Ironie et nostalgie
1Claude Perez résume bien la perception actuelle de l’ironie dans les milieux universitaires lorsqu’il écrit :
2Que la plus grande part -sinon la totalité- de la littérature récente puisse être placée sous le signe de l’ironie, on peut croire qu’il ne reste plus grand monde aujourd’hui pour en douter […]. On peut se demander toutefois si ce triomphe -dans la critique comme apparemment dans les œuvres- n’est pas ce qui peut la rendre aujourd’hui suspecte.1
3Peut-être d’ailleurs peut-on généraliser le constat et noter que le public de lecteurs avertis semble lui aussi hésiter ou, plus exactement sans doute, osciller entre deux attitudes opposées. Des moments d’adhésion très forte à une ironie valorisée comme détachement alternent avec des moments marqués par un rejet tout aussi violent d’une ironie considérée comme gratuité. L’ironie apparaît précieuse dans le premier cas, comme préciosité dans le second. Quoi qu’il en soit des opinions exprimées, le procédé rhétorique ponctuel ne constitue souvent qu’un ancrage, important sans doute, mais parfois très éloigné des enjeux.
4Née dans l’univers de l’éthique et non pas dans celui de la rhétorique, l’ironie présente le privilège de susciter des jugements de valeur et d’exciter les passions. La métaphore, la métonymie ou la synecdoque, pour ne considérer ici que les trois autres tropes majeurs, n’ont jamais constitué le noyau d’un débat comparable à celui qui depuis l’époque antique entoure l’ironie et dont les polémiques actuelles ne sont que les manifestations les plus récentes.
5Il y a quelques années, observant les prises de position autour de l’ironie dans les pays anglo-saxons, je notais qu’il serait intéressant de voir comment la polémique entre défenseurs et opposants de l’ironie se déroulerait en France2. J’avançais que la demande d’adhésion à des vérités fortes risquait de se faire grande au point de menacer alors la popularité de l’ironie. Réfléchir à « L’hégémonie de l’ironie ? », n’est-ce pas déjà participer à une interrogation qui peut se faire mise en question d’autant plus facilement que le point d’interrogation final y invite presque explicitement.
6Parce qu’elle illustre jusque dans sa formulation le pouvoir de l’ironie, je m’arrêterai un instant encore à la citation empruntée à l’argumentaire. On s’accordera pour reconnaître que l’ironie à laquelle pense Claude Perez est à l’évidence celle qu’on a coutume de nommer ironie verbale. Comme catégorie au moins, le phénomène est bien circonscrit, même si cette ironie particulière peut prendre des formes très différentes d’après les lieux où elle s’exprime. De la conversation quotidienne l’oeuvre littéraire, en passant par le discours public ou la dialectique philosophique, les variations sont en effet importantes.
7Pourtant une autre ironie transparaît à travers les lignes qui introduisent la problématique. L’ironie de situation, celle que les anciens nommaient péripétie et qui est un agencement particulier des faits, s’invite en effet subrepticement dans l’exposé. Le mot « ironiquement » n’est pas écrit entre les deux phrases, mais nous le lisons tous : le triomphe de l’ironie met ironiquement l’ironie en péril… Que l’ironie de situation s’invite dans un contexte abordant l’ironie verbale ne doit pas étonner : il est fréquent que dans l’écriture les deux ironies se rejoignent, sans que les utilisateurs en aient nécessairement conscience, comme on aura l’occasion de le vérifier sous peu.
8Je voudrais aborder ici l’ironie en la rattachant d’abord au débat qui entoure le postmodernisme, ce qui conduira à prendre en considération la nostalgie, une des catégories qui concurrencent aujourd’hui l’hégémonie de l’ironie. Je m’efforcerai ensuite d’établir les positions respectives de l’ironie et de la nostalgie à l’intérieur d’un corpus à première vue paradoxal : celui constitué par les nombreuses fictions qui depuis 1980 s’inspirent de la Grande Guerre. J’espère ainsi montrer comment l’ironie, qui est aussi retour sur le passé, permet de dire la nostalgie.
9Les polémiques qui se sont développées depuis une quinzaine années dans les pays anglo-saxons s’expliquent pour une part importante par le fait que l’ironie a fini par s’y imposer comme la caractéristique majeure de l’univers postmoderne. Les artistes du « postmodernisme » aussi bien que les critiques ont fait à l’ironie une place si importante que les emplois du mot « ironie » comme (quasi-)synonyme de « postmoderne » sont fréquents ; un regard rapide sur les bibliographies d’outre-Atlantique suffit pour le vérifier.
10Cette situation qui voit l’assimilation de l’ironie à une esthétique nouvelle ne date pas d’aujourd’hui puisque il y a deux cents ans Schlegel suggérait déjà une équivalence entre la modernité qui était la sienne et l’ironie, ce qui conduisait à l’époque à faire d’ « ironie » un synonyme de « romantisme ». L’ironie se trouva pareillement liée à la question de la modernité au début du XXième siècle 3 : Joyce, Kafka, Musil, Proust et Svevo passent pour des sommets de la modernité et sont autant de moments majeurs de l’ironie. A chaque époque surgissent des polémiques importantes: depuis deux cents ans, détracteurs et partisans de l’ironie s’opposent avec régularité dans des affrontements qui voient habituellement les modernes -les progressistes ?- choisir le camp de l’ironie et les anciens -les conservateurs ?- s’y opposer.
11Si cette présentation a l’avantage de l’élégance, elle est toutefois trop réductrice pour rendre compte de manière satisfaisante de la complexité de la situation. Ainsi, pour regarder du côté des derniers débats aux Etats-Unis, on a vu l’ironie attaquée par le néo-puritanisme réactionnaire d’un Jedediah Purdy4, qui lui reproche sa superficialité et son manque de sincérité, mais aussi par un David Foster Wallace, qui, à l’autre extrémité du spectre politique, accuse l’ironie de s’être compromise avec la société de consommation. L’essayiste lui reproche d’être passée du camp des observateurs critiques à celui des manipulateurs cyniques5.
12Après le 11 septembre 2001 en particulier, il y a eu de nombreuses voix pour exprimer leur espoir de voir l’Amérique délivrée une bonne fois pour toutes de l’ironie. Gerry Howard, un directeur d’édition chez Broadway Books, déclarait ainsi : « I think somebody should do a marker that says irony died on 9-11-01 » tandis que dans un essai publié par Time magazine, Roger Rosenblatt observait que « one good thing could come from this horror: it could spell the end of the age of irony »6. A regarder la vitalité de l’ironie aux Etats-Unis, de la culture populaire à un art plus exigeant, il ne semble pas que les espoirs de ces polémistes se soient concrétisés.
13Dans la mesure où en France la catégorie du postmodernisme ne s’est pas imposée avec la même force qu’outre-Atlantique, les polémiques autour de l’ironie ne se sont pas exprimées avec la même violence non plus. Même si on a vu se développer l’intérêt pour la problématique de l’ironie dans le monde universitaire et artistique, aucun débat intellectuel majeur engageant une vision de l’art ou de la société ne s’est déroulé sur la place publique.
14Cette différence de visibilité s’explique aussi par le fait que dans les pays romans l’ironie n’est pas héritière d’une longue tradition: alors qu’il est impensable d’ouvrir une histoire de la littérature en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons sans tomber sur des développements consacrés aux liens forts qui depuis le romantisme unissent l’ironie et l’esthétique littéraire, les manuels d’histoire de la littérature en France peuvent se permettre d’en faire l’économie.
15Depuis 1980 toutefois, date retenue habituellement pour faire commencer une nouvelle ère littéraire qui est toujours la nôtre aujourd’hui, la visibilité de l’ironie s’est accrue jusqu’à devenir effectivement un phénomène qu’il est difficile d’ignorer. Le fait qu’à partir de cette époque la France se soit ouverte bien davantage qu’auparavant aux influences étrangères explique d’ailleurs partiellement cet accroissement d’intérêt. L’ironie apparaît aujourd’hui à la fois comme une pratique d’écriture, qui voit des auteurs se tourner consciemment vers elle, et comme un regard de lecteur, ainsi qu’en témoignent des recherches universitaires ou des essais qui s’attachent à étudier l’ironie dans des œuvres où on ne l’aurait sans doute pas cherchée naguère.
16Est-ce à dire que l’ironie est la catégorie première de l’extrême contemporain ? Il serait présomptueux de l’affirmer : dans la très vaste bibliothèque contemporaine, des pans entiers ne semblent pas concernés par la pratique. Si nous consultons l’ouvrage important que Dominique Viart et Bruno Vercier consacrent à la littérature française au présent, nous observons que la table des matières n’annonce aucun chapitre portant sur ce qui pourrait s’appeler les « Ecritures ironiques ». Dans la section consacrée au « Renouvellement des questions », l’ouvrage choisit de se focaliser sur I. Les écritures de soi, II Ecrire l’histoire, III Ecrire le monde. Il ignore de même l’ironie dans la section « L’évolution des genres, le conflit des esthétiques ». Est-ce à dire que les auteurs négligent le phénomène ? Certainement pas, mais ils ont choisi de le signaler ponctuellement à l’occasion d’analyses consacrées à des auteurs particuliers ou à des problématiques spécifiques, ainsi lorsqu’ils abordent la question de l’écriture féminine7. Le terme « ironie » entre d’ailleurs en concurrence avec d’autres qualificatifs, en particulier « fantaisiste » ou « ludique ». Confrontés à l’impossible mais nécessaire tâche d’organisation du champ littéraire contemporain, Viart et Vercier ont choisi de privilégier des catégories différentes : celle du « je », de l’histoire et de la société, parmi d’autres.
17Certains critiques ont cependant fait le choix de retenir une catégorie qui, sous des appellations parfois diverses, semble rejoindre celle de l’ironie. C’est en rapprochant ironie, parodie et minimalisme que Laurent Flieder aborde le domaine dans le chapitre du Roman français contemporain intitulé « De la parodie au minimalisme ». Dans cette première tentative de panorama de l’extrême contemporain, Flieder propose de situer ce type d’écriture en réaction aux pratiques de la génération antérieure. Selon lui, les nouveaux écrivains fusionnent les acquis dans
une forme d’écriture romanesque où le ludique et le détachement tendent à se substituer aux propositions esthétiques rigides […] l’humour et la distance ironique remplacent le sérieux obstiné de la génération précédente.8
18La nature même de l’ouvrage ne se prête pas aux développements, et on ne tiendra donc pas rigueur au critique de la rapidité de la formule. D’autres observateurs s’efforceront d’ailleurs de préciser le domaine visé. Dans Les fictions singulières Bruno Blanckeman regroupe sous la rubrique « Fictions joueuses » les « romans enjoués (jeux de l’ironie, de la désinvolture, du minimalisme) ». Conformément à l’idée que l’on se fait de l’artiste contemporain maniant l’ironie pour « s’approprier ce qui le précède tout en marquant sa différence »9, il souligne le pouvoir créateur de l’ironie. « Principe de décalage », elle permet de revisiter l’héritage littéraire tout en le maintenant à distance :
L’ironie assure dans le roman actuel une position pleinement créatrice, tout à la fois ludique, parodique et porteuse de dérision. Ludique, elle permet de disjoindre les synchronies élémentaires de la fiction, énoncer des faits et produire des sèmes par exemple.10
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20On observe que la liste des auteurs mentionnés est similaire chez les différents critiques: Jean Echenoz est présenté comme figure d’ancrage autour de laquelle gravitent un certain nombre d’auteurs dont beaucoup publient chez Minuit. Les études qui ciblent l’ironie de manière plus spécifique tendent d’ailleurs à confirmer l’existence d’un noyau d’écrivains ironiques, on le vérifie notamment avec la recherche qu’ Olivier Bessard-Banquy consacre à Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint et Eric Chevillard11.
21Mais si les regroupements sont indispensables pour organiser le vaste champ de l’écriture contemporaine, ils conduisent inévitablement aussi à laisser hors cadre certaines œuvres. Il suffit de juxtaposer au hasard une série de noms d’écrivains chez lesquels on pourrait signaler l’existence d’une ironie essentielle pour voir combien la diversité est grande et réducteur tout classement. On en jugera par cette liste, évidemment incomplète, d’auteurs plus ou moins (re)connus qui à des titres divers mériteraient le label d’ironiques : Frédéric Beigbeder, Renaud Camus, Philippe Claudel, Eric Chevillard, Jean Echenoz, Christian Gailly, Michel Houellebecq, Milan Kundera, Patrick Modiano, Christine Montalbetti, Amélie Nothomb, Georges Perec, Olivier Rolin, Jean Rouaud, Christian Oster, Jean-Philippe Toussaint, Claude Simon.
22Le choix et les rapprochements suscités par l’ordre alphabétique, invitent à la polémique : tel lecteur refusera de voir dans tel écrivain un auteur ironique, tel autre lui reconnaîtra de l’ironie mais la jugera mauvaise et donc indigne d’attention, tel autre encore jugera plus radicalement qu’un des écrivains mentionnés est bien ironique mais qu’il ne mérite pas sa place dans la galerie. Simultanément surgit la problématique du mode d’apparition de l’ironie : met-on en exergue l’antiphrase, le jeu sur l’intertextualité, une manière de fragmenter le récit, des constructions en contraste, une technique consistant à défamiliariser le monde… ? Entend-on marquer une opposition entre humour et ironie, voire distinguer entre une ironie « douce » et une autre qui serait « amère »… ?
23Si l’importance de l’ironie se vérifie bien dans la littérature contemporaine, on est en droit de rappeler que d’autres phénomènes lui disputent la primauté. Parmi ceux-ci j’en retiendrai ici un qui me paraît de taille, celui de la mémoire. Le roman « historique » et le roman du « moi », pour signaler deux domaines romanesques très visibles et que Viart et Vercier établissent d’ailleurs en catégorie, font chacun appel à la mémoire : celle de la collectivité dans le premier cas, celle de l’individu dans le second. S’il est légitime de parler d’hégémonie de l’ironie, il l’est tout autant d’évoquer celle de la mémoire.
24Les historiens, Pierre Nora12 en tête, ont été les premiers à faire remarquer combien notre société vit sous le signe du passé et de sa commémoration. Contrairement d’ailleurs à la question de l’ironie, le débat qui entoure cette problématique retient l’attention du grand public. Les opportunités sont nombreuses pour la rattacher à l’actualité. Des lieux de mémoire au devoir de mémoire, en passant par toutes les commémorations, mémoire de la shoah, mémoire coloniale et mémoire nationale, pour ne rien dire des écomusées, les occasions ne manquent pas.
25Or, il n’est pas rare que la littérature de la mémoire fasse une part importante à la nostalgie. C’est précisément cette part-là que je me propose d’observer dans les rapports qu’elle entretient avec l’ironie.
26Il me faut au préalable m’arrêter brièvement aux mots. Je serai bref pour « ironie » en rappelant simplement que, conformément à son étymologie, l’ironie « interroge » : c’est une pratique évaluative, un jugement critique qui s’exprime indirectement ; protéenne, elle peut être simultanément synonyme d’antiphrase et de littérature.
27Quant au terme « nostalgie », je le retiens ici dans le sens général qui découle des définitions principales données par le Robert : la savante, qui rattache le mot à l’univers de la psychopathologie en tant que « regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu; mal du pays » et celle –plus commune– qui met l’accent sur « désir de revenir en arrière, de retrouver le passé ». C’est comme le rappelle René Georgin, cité par le même dictionnaire : « le mal du retour, le mal du pays ».
28A la différence du mot « ironie », l’histoire du terme « nostalgie » est relativement récente puisque c’est en 1688 seulement qu’un étudiant en médecine imagine de créer à partir de la « fausse » étymologie grecque « retour » et « mal, souffrance », un doublet pour désigner ce que l’allemand connaît sous le terme de « Heimweh ». L’ouvrage de Johannes Hofer, publié à Basel, s’intitule d’ailleurs Dissertatio medica de nostalgia, oder Heimweh13.
29J’évite ici consciemment de mettre l’accent sur un mot auquel les dictionnaires recourent ponctuellement dans leurs définitions de la nostalgie: celui de « mélancolie ». Dans la mesure où le regret maladif qu’il implique est très fort, ce terme ne me semble pas convenir à la description du phénomène qui est à l’œuvre dans -une partie de- la littérature contemporaine. La mélancolie avait sa place dans l’univers romantique, où elle entretenait d’ailleurs un rapport important avec l’ironie, comme antidote ou comme complément. Ernst Behler, sans aucun doute le meilleur spécialiste de l’ironie, a rappelé que les grands poèmes romantiques n’ont pas été écrits dans l’enthousiasme révolutionnaire mais dans la mélancolie, la désillusion, voire le désespoir qui lui a succédé : l’ironie était alors inséparable de ce mouvement de retour14. Dans une perspective similaire, Jean Starobinski a consacré des pages importantes à l’ironie chez Hoffmann et Gozzi ; il souligne comment chez les romantiques
La mélancolie, effet d’une séparation subie par l’âme, est guérie par l’ironie, qui est distance et renversement activement instaurés par l’esprit, avec le secours de l’imagination.15
30Ce rapport entre ironie et mélancolie, Rémy de Gourmont l’observait déjà avant le critique suisse, fût-ce à l’époque d’une autre génération littéraire. C’est au sujet de Laforgue, dont il est un des meilleurs lecteurs, que Gourmont écrit :
[S]on ironie a […] toujours incliné vers la mélancolie, surtout quand il pensait à lui-même, et il n’eut guère le temps de penser à autre chose. Comme les poètes, les enfants et les femmes, c’est le meilleur de l’humanité, il croyait que le monde, créé pour lui seul, ne vivait que pour lui, destiné de toute éternité à ses sentiments et à son intelligence. Ceci est plus visible dans Laforgue que dans tout autre, parce que, éclairé tout à coup par ses facultés ironiques, il se mettait à rire de lui-même et de ses belles imaginations. Sans en avoir l'air, sur un ton même de gavroche à l'occasion, il philosopha éperdument; tout lui est sujet à métaphysique, mais sans que jamais il perde pied, toujours ramené vers les choses sensibles par le poids de son ironie, pourtant bien légère; et la fusée qui montaitvers les étoiles retombe à terre et éclate en blague. Pendant qu’il raille les choses qui lui sont les plus chères, sa bouche, parfois, se crispe pour un sanglot; on croit qu’il va pleurer: c’est un sourire sarcastique qui achève le dessin.16
31L’ironie comme antidote à la mélancolie : le schéma est d’autant plus attrayant qu’il trouve à se nourrir depuis longtemps d’exemples littéraires importants. Une analyse semblable pourrait s’appliquer aujourd’hui à quelques cas particuliers, mais ni la nature des sentiments en jeu, ni le type de relation qu’ils entretiennent ne correspondent à la réalité littéraire contemporaine. Celle-ci a résolument délaissé la mélancolie, c’est sans doute même la marque de sa modernité.
32Il n’en va pas de même de la nostalgie, qui se porte bien, même si ce constat n’est pas nécessairement de ceux qu’on exhibe volontiers. En effet, alors que le mot ironie est valorisant, celui de nostalgie l’est beaucoup moins. Ce qui fait toutefois l’attrait de la nostalgie, et qui la différencie de l’ironie, c’est l’accent qu’elle met sur l’authentique, le vécu. Au dilettantisme de l’ironie qui est jeu et distanciation, la nostalgie répond par l’engagement dans la sincérité. Quoi de plus sincère en effet que le désir de retour dans le temps et dans l’espace vers un monde qui a été vécu intensément.
33Cette opposition entre la sincérité de la nostalgie et la distanciation de l’ironie se dégage clairement d’un commentaire que Milan Kundera consacre à un des textes fondateurs du surréalisme. On sait que dans le pamphlet de 1924, intitulé Un cadavre, Paul Eluard s’en prenait violemment à Anatole France, qu’il regardait comme le représentant d’un art conformiste. L’art du roman rappelle la formule célèbre « Tes semblables, cadavre, nous ne les aimons pas... », puis s’arrête aux raisons qui poussent Eluard et ses amis à attaquer avec une telle violence celui qui fut aussi le grand écrivain de l’ironie :
Plus intéressante que ce coup de pied dans un cercueil me semble la justification qui suit: « Ce que je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux yeux, la Vie, elle apparaît encore aujourd’hui dans de petites choses dérisoires auxquelles la tendresse seule sert maintenant de soutien. Le scepticisme, l’ironie, la lâcheté, France, l’esprit français, qu’est-ce? Un grand souffle d’oubli me traîne loin de tout cela. Peut-être n’ai-je jamais rien lu, rien vu, de ce qui déshonore la Vie? »
Au scepticisme et à l’ironie, Eluard a opposé: les petites choses dérisoires, les larmes aux yeux, la tendresse, l’honneur de la Vie, oui de la Vie avec un V majuscule! Derrière le geste spectaculairement anti-conformiste, l’esprit du kitsch le plus plat.17
34Ainsi que le montre très bien la formule à laquelle il recourt, ce qu’Eluard ne peut plus « imaginer sans avoir les larmes aux yeux » relève à l’évidence de la nostalgie. C’est dans la mémoire qu’existent les « petites choses dérisoires » qui émeuvent.
35Si le danger qui risque d’emporter l’ironie c’est le cynisme, celui qui menace la nostalgie, c’est la sensiblerie. Ici comme ailleurs dans l’œuvre de Kundera, il est clair que kitsch et ironie s’opposent. Même s’il convient sans doute de nuancer cette position et de rappeler qu’il existe avec l’antiphrase brillante du poseur mondain l’équivalent d’un kitsch de l’ironie, il n’en demeure pas moins certain que le kitsch de la nostalgie s’exprime de manière d’autant plus visible que ses lieux et son passé n’existent que dans l’esprit du nostalgique.
36Plutôt que de me tourner vers un corpus ouvertement ironique, je voudrais maintenant interroger les rapports entre ironie et nostalgie à travers une série d’oeuvres qui s’articulent autour de la thématique de la Grande Guerre. On sait que depuis 1980 il s’est publié en France pas moins d’une cinquantaine de romans qui prennent pour toile de fond le premier conflit mondial. Tous les registres sont représentés : de la littérature la plus exigeante -celle de Simon ou de Bergounioux, aux cycles romanesques que Max Gallo ou Pierre Miquel destinent au grand public, en passant par tout l’éventail littéraire intermédiaire. La France s’inscrit d’ailleurs ici dans un mouvement qu’on observe aussi dans les pays anglo-saxons où la Grande Guerre bénéficie également d’un regain d’attention important.
37Les années qui vont de 1980 à aujourd’hui constituent ainsi la troisième période d’intérêt pour la guerre de 14-18, après l’époque de la guerre même et celle de l’entre-deux-guerres. Le feu de Henri Barbusse et Les croix de bois de Roland Dorgelès sont exemplaires de la première époque, même s’il faudrait adjoindre à ces textes « pacifistes » au moins L’Appel du sol du « patriotique » Adrien Bertrand. Le grand troupeau de Giono, Verdun de Jules Romains, et –fût-ce dans une moindre mesure parce que ce n’est pas à proprement parler un roman de tranchées– Voyage au bout de la nuit de Céline illustrent la seconde période.
38Ces ouvrages, qui s’attachent à détruire le mythe de la guerre héroïque, se caractérisent par une écriture réaliste, voire naturaliste. La description de l’horreur des champs de bataille est considérée par les écrivains comme un devoir, destiné à prémunir les générations futures contre tout nouveau conflit : s’il doit y avoir un sens à 14-18, ce sera de faire de cette guerre la der des ders.
39Il peut paraître paradoxal de se tourner vers cette littérature pour illustrer la problématique des liens entre ironie et nostalgie. L’ironie n’est pas la première caractéristique de cette littérature, et il ne viendrait à personne l’idée d’éprouver la nostalgie des tranchées. Mais il convient d’y regarder de plus près.
40La place de l’ironie dans les fictions anciennes qui s’inspirent de 14-18 est bien circonscrite : l’ironie verbale dénonce avec régularité le mythe du héros tandis que l’ironie de situation souligne le hasard qui préside à la mort sur le champs de bataille. Partant, l’ironie renforce l’idée de l’absurdité de la guerre. A l’époque du conflit, il n’existe à ma connaissance qu’une seule œuvre qu’on puisse qualifier globalement d’ironique : il s’agit des Mémoires d’un rat de Pierre Chaine, œuvre méconnue mais incontournable et qui garde aujourd’hui toute sa force18.
41C’est en se situant sur un plan général qu’on peut affirmer qu’en Europe l’ironie a constitué pour la littérature une manière privilégiée de recevoir la Première Guerre mondiale. Paul Fussell l’a démontré à travers une analyse détaillée de la littérature de guerre pendant le XXe siècle. Dans The Great War and Modern Memory, ce critique important, qui fut aussi un ancien combattant de la guerre de 40, a étudié la production littéraire anglo-saxonne qui s’inspire de 14-18 et il établit des rapprochements capitaux avec les ouvrages qui s’inspiraient de la Seconde Guerre mondiale. S’inscrivant dans la lignée de Northrop Frye, ce qui se constate déjà à l’importance que, à l’instar du critique canadien, il accorde à l’ironie, Fussell souligne comment la génération qui écrit après 45 s’est tournée vers l’expérience des grands-parents. Il y voit une réaction à ce qui constitue le vécu et les valeurs de la génération des parents :
Indeed, a striking phenomenon of the last twenty-five years is this obsession with the images ands myths of the Great War among novelist and poets too young to have experienced it directly. They have worked it up by purely literary means, means which necessarily transform the war into a “subject” and simplify its motifs into myth and figures expressive for the modern existential predicament. These writers provide for the “post-modern” sensibility a telling example of the way the present influences the past. In eschewing the Second War as a source of myth and instead jumping back to its predecessor19.
42La position que Fussell décrit, correspond à celle d’auteurs comme Joseph Heller (Catch 22), Kurt Vonnegut, (Slaughterhouse five) et Norman Mailer (The Naked and the Dead) qui donnent de la Seconde Guerre mondiale une image ironique. Ils ont emprunté leur mode d’écriture à la génération de Sassoon, de Graves et de Blunden, qui faisaient une part importante aux oppositions ironiques fortes et à la dramaturgie de l’ironie :
I am saying that there seems to be one dominating form of modern understanding; that it is essentially ironic ; and that it originates largely in the application of mind and memory to the events of the Great War20.
43Modris Ekstein écrit, apparemment sans se souvenir de Fussell, comment avec la guerre de 14 l’ironie est devenue le mode d’expression privilégié:
Other sensitive spirits began to run away from vague generalities of expression, from euphemism, some even from adjectives, and to look for clear images and powerful understatement. Language, then, was gradually robbed of its social meaning and became a highly personal and poetic instrument. The extreme example of the metamorphosis was again the phonetic and onomatopoetic “non-sense” concocted by Dada. In the process, irony, which is expression of sensibility at odds with its surroundings, became for many the rhetorical mode and mood21.
44En France s’observe une situation semblable qui voit la prédominance de l’ironie. Sans doute pas exactement de la même manière. En effet, ce pays n’a pas connu après la Seconde Guerre mondiale l’apparition d’une littérature de premier plan qui s’inspirât de 40-45. A la différence de la Première Guerre mondiale qui avait suscité de nombreux romans, on n’assiste pas après 40-45 à un engouement pour les romans de guerre. Le prix Goncourt constitue une bonne manière de juger des goûts du public. Entre 1914 et 1919 la guerre avait mis la guerre à la mode : Gaspard de René Benjamin, Le Feu de Barbusse, L’Appel du sol d’Adrien Bertrand, La Flamme au poing d’Henry Malherbe, Civilisation 1914-1917 de Georges Duhamel. Rien de semblable ne se produit après la Seconde Guerre mondiale, où seuls Jean-Louis Bory, lauréat en 1945 avec Mon village à l’heure allemande, et Robert Merle en 1949 avec Weekend à Zuydcoote abordent l’expérience de la guerre. Il ne s’agit toutefois pas de romans de guerre à proprement parler, l’expérience du combat restant extérieure à l’œuvre. L’importance de ces livres est en outre sans commune mesure avec ce qu’avait représenté la génération de 14-18.
45Après 1945 la littérature s’est largement détournée de la guerre, dans ce qui était sans doute aussi une manière d’éviter d’aborder des questions qui n’étaient pas toujours glorieuses. Le nouveau roman est parti du constat de l’échec de l’humanisme traditionnel, mais a évité de s’interroger sur les raisons de cet échec. Claude Simon a marqué le plus explicitement la rupture de confiance en la littérature lorsque, dans un passage célèbre de La Route des Flandres, le fils objecte au père affligé par la destruction de la bibliothèque de Leipzig que « si le contenu des milliers de bouquins » a été incapable d’empêcher que se produisent des choses comme le bombardement destructeur, on ne voit pas « très bien quelle perte représentait pour l’humanité » la disparition d’ouvrages « manifestement dépourvus de la moindre utilité »22. Le constat est à l’opposé de celui que dressaient les pacifistes au lendemain de l’armistice de 14-18.
46Dans les pays anglo-saxons en général, et aux Etats-Unis en particulier, l’ironie est restée jusqu’à une date récente le mode dominant pour aborder la guerre. Cette prédominance de ton se vérifie aisément si l’on se tourne vers des œuvres qui abordent l’expérience traumatisante du Vietnam : Philip Caputo avec Rumors of War, Tim O’Brian avec Going after Cacciato ou Michael Herr avec Dispatches imaginent des récits tendus où une syntaxe morcelée fait à l’ironie une place importante. Ce ton particulier se retrouve aujourd’hui encore dans certains ouvrages qui s’inspirent de la guerre du Golfe de 90-91 : on le constate en particulier dans Jarhead A Soldier’s Story of Modern War d’Antony Swafford.
47Comparé à la littérature anglo-saxonne, c’est donc avec un décalage d’une quarantaine d’années que les lettres françaises se tournent vers la thématique de la guerre. Il semblerait que les guerres d’Indochine ou d’Algérie n’aient pas permis que s’exprime en France une littérature de fiction qui réagisse en temps réel aux événements pour en faire la critique. L’ironie ne caractérise pas les romans inspirés par ces guerres de décolonisation et Pierre Schoendoerffer ou Jean Lartégy n’ont d’ailleurs jamais intégré le patrimoine littéraire.
48Aujourd’hui toutefois, l’ironie est bien présente dans les romans qui se retournent sur la Grande Guerre. Il y a d’abord ces ironies qui, conformément à une pratique qui remonte à l’époque 14-18, s’en prennent à tous ceux que les combattants rendent responsables de la guerre. L’ennemi, les planqués, les civils, les journalistes, les mercantis, les femmes, … sont autant de cibles privilégiées d’une ironie largement antiphrastique. Ce n’est pas la plus intéressante, même si l’on observe que dans les romans écrits depuis 1980 une catégorie de cibles largement épargnée pendant la guerre se trouve visée par ses traits : les officiers et l’état-major.
49Il y a ensuite une conscience très forte de l’ironie du sort, conforme elle aussi à ce qui pouvait s’exprimer pendant la Première Guerre mondiale, mais poussée sans doute encore plus loin dans la mesure où le regard porté aujourd’hui sur cette guerre souligne de manière très forte l’absurdité. L’enjeu de 14-18, qu’on l’imagine comme un moyen de mettre fin au militarisme expansionniste de l’Allemagne ou comme une lutte de la « civilisation » contre la « Kultur », a largement été oublié aujourd’hui par les lecteurs. Dans une Europe unifiée, le grand public peine à imaginer que des oppositions aient pu être puissantes au point d’entraîner les peuples dans ce suicide collectif, pour reprendre ici la formule de Barbusse qui s’est imposée.
50Vers la fin de Valigan, une enquête, Ariel Denis fait dire à un de ses personnages : « Peu m’importait à présent. Tout cela me paraissait une absurde plaisanterie, comme un ultime signe ironique de l’Histoire »23. L’ironie du sort peut concerner un destin individuel : on pensera aux personnages qui meurent accidentellement pendant une accalmie ou sont tués au moment même de l’armistice. Les coïncidences malheureuses sont soulignées, comme chez Philippe Barbeau où Eliane reçoit simultanément une carte qu’elle avait envoyée au lendemain du départ de Joannès « celle où elle avait écrit : Reviens vite » et l’avis de décès qui précise qu’il est « mort et enterré »24. Ces contrastes forts, qui peuvent paraître simplistes, continuent à exercer un attrait puissant en raison du pouvoir évocateur qu’ils possèdent. Dans De secrètes injustices, un des meilleurs romans qu’il consacre à 14-18, Xavier Hanotte signale que le jour où son personnage prend une « balle en plein crâne » la presse anglaise note que le secteur où il est tombé est « calme, avec activités sporadiques »25.
51Il y a encore une démythification des superstitions de guerre qui est à l’oeuvre. Didier Daeninckx, dont les fictions policières sont autant d’occasions d’ouvrir les placards de la République, observe les croyances qui ont cours :
D’après les contes et légendes des tranchées, un obus ne venait jamais faire son trou dans le nid d’un autre obus… Il suffisait donc d’attendre que ça se passe, en priant pour que les marmites explosives des Allemands, s’ils se décidaient à bombarder à leur tour, obéissent aux mêmes contes et légendes que chez nous. […] A cet instant précis, et pour bien nous rappeler que toutes les légendes ne sont qu’un tissu de conneries, un obus de 110 est venu se loger au centre de notre abri.26
52Alain Scoff, dont Le pantalon est un des premiers romans à s’être intéressés à la Grande Guerre et qui se situe dans la même veine dénonciatrice que les œuvres de Daeninckx, commente avec ironie l’ironie du sort :
Mathématiquement, assure le caporal, c’est impossible qu’un obus tombe deux fois dans le même trou, mais si on tombe sur un artilleur qui ne connaît pas les mathématiques, on est foutus27.
53On constate aussi que l’ironie permet de démythifier la guerre à travers des jeux sur la langue ; le monologueur de Frédéric Blanc tempête parce que « La guerre ne me fichait pas la paix »28, Philippe Roche imagine le dialogue suivant : « - Comment y en a qui peuvent crever heureux, dans ces conneries ? - On crève pas heureux, mais on finit par être heureux de crever. Vive la France ! »29, tandis qu’un personnage d’Arnault Pontier se fera provocateur : « A Dieu. Qu’il aille au Diable »30.
54L’ironie la plus intéressante est toutefois celle qui travaille la langue en profondeur. S’il n’est pas possible d’aborder ici les différentes techniques qui permettent à l’ironie de traverser et de structurer les fictions, on peut signaler quelques pratiques d’écriture importantes. Frédéric Fajardie montre son personnage en train de se débarrasser d’une importune qui s’est invitée à sa table, en décrivant par le détail le cadavre d’un fantassin bavarois en décomposition. Avec ce qui apparaît comme une délectation morbide, l’homme s’arrête sur « un, puis deux gros vers blancs [qui] avaient surgi au milieu de ce visage brunissant ». Il va encore en rajouter en se mettant lui-même en scène :
Salomon des tranchées, je sortis mon lourd revolver et abattis à bout portant les deux vers, ce qui eut pour effet secondaire de disloquer le visage du Bavarois, mais le croiriez-vous, cette asymétrie, d’apparence grotesque, j’y vis, quant à moi, une mimique approbatrice.31
55Au-delà de la cocotte à qui le dîneur s’adresse, le discours de Quadrige est évidemment destiné au lecteur de romans de guerre, qu’un voyeurisme attire quelquefois vers l’univers macabre des tranchées. L’ironie force la description pour dénoncer le sensationnalisme des évocations complaisantes de l’horreur.
56Ce sont d’autres habitudes de langage que l’ironie de Frédéric Roux épingle lorsqu’il évoque la déclaration de guerre en faisant écho au vocabulaire officiel des communiqués. Selon le procédé ironique éprouvé qui consiste à rappeler des propos dont on tient à souligner la manque de pertinence, il écrit :
Le premier août 1914, « la mobilisation des armées françaises de terre et de mer est ordonnée sur toute l’étendue du territoire français, en Algérie, dans les autres colonies et dans les pays des protectorats ». Selon les plans de l’état-major elles devaient se rendre en train sur le front, puis, ensuite, à pied à Berlin. « Eun ! Deux ! Eun ! Deux ! » En colonnes par quatre, ils ont saccagé les moissons. Après pendant quatre ans, c’était l’hiver tous les jours, et il pleuvait.32
57Tout le paragraphe se construit sur l’opposition avec la déclaration initiale et invite à reconnaître ce que, pour un esprit qui n’est pas militaire, il peut y avoir d’illogique à faire le trajet le plus court en train et le plus long à pied. Continuant sur cette première incongruité, Roux joue sur les chiffres pour renforcer l’ironie : le « un deux » du défilé devient le « quatre » de la colonne dévastatrice, annonciateur du / et qui annonce le nombre d’années de guerre. Ce qui commence comme une marche triomphante se termine ironiquement dans la boue de l’hiver.
58Il ne fait aucun doute que l’image de la Première Guerre mondiale a connu une évolution marquante, et que 1980 constitue effectivement un tournant dans la perception que le grand public a du conflit. Lorsqu’un nombre important de poilus étaient encore en vie, comme c’était le cas à cette date, les commémorations du 11 novembre étaient certes respectées, mais suscitaient l’indifférence plutôt que l’intérêt. On campait plus volontiers d’ailleurs le soldat de 14-18 en ancien combattant nostalgique qu’en victime expiatoire d’une cause à laquelle il était étranger.
59Les portraits de Thierry le Luron et de Coluche rendent assez bien compte de l’idée qu’on pouvait se faire du personnage. « L’ancien combattant », pour rappeler ici un célèbre sketch du second, donne la parole à un poivrot :
Alors j’ai ma pension et puis il y les commémos. Les commémos, c’est bath ça ! On y va, on pose un bouquet de fleurs, on joue toujours la même chose et puis après on a un banquet avec les copains. On s’en met plein la gueule ! Bien sûr, c’est pas nous qui paye, c’est vous !
60L’ancien combattant offrait une cible commode à la raillerie, d’autant plus qu’il figurait assez facilement l’univers militaire. Il n’est pas certain que le public d’aujourd’hui apprécie de la même façon que celui de la fin des années 70 ce genre d’ironie. C’est du moins ce que laisse supposer le ton volontiers grave qu’adoptent les commentaires qui reviennent périodiquement sur la disparition des tout derniers poilus. On observe d’ailleurs un engouement similaire pour les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale. A condition qu’ils soient « indigènes », il est possible aujourd’hui de montrer des combattants héroïques dans des productions qui se tiennent à des lieues de toute ironie mais exaltent le courage et l’abnégation. Depuis la guerre du Vietnam au moins, ni la littérature, ni le cinéma dits « de qualité » n’avaient posé ce type de regard sur la guerre.
61La littérature a contribué activement à modifier le regard sur le combattant de 14, et c’est une générosité semblable à celle dont bénéficient aujourd’hui les combattants maghrébins de 40-45 qui a amorcé le tournant dans les mentalités. Dans un des premiers romans à se tourner vers 14-18, Scoff va partir d’une affaire authentique et réhabiliter un poilu exécuté pour avoir refusé de se contenter d’un pantalon de toile alors qu’on était en hiver. L’image que Le pantalon, œuvre militante marquée à gauche, va proposer des cérémonies de commémoration n’a aucun point de ressemblance avec celle d’un Coluche:
Les douze vieillards, vétérans de la première guerre mondiale, se sont regroupés près de la tribune, un peu à l’écart des autres anciens combattants. Le plus ancien tient fièrement le drapeau de la section. Immobiles, ils se sont figés dans un garde-à-vous dérisoire qu’ils croient impeccable. […] En entendant le son du clairon, les yeux des vieux se mouillent ; est-ce l’effet du froid ou le souvenir des combats affreux et sanglants qui se sont déroulés aux alentours ? 33
62C’est du bout des lèvres seulement que l’auteur accepte de reconnaître que « les jeunes se moquent un peu aujourd’hui » de ce genre de cérémonies. Un passage d’un autre roman, publié plus récemment, illustre bien le glissement qui s’opère dans les mentalités :
Certains matins glacés de novembre, chez mes grands-parents, j’étais réveillé par le bruit d’une fanfare qui passait à deux doigts de mon sommeil, la chambre que j’occupais donnant directement sur la rue. […] C’était là une affaire de vieux, et j’étais jeune ; je croyais ironiques les tristes pointes, à table, concernant l’allure d’escargot du cortège, ou la grippe qui eût pu s’emparer des vieillards, et les emporter… On me les passait d’ordinaire avec sagesse, mais je crains que cette générosité des adultes à mon égard ne révélât aussi leur propre malaise.34
63Il n’y a plus rien de caricatural dans ces lignes, qui s’efforcent, résolument mais sans moralisme, de ramener la raillerie à l’idée que s’en fait l’auteur: une erreur de jeunesse. Pour donner davantage de poids aux commémorations, d’autres écrivains choisissent de les situer dans l’immédiat après-guerre, quand la souffrance est encore très présente. Philippe Claudel, par exemple, évoque l’inauguration d’un monument aux morts le 11 novembre 1920 et distille de l’émotion malgré le cérémonial pompeux :
Le maire […] fit un discours, trémolos, envolées, roulements d’yeux, puis lut les noms des quarante-trois pauvres gars de la petite ville morts pour la patrie, en laissant après chaque nom le temps à Aimé Lachepot, le garde champêtre, de donner un grave roulement de tambour. Des femmes pleuraient, tout en noir, et des enfants encore petits leur donnaient la main en essayant de les entraîner vers la boutique de Margot Gagneure qui vendait à deux pas toutes sortes de bricoles et notamment des bâtons de réglisse et des sucettes au miel.35
64Ces phrases des Ames grises mêlent douleur et distanciation, sentiment et ironie, pour constituer cette tonalité particulière qui caractérise l’auteur même au-delà du roman observé36.
65La manière dont Richard Millet aborde les cérémonies de commémoration est bien différente :
Et ils se retrouvaient, ces survivants, éclopés, taciturnes, malades des gaz ou de leurs séjours dans des camps en Silésie, maigres des lichens qui leur rongeaient encore le ventre et l’âme, sachant qu’ils n’étaient pas tout à fait de retour, et même qu’ils ne reviendraient jamais vraiment : ils se tenaient tous là, en ce matin d’avril 1919, à l’entrée de la route neuve, à quelques mètres de la croix de Bonneau, en rangs muets, les drapeaux inclinés frémissants dans l’air acide, où brillaient leurs médailles et leurs larmes, le visage néanmoins fermé et haut, dressé vers le sous-préfet qui venait de prononcer quelques phrases, le maire aussi, dans lesquelles il était question de sacrifice, de patrie, d’avenir dont cette route, creusée conjointement par d’anciens ennemis et des Français, était le symbole.37
66Comme Claudel, Millet retourne à une époque plus proche de la guerre pour renforcer la proximité de l’horreur. Mais son écriture est fort éloignée de celle de Claudel; elle souligne ici la solennité du moment dans ce qui apparaît comme une invitation à communier avec ceux qui ont souffert. L’accent porte sur la mémoire douloureuse dans laquelle l’ironie n’a plus sa place.
67On voit ainsi que, progressivement, ce qui aurait été difficile d’écrire avant les années 80 quand l’ancien combattant était objet de raillerie, trouve à s’exprimer aujourd’hui. Quand Xavier Hanotte, dont l’œuvre entière s’articule autour des lieux de la Grande Guerre, imagine des personnages assistant à l’époque actuelle à une cérémonie comme celle du Last Post à Ypres, l’émotion est tangible:
Moi, je regardais le ciel immense à travers le grand puits de lumière qui trouait la voûte. Un ciel rond, lisse, parfaitement circulaire. Y brillaient une dizaine d’étoiles.
Alors me prit le même vertige. Les noms. Les milliers de noms. Dans le tas, en sauver un. Au centre d’un pilier, mon regard s’arrêta sur l’un d’eux. Les lents accents du Last Post montaient droit dans le ciel. Ils parlaient de retraites, de nuits tombant sur les feux, de fatigues immenses, de lendemains inaccessibles et trop proches. Autour de moi, plus personne n’existait. Ils étaient là, eux. Personne ne les voyait. Personne n’entendait leur douleur qui pleurait dans le cuivre des trompettes. Qu’étaient-ils venus foutre ici ? Disparaître à jamais ? Mon regard se troublait.38
68Sans sensiblerie, mais sans ironie non plus, Hanotte fait exister les combattants à travers leurs noms gravés sur la Porte de Menin. L’émotion peut être d’autant plus forte en 1998, date de publication de De secrètes injustices, que la liste de ces noms figés dans la pierre se prolonge évidemment dans d’autres listes, celle de la Salle des noms du Yad Vasem à Jérusalem ou celle du Veterans Memorial Wall à Washington parmi d’autres, qui rappellent le souvenir des victimes de guerres partout au monde.
69On est en droit de se demander s’il ne fallait pas que les derniers survivants de 14-18 disparaissent, et avec eux l’image peu flatteuse de l’ancien combattant, pour que le public puisse réinvestir la Grande Guerre et la charger d’une interrogation propre, qui dépasse largement les enjeux de la Première Guerre mondiale pour englober une réflexion globale sur la guerre.
70L’ironie pour dire la nostalgie
71On peut revenir maintenant à la problématique de la nostalgie et de ses liens avec l’ironie. Evidement, il ne saurait être question d’affirmer ici que le succès de la littérature s’inspirant de la Grande Guerre s’explique par une nostalgie pour la guerre. Rien de semblable n’est en jeu dans des œuvres qui ne cessent de dénoncer le massacre en s’appuyant sur ce pacifisme si fortement ancré dans les opinions publiques européennes. La nostalgie qui s’exprime dans les romans de la Grande guerre est celle d’un monde moins complexe dans lequel l’individu est en prise plus directe avec ce qui l’entoure.
72Dans un XXIe siècle qui n’est plus porté par des idéologies fédératrices, une part de nostalgie trouve à s’exprimer envers un monde qui avait une cause à servir, et s’unifiait autour d’elle. Sans doute l’univers de 14-18 retient-il aussi l’attention parce que le grand public n’est pas insensible à des similitudes entre cette époque et celle d’aujourd’hui. La révolution industrielle et technique dont 14-18 marque l’apogée malheureuse n’est pas sans rapports avec la révolution informatique que nous vivons aujourd’hui : dans les deux cas on observe la disparition d’un monde antérieur qui paraissait stable et familier. Malgré son nom idyllique de « village global », l’univers de communication rapide que nous vivons charrie inévitablement son lot d’inquiétudes que trahissent bien les sous-entendus du terme « globalisation ».
73Sceptique à l’idée que le nouveau village garantisse à ses habitants la convivialité de l’ancien, le lectorat fait bon accueil à la nostalgie du passé qui se greffe sur la thématique de la Grande Guerre. La plus visible de ces nostalgies qui accompagnent et parfois parasitent l’image de 14-18 concerne précisément la nature et de la vie rurale. On les retrouve dans de nombreuses œuvres qui évoquent la beauté des paysages, la satisfaction qu’apporte le travail de la terre et le bonheur simple des relations humaines.
74Jean Rouaud raconte comment son personnage prend possession de la nature, en évoquant « une courte promenade dans les collines, au milieu des parfums subtils et de la douceur de l’aube, dans le silence béni qui précède le vacarme des cigales »39. Le paysan, rêveur d’étoiles, d’Yves Pourcher se tourne vers la nuit : « Le ciel était là, intact, magnifique. Je reconnaissais les étoiles. Je sentais leur douce chaleur. Je les suivais. Au zénith, je reconnaissais le Cocher avec la Chèvre et ses Chevreaux »40. Jean-Marie Le Clézio note, en contraste avec la violence de la guerre :
Je crois qu’aucun de nous ne peut s’empêcher de rêver à ce qui existait ici, avant cette guerre; cette beauté, ces bois de bouleaux immobiles où l’on entendait le cri de l’effraie, les murmures des ruisseaux, les bonds des lapins de garenne. Ces bois où vont les amants, après le bal, l’herbe encore tiède de la lumière du jour où les corps roulent et s’enlacent en riant. Les bois, le soir, quand des villages montent les fumées bleues, si tranquilles, et sur les sentiers les silhouettes des petites vieilles qui fagotent.41
75Dire la guerre, c’est aussi dire le monde qui a pris fin avec elle, d’où la nostalgie qui s’exprime si fréquemment dans les romans. Une partie au moins de la littérature contemporaine sur la Grande Guerre est héritière de Jean Giono, et renoue avec ce qu’on voudrait nommer régionalisme si le terme n’était pas connoté si négativement. Elle renoue en tous cas avec une littérature qui ne s’interdit pas de regarder du côté de la « petite patrie », des « pays et des payses », comme l’y invitent d’ailleurs certaines tendances écologistes. On pourrait rappeler ici, dans une liste très hétérogène et à ce titre très injuste : Marie-Paul Armand (Au bonheur du matin), Pierre Bergounioux (La maison rose et Ce pas et le suivant), Claude Duneton (Le monument), Daniel Hébrard (Les hommes forts), Alice Ferney (Dans la guerre). Les meilleurs d’entre eux parviennent à dépasser le particulier pour atteindre l’universel.
76S’il y a déjà de l’ironie à juxtaposer un monde rural idéalisé et l’univers infernal de guerre, l’ironie trouve encore dans certaines œuvres le moyen d’interroger le rapport particulier entre le monde de la nostalgie et celui de la réalité. On peut le vérifier dans Le Théorème de Roitelet, de Frédéric Cathala, un roman qui se détourne résolument du réalisme pour multiplier les jeux de fragmentation et d’intertexte qui sont le propre de l’écriture ironique.
77Cette fiction, qui ne ressemble à aucune autre dans le corpus, s’articule autour d’une histoire d’espionnage ; le théorème est central et son énoncé suffit pour se faire une idée de la tonalité générale : « la force d’un système hiérarchique se mesure à l’augmentation géométrique de la connerie d’une échelon du système au suivant»42. Un des personnages se nomme Salicetti, c’est un homme simple, un de ces campagnards que la nostalgie tendrait à idéaliser. Son comportement en temps de guerre n’a toutefois rien de pacifique, puisque c’est lui qui se charge d’égorger « les sentinelles, une à une, sans bruit, sans violence inutile ». Quand on sait que depuis longtemps la littérature de guerre a instauré un véritable tabou sur la représentation de l’acte de tuer de ses propres mains, on mesure la part de provocation qui entre dans la scène suivante. L’auteur relie en effet cette prédisposition à tuer aux habitudes supposées bucoliques du monde paysan :
78Habitué à castrer les cochons au village ou à les abattre lorsque la saison venait, il avait sans problème transposé sa technique tant de fois éprouvée à la chair vive des hommes d’en face. Avant chaque assaut, il prenait juste la précaution supplémentaire de tasser dans sa main gauche de la terre dont il emplissait la bouche ouverte de ses victimes, afin d’éviter les cris. Le reste était rapide. […] Pour attaquer une sentinelle par derrière, premièrement, avait dit le cabot instructeur, il fallait obturer les voies respiratoires avec le plat de la main ; deuxièmement, il fallait enfoncer le poignard tenu fermement à droite de la colonne vertébrale, au-dessus de la ceinture ; troisièmement il fallait faire tourner le poignard d’un quart de tour sec mais bien complet en le retirant et en accompagnant l’ennemi au sol. C’était le mieux.43
A travers cette description minutieuse de la mort qu’on donne de ses propres mains, l’ironie tord ici le cou à la nostalgie. Loin d’idéaliser l’univers rural, Cathala montre la violence dans une continuité qui dérange.
79L’ironie et la nostalgie sont deux manières de se retourner vers le passé : l’ironie pour prendre ses distances, la nostalgie pour revivre ce qui parfois n’a jamais été. Evoquer la Grande Guerre, c’est évoquer simultanément un monde idéalisé qui n’existe plus et l’événement qui y a mis fin. De même que Bardamu voulait quitter une Europe que la technique avait mise à feu et à sang, le lecteur de notre époque est pris de nostalgie pour ce monde d’avant-guerre qu’il imagine plus paisible que celui dans lequel il vit. Simultanément cependant, et dans la mesure où il est informé sur la réalité objective de la vie au début du XXe siècle, il est obligé de reconnaître la fausseté de l’image du passé. En faisant surgir la guerre, l’écrivain souligne que ce monde campagnard idéal, rêvé par le public urbain d’aujourd’hui, est un leurre et que ce n’est qu’au prix d’un aveuglement délibéré qu’on peut refuser de voir ce qui dans le monde d’avant 14 allait conduire au massacre européen.
80Il me semble qu’une des rares analyses de l’ironie faites par un psychanalyste permet de mieux comprendre cette tension entre ironie et nostalgie qui s’observe dans la littérature de la Grande Guerre. Théodore Reik, qui a étudié avec attention l’œuvre d’Anatole France, incontournable à l’époque et pas seulement pour ceux qui s’intéressaient à l’ironie, propose de comprendre l’ironie comme le besoin de rendre présents un monde et des valeurs qui dans l’enfance semblaient parfaits. On peut comprendre l’essentiel de sa pensée à l’aide d’un exemple qui, pour être réducteur, n’en éclaire pas moins le principe. Lorsque je m’extasie devant une poupée Barbie en m’exclamant « Oh, c’est beau ! », je ne fais rien d’autre que m’offrir le plaisir de recréer un univers auquel j’ai un jour adhéré sincèrement alors même que la pression du monde extérieur m’a obligé, au fil d’une démarche frustrante, de revoir mes goûts esthétiques. Reik écrit que l’ironie ravive
en même temps que l’agressivité et la moquerie contre les personnes et les institutions, le souvenir de l’affection et du respect éprouvés jadis pour elles. Un moment la tentation surgit de souffrir de nouveau les anciennes émotions mais elle est rapidement rejetée et remplacée par leur caricature. Ce retour momentané à une ancienne foi et à une affection a réveillé également le chagrin de la déception et de la douleur profonde du désenchantement.44
81Sans doute que l’énorme succès, auprès de publics très différents, de romans comme Les champs d’honneur de Jean Rouaud ou Les âmes grises de Philippe Claudel s’explique par ce mélange très caractéristique de nostalgie et d’ironie qui s’y exprime. Plaisir et frustration se combinent dans ces oeuvres qui ne sont pas dupes de la nostalgie mais qui s’offrent par le truchement de l’ironie la satisfaction de recréer un monde idéal, et acceptent de revivre ce désenchantement sans égal qu’est la Grande Guerre.