L’humanisme dans les Œuvres de Louise Labé
« Il faut être absolument moderne. Point de cantiques – tenir le pas gagné »
1On peut lire, dans la Saison en Enfer du jeune poète Rimbaud cette formule promise à un brillant avenir. L’adage, énoncé en 1875, aurait parfaitement convenu aux grammairiens, philologues et polygraphes que sont les humanistes des XVe et XVIe siècles. Les lettrés de la Renaissance ont en effet pour objectif de marquer leur modernité, leur inscription dans le temps présent, leur capacité à rompre avec le « temps ténébreux1 » de ce long Moyen Âge qui les sépare de la brillante Antiquité. Aussi, rien de ce qui les distingue des clercs médiévaux ne saurait leur être étranger. À la suite des travaux de l’Académie florentine menée par le philosophe Marsile Ficin, les humanistes s’emparent des théories néoplatoniciennes et les couplent avec leur connaissance des grands écrivains vernaculaires italiens du XIVe siècle : d’abord Dante, au tournant du XIIIe et du XIVe, puis Pétrarque et Boccace. Ces génies italiens, grands illustrateurs de la langue vulgaire toscane dès le Trecento, ont contribué à l’élaboration du projet de manifeste de Joachim du Bellay : la Défense et illustration de la langue française, publiée en 1549. La France doit également se trouver sa littérature nationale. Avant Du Bellay, l’humaniste parisien du XVe siècle Jean de Montreuil (1354-1458) avait lui aussi tâché de trouver un équivalent au Dante toscan en portant aux nues, au grand dam de Christine de Pizan, le Français Jean de Meun et son Roman de la Rose (ca 1275).
2À Lyon, la décennie 1544-1554 est empreinte de cette même ambition d’illustration de la langue nationale. Au sein de l’atelier du libraire et imprimeur Jean de Tournes, se crée une émulation poétique en langue française. Maurice Scève fait publier en 1544 son chansonnier français à la gloire de Délie, Pernette du Guillet voit ses Rymes amoureuses publiées en 1545. De 1542 à 1543, un cercle de poètes parisiens et lyonnais se disputent la meilleure part du sentiment amoureux : Antoine Héroët déploie en trois livres la voix de la parfaite amante, (Parfaicte Amye, Troyes, Nicole Paris, 1542) tandis que Bertrand de la Borderie libère le discours orgueilleux de l’Amye de Court (Paris, Corrozet, 1542). Charles Fontaine quant à lui monte de nouveau au créneau idéaliste avec sa Contre amye de Court (Lyon, Sulpice Sabon, 1543). C’est aussi lors de cette décennie que sont publiés les premiers recueils de sonnets amoureux, à la manière du Canzoniere de Pétrarque : en 1549, L’Olive de Du Bellay et les Erreurs amoureuses de Pontus de Tyard ; en 1550, le Repos du plus grand travail de Guillaume des Autels ; en 1552 et 1553, Les Amours de Pierre de Ronsard, de Jean-Antoine de Baïf et d’Olivier de Magny.
3Ainsi, les humanistes français des XVe et XVIe siècles se définissent avant tout par leur ambition collective de donner ses lettres de noblesse à la langue française. Pour relever ce défi, ils puisent à deux sources : l’antique et l’italienne. La poétesse lyonnaise Louise Labé s’inscrit dans cette effervescence linguistique et littéraire. Elle offre en 1555 un mélange d’œuvres en prose et en vers relevant des aspirations humanistes de son temps. L’autrice prend soin de répondre aux exigences de son époque en choisissant des genres et des patrons prisés et en pratiquant des vertus honorées, telles que l’innutrition, la connivence intellectuelle, l’esprit ludique. Nous nous demanderons dans quelle mesure l’écrivaine s’approprie ces codes et ces pratiques humanistes. Nous examinerons d’abord la modernité rhétorique et poétique de ses Œuvres. Ensuite, nous observerons la manière dont se déploie la sodalitas humaniste au sein de son livre. Il s’agira, enfin, d’étudier la dynamique du serio ludere à l’œuvre dans ses textes.
Modernité rhétorique et poétique
4Les genres littéraires choisis par Louise Labé relèvent pleinement des goûts modernes des humanistes de son temps. La première œuvre qu’elle présente consiste en un dialogue en prose mettant en scène un conflit puis un procès au sein de l’assemblée des dieux. Le titre initial de cette querelle mythologique était Dialogue de Folie et d’Amour, comme l’attestent le récit de publication contenu par le privilège royal et le titre de la pièce [3] des Écrits de divers poètes, composée par Maurice Scève, respectivement : « Reçue avons l’humble suplicacion de notre chere et bien aymée Louïze Labé, Lionnoize, contenant qu’elle auroit des long tems composé quelque Dialogue de Folie et d’Amour [...] » (p. 2932) ; « En grâce du Dialogue d’Amour, et de Folie, Œuvre de D. Louise Labé Lyonnaise » (p. 215). Michèle Clément et Michel Jourde reconstituent à partir de cette divergence de titres une chronologie dans l’établissement du texte : un premier état aurait circulé dès le printemps 1555, avant l’impression d’août de la même année3. Mais ils ne s’interrogent guère sur les raisons de ce changement de titre. Le titre dialogue avait pourtant tout pour plaire à une autrice humaniste, à son éditeur et à son cercle de confrères écrivains. Le genre du dialogue renvoie d’abord aux dialogues platoniciens conçus comme des sommets de philosophie, de théologie et de style par Marsile Ficin, par toute l’académie florentine et par les lettrés italiens et français de la Renaissance. La prose platonicienne accède, selon cette réception humaniste, au rang poétique et prophétique par la qualité de ses allégories, de ses fables et de son écriture4. Marsile Ficin perçoit le dialogue platonicien comme un sermo vivens, propre à jeter sous les yeux du lecteur les idées les plus élevées du philosophe, selon le principe rhétorique de l’evidentia. À la suite de Ficin, le philosophe de Padoue, Léon l’Hébreu, souligne la forme dialoguée de sa philosophie lorsqu’il publie en 1535 ses Dialoghi d’Amore, traduits par Pontus de Tyard en 1551, sous le titre Dialogues d’Amour. L’humaniste italienne Tulia d’Aragona reprend elle aussi ce terme auréolé de gloire platonicienne dans son essai sur l’amour : Dialogo della signora Tullia d'Aragona della infinità di Amore (Venise, 1547). Le dialogue, qui introduit de la polyphonie et une certaine dynamique antithétique voire paradoxale, est par excellence le genre pratiqué et honoré par les humanistes. Outre cette admiration des dialogues platoniciens, les humanistes nourrissent une grande fascination pour les dialogues satiriques de Lucien de Samosate5. Aussi bien du côté sérieux que du côté plus ludique, le genre est promu comme hautement moderne en ce qu’il provient de deux génies de l’Antiquité grecque : Platon et Lucien. Dès lors, il faut s’interroger sur l’effacement complet de ce terme dialogue au profit d’autres.
5Après le titre Débat de Folie et d’Amour, le premier mot choisi par Louise Labé pour décrire le conflit est celui de dispute : « Ils entrent en dispute » (« Argument », p. 67). Ce substantif désigne autant la « discussion bruyante et hostile » entre Amour et Folie, que l’« échange d’arguments contradictoires sur un sujet donné ». D’entrée de jeu, le terme prend une valeur métatextuelle et rhétorique : il désigne le genre auquel va se prêter l’autrice. De fait, le dialogue humaniste s’inscrit également dans la continuité des disputes médiévales6. Du XIIe au XVe siècle, la pratique de la dispute au sein de l’Université médiévale se fonde sur une méthode rigoureuse d’exposition, faisant la part belle au pro et au contra, c’est-à-dire à la contradiction argumentative. Cette dynamique riche et contradictoire est assez éloignée de la pédagogie socratique à l’œuvre dans les dialogues platoniciens, où la plupart du temps le disciple s’efface devant le maître. Il est étonnant que Louise Labé ait retiré le mot dialogue de son titre et de l’ensemble de ses cinq discours au profit du mot dispute renvoyant au temps médiéval des « épiceries7 » corrompant le génie français, de la scolastique universitaire latine, dépassée et déplaisante aux yeux des humanistes, soucieux de « tenir le pas gagné » vers l’Antiquité grecque. On pourrait y déceler un premier pas de côté de l’écrivaine par rapport à la glorification des genres antiques.
6Dès le titre de cette seule œuvre en prose de Louise Labé, paraît en outre le substantif débat, Débat de Folie et d’Amour, repris en polyptote dans l’ « Argument liminaire » : « Apollon et Mercure débattent le droit de l’une et l’autre partie » (p. 67). Peut-être Louise Labé a-t-elle choisi ce titre en raison du sémantisme fort du terme. Le verbe débattre, fréquentatif de battre, connote en effet un conflit particulièrement violent. On peut se demander si ce choix de titre ne ferait pas écho à la première querelle littéraire française, publiée par Christine de Pizan en 1401 : Les Épîtres du débat sur le Roman de la Rose8. Cette hypothèse scellerait une continuité entre l’épître liminaire et le Débat. Il en irait de l’excellence du sexe féminin et de sa respectabilité, aussi bien dans l’épître dédicatoire que dans le Débat, où Dame Folie défend pied à pied la légitimité de sa présence au banquet des dieux.
7On relève par surcroît un changement entre l’évocation des « Sonnets, Odes et Épîtres » dans le privilège royal et le titre définitif de la première section poétique Élégies. Ce petit recueil enchâssé dans les Œuvres de Louise Labé va dans le sens des remarques de Thomas Sébillet sur la proximité des genres de l’élégie et de l’épître. Le théoricien considère en effet l’élégie comme une « épître amoureuse ». Les Œuvres comportent deux épîtres belles et bonnes : l’épître dédicatoire adressée à Clémence de Bourges et l’épître II, fictive, pastichant les Héroïdes d’Ovide. Notons que ces deux épîtres divergent nettement dans leur forme et leur ton. L’épître à Clémence de Bourge, en prose, relève tant du manifeste philogyne que de l’éloge convenu alors que l’élégie II, en décasyllabes à rimes plates, se rapproche des Epistolæ heroidum. Si la deuxième élégie est une épître amoureuse, une lettre de l’amante adressée à l’ami, on peut remarquer que les deux autres élégies adoptent elles-mêmes une forme adressée : « Dames, qui les lirez, / De mes regrets avec moi soupirez. » (Élégie I, v. 43-44) ; « Quand vous lirez, ô Dames Lyonnaises, / Ces miens écrits pleins d’amoureuses noises » (Élégie III, v. 1-2). Il ne s’agit pas, alors, d’épîtres amoureuses, mais de discours adressés aux dames lyonnaises. Les élégies I et III malgré leur forme versifiée et leur teneur érotique seraient finalement proches de l’épître liminaire en ce sens qu’elles tendent à créer une communauté de dames lectrices et autrices. Ainsi, la poétesse paraît pleinement au fait des débats poétiques de son temps. Aussi bien les remarques de Thomas Sébillet dans son Art poétique français de 1548 que les appels de Joachim du Bellay dans sa Deffense sont compris et intégrés à sa poétique. La poétesse lyonnaise répond encore aux exhortations de Du Bellay en cultivant, outre les genres antiques que sont les élégies9 et les épîtres10, l’art italien du sonnet « non moins docte que plaisante invention11 » selon le chantre de L’Olive.
8S’ajoute à la modernité des genres la modernité des patrons. Outre les patronages de Platon et de Lucien de Samosate déjà évoqués, se distingue le patronage de Sapho, dont se réclame explicitement la poétesse lyonnaise. Se placer sous la protection de la grande poétesse antique permet à Louise Labé d’affirmer la spécificité de sa voix lyrique : une voix féminine. Elle déclare dans la première élégie qu’elle tient sa « fureur divine » de la lyre saphique : « Il [Phébus] m’a donné la lyre, qui les vers / Soulait chanter de l’Amour Lesbienne » (p. 156, v. 14-15). De plus, la série de vingt-quatre poèmes encomiastiques qui couronne l’ouvrage de Louise Labé s’ouvre sur une ode saphique rédigée en grec, dont la forme aussi bien que le contenu s’accordent pour louer la nouvelle poétesse qui vient restituer en France la voix féminine la plus célèbre de l’Antiquité12. Ajoutons que Sapho est citée dès le Débat (« Discours V ») dans le plaidoyer d’Apollon en faveur d’Amour (p. 109-110). Ces allusions à Sapho, cette revendication de continuation du lyrisme saphique, de même que la féminisation de la voix lyrique ont conduit les lecteurs de Labé à voir en elle une nouvelle Sapho. Dans une lettre à ses filles, Agrippa d’Aubigné présente Louise Labé comme « la Sapho de son temps » ; l’académicien Guillaume Colletet, concepteur de la première histoire littéraire, n’en fait pas mention autrement. De fait, les analyses que le pseudo-Longin consacre à l’« Ode à l’aimée » de Sapho, dans son Traité du sublime (X, 1-3), peuvent aisément être transposées à propos des vers de Louise Labé. Le rhéteur estime que la force de Sapho provient de sa capacité à lier ensemble de qu’il y a de plus aigu et de plus tendu dans les passions13. Ce que souligne le traité du pseudo-Longin, c’est l’effet de présence que ce style sublime produit sur l’auditeur. Grâce à un sens stylistique aigu de l’excès et de l’intensité, la poétesse Sapho, comme Labé en son temps, sait restituer les ravages de la passion en l’âme de l’auditeur, lui donner, par la force de la contamination stylistique, l’impression de l’amour passion. Labé tient de Sapho son génie du paradoxe, de l’antithèse, de l’oxymore et du renversement, qui s’illustre en particulier dans le « Sonnet VIII », « Je vis, je meurs : je me brûle et me noie », mais qui traverse le recueil.
9Nous pouvons de surcroît observer l’influence forte des élégiaques latins sur les vers de Louise Labé. L’instauration d’un ton lamentable typique et d’une unité thématique fondée sur l’amour idéal ou la nostalgie de l’âge d’or dans le genre de l’élégie date des élégiaques latins, Properce et Tibulle à la fin du Ier siècle av. JC, et Ovide, à la génération suivante. Properce a chanté Cynthie, Tibulle Délie et Ovide Corinne. Le poète lyonnais Maurice Scève, précurseur en France de la poésie amoureuse humaniste, rend hommage à Tibulle en intitulant son recueil de dizains, Délie objet de plus haute vertu, publié une dizaine d’années avant les textes de Louise Labé. Louise Labé lyonnaise s’inscrit quant à elle pleinement dans l’esthétique et l’éthique de la tradition de l’élégie érotique romaine. Comme les élégiaques latins, elle présente la passion amoureuse comme un enchaînement terrible, un esclavage odieux, voire une fatalité tragique. Dans les deux premières élégies, elle développe à l’envi le champ lexical de la cruauté et de ses effets. Amour est présenté comme un dieu à la « cruelle rage » (I, 3), qui s’empare du « sang » (I, 4) de l’amante. Avant Tibulle, Properce et Ovide, poètes du temps d’Auguste, Catulle avait lancé la mode de l’écriture érotique à la première personne, au sein du cercle des novi poetae. Cette poésie neuve, d’inspiration alexandrine, se distinguait par son lyrisme amoureux, cultivant à dessein l’illusion autobiographique. La sensualité et l’audace de certains poèmes catulliens se retrouvent visiblement sous la plume de Labé et de ses « amis poètes ». On pense au premier chef au sonnet XVIII de Labé et à la pièce latine des Écrits de divers poètes : « De Aloysae Labae osculis ».
10La poétesse humaniste suit également des guides de la Renaissance, qu’elle soit italienne, française ou hollandaise. Elle s’inscrit dans la continuité du patron pétrarquien et pétrarquiste aussi bien dans ses Élégies et ses Sonnets que dans son Débat. Elle évoque en outre la Bradamante et la Marphise du Roland furieux de l’Arioste dans sa troisième élégie et une histoire propre à La divine comédie de Dante dans son Débat, celle de la « Dame Francesca de Rimini » (p. 133). Surtout, afin de persuader les dames lectrices de la puissance du « dur Amour » et de l’innocence des femmes qui tombent sous son joug, Labé choisit dans sa première élégie l’exemple illustre et scandaleux de Sémiramis, reine légendaire de Babylone. Le choix de ce premier exemplum des œuvres poétiques est loin d’être anodin. Sémiramis est la première héroïne païenne dont la force est chantée par Boccace dans son De mulieribus claris, juste après la première femme de l’humanité chrétienne, Ève. Le geste fait sens. Labé s’inscrit dans la filiation de Boccace, dont la collection de femmes illustres, sans cesse rééditée après sa première publication en 1374, a connu un succès retentissant. De surcroît, Sémiramis constitue la première pierre de la forteresse édifiée par Christine de Pizan dans sa Cité des Dames de 1405. En faisant tout autant allusion aux panthéons féminins inventés par Boccace qu’à la Cité féministe érigée par Christine, Louise Labé fait preuve d’une grande modernité humaniste. Labé se place enfin sous le patronage d’Érasme en choisissant de remettre en scène l’héroïne érasmienne du Moriae Encomium dans son Débat. Elle reprend à son compte la caractérisation érasmienne de Folie, sa grandeur, sa maîtrise et sa capacité à endosser la parole auctoriale dans son théâtre mythologique.
Sodalitas humaniste
11Louis Labé s’inscrit bien dans le sillage de grands patrons humanistes. Les modèles platonicien et lucianesque informent sa prose et ressurgissent dans certains de ses vers. L’inventeur de Folie, déesse de la rhétorique, Érasme de Rotterdam, constitue un interlocuteur de choix dans l’élaboration de son Débat mythologique. Christine de Pizan, première écrivaine, première humaniste, première querelleuse littéraire, porteuse d’un discours résolument philogyne, inspire le ton ferme et déterminé de l’épître dédicatoire à Mademoiselle Clémence de Bourges et sûrement l’esprit querelleur et affirmé du personnage de Folie dans le Débat. L’émulation rhétorique s’instaure également avec des humanistes contemporains de Louise Labé, tel qu’Antoine du Moulin dans son épître liminaire au volume posthume des Rymes de Pernette du Guillet.
12L’esprit de sodalitas, de camaraderie humaniste, le goût du partage, de l’échange, ressort également de la composition labéenne des sonnets. On peut reconnaître dans le « Sonnet X » de Labé, « Quand j’aperçois ton blond chef couronné / D’un laurier vert », la tonalité encomiastique qui traverse les premières pièces des Rymes de Pernette du Guillet, toutes tournées vers l’éloge de l’ami poète. L’effet palimpseste revient dans l’élaboration du « Sonnet XIX », « Diane étant en l’épaisseur d’un bois », qui instaure un dialogue intertextuel avec Pernette du Guillet et Maurice Scève. En effet, à la suite du chantre lyonnais de Délie et de la poétesse des Rymes, Labé aura donné une saveur et un sens totalement neufs au mythe ovidien14. À la différence de Scève qui offre une réécriture pure et néoplatonicienne du mythe dans son 177e dizain (Délie, 1544), à la différence de du Guillet qui transmue dans sa deuxième élégie (Rymes, 1545) le mythe ovidien en un mythe pétrarquiste et sensuel, Louise Labé en fait une allégorie de la vocation poétique naissante. Aussi, la place tardive de ce sonnet au sein des œuvres poétiques se justifie pleinement. Le XIXe sonnet annonce le XXIVe et l’appel aux dames lyonnaises à faire corps en poésie. L’émulation poétique ressort particulièrement des sonnets II et III, composés conjointement avec Olivier de Magny. En effet, les quatrains du « Sonnet II », « Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés », sont communs à Labé et à Magny dans ses Soupirs. Bien que le « Sonnet 65 » des Soupirs ne soit publié qu’en 1557, il est impossible de déterminer qui a rédigé en premier ce huitain lyrique. Il est toutefois tentant d’imaginer une écriture commune de ces vers partagés, contraints et stimulants pour la poétesse et son confrère. Il en va de même dans la conception du « Sonnet III », « Ô longs désirs, ô espérances vaines ». Ce sonnet provient de la traduction du « Sonetto 65 » de Sannazar15 (Rime, 1532), lui-même inspiré du sonnet 161 du Canzoniere de Pétrarque. Il est frappant qu’Olivier de Magny traduise ce même sonnet et que, tout comme chez Labé, s’enchaînent les sonnets au huitain partagé et la traduction de Sannazar : « Sonnet II » et « Sonnet III », chez Labé ; « Sonnet LXV » et « Sonnet LXVI », chez Magny.
13L’affichage de l’émulation communautaire est encore plus net lorsque l’on intègre aux Œuvres de Louise Labé les Écrits de divers poètes. De fait, bien que de diverses mains, ces pièces poétiques offrent un pendant symétrique au recueil de sonnets de Labé et créent elles-mêmes un effet recueil grâce aux leitmotive communs aux deux recueils. Dès l’épître liminaire, Louise Labé met en avant la caution masculine dont elle bénéficie. Elle évoque « quelques uns de [s]es amis », qui lui auraient enjoint de publier ses écrits. Les vingt-quatre poèmes d’hommage qui ferment la marche versifiée des Œuvres se distinguent par un portail d’entrée ostensiblement humaniste : une élégie grecque à la gloire de la nouvelle Sappho et une variation latine sur le genre catullien des baisers à la louange de Louise Labé : « De Aloysae Labae osculis », écho au « Sonnet XVIII », « Baise m’encor, rebaise-moi et baise ». Ajoutons les quatre pièces italiennes : « Sonetto [10] », « Sonetto [11] » ; « Canzone [12] » ; « Madrigale [20] », réaffirmant l’influence italienne de l’œuvre labéen, exposée dès le « Sonnet I » de Labé, « Non havria Ulysse ». On notera de surcroît la reprise et la variation sur le motif du sein, féminin dans la pièce [12] « Che cosi dolce seno », masculin dans le « Sonnet XIII », « Oh si j’étais en ce beau sein ravi ».
14La richesse des références mythologiques participe également de cette esthétique humaniste. Le Débat est inspiré par les Dialogues des dieux et Dialogues des morts de Lucien, les élégies comportent d’importantes allusions mythologiques, les sonnets progressent vers une écriture de plus en plus virtuose et savante. De la même façon, les Écrits de divers poètes, avancent vers la longue pièce finale débordant d’évocations mythiques. Aussi l’ensemble des Œuvres répond-il à l’injonction bellayenne d’orner la langue française en répandant de tous côtés les fleurs et fruits des riches cornes d’abondance grecque et latine16, en réhaussant chaque vers de quelque vestige d’antique et rare érudition17. La cohérence humaniste entre les recueils labéens et le recueil d’hommages se fonde en outre sur deux leitmotive structurants : celui du luth et celui du baiser.
15Du Bellay appelle de ses vœux le poète qui saura bien accorder son luth au son de la lyre grecque et romaine18. Louise Labé rejoue explicitement cet accord humaniste au fil de ses Œuvres. Apollon vante la puissance de la lyre d’Orphée dont la douceur a attendri la violence du monde (« Discours V », p. 98), il fait d’Amour l’inventeur de la musique et des instruments, luths et lyres, au premier chef (« Discours V », p. 108). Au seuil des œuvres poétiques, Phébus Apollon lui-même confie à l’amante poétesse « la lyre, qui les vers / Soulait chanter de l’Amour lesbienne » (« Élégie I », v. 14-15). Au sein du recueil des Sonnets n’apparaît que le luth circulant entre les mains de l’ami et celles de l’amante, de telle sorte que l’ami musicien encadre l’amoureuse luthiste. Les sonnets II, « Ô luth plaintif, viole, archet et voix », X, « faire un luth si bien plaindre », et XXI, « Qui un doux luth fait encore meilleur », brossent le portrait d’un joueur de luth et encadrent l’effigie de la poétesse luthiste des sonnets XII, « Luth, compagnon de ma calamité », et XIV, « Tant que ma main pourra les cordes tendre / Du mignard luth ». Les thuriféraires des pièces d’escorte reprennent l’image de la lyre et du luth exactement selon la même structure. Les laudateurs commencent par introduire le motif de la lyre antique en le liant à la figure de Sapho, dans la pièce grecque [1] ; dans la pièce latine [2] le chant lyrique renaît dans l’éloge des baisers de Louise, source vive d’inspiration : « voce mistis cum fidibus canas » (v. 26 : qu’il chante avec une voix mêlée à la lyre). Se fortifie l’image d’une poétesse musicienne dans l’étrenne [13] : « Louise a main qui tant bien au luth joue » et dans la pièce [22] « Si ta voix de ton luth argentin tempéré » et [24] « l’harmonie douce de ton luth ». Surtout, la pièce [14] tout entière est consacrée aux talents de luthiste de Louise Labé « Ton luth hier soir encor ». Le panégyriste lie alors plaisir érotique et plaisir lyrique. Le daimon encourage le poète à rompre le chant lyrique pour lier le cœur de sa dame :
c’est trop sur un luth pris plaisir.
N’aperçois-tu un furieux désir
Cherchant autour de toi une cordelle,
Pour de ton cœur la dame au luth saisir ?
Et ce disant rompit ma chanterelle.19
16Revient in fine le motif de la lyre antique, qui ferme la dernière pièce des Œuvres :
Mais il est temps douce Lyre
Que tu cesses tes accords.20
17Ainsi, le recueil est parfaitement encadré par la lyre antique, qui enveloppe de ses notes inspirantes le chant moderne, le chant humaniste de la luthiste renaissante.
18Le même phénomène de concaténation entre les pièces labéennes et les pièces de ses louangeurs peut être observé grâce à un autre leitmotiv fondamental : celui des baisers. Ce motif tendu entre inspiration catullienne et néoplatonicienne traverse les sonnets et la couronne de compliments. Le sonnet XVIII dialogue intimement avec la pièce [2]. L’échange de baisers fantasmé par l’amante à valeur érotique mais surtout poétique, revient transfiguré par le panégyriste. Les baisers pleins de nectar de Labé sont présentés comme la source de toute inspiration lyrique, bien au-dessus de celle des muses, d’Apollon et de Bacchus. Les baisers érotiques sont de nouveau mis en scène dans les pièces [5], « Et l’accolant d’un long baiser me baise », [12], « ardenti baci », [17],
Ô ma belle rebelle,
Que tu serais cruelle !
Si d’un baiser
Ne voulais l’apaiser,
19et [19] « Celui qui fleure en la baisant / Son vent si doux ». Les poètes de l’escorte font bien communauté avec Louise Labé puisqu’ils épousent pleinement son interprétation catulienne des baisers et laissent sciemment de côté la lecture ficinienne du motif.
20La sodalitas humaniste traverse bien les pièces de Labé et celle des poètes la chantant. Les confrères en poésie dialoguent avec les Œuvres de Labé et créent des effets d’échos et de concaténation, si bien que le recueil présente une grande cohérence communautaire, propre à l’esprit humaniste.
21S’ajoute à cette communauté de l’escorte celle de l’exhortation. Si la communauté avec ses confrères en poésie est bien établie – Maurice Scève, Pontus de Tyard, Claude de Taillemont, Jean de Vauzelles, Olivier de Magny, Antoine Fumée, Lattanzio Benucci, Giulo Nuvoloni et Jean-Antoine de Baïf ayant activement participé à cet éloge de la poétesse – celle avec ses consœurs est encore à bâtir. Aussi, Labé donne dès son épître liminaire le ton de l’ « admonition » à ses écrits. Elle commence ainsi, de manière solennelle et fondatrice sa lettre à Clémence de Bourges : « Étant le temps venu, Mademoiselle, que les sévère lois des hommes n’empêchent plus les femmes », poursuit en incitant les femmes à se parer de gloire au lieu de chaînes, d’anneaux et de somptueux habits. Ce projet est défendu avec force tout au long des Œuvres. Mercure fait l’éloge des femmes savantes qui ont été sensibles aux appels de Folie : « Elles prennent la plume et le luth en main : écrivent et chantent leurs passion » (p. 140) ; « Plusieurs femmes, pour plaire à leurs Poètes amis, ont changé leurs paniers et coutures, en plumes et livres » (p. 146). L’adresse aux femmes traverse également les élégies, elle émane du cœur de la première :
Dames qui les lirez,
De mes regrets avec moi soupirez.
Possible un jour ferai le semblable,
Et aiderai votre voix pitoyable
À vos travaux et peines raconter21,
22et à l’attaque de la dernière :
Quand vous lirez, ô Dames Lyonnoises
Ces miens écrits pleins d’amoureuses noises.22
23Enfin, le dernier sonnet contient une nouvelle apostrophe aux dames, « Ne reprenez, Dames, si j’ai aimé » (v. 1), propre à susciter leur compassion mais surtout à faire jaillir de cette communauté émotionnelle fictive une communauté auctoriale réelle.
Le serio ludere humaniste
24L’oxymore latin serio ludere23, « jouer sérieusement », implique une affinité entre le rare et antique savoir24 vanté par Du Bellay et l’esprit ludique, dont Aristophane et Lucien constituent les parangons. De fait, Du Bellay admire en François Rabelais le nez de Lucien25. Louise Labé elle-même aura su mêler érudition et malice. On pourrait à ce titre considérer la mention d’Ulysse dans le premier sonnet comme une persona de la poétesse. Cet exemple antique de ruse représenterait l’habileté de l’autrice, prompte à s’exercer de manière souple et distanciée à différents pastiches.
25Dans la première œuvre, le Débat, c’est Mercure, personnage clé des dialogues lucianesques, qui est choisi par Louise Labé pour défendre Folie. Son discours contient une réfutation burlesque de la théorie néoplatonicienne : il est impossible que l’amour naisse de « la force de l’œil de la chose aimée », puisqu’un jeune Cnidien tomba éperdument amoureux d’une statue sculptée par Praxitèle. Mercure interroge malicieusement l’assemblée : « Quelle influxion pouvait-il recevoir d’un œil marbrin ? » (p. 133). Cette irrévérence à l’égard de la pensée néoplatonicienne se poursuit avec l’exemple de Narcisse, brûlant de passion pour son propre reflet. Comment cette image aurait-elle pu transmettre une « subtile évaporation » (p. 133) ? Ces jeux habiles avec la pensée néoplatonicienne et la poésie pétrarquienne se poursuivent dans les sonnets.
26Le « Sonnet VII », « On voit mourir toute chose animée », reprend un motif introduit par Pétrarque dans la pièce CXXXVIII du Canzoniere, sauf que chez Pétrarque la voix lyrique regrette de ne pouvoir mourir à son tour pour apaiser la souffrance de l’amour. Labé tout à la fois reprend et fait varier ce thème en un discours néoplatonicien biaisé :
Je suis le corps et toi la meilleure part :
Où es-tu donc, ô âme bien aimée ?
27Chez Labé, il n’est pas évident qu’il s’agisse de l’échange de deux âmes entre les corps aimants. Labé insiste sur la distribution suivante : l’amante est le corps, l’ami l’âme. Il semblerait que quand l’amante supplie : « Las, ne mets pas ton corps en ce hasard », elle parle du seul corps présent dans l’échange, le sien. Quand elle réclame « sa part et moitié estimée », elle attend l’âme, à savoir l’ami. La voix lyrique attend une rencontre charnelle tout en utilisant un discours néoplatonicien, finement miné pas la poétesse. L’ironie auctoriale peut se construire à partir de la dérision initiale de Mercure mais aussi à partir du « Sonnet XVIII » donnant une interprétation pleinement catulienne au motif du baiser. Le « Sonnet XIII » est également marqué par cette subtile impertinence littéraire. Il s’ouvre avec le motif mystique du sein du Père, très présent dans l’iconographie religieuse, détournée ici en l’image érotique du sein de l’ami : « Oh si j’étais en ce beau sein ravie ». Le ravissement souhaité ici n’a rien de chrétien ni de néoplatonicien, il est pleinement ancré dans la jouissance tactile :
Si de mes bras le tenant accolé,
Comme du lierre est l’arbre encercelé.26
28De plus, outre les intertextes ovidien ou catullien, on peut repérer une allusion à la légende scandaleuse de Tristan et Yseut, récit par excellence de l’amour interdit et charnel. En effet, dans le lai de Marie de France, Tristan compare son amour indéfectible pour Yseut à l’étreinte du chèvrefeuille autour du rameau de coudrier. [Une référence au lai de chévrefeuille est nécessaire]
29Les sonnets II et XXI instaurent également une distance amusée avec les codes de la poésie pétrarquienne, repris à outrance par les poètes pétrarquistes depuis le XIVe siècle. Après la contrainte des quatrains communs avec Olivier de Magny, maintenant volontairement le trouble et l’indétermination sexuelle, Louise Labé affirme avec emphase, et non sans un certain humour, la féminité de sa voix lyrique, à l’issue du premier tercet : « Tant de flambeaux pour ardre une femelle ». Elle pose brutalement la spécificité féminine de sa voix poétique et arrête brusquement la nature masculine de l’ami. Toutefois, il est difficile de lire dans ce sonnet une satire belle et bonne du modèle pétrarquien. En effet, le modèle de Pétrarque revient encore dans le concetto du dernier tercet :
De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d’endroits d’iceux mon cœur tâtant,
N’en est sur toi volé quelque étincelle.
30On reconnaît dans cette pointe le souhait de Pétrarque dans le sonnet LXV du Canzoniere, qui désire ardemment que Laure ait enfin sa part du feu. Aussi, Louise Labé fait jouer le modèle pétraquien, instaure un jeu, une distance avec lui, afin de le « domestiquer27 », de le plier à sa propre nature de poétesse renaissante, suivant encore une fois les préceptes de Du Bellay, qui « admoneste » le poète français de ne pas « imiter à pied levé28 ». Le « Sonnet XXI » relève de cette même tonalité ludique. Au lieu de décrire par le menu les charmes physiques de l’ami, la voix lyrique accumule les interrogations :
Quelle grandeur rend l’homme vénérable ?
Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?29
31Le style coupé, l’anaphore de l’adjectif interrogatif quel, la paronomase entre « grandeur » et « grosseur », de même que la trivialité du mot « poil » et la rime interne en -eur signalent un registre burlesque, peu compatible avec la gravité de la poésie pétrarquienne. Le discours plein de reproche et de réprobation du « Sonnet XXIII » poursuit ce registre plaisant, mêlant plainte amoureuse et dénonciation des discours amoureux trompeurs :
Las ! que me sert, que si parfaitement
Louas jadis et ma tresse dorée,
Et de mes yeux la beauté comparée
À deux soleils.30
32Cette émulation espiègle se poursuit dans la pièce liminaire des Écrits, où Laure, simple objet de louange, se voit dépassée par Louise, sujet du discours lyrique, source du chant amoureux :
Laure eut besoin de faveur empruntée,
Pour de renom ses grâces animer :
Louise [...] Trop plus se fait par sa plume estimer.31
33Outre ces jeux avec les modèles pétrarquien et néoplatonicien, les Œuvres de Louise Labé sont frappées par l’esprit de Lucien et de Ménippe. Le Débat imite finement les dialogues lucianesques et reprend la figure d’Hermès, bon compagnon et joyeux drille des Dialogues des Morts, qui entretient avec Ménippe une complicité comique et une gaie camaraderie. On peut observer une espèce de superposition des masques comiques auctoriaux : Folie, Mercure et Ménippe. Mercure se confond tant et si bien avec Folie, dont il prend la défense, que les prosopopées confinent parfois à l’agrammaticalité. Les identités se mêlent et se troublent, la caractérisation joueuse de Folie évoque celle d’Hermès dans les dialogues de Lucien : « Folie se jouant avec Amour » (p. 118) ; « ce n’était pour se quereller mais pour s’ébattre et se jouer avec lui » (p. 119) ; « Folie rit toujours, ne pense si avant aux choses » (p. 119) ; « Que l’on nomme quelque fol insigne, vous verrez qu’à ce nom quelqu’un se réjouira, et ne pourra tenir de rire » (p. 127). Folie est associée au rire et au jeu, à la légèreté et à l’insouciance. Elle crée le lien communautaire : « folâtre compagnie de jeunes gens délibérés » (p. 128) ; « une compagnie gaie et délibérée » (p. 132). Ces allusions à des compagnies de jeunes gens gais et délibérés pourraient en outre faire référence aux académies joyeuses italiennes, qui lient intimement érudition et légèreté burlesque, ou encore à la confrérie de la Basoche, réunissant au sein des université françaises des étudiants en droit, adeptes de créations satiriques. Ce caractère ménippéen revient dans le sonnet liminaire des Écrits « Vous qui le los de Louise écrivez / Et qui avez par gaie fantaisie » ainsi que dans la pièce [15] : « gaillardes chansonnettes », « gaies chansons ». De plus, on trouve dans le discours de Mercure un éloge des genres légers et rustiques : « les petites gaietés des Satyres » ; « les petites ruses que font les Pastourelles » ; « sottes et plaisantes Amours villageoises » (p. 136). Cette association de Mercure au genre satirique est vivace dans les Dialogues des dieux de Lucien, où Pan le satyre affirme à Hermès être son fils. Quant aux pastourelles, elles désignent à la fois les personnages de paysannes que l’on peut trouver dans les épigrammes et les drames satiriques antiques et le genre médiéval de la pastourelle connu pour être hautement licencieux.
34Louise Labé se plait sous la voix de Mercure à glisser des portraits satiriques et plaisants des amoureux transis : « On se plaint, on appelle s’amie cruelle, variable : l’on se lamente de son malheur et destinée » (p. 137). Elle souligne les ruses burlesques des amants se déguisant en « en portefaix, en cordelier, en femme » (p. 139). Elle met en scène l’attitude ridicule des amantes éperdues : « Si elles ont quelque enseigne de lui, elles la baisent, rebaisent, sèment de larmes, s’en font un chevet et oreiller, et s’écoutent elles-mêmes plaignantes leurs misérables détresses. » (p. 142). Elle parodie les palinodies amoureuses dans l’accumulation d’antithèses du discours de Mercure, qui annonce sur un mode plaisant le « Sonnet VIII » : « brûler de loin, geler de près » (p. 142) ; « je me brûle et me noie » (« Sonnet VIII »). Au sein de la plaidoirie de Mercure, Louise Labé fait preuve d’autodérision en peignant plaisamment les femmes savantes, qui se piquent d’écrire : « Elles prennent la plume et le luth en main : écrivent et chantent leurs passions » (p. 140) ;
35« Plusieurs femmes, pour plaire à leurs Poètes amis, ont changé leurs paniers et coutures, en plumes et livres » (p. 146).
36Le discours d’Apollon lui-même est contaminé par l’esprit lucianesque et ménippéen. Apollon inclut au sein de son discours le portrait satirique, prosaïque et grotesque des misanthropes, tout en annonçant qu’il ne s’y attardera pas : « Je laisse ces misanthropes, et Taupes cachés sous terres et ensevelies de leurs bizarreries » (p. 102-103). Cette prétérition ouvre sur un portrait dynamique, plaisamment développé, où poignent les registres satirique et comique : « Incontinent qu’ils sont entrés, barrent leur porte, serrent les fenêtres, mangent salement sans compagnie, la maison mal en ordre : se couchent en chapon, le morceau au bec. » (p. 103). Louise Labé démontre alors sa capacité à adopter une écriture réaliste, physique et scatologique. Elle évoque les « gros bonnets gras », « la camisole attachée avec épingles enrouillées », l’ « oreiller bien chauffé et sentant sa graisse fondue » et « le dormir » accompagné « de toux et autres tels excréments » (p. 103). L’autrice donne une profondeur et une saveur particulières à ce portrait grotesque en ce sens qu’elle le glisse dans la bouche ronde du dieu apollinien. Le registre satirique resurgit dans la première élégie, où l’exemple épique de Sémiramis est immédiatement suivi du portrait satirique de la vetula, vieille femme hideuse, trop tardivement sensible aux charmes de l’amour :
Elle essayait se faire venir belle
Voulant chasser le ridé labourage,
Que l’âge avait gravé sur son visage.32
37Ainsi, Louise Labé, tout comme Rabelais, aura su se parer du nez de Lucien et mêler érudition antique et malice satirique.
38La devise rimbaldienne citée en épigraphe de cet article convient parfaitement aux Œuvres de Louise Labé, œuvres polyphoniques, dialogiques, qui font résonner en leur sein les aspirations humanistes du temps. « Il faut être absolument moderne » : on a pu observer la modernité des genres et des patrons choisis par la Lyonnaise : dialogues, élégies et sonnets. On a également mesuré à quel point l’esprit de la sodalitas humaniste traversait ses œuvres, aussi bien dans l’émulation rhétorique et poétique que dans la création des communautés de l’escorte et de l’exhortation. Nous avons in fine mis en évidence combien l’esprit lucianesque, ménipéen, ludique voire satirique, animait sa prose et sa poésie. « Point de cantiques » : outre la modernité humaniste est ressortie l’appétence humaniste pour l’univers païen dans ces textes dénués de références chrétiennes mais débordant de mythes antiques. « Tenir le pas gagné » : oui, Louise Labé tient le pas gagné par ses confrères et consœurs humanistes, maintenant le rythme et l’enthousiasme de son temps. Elle a visiblement mis en scène cet esprit martial dans les élégies II et III. Cette tonalité héroïque et guerrière se retrouve, largement amplifiée, lors du point d’orgue des pièces encomiastiques, la [24].
39On pourra toutefois observer que Labé l’humaniste se permettait quelques pas de côté, regardant vers la lyrique médiévale dans le « Sonnet XI », dont les « Petits jardins, pleins de fleurs amoureuses » évoquent le jardin de Déduyt, qui ouvre le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, dans le « Sonnet VIII », qui peut reprendre le motif médiéval du concours de Blois, « Je meurs de soif auprès de la fontaine », dans le « Sonnet XIII », dont le lierre encerclant l’arbre évoque la légende de Tristan et Yseut. La pièce [24] elle-même, hommage à l’imaginaire et à la littérature grecques, contient des passages relevant du motif médiéval de la reverdie. Enfin, le pas de côté le plus marquant de la poésie de Louise Labé réside en sa volonté hardie de faire résonner de nouveau, après Christine de Pizan, la voix fermement humaniste d’une femme écrivaine. Aussi, les pas de côté de Louise Labé s’inscrivent dans un mouvement de refondation humaniste, incluant les voix auctoriales des femmes.