Mélancolie et nostalgie dans Hernani et Ruy Blas
1Rien n’est plus difficile que de mettre en scène les subtilités de la nostalgie ou de la mélancolie, ces états intimes et souvent indicibles qui se vivent dans la contemplation de ce qui fut et qui a fui, qui se manifestent par une immersion dans le passé ; deux états qui prennent corps dans le silence, dernier refuge des âmes blessées, et qui ne trouvent parfois d’autre issue que dans la mort. Exprimer la nostalgie ou la mélancolie relève de l’art de l’intériorisation et requiert la maîtrise de l’acteur qui, par son jeu, par sa capacité à incarner la tristesse sans la dire, restitue au public ces deux états qu’on associe souvent, et à juste titre, au romantisme. Ce sont en effet ces sentiments d’indicible et d’ineffable que cherche à dire — ou à chanter — le haut-lyrisme de la poésie romantique ; l’on songe alors aux Méditations ou aux Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine et à leur transcription pianistique par Liszt ; ou bien l’on pense au Winterreise (Le Voyage d’hiver) de Schubert qu’on associe par analogie-cliché aux tableaux de Caspar David Friedrich ; affleurent à la mémoire certaines pages d’Oberman de Senancour ou d’Adolphe de Constant. L’on songe enfin à Victor Hugo, au recueil Les Rayons et les Ombres publié juste après Ruy Blas. À l’ère romantique, mélancolie et nostalgie se diffluent dans la poésie lyrique et dans la prose narrative centrée sur le moi, mais leur étude ne s’impose pas d’emblée pour le théâtre, et a fortiori pour Hernani et pour Ruy Blas. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet a priori. Le théâtre romantique, quoi qu’on en dise, est encore soumis aux canons aristotéliciens, et fonde la caractérisation des personnages sur des actions, des situations, non sur des états d’âme 1. Une idée tenace prétend en outre que le drame hugolien manque pour les uns de psychologie, d’intériorité pour les autres 2 — critique récurrente, et pas seulement au moment où sont joués les drames. Un tel défaut de finesse dans la représentation de l’âme humaine, associé aux invraisemblances, aux retournements et aux coups de théâtre, à l’intérieur d’un système dramaturgique orienté vers le spectaculaire, filtre la présence de la mélancolie et de la nostalgie. En somme, par leur nature de drames romantiques spectaculaires, Hernani et Ruy Blas seraient aux antipodes du climat d’intimité indispensable pour que se diffuse la présence sensible de la nostalgie et de la mélancolie. Une autre lecture d’Hernani et de Ruy Blas peut toutefois être suggérée, parce que la « dramaturgie de la parole » laisse aussi parler l’âme ; parce que certaines scènes, par leur composition, par leurs choix esthétique, décrivent des personnages tournés vers leur douleur ou vers leur passé, des héros et des héroïnes dont « le cœur se reploie 3 ».
2Il ne s’agit donc pas d’aborder la structure des drames, ni même d’envisager la mélancolie dans une perspective politique, mais plutôt de tenter une lecture subjective axée sur certains éléments de la poétique, et plus globalement de l’esthétique du drame romantique hugolien. À travers la question de la nostalgie et de la mélancolie, Hernani et Ruy Blas nous invitent à questionner le désenchantement romantique et ses manifestations scéniques, mélancolie et nostalgie étant étroitement liées à une conception renouvelée de l’héroïsme et de la présence physique des personnages sur scène. C’est pourquoi la question de la mélancolie au masculin, liée au deuil et au sentiment d’isolement, conditionne le comportement d’Hernani (I), tandis que la nostalgie construit l’identité du personnage de la Reine (II). Au-delà de cette « mise en crise » qui justifie la présence de ces deux sentiments, la mélancolie et la nostalgie nourrissent une dramaturgie du désenchantement qui permet de rapprocher Hernani et Ruy Blas de certaines pièces de Musset écrites durant la même décennie (III).
3La mélancolie et la nostalgie ne désignent pas tout à fait le même état et n’ont pas tout à fait les mêmes manifestations tangibles dans les deux drames espagnols de Hugo. La nostalgie se définit par le regret du passé et le refuge dans le souvenir. Ce sentiment, porté au plus haut par l’artiste romantique, n’est pas nécessairement négatif ni même mortifère — il suffit de penser aux Kinderszenen (Scènes d’enfant) de Schumann qui sont le regard d’un jeune adulte sur l’enfance, ou bien à la célèbre Fantaisie de Nerval, pour se convaincre que la nostalgie est paradoxalement un lieu de contemplation et d’inspiration. La mélancolie en revanche est un état de douleur intérieure qui, selon la théorie des humeurs des Anciens, serait provoquée par la bile noire et s’accompagnerait d’un sentiment de mort. L’emblème littéraire de cet état est El Desdichado de Nerval, ou bien encore les Gesänge der Frühe (Chants de l’aube) de Schumann, deux œuvres presque contemporaines qui relient la création de l’artiste romantique aux mystères de la mort. La mélancolie, qu’elle soit celle de Nerval ou de Schumann, de Dürer ou de Hugo, semble en effet liée à des pensées mortifères. Or la psychanalyse, en s’emparant du terme, en a redéfini les aspects les plus symptomatiques. Dans Deuil et mélancolie, Freud décrit la mélancolie comme un état/sentiment lié au problème du deuil et à ses (non) résolutions, entraînant un phénomène de ressassement et de haine de soi. Ces deux notions, ressassement et reproche fait à soi-même, au-delà de la dimension pathologique que la psychanalyse leur confère, caractérisent bien la manière d’être au monde d’Hernani, de Ruy Blas, et dans une moindre mesure de don Ruy Gomez et de don César 4.
4Hernani se présente certes comme « une force qui va », mais c’est une force « ressassante » qui ne sait pas où elle va, soumise à des pulsions morbides qui influent sur la construction du personnage et sur la manière dont il occupe l’espace ; le ressassement mélancolique coïncide, chez Hernani, à un désir suicidaire qui prend le pas sur l’éros et le rend parfois inerte : attaché à un pacte de vengeance, Hernani n’est pas une force d’avenir. C’est d’ailleurs ce qu’avait très bien perçu Vitez en choisissant de faire jouer l’inertie et l’abattement à Aurélien Recoing, acteur tonique et viril, transformant ainsi « une force qui va » en une force plantée là. La mélancolie d’Hernani se manifeste dès lors par ses mouvements contrastés ; comme l’indiquent les didascalies de la scène 5 de l’acte V, « Il tombe brusquement dans une profonde et convulsive rêverie, puis se détourne brusquement » puis il « s’arrête pétrifié 5 » — états physiques extrêmes qui disent les déflagrations de la mélancolie pour un personnage voué à la mort. Or la nosographie d’Hernani (qui affecte aussi d’autres héros romantiques) est traitée de manière tout à fait nouvelle par Hugo, puisque le dramaturge établit un va-et-vient entre l’intériorité du personnage et son gestus. Il rend visible la douleur d’une perte — délicate gageure — à travers un réseau de signes pathognomoniques et de mouvements qui donnent à déchiffrer la mélancolie du héros. Celle-ci apparaît dès lors comme le lieu d’un possible renouvellement dramaturgique et scénographique, comme un lieu d’exploration du corps. Chez Ruy Blas, la mélancolie se caractérise par la stupeur et l’immobilisme, ou encore par des mouvements d’abattement et de frénésie. Cet état psychique influe en effet sur sa manière d’occuper l’espace, sur ses costumes, sur ses gestes, comme le montrent les accès de violence des héros, à l’image de l’agitation d’Hernani à l’acte III scène 4, ou celle de Ruy Blas dans le dernier acte du drame. Hugo renouvelle ainsi l’héroïsme romantique, hérité à la fois de Shakespeare et de Schiller, en faisant de la mélancolie un sentiment à la fois dicible et visible.
5Hernani comme Ruy Blas éprouvent ce qu’on peut appeler le « complexe d’Hamlet 6 ». Ils subissent tous les deux le joug d’un passé mortifère, conséquence du poids d’une figure paternelle dont ils dépendent, même s’ils tentent de se révolter contre elle. Au début de leur parcours dans le drame, les jeunes héros se présentent comme deux « desdichados » ténébreux et inconsolés, deux déshérités, deux orphelins. Leur existence passe par une errance qui est d’emblée associée à une tristesse originelle, à une fêlure. La présentation des caractères le dit de manière explicite dans l’acte I de chaque pièce ; ces orphelins sont marqués d’un sceau mortifère dès l’enfance, et tous les deux font le récit d’un passé qui conditionne ce qu’ils sont au moment où commence la fable, ce qui influe sur les relations qu’ils entretiennent avec le monde. Dans le cas d’Hernani, la mélancolie trouve un exutoire dans le pacte funeste qu’on peut interpréter comme un nouveau retour sur soi, retour sur l’origine de la mélancolie, comme l’indique la forme même du cor ; dès lors, on assiste à un ressassement à tous les niveaux de la dramaturgie et à une haine de soi sans cesse verbalisée, placée comme un obstacle entre soi et les autres. Dans Ruy Blas, la mélancolie se dit dans le regret de la vie libre et joyeuse en compagnie de Zafari, avant de se transformer en « haine de soi », comme le montre très bien la progression de la première tirade du laquais qui va de l’évocation nostalgique à la honte de soi (acte I, scène 3). La figure paternelle, lourdement présente dans Hernani, est lourdement absente dans Ruy Blas — doublement absente puisque le roi, père de substitution, est absent, ce dont se plaint Ruy Blas. Sans doute un rapport à l’enfance, au passé paternel est-il l’une des clés de cette mélancolie qui fait d’eux des « agent[s] aveugle[s] et sourd[s] de mystères funèbres » (Hernani, III, 4, v. 993). L’on pourrait, et d’autres l’ont fait, remonter au rapport compliqué que Hugo entretient avec Léopold, son père, et à la blessure première que constitue le voyage en Espagne durant lequel il s’est senti lui-même orphelin.
6Pour que se déploient les sentiments de nostalgie et de mélancolie, il faut un cadre, et ce cadre, ce sont les scènes d’aveux, de confidences ; la forme de ce cadre, c’est le lyrisme qui n’est pas toujours de flamme ou de sang, mais aussi d’ombres et de silences. Hugo sait créer les demi-teintes propices aux irisations et à la diffluence des affects. Souvent envisagés pour leur caractère épique, romanesque et spectaculaire, Hernani et Ruy Blas comportent aussi des scènes intimes, où l’âme du personnage affleure, où le conscient et l’inconscient du héros se révèlent sous le masque. Si la mélancolie est une puissance de destruction qui conduit fatalement le héros à la mort, elle n’affecte cependant pas tous les personnages : ni doña Sol ni don Carlos ne sont atteints par ce mal moral, forme aiguë du « mal du siècle » ; l’un et l’autre n’ont pas un attachement mortifère à la douleur ; en revanche, ils ne sont pas imperméables à la nostalgie, état qui touche à peu près toutes les figures du drame qui, à un moment ou à un autre de leur parcours, se retournent vers le passé.
7Marie de Neubourg, déracinée de son Allemagne natale 7, s’ennuie et se morfond dans l’austère Escurial, soumise aux exigences de la cour madrilène. La nostalgie de la Reine est renforcée par tout ce qui lui est interdit. La scène 1 de l’acte II pose en effet une série de limites, plus ou moins burlesques, mais dont la majeure partie est historiquement attestée 8. Soumise à une étiquette rigide qu’incarne par la Camerera Mayor, la reine rêve et soupire. La didascalie « elle rêve » indiquée à trois reprises dans la scène exprime le besoin de s’échapper, d’aller ailleurs, de chercher refuge. Or trois issues concrètes et symboliques s’offrent à elle pour s’extraire de cette gangue : la religion, dont la présence est indiquée dans le décor, le jeu (qui lui est interdit) et la contemplation nostalgique. L’impossibilité concrète de sortir du palais incite la Reine à entrer en elle, à revenir sur sa vie — capacité d’introspection que ne partage pas, ou beaucoup moins, doña Sol. Tout est prétexte à cette méditation douloureuse, et l’on observe dans la scène une subtile circulation entre ce qui provient du dehors (la lumière, le bruit, le chant des lavandières) et ce qui se produit au-dedans. L’espace scénique et le hors-scène entrent donc en résonance avec la nostalgie. Car des issues concrètes apparaissent aussi dans le décor qui pourraient être des échappatoires. Mais la fenêtre et la porte restent fermées pour elle, sauf quand Ruy Blas, venant du dehors, vient dissiper la « tristesse majestueuse » de la reine.
8L’horizon du bonheur perdu depuis qu’elle est Reine d’Espagne influe sur son humeur, terme qu’on peut prendre dans son acception germanique. L’humor décrit la labilité d’un tempérament qui peut passer du rire au spleen, et suggère une perméabilité du caractère aux lieux, à l’environnement. Dans cette optique, le sentiment de nostalgie qu’éprouve Marie de Neubourg est lié à sa claustration. Or cet affect négatif est renforcé par la vitalité de Casilda qui, comme le suggère le dialogue, détient la clé des champs, c’est-à-dire le remède à la mélancolie. Bien plus qu’une suivante de comédie, Casilda est un double de la Reine (comme Gudiel l’est de Salluste, dans la première scène), celle qui tend à Marie le miroir de son enfermement. Or ces humeurs et cet état d’esprit influent également sur la manière dont se comporte le personnage en scène : soupirs et petits mouvements de la Reine s’opposent aux rires et aux déplacements plus libres de Casilda. Le « mal du pays » prend corps, concrètement.
9L’Allemagne natale de la Reine lui manque. L’évocation des souvenirs d’enfance, pourtant subreptice et lapidaire, donne une épaisseur heureuse au passé de ce personnage, comme elle avait donné une épaisseur heureuse à celui de Ruy Blas lorsqu’il évoquait, à l’acte I, sa vie de bohème. La référence au passé de la Reine, loin d’accroître le sentimentalisme un peu mièvre dont on taxe parfois l’héroïne, coïncide avec la grandeur d’âme que Hugo veut lui donner :
Que ne suis-je encore, moi qui crains tous ces grands,
Dans ma bonne Allemagne, avec mes bons parents !
Comme, ma sœur et moi, nous courions dans les herbes !
Et puis des paysans passaient, traînant des gerbes ;
Nous leur parlions. C’était charmant. Hélas, un soir 9 […]
10Ces images du passé n’ont pas seulement une fonction poético-pathétique. Elles créent un pendant au récit des enfances de Ruy Blas et établissent un lien implicite entre deux natures tournées vers leur passé. La Reine regrette son passé, Ruy Blas regrette à la fois sa liberté perdue et le temps glorieux de l’Espagne 10. Ici le spectateur est donc le témoin d’une nostalgie partagée : c’est d’abord par l’intériorité des personnages, par l’évocation d’une jeunesse regrettée que Hugo construit le lien entre les amants, lien qui est renforcé par tout un réseau symbolique. Hugo éclaire en effet la dilection entre les deux personnages en imaginant un système codé, construit autour de schèmes nostalgiques, comme le montre bien le langage des fleurs qui donne à l’échange amoureux sa cohérence sentimentale.
11 « On m’empêche d’avoir les fleurs de mon pays », soupire la Reine au vers 712. La fleur bleue, probablement le myosotis (les didascalies précisent « un bouquet desséché de petites fleurs bleues 11 ») signifie « doux souvenirs » dans le langage des fleurs. Hugo tisse ainsi une rhétorique courtoise et précieuse, à partir de fétiches connotés, chargés de nostalgie, comme le sont aussi la bruyère et la lavande, autres emblèmes de solitude et d’amour, comme l’est également « la fleur la plus belle » que les lavandières évoquent dans leur chant. La nostalgie circule à travers ces réseaux poétiques et floraux, à travers des petites superstitions sentimentales. Il s’agit là d’une géographie mélancolique et amoureuse qui préfigure le « brin de bruyère », « l’anémone », « l’ancolie » et autres fleurs de mélancolie d’Apollinaire. Ce qui peut sembler un détail lyrique ou un nouveau signe de la « matérialité » hugolienne, se révèle en réalité un catalyseur dramaturgique efficace, puisque ces fleurs sont les premiers liens visibles entre les amants. De là à affirmer que les amours de la Reine et de Ruy Blas se construisent sur une nostalgie partagée, il n’y a qu’un pas que le laquais franchit en venant de l’extérieur confirmer la présence dans la vie de la dame d’un chevalier servant. Avant même d’avoir conquis la Reine par sa distinction et par son courage politique, Ruy Blas a comblé le vide laissé par la perte d’une terre natale, vide laissé par un époux absent ; le laquais a su flatter la nostalgie de Marie en lui montrant deux couleurs et deux sentiments : le bleu azur de l’amour tendre, le rouge sang de la passion. Or la nostalgie de Ruy Blas, on l’a vu, prépare celle de la Reine. Dans les deux cas, les nostalgiques sont lucides sur le parcours qui les a menés à une sorte d’asservissement et d’esclavage. La nostalgie qu’exprime Ruy Blas, comme celle de la Reine, évoque le regret d’une liberté perdue :
Donne-moi ta main que je la serre,
Comme en cet heureux temps de joie et de misère
Où je vivais sans gîte, où le jour j’avais faim,
Où j’avais froid la nuit, où j’étais libre enfin 12 !
12La nostalgie fait regretter le pire pour le meilleur — la liberté — mais confère à la scène sa mobilité. Zafari incarne pour Ruy Blas cette perte irrémédiable, comme le suggère la relation spéculaire et fratricide qui s’installe dès l’acte I et dont les déflagrations se produiront à la fin du drame. Il est tout à fait significatif qu’au cours de cette scène d’aveux, les sentiments de nostalgie se commuent en mélancolie puis en révolte ; la Reine passe également par ces états mais reste prisonnière comme Ruy Blas. Ému et souriant au début de la scène, Ruy Blas en sort tendu et violent envers lui-même. Nostalgie et mélancolie se joignent donc à l’intérieur d’un système de caractérisation qui montre des personnages dont les mouvements intérieurs sont aussi des mouvements scéniques. La friction de la nostalgie et de l’environnement trahit leur incapacité d’agir et symbolise leur enfermement. C’est ce que suggère l’image des oiseaux morts de la reine (acte II, scène 1, vers 711), encagés comme le sont Ruy Blas et la Reine d’Espagne.
13La mélancolie et la nostalgie révèlent la pluralité de significations qu’offrent les drames, et invitent le dramaturge à laisser place aux silences qui apparaissent aux moments cruciaux de l’intrigue. Les soupirs de la Reine, comme en musique, correspondent à des micro-pauses dans le rythme des dialogues. Si les nécessités de l’action dramatique limitent ces silences et réduisent la subjectivité des héros, ces mêmes nécessités dramatiques ne les détruisent pas cependant, puisqu’elles viennent en quelque sorte redéfinir les contours de leurs motivations intimes. Ces silences offrent un supplément de sens et la part de liberté nécessaire pour le jeu. Comme le note à juste titre Georges Gusdorf, « La vision romantique du monde mobilise un surplus de sens, qui propose un surplus de vérité, par-delà l’exactitude matérielle 13 ». L’on pourrait appliquer cette belle formule à la dramaturgie hugolienne car la mélancolie et la nostalgie fonctionnent comme des surplus de sens, que cette mélancolie soit verbalisée, tue, ou exprimée par la pantomime — toute la mélancolie de Ruy Blas, liée à sa condition, se concentre dans les larmes que Frédérick Lemaître fait verser au personnage qu’il incarne quand, après avoir refermé la fenêtre, il se tourne vers le public 14… La mélancolie douloureuse d’Hernani se manifeste dans ses mouvements de tête vers le bas, dans ses chutes vers le sol. Autant de signes visibles et auditifs qui font s’interroger sur la nature même des drames et leur capacité à dire le désenchantement qui caractérise les années 1830.
14L’expression de la nostalgie et du regret qui se mêle à des enjeux historico-politiques forts est un indice de désenchantement auquel on est tenté de rattacher les deux drames, et en particulier Ruy Blas. Musset définit ce désenchantement comme une maladie morale qui aurait atteint les hommes de sa génération 15. La présence tangible de la mélancolie et de la nostalgie invite peut-être à repenser et à nuancer la classification bipartite que propose Paul Benichou, assez peu amène quand il s’agit du théâtre de Hugo. La taxinomie qu’il propose (les mages et les prophètes d’une part, les désenchantés de l’autre) trouve une limite et un écueil avec le théâtre hugolien. Hernani a en effet l’intuition d’un désenchantement que Ruy Blas confirme. Hernani porte en germe l’échec d’un espoir ; le dénouement du drame l’indique, dont une partie de la responsabilité (involontaire, certes) incombe à don Carlos devenu Charles Quint. Cet échec est patent dans Ruy Blas, comme le suggère d’ailleurs la métaphore de l’aurore et du crépuscule de la Préface de Ruy Blas. Or le désenchantement n’est pas seulement politique ou historique, il est également moral et esthétique : ses incidences se mesurent au niveau de la poétique du drame. Une comparaison qui, à première vue, ne va pas de soi, corrobore cette hypothèse. Ruy Blas et Fantasio de Musset, deux pièces du désenchantement romantique, diffusent un faisceau mélancolique et nostalgique. Dans les deux cas, le héros est un jeune homme désabusé, socialement marginal, qui cherche à juguler une indicible souffrance ou à toucher un idéal hors d’atteinte en changeant d’état. Pour ce faire, il endosse le costume d’un autre « à l’impromptu », ce qui lui permet de changer de sphère — ou, pour parler en termes ubersfeldiens, de passer de l’espace B à l’espace A, celui du pouvoir 16. Ce changement de rôle, d’identité et de statut lui permet de rencontrer une princesse (ou une reine) qui s’ennuie parce qu’elle est seule ; l’une a perdu son bouffon, l’autre son époux. De là l’expression d’un vide mélancolique que comble l’arrivée inopinée d’un remplaçant potentiel. Mais dans les deux cas, le conte de fées se défait, et le prince charmant est démasqué : Ruy Blas retrouve la défroque du laquais et le drame se referme sur la mort ; Fantasio arrache la perruque du faux prince de Mantoue, son identité est révélée et la « comédie » se clôt sur une déclaration de guerre : le grotesque hugolien et la fantaisie mussétienne, attristés par la mélancolie de leur héros, sont devenus des forces destructrices, exprimant ce pessimisme foncier qu’on peut appeler désenchantement. Les diffractions du grotesque hugolien ont d’ailleurs des effets secondaires, y compris dans les séquences qui peuvent, a priori, sembler les plus « légères ». Dans les drames de Hugo, les plus mélancoliques ne sont pas toujours ceux qu’on pense. Ainsi, don César de Bazan, que Jean-Bertrand Barrère qualifie de « Fantasio à l’espagnol17 » a lui aussi en commun avec le personnage de Musset un sens aigu du désenchantement : il a renoncé aux valeurs de sa caste, il fuit ses créanciers et porte un regard sensible sur les vanités du monde. Il est le philosophe mélancolique du drame comme Fantasio est le bouffon désenchanté de la comédie.
15 ***
16En mettant en scène la mélancolie et la nostalgie de ses héros, grâce à des paroles, des objets et des silences, Hugo épaissit le temps. Cet épaississement est un assombrissement et confirme l’idée d’une fatalité moderne qui plane au-dessus du héros. La description d’états mélancoliques participe donc de « l’unité d’ensemble 18 » du drame romantique, tout en introduisant des subtilités, des pauses à l’intérieur des dialogues. Au théâtre comme en musique, les silences sont des espaces de sens. Dans Hernani et dans Ruy Blas, ces silences apparaissent en filigrane, dans l’en deçà de la parole, laissant un interstice à l’acteur pour jouer un regard, un sourire, un soupir, une larme. La mélancolie et la nostalgie sont certes des mots dans Hernani et dans Ruy Blas, mais ils sont aussi les mots qu’on ne dit pas, les « entre-mots » qui relèvent d’un autre mode de communication. Par conséquent, la mélancolie et la nostalgie font que le drame de la parole peut aussi être celui du non-dit. C’est aussi pour cette raison que Hugo s’inscrit dans la lignée des dramaturges visionnaires. L’on songe alors à Tchekhov, et aux grandes pièces mélancoliques que sont Oncle Vania ou La Cerisaie. Hugo comme Tchékhov ont la capacité de révéler l’intériorité du non-dit, la part douloureuse de la nostalgie — ce qui nous ramène au cœur de l’expression lyrique, au travail du poète dramatique. Car que sont Hernani et Ruy Blas pour le poète, sinon deux tableaux qui peignent un « beau et mélancolique spectacle sur lesquels ses yeux se fixent souvent 19 » ?