est sur le point de lui-même écrire un livre, il prépare un travail. Il me semble que l’idée de l’écriture comme travail est à peu près absente chez Pierre Bayard. Là encore je dis : dommage.

62Barthes (il est toujours là) dans le cours sur La Préparation du roman. Drôle de sujet, soit dit en passant. Le professeur au Collège de France a envie de jeter sa toge aux orties et il fait, en toge, cours sur cette envie. Cela invite à la mélancolie, et à l’ironie :

En somme, j’assumerai (à titre provisoire initiatique) une distinction entre : 1/ vouloir savoir comment c’est fait, en soi, selon une essence de connaissance (= Science) ; 2/ et vouloir savoir c’est fait pour le refaire, pour faire quelque chose du même ordre (= Technique) ; bizarrement, on se posera ici un problème « technique », on régressera de la Science à la Tekhnê.16

63Certes, la prise de position est « provisoire », Barthes ne fait que commencer son cours. Mais pour nous, tout est là. Le « scientifique », l’herméneute (admettons que c’est la même chose ici), cherchent « l’essence ». L’adepte de la Rhêtorikê tekhnê est plus modeste (et aussi, d’un autre point de vue, infiniment plus orgueilleux). Il veut savoir « comment c’est fait pour le refaire ». L’ironie critique consiste à revendiquer cette modestie orgueilleuse.