Mutilations du corps et de la parole : Le spectacle impossible du viol de Philomèle
1Le viol de Philomèle ne souffre aucune discussion : point ici de consentement flottant, d’intentions incertaines, de paroles troubles ou encore de gestes ambigus, il est indiscutable que la jeune fille a été prise de force par Térée1. Le crime est aggravé par la trahison qu’il constitue car la victime a été confiée par son père et sa sœur à la protection de Térée. Pire, ce viol est aussi une transgression anthropologique par sa nature incestueuse, Philomèle étant la sœur de l’épouse de Térée (Héritier, 1994). Une deuxième particularité de cette histoire héritée d’Ovide tient aux conséquences de l’agression : le scandale initial est amplifié et relayé par la suite des événements. Le violeur, pour couvrir encore son méfait, sectionne la langue de Philomèle et enferme sa victime dans un lieu secret, où il continue de la violer, puis ment à Procné en inventant que sa sœur est morte lors d’un accident, rendant caduque toute tentative de recherche. Ingénieuse, la jeune fille brode son histoire sur un tissu qu’elle fait parvenir à sa sœur, réussit à s’échapper et conçoit avec elle une vengeance terrible : tuer le fils innocent du criminel et le donner à manger à son propre père (Ovide, 2020, p. 194-203). Remarquable par sa nature incestueuse et par sa férocité, ce viol hyperbolique entraîne une vengeance radicale : il se trouve ainsi à l’initiale d’une succession de crimes, tous plus atroces les uns que les autres.
2La représentation scénique d’une pareille aventure soulève des difficultés évidentes (Fournial, 2014), ce que confirme déjà Horace qui évoque explicitement cet épisode dans l’Épître aux Pisons (Horace, 1995, v. 181-188), sans pourtant qu’il soit exclu par les dramaturges. Il y aurait ainsi eu une tragédie de Sophocle, aujourd’hui perdue, et surtout, pendant la première modernité ce sujet a intéressé plusieurs dramaturges. Loin d’entraver la reprise du motif, l’absence de modèle antique semble avoir plutôt agi comme un aiguillon pour les dramaturges, qui trouvent là une matière tragique accréditée par les théoriciens du théâtre leur permettant de faire la preuve de leur talent tout en se démarquant des traducteurs et adaptateurs de l’antique. Le succès de cet épisode est en effet notable qui donne lieu à trois tragédies entre le XIVe siècle et la fin du XVIe siècle en latin, en italien et en anglais : le Vénitien Gregorio Correr écrit une Progne néo-latine vers 1426-1427 qui est publiée bien plus tard, en 1558, avant d’être traduite en italien par le polygraphe et traducteur Lodovico Domenichi, qui n’indique pas la source latine dans l’édition publiée à Florence en 1561 ; à la même époque, en 1548, le polygraphe et compositeur Girolamo Parabosco publie, à Venise également, La Progne. Tragedia nova. À la fin du siècle, Shakespeare écrit Titus Andronicus (1593-1594) qui reprend cette trame du viol avec mutilation vengé par un banquet cannibale, dont il a écarté l’inceste. Cette dernière pièce fait l’objet d’une adaptation dans la même langue près d’un siècle plus tard, pendant la Restauration (Ravenscroft, 1687).
3Notre hypothèse est que la représentation théâtrale de l’épisode du viol de Philomèle met en lumière, tout à la fois expose et exacerbe, les possibilités de la fiction tragique : d’un côté, à travers la compréhension que permettent ces pièces de la violence sexuelle, il montre le bénéfice heuristique de la fiction ; de l’autre, la représentation du viol menace la capacité mimétique du théâtre et avec elle la possibilité fictionnelle, ce qui conduit à l’édulcoration de la violence, c’est-à-dire à une représentation du crime en défaut de mimèsis, ou bien à l’invention de procédés originaux qui problématisent la vraisemblance théâtrale.
4Pour explorer cette hypothèse qui envisage les tragédies comme des laboratoires heuristiques alternatifs, l’étude se concentre dans un premier temps sur le viol hyperbolique de Philomèle et ses conséquences dans les tragédies de la première modernité puis analyse les effets pour la fiction tragique de cet épisode transgressif problématique.
Le viol hyperbolique de Philomèle
5Philomèle est une victime paroxystique – au viol s’ajoutent la mutilation et l’enfermement – dont l’aventure se dénoue avec une rare férocité dans le meurtre d’un innocent et un banquet cannibale. La dimension cosmogonique inhérente à la matière mythologique, le plaisir de l’obscénité ou encore le goût du sang pourraient expliquer cette débauche de violence En observant toutefois ce que cette accumulation a de remarquable, on peut faire l’hypothèse que la violence n’est pas gratuite ; elle est adossée au crime initial dont elle contribue à la compréhension. Autrement dit, il s’agit de [ré]évaluer la signification viol à l’aune des destructions consécutives à celui-ci.
6La violence de l’agression sexuelle apparaît d’abord dans la férocité qui anime son auteur, incapable de résorber son désir mais capable de tout pour masquer son action, y compris une cruelle mutilation. La pièce montre ainsi la cohérence du caractère du violeur, tout en brutalité et en transgression. Dans cette perspective, il n’est pas fortuit que Térée soit un Thrace, car la barbarie définit le personnage, son identité comme son action. Il n’est donc pas question de complaisance pour le violeur ni de minoration du viol, tout au contraire, et l’on peut même penser, au risque peut-être d’une maximisation anachronique, que l’épisode mythologique fait concevoir le viol comme une action intrinsèquement barbare.
7La corrélation du viol et de la mutilation s’avère signifiante. La section de la langue s’ajoute à la brutalité première et en souligne la violence, d’une façon apparemment paradoxale mais foncièrement tragique dans la mesure où ce geste qui vise à taire le crime en exhibe l’horreur. De fait, les deux gestes ne sont pas sans parenté : il s’agit bien dans les deux cas d’une d’intrusion dans le corps. Le viol n’est pas seulement une œuvre de chair, il apparente le corps de l’autre à une viande, laquelle peut ensuite être coupée et taillée sans difficulté. Les deux gestes successifs apparaissent foncièrement analogues. À cette aune, la rareté de la mutilation ou la banalité du viol ne sauraient plus constituer un critère d’évaluation pertinent.
8Priver Philomèle de langue non seulement mutile la jeune femme et la prive de parole, mais empêche aussi que son malheur soit connu. Ce geste révèle, avec brutalité, la difficulté à énoncer le viol pour la victime, que reconnaissent les historiens du temps (voir Vigarello, 1998, p. 33, 39-40). Face au viol qui, trop souvent, ne laisse pas de marques visibles, la mutilation joue donc le rôle d’une trace paradoxale de cette absence de trace.
9Le cumul de violences apparaît bien loin de toute gratuité : cette structure hyperbolique sert à comprendre le viol et conduit à en réévaluer la gravité à l’encontre de ce que révèlent l’étude des documents contemporains qui le jugent mineur (p. 32). Illustrant la coexistence de différents discours à une même époque et sur un même fait ainsi que l’efficacité heuristique de la fiction, ce corpus n’est pas sans incidence sur la poétique dramatique : en toute logique, il amène, en effet, à décorréler la référentialité de la scène représentée, en l’occurrence une violence mythologique strictement fictionnelle, de sa qualité mimétique, à savoir la férocité de l’agression sexuelle qu’est un viol.
10Par sa structure dramatique qui met en perspective deux victimes juvéniles, Philomèle et Itys, la tragédie invite à considérer la jeune femme et l’enfant ensemble et dans leur innocence en miroir. Cette dramaturgie semble ainsi réfuter par anticipation le discours, incontestablement misogyne mais néanmoins courant, qui présuppose une forme de responsabilité de la jeune fille dans son malheur. En ce sens c’est bien un savoir sur la victime de viol que propose la tragédie, d’autant plus audible qu’il est dépourvu de tout dogmatisme et requiert une forme de participation critique et intellectuelle des spectateurs.
11Si cette lecture permet de dédouaner la jeune femme de toute culpabilité dans la violence subie, il en est une autre, que suggère également le corpus, autrement plus gênante, qui montre la réversibilité de la victime en criminelle. En effet, par la vengeance qui les conclut, les œuvres du corpus montrent – et peut-être est-ce là l’une de leur spécificité – l’ensauvagement de la victime : le viol dénature, preuve supplémentaire de son caractère intolérable. La jeune fille veut un massacre, la victime n’hésite pas à tuer un innocent, mais surtout la mère sacrifie son fils à sa sœur. Ce dénouement s’avère profondément gênant en montrant une victime devenue aussi cruelle que son attaquant. La fiction offre un savoir sur les effets de l’agression sexuelle dont elle illustre la force délétère et les répercussions indirectes.
12Grâce à la fiction tragique, le fait est appréhendable dans sa puissance destructrice, à rebours de la minoration longtemps colportée par la doxa.
13Si le viol est un crime commun, qu’une mère donne son fils à manger à son propre père est, en revanche, tout à fait exceptionnel, de sorte que cette aventure de Philomèle et Procné apparaît sans référent, à la limite du crédible. Représenter cette fable sur scène revient par conséquent à proposer une forme de dialectique entre deux régimes référentiels susceptible d’éclairer la réflexion sur l’impossibilité fictionnelle. En effet, le caractère proprement incroyable de la vengeance peut être analysé comme une figuration déplacée de la dimension incommensurable du crime, d’autant plus utile et adaptée que le viol est difficile à concevoir d’après une représentation mimétique, à la fois parce que l’action est d’une obscénité peu figurable et que ses traces sont difficilement visibles des spectateurs.
14Il semble que la violence bien réelle mais peu spectaculaire du viol requière une forme de débordement du vraisemblable pour devenir visible des spectateurs. En liant le viol à une vengeance exceptionnelle, la scène tragique parvient à montrer l’horreur du fait mis en fiction par une impossibilité fictionnalisée et contribue à le sortir de la banalité et du préjugé, qui en minent la compréhension et en entravent la sanction. Difficile à concevoir, ce fait met en lumière une fracture, qui nous semble essentielle, entre le mythe et la scène c’est-à-dire entre deux formes de mimèsis et donc de fictionnalité, à l’intersection de la question du possible et du pensable.
15Ce premier cadrage théorique et synchronique invite à prolonger la réflexion dans une exploration diachronique du corpus afin d’appréhender comment ces fictions dramatiques singulières prennent en charge le viol et, par-là, impliquent une forme de contre-épreuve au schéma théorique.
Fictionnalisations tragiques du viol
16Les dramaturges cherchent à résoudre des exigences qui peuvent paraître contradictoires : représenter une agression sexuelle sans obscénité, restituer la férocité de Térée tout en rendant le viol supportable et motiver la vengeance sans pour autant la justifier. Le corpus étudié illustre ces enjeux et offre une exploration des confins de la fiction tragique qui révèle tout à la fois l’inventivité théâtrale des dramaturges, les possibilités scéniques du viol et les modalités mimétiques de la fiction.
17Une première façon de résoudre la difficulté, qui n’est pas propre à ce crime et qu’on retrouve à propos de bien des scènes de violence, consiste à édulcorer la représentation, notamment en écartant les mentions susceptibles de choquer, et tout particulièrement les détails crus. C’est ainsi, par exemple, que procède l’Anglais Ravenscroft en 1687 lorsqu’il reprend et adapte au goût de ses contemporains Titus Andronicus de Shakespeare, pièce particulièrement sanglante écrite près de cent ans plus tôt, qui s’inspire de l’histoire de Philomèle. Dans la tragédie initiale, Lavinia est violée puis mutilée par les deux fils de la reine goth Tamora, qui lui coupent non seulement la langue mais aussi les bras. Éclairé par la victime qui désigne l’épisode des Métamorphoses et trace dans le sable le nom de ses agresseurs, son père Titus se venge de ce crime et des autres avanies que lui a infligées Tamora en lui donnant à manger ses enfants transformés en pâté. Ces violences successives sont exposées aux spectateurs par des descriptions très concrètes, que souligne la mise en scène du corps mutilé ou du repas teknophage. Or Ravenscroft reconduit globalement ce canevas, mais modifie la lettre de la tragédie : outre la disparition de la préparation culinaire et des commentaires gustatifs, il censure très nettement le récit du viol fait a posteriori par celui qui en est à la fois l’instigateur et le témoin Aron en supprimant les termes empruntés au vocabulaire de la boucherie2. Le dramaturge ne renonce pas à une histoire hautement criminelle et à rebonds mais acclimate le discours aux exigences poétiques de son temps, notamment le respect de la convenance et de la décence attendues dans le propos aux dépens d’une description minutieuse du viol. Fait avéré, le viol n’en est pas moins indescriptible dans sa factualité dans une tragédie vraisemblable. Ce traitement textuel est d’autant plus remarquable que le titre choisi souligne la présence du viol : Titus Andronicus or the Rape of Lavinia. La réévaluation du rôle de Lavinia atteste la notoriété acquise par cet épisode, dans une pièce qui, par ailleurs, ne manque pas de crimes. Elle laisse également penser que le viol est un ressort efficace auprès du public et, dans cette perspective, le titre pourrait même passer pour un peu racoleur. Ravenscroft met ainsi en œuvre une stratégie qui ne manque pas d’habileté : d’un côté la violence sexuelle est dûment signalée et ainsi distinguée des autres formes de violence ; de l’autre, elle n’est pas spécifiée, au risque d’être indifférenciée. La caractérisation du viol se localise somme toute essentiellement dans le terme utilisé (Robertson, 2001). Cette édulcoration n’est pas sans incidence sur la compréhension du viol. Privé de description, le viol ressemble-t-il à une violence comme une autre ? Réécrite pour être conforme à la bienséance, la violence sexuelle est-elle encore dicible ou ne s’énonce-t-elle plus que de façon indirecte, notamment à travers ses terribles suites qui révèlent, par contraste, ce que le viol a de scandaleux : les mutilations infligées à la jeune fille puis son assassinat présenté comme justifié par son propre père ? Ce mouvement tend à indiquer que la moralisation de la scène n’est pas dépourvue d’effet pervers car cet escamotage du fait a pour conséquence d’atténuer l’offense et de minimiser la victime plutôt que de fustiger les coupables. L’absence de représentation du fait par la fiction, quelles qu’en soient les motivations, contribue à son invisibilisation. Que celle-ci soit favorisée, sinon justifiée, par l’exigence de décence peut sembler paradoxal, voire franchement immoral si l’on postule que l’invisibilisation est le corollaire sinon la prémisse d’une banalisation de la violence sexuelle. Somme toute, cette exigence de décence ne serait-elle pas la première étape vers une représentation factice de la violence sexuelle et une déréalisation de la violence, c’est-à-dire une autre forme de mise en fiction ?
18C’est une censure beaucoup plus radicale de l’épisode ovidien que met en œuvre le polygraphe italien Parabosco dans la tragédie consacrée à cet épisode qu’il publie en 1548 : la suppression scénique du personnage de Philomèle, si essentiel au déroulement de l’action tragique. Cette solution conçue par Parabosco ne s’explique pas directement par une exigence poétique. Une explication d’ordre dramatique peut être proposée : dans cette version, les faits et l’identité de la victime sont révélés progressivement par un émissaire qui vient trouver Procné et le chœur. Utile pour ménager une tension dramatique et habile pour susciter chez les interlocuteurs tout un panel d’émotions, cette représentation médiatisée et graduée de la violence suppose de laisser la jeune femme hors scène et rend finalement sa présence ensuite inutile. Le viol n’est ainsi visible qu’à travers les différentes manifestations d’effroi qu’il provoque chez un public choisi : il est exclusivement composé de femmes et Procné est, en outre, la sœur de la victime et la femme du violeur. Une hypothèse d’ordre éthique est également de nature à expliquer l’absence de Philomèle. La vue du corps martyrisé ne saurait être supportable aux regards des spectateurs, a fortiori après qu’il a fait l’objet d’une description précise qui a rendu mentalement visibles les sévices. Son absence permet, en outre, de signifier le caractère extrême de la violence et le traumatisme qu’elle induit en posant, de façon symbolique mais sans ambiguïté, une forme d’équivalence entre viol et néantisation. Le corps profané et mutilé est un corps invisible non pas tant pour des questions d’ordre scénographique mais parce que ce corps meurtri a changé de nature et n’est plus pareil aux autres. Autrement dit, la vue en est obscène au sens propre comme au sens figuré. Le viol se comprend ainsi comme une métamorphose ontologique, ce qui rend inutile la métamorphose aviaire finale. La suppression de ce dernier élément, pourtant caractéristique de l’épisode ovidien, ne s’expliquerait donc pas seulement par la difficulté technique d’une telle scène, mais aussi par la signification donnée au viol dans la fiction tragique : une conclusion en forme de pirouette mythologique, aussi éculée que spectaculaire, pourrait estomper la gravité du viol et contribuer à le déréaliser. Dans cette tragédie de Parabosco, sortir le personnage de la scène signifie donc aussi sortir du mythe pour mieux (ré)intégrer le fait.
19Si, dans des pièces soumises à la vraisemblance et la convenance, le viol de Philomèle est, en toute logique, écarté de la scène, qu’en est-il, à l’inverse, de la poétique tragique et de l’illusion dramatique dans les pièces où le viol de Philomèle est représenté ?
20La représentation du viol va de pair avec un flottement dans la vraisemblance, comme si la violence sexuelle requérait pour être représentable sur scène de contourner une stricte observation de l’illusion référentielle par conséquent de recourir à des modalités de représentation qui échappent à une conception étroite de la vraisemblance externe, comme la merveille ou le fabuleux.
21Shakespeare et Correr, noble vénitien dont la Progne probablement écrite vers 1426 est la seule tragédie, ne mettent pas en scène des métamorphoses calquées sur les récits ovidiens, néanmoins ils conservent tous deux cette idée que la violence induit un changement de nature et d’espèce mais celui-ci advient essentiellement par la langue. Ainsi dans la tragédie néo-latine de Correr, des comparaisons animalières répétées indiquent l’ensauvagement des différents personnages. Si le procédé linguistique est ancien, il n’en conserve pas moins toute son efficacité (Schweitzer, 2021, p. 170-171). Grâce à ce jeu de métamorphoses enchaînées, les criminels sont animalisés et leur nature changée. Là s’arrête toutefois la métamorphose chez Correr qui conclut la pièce sur un affrontement entre les deux parents. Cette absence, qui peut éventuellement passer pour un signe de fidélité à la poétique de Sénèque comme au dénouement de ses tragédies, révèle aussi le statut de la matière ovidienne et la liberté avec laquelle le dramaturge s’affranchit des attentes. Elle indique, enfin, une évidente préoccupation pour la vraisemblance externe de la pièce et de la poétique ; rien dans ce dénouement ne met en question (ouvertement ?) les préconisations d’Aristote.
22Dans Titus Andronicus, se déploie tout un jeu de métamorphoses à propos de Lavinia après qu’elle a été violée. Il s’agit tout d’abord de transformations verbales : la jeune femme est animalisée par le discours du villain Aron puis végétalisée par celui de son oncle Marcus. Elle-même devient l’instigatrice d’une autre forme de métamorphose quand elle montre dans le livre des Métamorphoses l’épisode consacré à Philomèle pour suggérer d’associer sa situation présente à la fable mythologique. À la différence de Philomèle qui pouvait broder son récit sur un tissus et raconter ainsi le crime et son malheur à sa sœur, Lavinia mutilée est privée de la voix de la navette. Aussi, pour indiquer le nom de ses bourreaux, celle-ci s’empare d’un bâton et inscrit leur nom dans le sol. Par ce geste, tout son corps semble devenu un stylet, instrument d’écriture et, indirectement, poignard dans la mesure où son écrit aboutit à l’exécution ultérieure des deux violeurs. Cette femme-stylet peut se comprendre comme une nouvelle forme de métamorphose, originale, visuelle, et pourtant dépourvue de tout artifice théâtral. Dans la pièce de Shakespeare, le mythe se trouve ainsi récupéré, enchâssé et comme totalement englobé dans le fait.
23Correr ne fait ni le choix radical de la non figuration ni celui de la métamorphose mais imagine une autre solution théâtrale qui semble vraisemblable : lorsque Philomèle apparaît pour la première fois au troisième acte, sa sœur Procné, instruite préalablement de son sort par un messager, déchiffre tous ses gestes et regards. La jeune femme est certes muette mais non incompréhensible ni même dépourvue de langage : ce corps mutilé s’exprime avec une grande clarté pour sa sœur qui comprend ses moindres signes (Correr, 2010, p. 184-186). Les deux sœurs semblent ainsi devenir progressivement transparentes l’une à l’autre, comme si l’inceste avait gommé leur altérité. En premier, Procné comprend Philomèle et traduit ses sentiments comme si elle se substituait à elle et la douleur de cette vision l’amène à déclarer qu’elle ne s’appartient plus (p. 184-187). Puis c’est Philomèle qui semble investir progressivement Procné en évinçant d’elle les réticences de la mère à l’infanticide pour que n’existe plus que la sœur exclusivement dédiée à la vengeance la plus cruelle et ce sont les deux sœurs ensemble qui préparent l’horrible repas (p. 198, 200). Cette hydre sororale impitoyable se comprend comme une façon d’illustrer le règne de l’indistinction qu’a entraîné la transgression de l’inceste par le viol.
24Cette parenté d’entendement se comprend aussi comme un effet de la sororité. La communauté de lignage, associée à une identité sensible et corporelle partagée, permet que l’expérience de la violence se transmette d’un corps à l’autre rendant possible une compréhension partagée. Philomèle et Procné offrent-elles, en ce sens, un modèle matriciel pour penser une communauté fédérée par la violence faite à leur genre ?
25En somme, dans cette entente entre les deux sœurs, il y a quelque chose d’un peu mystérieux, voire de fantastique. Le viol, en tant que fait inconcevable, agit sur l’ensemble de la pièce, non sans déplacements et décalages, comme un générateur de fiction qui a partie liée avec l’impossible et l’invraisemblable c’est-à-dire avec un jeu constant sur les régimes de la mimèsis et de la figuration. Le viol ne serait-il figurable sur scène que de façon fictionnelle, au sens d’artifice, c’est-à-dire délié de la fidélité au fait ?
26Le corpus et les variations qu’il propose dans la représentation du viol de Philomèle et de Lavinia amènent à un constat et une question. Les fictions qui permettent de penser la spécificité du viol sont entachées d’invraisemblance ; celles qui le représentent de façon vraisemblable et supportable n’arrivent pas pleinement, parce qu’elles l’édulcorent, à en représenter la spécificité. Dans les deux cas, la représentation du viol touche à l’impossible pour une raison esthétique ou axiologique. L’impossibilité de fictionnaliser est-elle associée à une incapacité de penser ? On peut, en effet, se demander si la tendance à l’édulcoration du viol pour des raisons de vraisemblance et de convenance ne conduit pas progressivement à ne plus comprendre la spécificité de cette violence, dont se font l’écho, par exemple, certains débats récents sur la qualification de la violence sexuelle.
Dire, montrer et penser en fiction : la possibilité fictionnelle
27L’impossibilité de dire le viol de façon directe oblige au détour par la fiction, dans un mouvement qui reprend analogiquement celui de la fable originelle d’Ovide où Philomèle invente un nouveau langage. Apparaît ici clairement le rapport entre violence extrême et interrogation sur un nouveau langage, c’est-à-dire sur les conditions de la représentation et sur la possibilité même de représenter les faits dans la fiction.
28La langue coupée de Philomèle et la voix de la navette ne sont pas seulement une invention pathétique originale et spectaculaire, mais une métaphore du geste fictionnalisant lui-même et du pouvoir heuristique de la fiction tragique qui parvient à rendre le fait violent compréhensible précisément parce qu’elle n’en est pas le reflet ni l’imitation mais la représentation.
29À l’instar de la révolution copernicienne que propose Blumenberg pour l’étude des mythes, qui préconise de ne pas envisager l’œuvre littéraire comme un avatar dégradé d’une source antérieure plus ancienne et plus haute (Blumenberg, 2005), on pourrait revoir l’articulation de la violence à la fiction en appréhendant celle-ci non comme une imitation affadie et bornée, voire comme une dénaturation esthétisée ou esthétisante, mais comme sa mise en lumière intelligible. L’étude des représentations tragiques du viol de Philomèle amène ainsi à conclure au savoir anthropologique de la fiction. Ces fictions des extrêmes en diraient donc davantage sur la violence que la fiction imitative et vraisemblable.