Colloques en ligne

Michael Wagnières

Sérialité et « films interactifs » des années 1990 : variations ludo-narratives dans les suites en FMV de Gabriel Knight, Wing Commander et Police Quest

Seriality and “Interactive Movies” of the 1990s: Ludonarrative Variations in the FMV Sequels of Gabriel Knight, Wing Commander, and Police Quest

1. Introduction

1Si la plupart des suites de jeux vidéo sont développées à partir du même moteur graphique utilisé pour leur prédécesseur ou d’une version perfectionnée de celui-ci, on remarque, à travers l’histoire de ce médium, plusieurs exceptions intéressantes. La plus célèbre est assurément celle de la transition des moteurs bidimensionnels aux tridimensionnels, plusieurs licences célèbres ayant été contraintes, pour s’adapter à ce nouveau paradigme esthético-technologique, à repenser en profondeur leur structure ludo-narrative, l’appréhension d’un espace en trois dimensions et la mise en place d’un récit en son sein changeant radicalement la donne, en particulier en ce qui concerne le « récit actualisé par le joueur » (Krichane, 2014, § 72). Dans d’autres cas, les développeurs décident de changer l’esthétique d’une suite sans qu’un changement majeur ne s’opère dans l’industrie vidéoludique dominant le marché. Songeons par exemple à Prince of Persia (Ubisoft Montréal, 2008) qui, après une trilogie développée à partir de graphismes tridimensionnels photoréalistes, a adopté un visuel de type cel-shading1. Cette « “multimodalité” des représentations vidéoludiques » peut être expliquée en raison du caractère « généré » des images de jeux vidéo (Krichane, 2017, p. 44).

2Dans cet article, nous analysons un troisième cas de figure : celui des jeux réalisés dans les années 1990 à partir d’un moteur bidimensionnel et qui, avec l’arrivée et la popularisation du format FMV (Full Motion Video), ont vu une ou plusieurs suite(s) être développées intégralement ou partiellement à partir d’un tel format. Ces productions proposent souvent une diégèse similaire à celle de leur(s) prédécesseur(s), qu’il s’agit alors pour les développeurs de redéployer au moyen d’une technologie audiovisuelle héritée du cinéma. Un tel changement esthétique et technologique est susceptible d’avoir une incidence sur l’expérience fictionnelle, ludique et immersive du joueur. Nous proposons d’étudier plusieurs variations entre les épisodes originaux et leur(s) suite(s) en FMV, afin de saisir les modalités spécifiques d’intégration d’images en prise de vues réelles – qui sont non interactives, contrairement à celles issues des moteurs graphiques usuels du jeu vidéo – au sein d’un dispositif foncièrement interactif, dans un contexte où les jeux en FMV, issus d’une technologie novatrice, n’étaient pas que des objets « primitifs », mais plutôt des productions représentatives d’une « nouvelle pratique artistique et culturelle [new cultural and artistic practice] » (Perron et alii, 2008, p. 233, notre traduction). Inscrite ainsi dans une logique de sérialité, nous concevons la variation, dans la continuité de Mireille Berton, comme la « part d’imprévu nécessaire » face à « la répétition d’un certain nombre de schémas connus et familiers que le consommateur peut anticiper » (Berton, 2016, § 19). Nous nous intéressons ici à plusieurs variations entre l’opus FMV et l’opus pré-FMV, aux conséquences de l’implémentation de cette nouvelle technologie dans la matrice narrative et ludique d’une franchise.

3Trois séries ont été retenues pour cette étude2. La première est Gabriel Knight, dont chaque volet a été réalisé à partir d’un moteur graphique différent : bidimensionnels (Sins of the Fathers, 1993), FMV (The Beast Within, 1995) et tridimensionnels (Blood of the Sacred, Blood of the Damned, 1999). Le joueur y incarne le charismatique Gabriel Knight, écrivain et libraire à La Nouvelle-Orléans spécialisé dans l’occultisme qui mène, dans chaque opus, une enquête sur une série de meurtres rattachables à une menace surnaturelle particulière : le vaudouisme (1993), la lycanthropie (1995) et le vampirisme (1999). La deuxième franchise est Wing Commander. La série principale est composée de cinq jeux : Wing Commander (1990), Vengeance of the Kilrathi (1991), Heart of Tiger (1994), The Price of Freedom (1995) et Prophecy (1997). Les deux premiers épisodes ont été développés à partir de moteurs graphiques bidimensionnels, tandis que les trois suivants ont adopté le format FMV. Les jeux se déroulent au XXVIIe siècle, alors que l’humanité a notablement progressé dans la conquête spatiale et que la Confédération Terrienne entre en guerre contre une espèce extraterrestre : les Kilrathi, d’imposants félins anthropomorphisés. La troisième franchise, enfin, est Police Quest. Les technologies graphiques ont, là aussi, notablement changé au fur et à mesure de la série : d’abord bidimensionnels dans In Pursuit of the Death Angel (1987) et The Vengeance (1988), puis entremêlant ce type d’animation avec de la prise de vues réelles et de la rotoscopie3 dans The Kindred (1991) et Open Season (1993), les graphismes sont ensuite uniquement en FMV dans SWAT (1995), avant que la 3D isométrique ne s’impose dans SWAT II (1998). Particularité narrative à souligner : les jeux se situent dans trois diégèses distinctes, étant donné que les trois premiers opus suivent les enquêtes de l’inspecteur Sonny Bond dans la ville fictive de Lytton, le quatrième une enquête de l’inspectateur John Carey dans la ville cette fois-ci bien réelle de Los Angeles, tandis que les deux derniers opus invitent le joueur à incarner une jeune recrue du SWAT dans une série d’interventions policières.

4Notre réflexion débute par une contextualisation du format particulier qu’est le FMV dans l’histoire du cinéma interactif, notamment dans une perspective intermédiale4. Par la suite, nous nous arrêtons sur les licences susmentionnées en étudiant quelques variations entre les épisodes développés à partir d’un moteur graphique traditionnel et ceux ayant adopté a posteriori le format FMV. Nous nous penchons sur deux types de variation. Les premières sont d’ordre formelles, narratives et intermédiales : nous observons l’emploi de cinématiques au montage « hollywoodien », le casting et la présence de générique(s), en nous demandant si l’utilisation du FMV engendre un renforcement de codes cinématographiques. La seconde est d’ordre ludique : dans quelle mesure le choix du format FMV a-t-il affecté la jouabilité, notamment au niveau de sa complexité ? En conclusion, nous interrogeons si les variations « intra-sérielles » analysées dans cet article sont également observables à un niveau « inter-sériel » ; en d’autres termes, si l’adoption d’une nouvelle esthétique et d’une nouvelle technologie – le FMV – a impacté similairement plusieurs licences.

2. Le FMV dans l’histoire du cinéma interactif

5Une recherche d’envergure sur le cinéma interactif a été entamée en 2004 par Bernard Perron et plusieurs de ses collègues de l’Université de Montréal5. Ceux-ci ont cherché, pendant quatre ans, d’une part à archiver un maximum de ces productions, d’autre part à les étudier par le biais d’une approche historique et intermédiale. Leurs recherches ont notamment mené à une tripartition, basée sur les divers dispositifs et modalités actionnelles des plus de quatre-cents productions identifiées6. C’est la catégorie des « films-jeux [movie-games] » qui nous intéresse ici, étant donné qu’elle englobe principalement les FMV des années 1990. Les chercheurs montréalais définissent les films-jeux comme « des jeux vidéo contenant des séquences en prises de vues réelles [video games featuring live-action sequences] » (Perron et alii, 2008, p. 233, notre traduction), mettant ainsi en exergue l’aspect ludique de ces productions.

6Alors qu’on assiste récemment à un regain d’intérêt pour diverses expérimentations de cinéma interactif, que cela soit avec le film suisse Late Shift (Tobias Weber, 2016) diffusé dans de nombreux festivals, ou l’épisode spécial Bandersnatch (David Slade, 2018) de la série Black Mirror sur Netflix, on peut s’interroger sur ce que les films-jeux des années 1990 mobilisant le format FMV ont de particulier dans l’histoire de ces productions à mi-chemin entre le cinéma et le jeu vidéo. Premièrement, les films-jeux ne sont jamais visualisés et joués dans des salles de cinéma (incluant par conséquent un système de vote majoritaire), mais sur des micro-ordinateurs (DOS ou Windows 95 et 98) ou des consoles de salon (Sega-CD ou 3DO), voire sur des bornes d’arcade, ce qui fait d’eux des dispositifs jouables principalement en solo7. Deuxièmement, si une architecture spéciale a permis la mise en place de One Man and His House (Radúz Činčera, 1967)8 et que le numérique a rendu possible le dispositif de Late Shift, ce sont les capacités de stockage démultipliées du support CD-ROM – par rapport à celles des cartouches, qui étaient alors utilisées – qui ont rendu possible l’existence des divers films-jeux des années 1990. Autrement dit, c’est principalement à des développements technologiques – à savoir la commercialisation à grande échelle du CD-ROM – que le FMV doit son essor. Troisièmement, le format FMV n'est souvent utilisé que partiellement par les créateurs de jeux vidéo : en effet, la pratique la plus courante est de filmer des acteurs sur des fonds bleus, afin de pouvoir les incruster dans des environnements créés numériquement9. C’est le cas de la majorité des plans des films-jeux de notre corpus, à une exception près sur laquelle nous nous arrêterons. Quatrièmement, enfin, alors que la plupart des tentatives d’adjonction d’une interactivité à des images en prise de vues réelles se trouvent être des initiatives occasionnelles, les films-jeux des années 1990 mobilisant le format FMV étaient extrêmement nombreux, constituant, pendant quelques années, un pan important de la production vidéoludique.

7D’un autre côté, il est possible de placer les films-jeux en FMV dans la continuité d’autres types de production de cinéma interactif. En premier lieu, que cela soit en raison de limites budgétaires (aboutissant notamment au recrutement de scénaristes, d’acteurs et de techniciens peu compétents), de technologies encore balbutiantes ou du peu de temps dont disposait l’équipe de tournage, une majorité des productions en FMV ne cherchent pas à se hisser esthétiquement au niveau des « grands films » de l’histoire du cinéma. De ce fait, Bernard Perron et Carl Therrien affirment que, du point de vue du « style », les FMV tendent à se rapprocher « des mauvais films de série B » (Perron et Therrien, 2007, p. 395). L’inscription fréquente de ces productions dans des genres cinématographiques ayant favorisés la sérialité et les films à petit budget tend à confirmer cette analogie. En second lieu, le faible impact du spectateur-joueur sur la narration demeure apparent. Les possibilités actionnelles dans les films-jeux en FMV sont certes plus diversifiées que dans la plupart des films interactifs – on pense notamment au « contrôle » de l’avatar ou la structure labyrinthique des récits – mais il est bien rare que le joueur ait un impact concret sur la direction de l’intrigue.

3. Variations formelles, narratives et intermédiales : la remédiatisation de codes cinématographiques

8Ainsi que cela a été annoncé, penchons-nous d’abord sur des variations d’ordre narrative. Pour cela, il est utile de mobiliser le concept théorique de « remédiatisation [remediation] » (Bolter et Grusin, 1999), situable dans la continuité des approches intermédiales. Il désigne l’étude des connexions entre deux médias, lorsqu’un médium (la plupart du temps numérique, comme, ici, le jeu vidéo) absorbe et remodélise les traits d’un médium plus ancien (en l’occurrence le cinéma). Le format FMV est un cas emblématique, étant donné qu’il est le résultat d’une hybridation formelle, technologique et narrative entre jeu vidéo et cinéma. Si ces deux médias entretiennent déjà de nombreux points communs, notamment car il s’agit de « discours en images » qui « déploient leur signification à travers une succession réglée d’images et de sons à l’écran » (Triclot, 2011, p. 71-72), le recours au format FMV intensifie cette proximité par l’utilisation d’images en prise de vues réelles, typiquement cinématographiques, qui se voient ludicisées. Sous cet angle, nous allons nous arrêter sur trois éléments qui illustrent l’éventuelle incidence qu’a eu le format FMV sur la forme et la narration de nos trois séries.

3.1 Cinématiques au montage hollywoodien

9Les scènes cinématiques sont les instants d’un jeu vidéo où l’interactivité est suspendue : le joueur devient temporairement spectateur. Certains développeurs tendent à réaliser des cinématiques dont le montage se rapproche de celui du cinéma narratif traditionnel, dont le cinéma hollywoodien est assurément le plus représentatif. Celui-ci consiste à privilégier la continuité narrative et la cohérence diégétique, notamment par le respect de plusieurs raccords (regards, mouvements…) et de règles plus ou moins explicites (comme celle des 180 degrés)10. Il est légitime de se demander si les suites vidéoludiques ayant nouvellement opté pour le format FMV ont mené les développeurs à réaliser des cinématiques qui adoptent les codes du montage continu du cinéma narratif, si un tel montage leur préexistait avec les moteurs bidimensionnels utilisés dans les opus précédents, ou si une utilisation neuve est née de cet entrecroisement inédit entre cinéma et jeu vidéo.

10Dans l’intégralité de nos trois séries vidéoludiques, on observe, dans les épisodes pré-FMV, que certains codes cinématographiques se manifestent via le montage des cinématiques. Cependant, l’arrivée du format FMV entraînera dans certains cas, comme celui de Gabriel Knight, une intensification de ces procédés. Sins of the Fathers ne contient aucune cinématique au sens strict, si ce n’est la séquence du cauchemar de Gabriel, qui revient de manière répétitive au cours du jeu avec de légères modifications. Le reste des séquences non interactives sont des plans quasiment fixes où plusieurs personnages conversent, le joueur pouvant uniquement enclencher le dialogue de son choix (fig. 1) ; la notion de « montage » ne peut donc, ici, que difficilement être mobilisée.

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Fig. 1 : © Dialogues possibles entre Gabriel et Grace (Sins of the Fathers, 1993). Capture d’écran personnelle.

11En revanche, dans The Beast Within, on assiste à la mise en place presque systématique des règles du montage continu. Dans la cinématique introductive (post-générique) à elle seule, on constate une systématisation du champ-contrechamp et des raccords regard (fig. 2-3), mais également le recours à de nombreux topoï formels et narratifs du cinéma, comme la présentation d’un nouveau lieu avec des mentions écrites (fig. 4), le retardement du dévoilement du visage d’un personnage, l’insertion de flashbacks, ainsi que l’adoption du point de vue d’un monstre (via plusieurs plans en caméra subjective avec un filtre noir et blanc).

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Fig. 2-3 : © Dialogues possibles entre Gabriel et l’un des soigneurs animaliers du zoo (The Beast Within, 1995). Captures d’écran personnelles.

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Fig. 4 : © Plan d’ensemble du chateau Ritter (The Beast Within, 1995). Capture d’écran personnelle.

12Dans le cas de la franchise Wing Commander, l’inspiration cinématographique est particulièrement apparente dès le premier épisode, celui-ci contenant de nombreuses cinématiques, certaines optionnelles (si le joueur décide de parler à des personnages dans le vaisseau mère), d’autres « obligatoires »11 (aux quelques moments-clés de l’intrigue et durant les briefings). Pourtant, c’est dès le deuxième épisode que la plupart des règles traditionnelles du montage continu sont observables, alors que le format FMV n’est adopté qu’à partir du troisième opus. En effet, dans Vengeance of the Kilrathi, les scènes cinématiques « obligatoires », plus nombreuses que dans l’épisode précédent, sont découpées selon une logique de champ-contrechamp, débutant souvent par un plan de situation [establishing shot] (fig. 5-7).

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Fig. 5-7 : © Conversation entre Maverick et l’amiral Tolwyn (Wing Commander II, 1991). Captures d’écran personnelles.

13Parallèlement, le jeu s’éloigne de la structure narrative itérative du premier jeu, de sorte que chaque cinématique apporte des enjeux ayant trait non pas uniquement à une mission spécifique, mais à un récit plus grand, tout en approfondissant la caractérisation des personnages et l’identification spectatorielle (notamment par l’usage de gros plans). Sur ces aspects, Heart of the Tiger se situe dans le prolongement de Vengeance of the Kilrathi, en intensifiant et en diversifiant ces procédés, tout en démultipliant les heures de cinématiques (et donc, ici, de vidéos tournées). The Price of Freedom poursuit cette tendance, mais il est intéressant de remarquer comment le montage de cet épisode diffère du troisième opus et de la majorité des jeux en FMV. En effet, les fonds bleus sont bien moins présents, les acteurs étant essentiellement filmés dans des décors de studio. Certains mouvements de caméra sont ambitieux : au début du jeu, en un seul plan, est représenté le passage d’un écran de télévision à un nouvel environnement (surcadrage), l’entrée dans une pièce de Maverick (le héros que le joueur incarne, qui est ici filmé en plan poitrine), suivi d’un léger travelling d’accompagnement et d’un mouvement de grue ascendant qui révèle le bar dans lequel le héros s’enfonce (fig. 8-11). La mise en scène, le cadrage et le montage apportent ici un cachet professionnel.

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Fig. 8-11 : © Mouvement de caméra complexe dans une cinématique de Wing Commander IV (1995). Captures d’écran personnelles.

14Une interview de deux développeurs, que l’on trouve dans un guide papier de ce volet, dévoile une piste d’explication : le Full Motion Video est une technologie « lourde » à implémenter, qui nécessite, pour des raisons de temps, de reléguer au second plan la narration et l’interactivité d’un jeu. La technologie ayant été maîtrisée avec Heart of the Tiger, The Price of Freedom a pu être perfectionné sur les autres aspects : technique, formel, narratif et ludique (Morone et Roan, 1995, p. 217).

15Si chacune des variations observées jusqu’ici porte sur un rapprochement progressif du cadrage et du montage des cinématiques des FMV avec celui du montage narratif hollywoodien, le cas de Police Quest : SWAT nous permet d’illustrer une variation autre. En effet, si le montage est quasiment inexistant dans les épisodes précédents de cette licence12, celui de SWAT ne suit pas les règles usuelles du montage continu. Outre quelques séquences qui proposent de classiques champ-contrechamp, comme lorsque le joueur est chargé d’interroger des passants, le reste du jeu se déroule en vue subjective, à travers les yeux du héros (fig. 12). Autrement dit, les vidéos ont été tournées de sorte à mimer une perception visuelle humaine (malgré le manque de « naturel » qui résulte de la stabilité et de la fixité des plans).

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Fig. 12 : © Début de la première intervention policière de Police Quest : SWAT (1995). Capture d’écran personnelle.

16Par conséquent, le mode de visualisation adopté, particulièrement vidéoludique13, ne semble pas chercher à rappeler une esthétique cinématographique, ce qui témoigne d’une utilisation du format FMV relativement novatrice, qu’on retrouvera dans d’autres films-jeux célèbres de cette catégorie, à l’instar de Night Trap (Digital Pictures, 1992). Le montage des cinématiques des films-jeux en FMV peut donc tantôt tendre vers une imitation des codes du montage du cinéma narratif traditionnel (notamment celui du film hollywoodien) – en initiant ou en poursuivant les stratégies intemédiales des premiers volets de la franchise – tantôt s’en émanciper pour aboutir à une forme visuelle innovante.

3.2 Casting d’acteurs de cinéma

17Abordons à présent le deuxième sous-type de variation : celle qui a trait au casting. Alors que ce sont majoritairement des doubleurs qui se chargent d’incarner les personnages dans les jeux vidéo (à l’instar des dessins animés), ceux-ci étant des modèles 2D ou 3D, le FMV modifie ce paradigme : dès lors, ce sont des acteurs, filmés avec une caméra en prise de vues réelles, qu’on intègre au sein du jeu, cette intégration constituant un cas bien spécifique des films-jeux14. Sachant que les développeurs de ces jeux revendiquaient fréquemment une inspiration cinématographique15, on peut légitimement se demander s’ils ont décidé, au cours d’une série, de réengager les doubleurs ayant participé au(x) premier(s) épisode(s) de la franchise en leur demandant de tourner cette fois-ci devant une caméra, ou plutôt si des acteurs de cinéma ou de télévision ont été recrutés. Autrement dit, est-ce qu’une variation de casting – correspondant à une remédiatisation de codes filmiques – est observable dans notre corpus ?

18Précisons que les trois opus de la franchise Gabriel Knight suivent les aventures du héros éponyme, tandis que les quatre premiers épisodes de Wing Commander proposent au joueur d’incarner le pilote Maverick. Dans ces deux licences, le personnage principal est donc identique d’un volet à un autre16. Pourtant, on observe dans ces séries une logique complètement opposée quant au casting. En effet, dans la continuité de l’inspiration cinématographique que nous avons relevé préalablement avec Wing Commander, le passage de Vengeance of the Kilrathi à Heart of the Tiger s’accompagne d’un bouleversement notable du casting : des acteurs professionnels remplacent les doubleurs d’origine. La série Wing Commander a même un petit statut de « blockbuster » dans le champ du cinéma interactif, étant donné que ce n’est pas un seul acteur hollywoodien relativement connu qui est engagé – comme on l’observe, par exemple, avec Christopher Lloyd dans Toonstruck (Burst Studios, 1996) – mais plusieurs, dont John-Rhys Davies, Malcom McDowell, Thomas Wilson, et surtout Mark Hamill. Le choix des développeurs d’engager cet acteur – d’autant plus que son personnage est le héros que le joueur incarne – permet l’appel à tout un imaginaire science-fictionnel en lien avec son interprétation de Luke Skywalker dans la trilogie originale Star Wars (1977-1983). Le joueur, en quelque sorte, peut incarner un Luke alternatif. Dans le cas de Gabriel Knight, le doubleur n’a pas non plus été conservé, mais la stratégie semble opposée : les développeurs ont privilégié un acteur débutant, Dean Erickson, en raison, selon notre interprétation, de sa ressemblance physique avec le personnage, plutôt que de garder Tim Curry, la voix de Gabriel dans Sins of the Fathers, qui était en ce temps un acteur populaire à la fois à la télévision, au cinéma et même dans les films-jeux en FMV. Néanmoins, Tim Curry est réengagé pour le doublage de Gabriel dans Blood of the Sacred, Blood of the Damned. En somme, on observe dans ces deux exemples que l’adoption du format FMV est susceptible d’aboutir à une variation de casting – ce n’est plus juste une voix qui est recherchée, mais aussi un faciès et une corporalité17 – convoquant potentiellement un imaginaire cinématographique. Deux variations peuvent ici être distinguées : celle du choix de recruter des acteurs relativement célèbres (notamment hollywoodiens) et celle du choix de les engager pour diverses autres raisons (physique du comédien, budget alloué au casting, etc.).

3.3 Nouvelle(s) mention(s) dans le générique

19La remédiatisation d’un troisième code cinématographe mérite d’être interrogé dans le cas de nos séries en FMV : celui des génériques. Dans le cinéma de fiction, ceux-ci prennent traditionnellement place soit dans les premiers instants du film, soit à la fin, soit ils sont divisés en deux et les mentions écrites sont alors réparties entre ces deux moments. Il en va de même pour les films-jeux en FMV de notre corpus : chacun d’eux possède au minimum une séquence générique. Par conséquent, les variations qui nous intéressent ici ne concernent pas l’existence ou non d’un générique, mais l’apparition, la disparition ou la modification de certaines mentions écrites.

20Le premier élément significatif est l’arrivée dans le générique de la mention écrite « réalisé par [directed by] », en référence au metteur en scène de cinéma. On pourrait supposer que c’est l’adoption du format FMV, exigeant une phase de tournage, qui mène à l’apparition de cette mention. Les séries Gabriel Knight et Police Quest confirment cette hypothèse, sachant que c’est à partir de The Beast Within et de The Kindred (soit le premier jeu de l’hexalogie comprenant des images en prise de vues réelles) que cette mention écrite – ou celle alternative de « director » – fait son apparition. La série Wing Commander fait pour sa part exception : en effet, la mention « directed by » est visible dès le deuxième jeu, Vengeance of the Kilrathi, alors qu’il ne contient aucune image en prise de vues réelles. Cela s’inscrit dans la continuité de ce que nous avons observé préalablement avec le montage hollywoodien des scènes cinématiques des différents volets de la franchise Wing Commander, qui témoignent de l’inspiration cinématographique notable de cette série, le réalisateur étant désigné ainsi pour une raison plus symbolique que pragmatique (sachant qu’il n’y a pas eu de tournage d’images en prises de vues réelles pour ce deuxième opus). En outre, Chris Roberts, le créateur de la licence, profite des génériques pour se présenter comme l’« auteur » de ces jeux. En effet, on observe, là encore dès le deuxième épisode, l’arrivée de la mention « A Chris Roberts Game » et une démultiplication de son nom dans le générique ; il apparaît d’ailleurs trois fois dans celui d’Heart of the Tiger, en tant qu’auteur, écrivain et designer, ainsi que réalisateur. Alors qu’on assiste, avec les jeux en FMV, à la mise en place d’une importante distinction entre le responsable créatif du jeu et la personne en charge du tournage des images en prises de vues réelles, qui ne sont – du moins dans notre corpus – jamais les mêmes, il est intéressant de relever que c’est ici le réalisateur des séquences filmées qui se considère comme l’« auteur » de l’œuvre, et non le responsable du game design, contrairement aux licences Gabriel Knight (l’écrivaine Jane Jensen) et Police Quest (les officiers de police Jim Walls et Daryl Gates).

21Deux autres variations entre les génériques des épisodes originaux et ceux des suites en FMV méritent encore, selon nous, d’être observées. Premièrement, la présence d’acteurs célèbres peut mener, dès le générique introductif, à une forme de starification. Par exemple, dans le cas du générique inaugural de Wing Commander III : Heart of the Tiger, la mention du comédien Malcom McDowell s’accompagne du texte « as Tolwyn », le rattachant au personnage qu’il incarne. Cette convention filmique est généralement utilisée pour souligner la présence d’un acteur connu, qui joue le rôle d’un personnage secondaire, mais dont la mise en exergue apporte un certain prestige à l’œuvre. Cette manière de procéder n’a été trouvée dans aucune des deux autres franchises18, ni dans les épisodes précédents de Wing Commander.

22La deuxième variation à évoquer est celle de l’insertion de photographies de tournage dans le générique défilant à la fin du jeu. Le seul FMV de notre corpus l’illustrant est Police Quest : SWAT (fig. 13).

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Fig. 13 : © Générique de fin de Police Quest : SWAT (1995). Capture d’écran personnelle.

23Cette pratique – qui rappelle celle, typique du film comique, du bêtisier (ou bloopers) – permet ici de présenter ludiquement l’envers du décor, en montrant notamment les nombreux fonds bleus utilisés. La singularité d’un tournage d’un film en FMV est ainsi exhibée, probablement de façon à intriguer et amuser le joueur qui serait parvenu à terminer le jeu19. Cette variation – à savoir l’apparition d’éléments iconographiques tirés du monde empirique dans le générique – n’apparaît pas dans les quatre premiers jeux de la série Police Quest (si l’on exclue la photographie aérienne de Los Angeles sur laquelle défilent les mentions écrites dans Open Season).

24Ces deux dernières variations démontrent bien que, au-delà de l’évocation du rôle du réalisateur, d’autres traits propres aux génériques de cinéma sont susceptibles d’être repris dans un film-jeu en FMV, aboutissant à des liens d’autant plus prononcés entre cinéma et jeu vidéo. Plus généralement, les variations peuvent possiblement marquer, dans les trois cas de figure formels et narratifs étudiés, tantôt un rapprochement avec les codes du médium cinématographique, tantôt une distanciation avec ceux-ci.

4. Variations ludiques : une jouabilité entre simplification, constance et mutation

25S’il a été question dans les chapitres précédents des variations dans une perspective formelle, narrative et intermédiale, nous nous concentrons à présent sur une variation de type ludique, en interrogeant l’impact qu’a eu le format FMV sur la jouabilité. Dans les études vidéoludiques et les recherches sur le cinéma interactif, il est admis que les images de cinéma sont limitées d’un point de vue interactif, qu’elles manquent de « malléabilité ». À cet égard, Selim Krichane écrit que « le caractère préprogrammé et préenregistré des images en prise de vue réelle vient ainsi freiner considérablement les possibilités d’interaction pour le joueur, malgré la volonté des concepteurs de faire des actions du joueur le moteur de l’intrigue » (Krichane, 2014, § 26). Ce constat est partagé par la majorité des théoriciens s’étant intéressés au format FMV (Perron et Therrien, 2007, p. 396), et pour cause : les films-jeux des années 1990 proposent effectivement au joueur, en théorie, une palette d’actions limitée, consistant essentiellement en l’enclenchement d’une cinématique par un clic.

26Recentrons-nous à présent sur les variations intra-sérielles, afin d’observer si la jouabilité d’une licence s’est bel et bien vue « appauvrie » à la suite de l’adoption du format FMV. À plusieurs égards, The Beast Within : A Gabriel Knight Mystery (1995) confirme cette hypothèse. Si l’on compare l’interface extradiégétique de cet opus avec celle de son prédécesseur (Sins of the Fathers, 1993), on réalise bien que la palette d’actions a été réduite. Typiquement, au niveau du curseur, le joueur ne peut plus, dans The Beast Within, réaliser que deux actions avec un objet : l’observer ou interagir avec lui ; à l’opposé, dans Sins of the Fathers, les interactions sont multiples (walk, look, ask, talk, pickup, open/close, operate et move). Paradoxalement, l’interface du jeu de 1995 se révèle plus « invasive » visuellement : en effet, dans le premier jeu, l’interface n’apparaît que dans le cas où le joueur déplace son curseur vers le haut de l’écran, alors qu’elle est perpétuellement affichée dans la suite. Les dialogues entre Gabriel et les personnages secondaires sont aussi plus limités qu’auparavant, étant donné que le nombre de questions qu’il est possible de poser à ses interlocuteurs est réduit (revoir fig. 1 et 2). La nécessité d’enregistrer chaque scène avec une caméra plutôt qu’un microphone et la lourdeur du stockage des cinématiques pourraient potentiellement expliquer cette simplification. Enfin, les interactions avec les objets sont moins complexes dans le deuxième jeu que dans le premier. Dans The Beast Within, on peut uniquement se saisir des objets, ce qui aboutit à un changement de plan : un raccord regard qui montre au joueur l’objet en (très) gros plan, depuis le point de vue de Gabriel (fig. 14). Contrairement à Sins of the Fathers, il n'y a pas la possibilité d’interagir avec certains mécanismes. Par exemple, tourner l’une après l’autre les aiguilles d’une horloge pour arriver à une certaine heure et, ainsi, résoudre une énigme (fig. 15). Le manque de « malléabilité » des images en prise de vues réelles préalablement soulevé constitue, ici, une piste d’explication à cette diminution du pouvoir actionnel du joueur. Ainsi, Gabriel Knight est une licence qui illustre exemplairement comment l’adoption du format FMV peut mener à une réduction des possibilités interactives.

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Fig. 14 : © Lettre de Grace que Gabriel peut prendre en main (The Beast Within, 1995). Capture d’écran personnelle.

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Fig. 15 : © Énigme basée sur l’emplacement des aiguilles d’une horloge (Sins of the Fathers, 1993). Capture d’écran personnelle.

27En vérité, ces diverses opérations de « simplification » ne représentent qu’un type de variation possible entre l’épisode en 2D et l’épisode en FMV. Un deuxième cas de figure – qui, en quelque sorte, est plus une « non-variation » qu’une variation – est celui de la « constance ». On peut l’observer avec Wing Commander III : Heart of Tiger (1994) et ses deux suites en FMV. Si l’on s’arrête sur les phases de combat, on réalise que les possibilités d’action du joueur sont restées quasiment identiques entre les cinq épisodes. Le fait qu’on retrouve principalement le format FMV à bord du vaisseau mère, là où sont concentrées les cinématiques et où les possibilités d’interaction du joueur sont réduites (il peut se déplacer d’une pièce à une autre, discuter avec des membres de l’équipage et choisir parfois entre deux dialogues), permet de l’expliquer. Le format FMV n’est pas utilisé dans les missions (les phases de shoot’em up) à une exception près : lorsque les pilotes s’adressent à Maverick, à travers un petit écran vert dans le vaisseau de combat (fig. 16). Ces courtes cinématiques se déclenchent de deux façons : soit lorsque le joueur effectue une action le faisant progresser narrativement, soit lorsqu’il décide d’entrer en communication avec l’un de ses alliés en appuyant sur la touche correspondante au canal audio de ce dernier. Cette mécanique ludique, et d’ailleurs ce visuel, étaient identiques dans Vengeance of the Kilrathi (fig. 17).

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Fig. 16 : © Phase de combat spatial dans Wing Commander III (1994). Capture d’écran personnelle.

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Fig. 17 : © Phase de combat spatial dans Wing Commander II (1991). Capture d’écran personnelle.

28Sachant que le format FMV consiste justement à l’activation, par un clic, d’une cinématique, on comprend aisément pourquoi ce changement de format n’a entraîné aucune simplification de la jouabilité. Wing Commander illustre ainsi comment l’adoption du format FMV au cours d’une licence n’entraîne pas forcément une réduction du répertoire des actions ludiques à disposition du joueur, en fonction bien sûr d’où, quand et comment ce format est mobilisé.

29Dans le cas de certaines séries, l’opus en FMV ne vient pas limiter les possibilités interactives du joueur, ni les conserver quasiment à l’identique, mais créer un nouveau champ des possibles. Ce troisième type de variation ludique, que l’on appelle ici « mutation », peut être étudié avec Police Quest : SWAT (1995). Observons cela à travers le prisme du genre vidéoludique20. Alors que la structure ludo-narrative des quatre premiers jeux est calquée sur celle, prototypique, des jeux d’aventure graphique de Sierra-On-Line, SWAT, qui est un jeu de simulation, recherche bien plus l’effet de réel dans ses mécaniques de jeu. Ainsi, dès que le logiciel est lancé, un bloc de texte intitulé Mission Statement apparaît (fig. 18) : on y lit une liste de six règles du SWAT, mettant notamment en exergue le travail d’équipe et la nécessité de s’entraîner durement. Une « signature » du joueur est alors requise pour démarrer le jeu.

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Fig. 18 : © Mission Statement apparaissant au lancement du jeu (Police Quest : SWAT, 1995). Capture d’écran personnelle.

30La ressemblance de ce document avec un formulaire qu’il serait obligatoire de signer avant de débuter certaines professions est saillante. L’un des manuels vendus dans la boîte du jeu s’inscrit d’ailleurs dans une logique similaire : il s’agit d’un texte de plus de 120 pages qui ne contient que des informations pratiques sur le métier de policier. De ce fait, la nécessité de se conformer à des règles strictes, en passant éventuellement par de nombreuses heures de lecture, est retranscrite en jeu. Notons que ces éléments extradiégétiques et paratextuels n’apparaissent dans aucun des quatre premiers jeux.

31Si l’on se concentre sur les mécaniques ludiques elles-mêmes, on réalise que le genre de la simulation est poussé à un stade paroxysmique. Typiquement, il n’est pas possible de partir en mission avec l’arme à feu de son choix : en effet, pour être utilisée, chaque arme nécessite un entraînement au stand de tir, un didacticiel de plusieurs dizaines de minutes qu’il est systématiquement obligatoire d’achever (fig. 19).

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Fig. 19 : © Entraînement au stand de tir (Police Quest : SWAT, 1995). Capture d’écran personnelle.

32Celui-ci consiste à viser et tirer, à l’aide de son curseur, sur une cible faisant face au joueur, mais pas n’importe où et n’importe quand : il faut attendre que le supérieur hiérarchique de l’avatar – que l’on entend en voix off – précise la localisation, le nombre de tir et ordonne de faire feu. Si le joueur n’obéit pas ou échoue, il est réprimandé et il doit effectuer une nouvelle fois l’action. Parallèlement, il faut apprendre à régler plusieurs paramètres sur l’arme (rechargement, sélecteur de tir, etc.). Par ailleurs, afin d’exacerber l’effet de réel, chaque tir provoque une petite saute du curseur. Les nombreuses mécaniques décrites ci-dessus sont inexistantes dans les épisodes précédents de Police Quest. Dans The Vengeance et The Kindred, le joueur peut déjà aller à un stand de tir, mais aucune interaction « concrète » n’est effectuable. Le tir est automatique. Le joueur ne peut que s’y rendre afin d’ajuster son arme. S’il ne s’en charge pas, il se fera tuer à certains moments clés du jeu, en raison, justement, de l’imprécision de son pistolet. Cet exemple atteste de l’écart conséquent entre la jouabilité des quatre premiers volets et celle de SWAT.

33En outre, dans SWAT, ces entraînements au stand de tir se couplent à des phases de briefing, lors desquels les instructeurs présentent au joueur diverses règles de ce corps de police, des techniques d’intervention utilisables en jeu, ainsi que des informations concernant les missions à venir. Si le joueur tente de passer l’une des cinématiques (une possibilité interactive courante dans le jeu vidéo, même dans les années 1990), il fait face à un brusque changement de plan. Le visage de l’un des supérieurs apparaît alors en gros plan. S’en suit une réprimande pour « insubordination » (fig. 20-21).

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Fig. 20-21 : © Briefing introductif et réprimande en cas de tentative de passer la cinématique (Police Quest : SWAT, 1995). Captures d’écran personnelles.

34Cette manière de nier au joueur l’une de ses « libertés interactives fondamentales » rapproche une fois de plus SWAT d’une simulation, en le distinguant des précédents opus au niveau des mécaniques ludiques (il est possible de passer rapidement les dialogues), mais cette fois-ci comme une restriction. En somme, l’interactivité dans SWAT n’est nullement le résultat d’une « simplification » vis-à-vis des épisodes pré-FMV. Elle n'est pas « constante » non plus. Elle a été « mutée » en profondeur, à la fois dans les nouvelles possibilités interactives qui s’offrent au joueur que dans les limitations qui lui sont imposées.

5. Conclusion et ouverture

35Les variations « intra-sérielles » que nous avons analysées au fur et à mesure de cet article sont diverses. Cependant, si l’on souhaite voir si celles-ci se répètent à un niveau « inter-sériel », force est de constater qu’il est rarement possible de faire état d’une continuité. L’adoption du format FMV au cours d’une franchise a bel et bien un impact sur le nouvel opus au niveau technique et esthétique, mais aucune récurrence sur le plan narratif et ludique n’est observable. Du point de vue narratif, analysé via l’angle des liens avec le cinéma, on peut constater que certaines licences comme Wing Commander assument ouvertement une inspiration cinématographique, mais cette inspiration se révèle préexistante au format FMV, qui ne vient que la renforcer. L’épisode SWAT de Police Quest, au contraire, est doté d’une forme de narration novatrice, qui n’est que difficilement reliable à des codes cinématographiques. Du point de vue de la jouabilité, l’insertion du format FMV aboutit dans chacune des licences à un traitement différent : simplification des modalités actionnelles dans une licence (Gabriel Knight), incidence faible sur une autre (Wing Commander), profonde mutation de la jouabilité dans la dernière (Police Quest). Cette analyse ne doit pas minimiser l’importance des genres fictionnels et vidéoludiques dans le traitement de la narration et de la jouabilité. En effet, l’inspiration cinématographique de Wing Commander est apparente de manière significative lorsqu’on compare ce film-jeu à d’autres productions de type space opera, en particulier à Star Wars ; sur un autre plan, la mutation de la jouabilité de SWAT peut s’expliquer du fait que le genre vidéoludique change entre les épisodes 4 et 5 de la franchise Police Quest. En somme, les modifications qui sont amenées par le format FMV ne sont pas uniformes à un niveau inter-sériel. Qui plus est, la présence d’une variation narrative ou ludique entre un opus en 2D et un épisode en FMV issu d’une même licence ne semble pas systématiquement liée à l’arrivée de ce nouveau format. Son impact sur une série doit donc être relativisé, du moins à un niveau ludo-narratif.

36Si les variations narratives et ludiques des suites en FMV ont été questionnées dans cet article, il convient d’indiquer que d’autres approches mériteraient d’être mobilisées. Il serait par exemple des plus intéressants de questionner les variations énonciatives entre les épisodes en 2D et ceux en FMV d’une même franchise, notamment du point de vue des stratégies interpellatives. Le recours à des « regards à la caméra » et l’adresse directe au spectateur, qui constituent dans le cinéma traditionnel hollywoodien des interdits (Casetti, 1990, p. 50), pourraient être étudiés en détail avec nos trois séries, certaines ayant eu tendance à les proscrire à partir de l’utilisation du format FMV (Gabriel Knight), tandis que d’autres, au contraire, ont cherché à s’en servir dans la majeure partie des cinématiques afin de communiquer des informations fictionnelles et ludiques au joueur (Police Quest). Cet exemple atteste de la productivité de l’étude des variantes dans une série vidéoludique, les variations d’un épisode à un autre, qu’elles soient d’ordre narratives, ludiques, voire énonciatives, étant susceptible d’impacter l’expérience du joueur, son rapport à l’univers fictionnel et aux mécaniques de jeu, parfois indépendamment d’un changement technologique.