« Des taches indistinctes » : indétermination et écriture filmique dans le scénario de La Route des Flandres
1La Route des Flandres est sans doute le roman le plus connu de Claude Simon. Publié en 1960, il transpose sur le plan littéraire l’expérience la plus marquante de toute l’existence de son auteur : la manière dont il a vécu la débâcle militaire française face à l’Allemagne en mai 1940, engagé dans un régiment de cavalerie. Le titre initialement retenu par Simon, « Description fragmentaire d’un désastre », montre assez bien que La Route des Flandres rend compte d’une faillite totale : cette faillite n’est pas seulement, loin de là, celle de l’armée française. Elle concerne, bien plus profondément, la vision du monde de toute une époque. Tous les repères qui assuraient, depuis l’avènement de la philosophie des Lumières, un cadre conceptuel fixe et immuable à notre vision du réel (la rationalité, le déterminisme, l’unité du Sujet, l’unité de l’Objet, la stabilité des catégories kantiennes de la connaissance, la croyance en un Démiurge qui garantit l’unité du « réel » et la possibilité de le réduire à une série de représentations « claires et distinctes »...) sont définitivement balayés dans La Route des Flandres : le texte précise sans équivoque que la déroute militaire fut vécue comme une « espèce de décomposition de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit [...] était en train de se dépiauter se désagréger s’en aller en morceaux en eau en rien » (RF, 18). Pour tout dire, le roman vise à restituer très précisément la singulière impression d’irréalité, d’inconsistance produite par un monde dépourvu de tout repère fixe et gouverné par le seul hasard, comme Simon le précisera plus tard dans L’Acacia et Le Jardin des Plantes :
(1) [...] plus tard, quand il essaya de raconter ces choses [l’expérience de la débâcle de mai ’40], il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal […] pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise, de ce qui lui parvenait à travers cette cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il se trouvait enfermé [...]. (A, 286-287)
(2) [...] et S. dit qu’encore une fois si on n’a pas vécu soi-même une chose du même genre on ne peut pas s’en faire une idée Parce que, dit-il, tout semblait se dérouler dans une sorte de brouillard d’irréalité Non ce n’est pas, comme le journaliste pourrait le penser, l’effet du temps plus de cinquante ans maintenant le brouillage de la mémoire, qu’au contraire il (S.) garde de toute cette affaire un souvenir très précis et que ce qui est précis c’est justement cette irréalité dans laquelle tout semblait se dérouler [...]... (JP, 262)
2Pour verbaliser l’expérience indicible de la débâcle, Simon s’astreint à un travail stylistique très poussé et incroyablement ingénieux : comme je l’ai montré dans le détail ailleurs1, il met ainsi en œuvre dans La Route des Flandres une poétique de l’indétermination, dont les contours apparaîtront peu à peu dans les pages qui suivent. Or, ce qui est frappant, c’est qu’on retrouve la même poétique dans le scénario extrait du roman en vue d’une adaptation filmique : écrit en 1961, un an à peine après la publication de La Route des Flandres, ce scénario a été publié pour la première fois en 2023 aux Éditions du Chemin de Fer. Claude Simon a essayé d’en tirer un film à deux reprises. En 1978, tout d’abord, il se propose de le réaliser lui-même, mais le projet avorte pour des raisons strictement budgétaires. Au début des années 1990, ensuite, il se met d’accord avec la cinéaste Michelle Porte pour qu’elle tourne le film, mais là encore l’affaire tournera court : présidée par Bernard-Henri Lévy, la commission du CNC qui a évalué le projet refuse d’accorder aux producteurs une avance sur recettes… De façon symptomatique, Simon insiste sur le fait que La Route des Flandres restitue son vécu personnel, et signale à Michelle Porte qu’une éventuelle adaptation filmique du roman devra être rigoureusement conforme à ce vécu, ce qui exclut toute modification de son scénario.
(3) Non seulement […] j’ai écrit La Route des Flandres mais encore je l’ai vécue. Vous comprendrez alors mon souci que n’intervienne aucune altération, de sorte que si je ne me trouvais pas en mesure de donner mon accord sur tous les points, même de détail, le film ne pourrait pas se faire. (Claude Simon, lettre du 29 juin 1992 à Michelle Porte, in SRF, pp. 152-153, p. 152)
3Le flou épistémique et l’ambiance d’incertitude régnant dans le roman se voient effectivement visualisés dès les premières lignes du scénario par une série d’indices thématiques sans équivoque : le plan I) du générique doit ainsi baigner « dans une lumière jaunâtre, un peu irréelle » (SRF, 11) qui revient ensuite à intervalles réguliers (cf. SRF, 20, 26 etc.) ; le même plan donne également à voir, sur une route dévastée par la guerre, des « flaques sales » (ibid.) dont la nature exacte reste indéterminée : « huile, sang ? » (ibid.) ; le plan II) doit montrer un personnage très gris (le Conventionnel à cheval, cf. infra) « sans détails, plutôt silhouetté, comme dans du brouillard » (SRF, 12) ; les cavaliers qui apparaissent dans le plan IV) se réduisent à « de hautes silhouettes sombres, des taches indistinctes » (SRF, 13), etc. Compte tenu de tout cela, je m’attacherai à expliquer comment le scénario de La Route des Flandres transpose au niveau filmique la poétique de l’indétermination qui sous-tend tout le roman. Pour ce faire, je me focaliserai sur deux points : l’intrication des différents épisodes narratifs, le décentrement du point de vue projeté sur le référent fictionnel.
« Tous les éléments du texte [...] sont toujours présents » : l’intrication des différents épisodes narratifs
(a) Un projet compositionnel holistique
4La Route des Flandres est structurée autour de deux séquences narratives de base qui s’interpénètrent : dans le roman comme dans le film, leur contenu thématique (par ailleurs identique) est exposé de façon non linéaire, à la manière d’un puzzle dont les pièces se mettent peu à peu en place au fil des pages. La première (S1) porte sur l’histoire du héros (Georges) : quand la guerre éclate, celui-ci se trouve mobilisé dans un escadron de cavalerie commandé par le capitaine de Reixach, un parent éloigné de la mère de Georges. Après que l’escadron du capitaine a été anéanti dans une embuscade, Georges assiste à sa mort sur une route de campagne : avançant au pas sur son cheval, ce qui en fait une cible facile, Reixach est abattu par un tireur embusqué derrière une haie. Une fois fait prisonnier, Georges cherche, avec l’aide de son ami Blum, à reconstituer le contexte exact de la mort du capitaine : pourquoi ce dernier n’a-t-il pas pris le trot sur la route où il fut tué ? Georges en arrive à soupçonner que le capitaine, trompé selon certaines rumeurs par sa jeune épouse Corinne avec leur jockey Iglésia, a choisi un suicide « maquillé en accident » (RF, 14). Même si Iglésia lui-même confirme qu’il était l’amant de Corinne, il s’avère impossible de dire en définitive si son témoignage est crédible, et donc si le capitaine a délibérément cherché sa mort. Après la guerre, Georges rencontre Corinne, et passe avec elle une nuit d’amour physique, au terme de laquelle elle le quitte sans avoir apporté aucun éclaircissement à toute l’histoire.
5La deuxième séquence (S2) porte sur l’histoire d’un ancêtre de Georges et du capitaine de Reixach, le Conventionnel. Voici la teneur de cette histoire, telle qu’elle a été narrée à Georges par sa mère. Le Conventionnel, un noble ayant voté l’exécution de Louis XVI, se voit confier le commandement d’un corps expéditionnaire pour mener une campagne militaire en Espagne. Piteusement défait par les Espagnols, il rentre chez lui, et l’on retrouve son cadavre, nu (selon la légende familiale), une balle dans la tête. Cette mort est soit un suicide soit un assassinat : il se peut effectivement que, trompé par sa femme, Virginie, avec un palefrenier, il les ait pris tous les deux en flagrant délit au moment de son retour, le palefrenier le tuant alors d’un coup de pistolet. Là encore, il est impossible de trancher entre les deux versions.
6S1 et S2 ont une caractéristique commune, qui contribue de manière décisive à la mise en place d’un univers fictionnel référentiellement indéterminé : du fait de l’existence de deux versions contradictoires, elles sont instables. Le « contenu » de l’intrigue du roman n’est jamais définitivement établi, puisqu’il se constitue de façon performative, au fur et à mesure que le texte progresse, par les héros eux-mêmes, Georges et Blum avançant successivement diverses hypothèses sur ce qui s’est « réellement » passé (cf. fig. 1). S1 et S2 sont construites chacune autour de deux alternatives majeures, qui peuvent être synthétisées dans une double question : la mort des deux Reixach (le Conventionnel et le capitaine) était-elle un suicide ou non ? Étaient-ils ou non trompés par leurs femmes respectives, Virginie et Corinne ? Il est impossible d’apporter une réponse définitive et univoque à ces deux questions... Par ailleurs, au fur et à mesure que progresse le roman, on se rend compte que les deux séquences tendent de plus en plus à se contaminer, essentiellement de deux façons : soit parce qu’on projette le contenu de S1 sur S2 (Blum postulant que le Conventionnel était trompé par son épouse tout comme le capitaine par la sienne), soit parce qu’on recourt (dans certaines portions textuelles) à des formes pronominales ambiguës et des tournures amphibologiques qui peuvent se référer indifféremment aux deux couples. L’intrication de S1 et de S2 est parachevée par la mise en place d’un réseau extrêmement dense de corrélations formelles et thématiques, qui constituent aux yeux de Simon une composante sine qua non du travail de stylisation : ce travail consiste avant tout à développer entre les composantes de ses ouvrages un système de « correspondances », d’« échos », d’« interférences » ou de « convocations2 », qui transforme ses textes en un « bloc indivisible3 ». Celles qui se développent dans le texte de La Route des Flandres permettent de relier entre elles ses composantes (en contiguïté ou à distance) par le biais de dispositifs stylistiques très variés : syllepses de sens, réactivations étymologiques, paronomases et homonymies en tous genres, systèmes analogiques complexes etc. De la sorte, le récit se déploie en fonction d’un projet compositionnel délibérément holistique, puisque les différents consituants textuels ne sont jamais isolables de la totalité qui les englobe. Dans une conférence de 1978, Simon attire ainsi l’attention de son auditoire sur l’importance d’une remarque du formaliste Russe Iouri Tynianov : « J’appelle fonction constructive d’un élément de l’œuvre littéraire comme système, sa possibilité d’entrer en corrélation avec les autres éléments du même système et par conséquent avec le système tout entier4 », en insistant sur le fait qu’elle transforme l’œuvre littéraire en « un vaste ensemble de rapports et de jeux de miroirs5 ». C’est très précisément cette stratégie discursive qui est appliquée dans La Route des Flandres, comme Simon l’explique en (4) :
(4) Tous les éléments du texte [La Route des Flandres] [...] sont toujours présents. Même s’ils ne sont pas au premier plan, ils continuent d’être là, courant en filigrane sous, ou derrière, celui qui est immédiatement lisible, ce dernier, par ses composantes, contribuant sans cesse à rappeler les autres à la mémoire. (C. Simon, « La fiction mot à mot », in Jean Ricardou & Françoise van Rossum-Guyon dirs, Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, Paris, U.G.É., t. II, Pratiques, 1972, pp. 73-97, p. 89 ; italiques de Simon)
(b) Un réseau de corrélations formelles et thématiques
7De façon prévisible, on retrouve donc ce « fonctionnement globalisant6 » dans le scénario tiré du roman, même si son auteur a un peu simplifié le dispositif narratif en restreignant la palette des nuances ontologiques et en rendant le conflit entre les différentes variantes narratives plus frontal (cf. fig. 2).
8Pour tout dire, Simon tente d’exploiter la dimension pluricodique du discours filmique pour générer toutes sortes de corrélations formelles et thématiques, en jouant à la fois sur des effets textuels, sonores et visuels. Voici donc les effets en question :
9¤ Recours au match cut. Le match cut, faut-il le rappeler, est un raccord entre deux plans reposant sur un rapprochement analogique (qu’il soit d’ordre visuel, sonore ou discursif). Exemple : les dernières scènes de La Mort aux trousses (1959) : Roger, le protagoniste du film de Hitchcock, retient par le bras la ravissante Eve, qui s’écraserait sinon au pied du mont Rushmore. On le voit ensuite en train de l’attirer à lui dans une couchette de train lors de leur lune de miel…
Extrait n° 1 : La Mort aux trousses, match cut (https://www.youtube.com/watch?v=mPoxt-tcFqA)
10Or, et c’est tout sauf un hasard, on trouve toutes sortes de match cuts dans le scénario de La Route des Flandres : ceux-ci sont systématiquement utilisés pour intriquer entre elles les deux séquences narratives de base, ou bien des épisodes différents appartenant à la même séquence. Ainsi par exemple, dès le début du scénario, un match cut sonore permet d’articuler le plan IV du générique et le premier plan du film, montrant respectivement : (i) l’escadron du capitaine de Reixach avançant sur une route dans la nuit ; (ii) Georges et Blum enfermés dans un wagon de prisonniers, après avoir été capturés une fois le capitaine abattu. La transition entre les deux plans est assurée très précisément par une sorte de fondu-enchaîné sonore, comme celui qui crée une équivalence entre le bruit des hélicoptères et celui du ventilateur au début de Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) :
(5) Le crépitement des sabots [des chevaux sur la route] s’est peu à peu fondu, transformé en bruit de roues de chemin de faire cognant régulièrement aux jointures des rails. (SRF, 13)
11Inutile de préciser ici que le match cut est discrètement redoublé sur le plan sémantique par une mise en abyme, les « jointures des rails » figurant la jointure entre les deux plans ! Les match cuts de ce genre génèrent des effets de « coprésence » en estompant les limites entre les différents plans, ce qui entrave (voire interdit) tout découpage du film en entités « claires et distinctes ». Voilà pourquoi les match cut sonores peuvent même fournir l’équivalent filmique des portions textuelles ambiguës permettant d’intriquer dans le roman des épisodes narratifs a priori distincts. C’est ce qui se passe par exemple dans le texte (6), où l’on évoque à la fois : (i) un fou en train de crier nuitamment dans le camp de prisonniers où se trouvent Georges et Iglésia ; (ii) Corinne et Georges en train de coïter dans une chambre d’hôtel après la guerre.
(6) […] [A] je pouvais les voir [les gardiens du camp], voir leurs ombres noires allant et venant silencieusement dans l’allée centrale […], sa voix me parvint de sous son manteau étouffée furieuse disant Si j’étais eux j’y foutrais un bon coup de crosse sur la gueule alors il arrêterait peut-être de nous emmerder il est foutu de brailler comme ça sans arrêt toute la nuit, [B] hurlant sans fin sans but dans les ténèbres, [C] hurlant puis brusquement elle cessa dénoués nous gisions comme deux morts essayant sans y parvenir de reprendre notre souffle [D][…]… (RF, 297-298 ; je délimite)
12Ici, le segment BC est une « zone amphibologique7 » permettant d’imbriquer deux chronotopes différents. Si on le rattache à ce qui précède, il renvoie au prisonnier fou qui hurle enfermé par ses geôliers dans une porcherie, quelque part au nord du Rhin pendant la guerre ; si on le rattache à ce qui suit, il renvoie à Corinne qui se laisse aller dans une chambre d’hôtel, après la guerre. Or, on obtient un effet stylistique équivalent quand Simon articule deux plans successifs de son scénario autour du même son : dans le plan 222), on voit Georges étalé de tout son long dans un « fossé herbu » (SRF, 82) au moment où son escadron est pris dans l’embuscade ennemie ; dans le plan 223), on le retrouve après la guerre, la tête enfouie dans les aisselles de Corinne avec qui il est en train de faire l’amour. En effet, la transition entre les deux plans est assurée par un match cut sonore :
(7a) Bruit très fort de deux respirations rapides. (ibid.)
(7b) Même bruit haletant de deux respirations. (ibid.)
13En (7a), le bruit évoqué est celui des respirations de Georges et d’Iglésia, couché à ses côtés dans le fossé ; en (7b), il s’agit des respirations de Georges et de Corinne, le bruitage commun aux deux plans devenant dès lors l’équivalent de la formule amphibologique « hurlant sans fin sans but dans les ténèbres » en (6). À cela, on ajoutera évidemment un match cut visuel, puisque la transition entre le plan 222) et le plan 223) repose aussi sur un deuxième rapprochement analogique : les images de Georges la tête enfouie dans le fossé, puis dans les aisselles de Corinne suggèrent de façon assez peu discrète un cunnilingus, comme le confirme la lecture du roman.
(8) […] en arrivant elle [l’herbe] était encore vierge impolluée alors je me jetai par terre mourant de faim pensant Les chevaux en mangent bien pourquoi pas moi j’essayai de m’imaginer me persuader que j’étais un cheval, je gisais mort au fond du fossé [...] et alors ce serait l’herbe qui se nourrirait de moi […] et après tout il n’y aurait pas grand’chose de changé, sinon que je serais simplement de l’autre côté de sa surface comme on passe de l’autre côté d’un miroir [...] là-haut elle continuerait à croître toujours indifférente et verte comme dit-on les cheveux continuent à pousser sur les crânes des morts la seule différence étant que je boufferais les pissenlits par la racine bouffant là où elle pisse suant nos corps emperlés exhalant cette âcre et forte odeur de racine [...] (RF, 291)
14Inutile de préciser ici que l’enchaînement entre les plans 222) et 223), mais aussi la description alternée du cunnilingus et du pâturage en (8) sont autant de manifestations de la même nécessité formelle : elles découlent de la matrice stylistique brouter la touffe, qui oriente dans les deux cas le déploiement du récit en fonction d’un préconstruit discursif, conformément aux indications fournies par Simon à ce sujet.
(9a) […] [C]e que la langue me force à dire, quand j’écoute ses propositions, c’est toujours beaucoup mieux que ce que je "voulais dire"… (C. Simon, « Un homme traversé par le travail », entretien avec Alain Poirson et Jean-Paul Goux, La Nouvelle Critique, 105, juillet 1977, pp. 32-44, p. 33)
(9b) […] [C]elui qui travaille la langue est en même temps travaillé par elle […]. (ibid., p. 36 ; italiques de Simon)
15¤ Splits audio / vidéo. Le split audio/vidéo est une technique permettant de faire débuter le son d’un plan avant de voir l’image (J-cut), ou bien de faire continuer le son après que le plan a disparu (L-cut). Martin Scorsese l’utilise par exemple dans Le Loup de Wall Street (2013), pour assurer par le biais d’un J-cut la transition entre deux plans non contigus dans l’espace-temps diégétique (Jordan Belfort regardant un écran électronique, puis Mark Hanna qui chantonne dans un restaurant en se frappant le torse).
Extrait n° 2 : Le Loup de Wall Street, J-cut (https://www.youtube.com/watch?v=9ikSfs9LETc)
16Claude Simon met à l’honneur le procédé dans son scénario, dans la mesure où il permet de brouiller avantageusement les limites entre des scènes différentes. Ainsi par exemple la transition entre les plans 2) (Georges et Blum enfermés dans le wagon de prisonniers) et 3) (Georges dans une chambre d’hôtel aux côtés de Corinne) est assurée par un L-cut : le bruit des roues du train contre les rails, qui résonne tout au long du plan 2), se poursuit sans discontinuer dans le plan 3) tant que la caméra effectue un panoramique descendant dans la chambre, et s’arrête à la fin du panoramique (SRF, 14-15). On obtient ainsi un équivalent filmique approximatif de la zone amphibologique qui permet d’intriquer les deux scènes dans le roman, à savoir le segment BC du texte (10) :
(10) […] [A] poussant sans trêve en elle fondant maintenant ouverte comme un fruit une pêche jusqu’à ce que ma nuque éclate le bourgeon éclatant tout au fond d’elle l’inondant encore et encore l’inondant, inondant sa blancheur jaillissant l’inondant, […] le cri jaillissant sans fin de sa bouche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien sourds tous les deux tombés inanimés sur le côté […] [B] puis peu à peu je commençai à voir de nouveau, distinguer le rectangle de la fenêtre ouverte et le ciel plus clair et une étoile puis une autre et une autre encore, diamantines froides immobiles tandis que respirant péniblement j’essayais de dégager une de mes jambes prise sous le poids de nos membres emmêlés nous étions comme une bête apocalyptique à plusieurs têtes plusieurs membres gisant dans le noir, je dis Quelle heure peut-il être ? [C] et lui Qu’est-ce que ça peut faire qu’est-ce que tu attends Le jour ? qu’est-ce que ça changera Tu as tellement envie de voir nos sales gueules ? [D] […] (RF, 329-330 ; je délimite)
17¤ Plateaux discursifs multistables. La multistabilité peut être sommairement définie comme la perception simultanée de plusieurs phénomènes différents à partir d’un seul et unique stimulus8 : ce dernier se présente à ce titre comme un « objet ambigu », dont les propriétés dépendent constitutivement du point de vue observationnel que l’on projette sur lui. L’exemple canonique de perception multistable est fourni par le célèbre « canard-lapin » (fig. 3) : un seul stimulus visuel (le dessin ci-dessous) renvoie à deux images mentales différentes, celle d’un canard, celle d’un lapin, la perception fluctuant sans cesse entre les deux. Les oscillations perceptuelles liées aux spécificités des objets ambigus mettent à mal le découpage cartésien du donné phénoménal en représentations « claires et distinctes », dans la mesure où elles brouillent constamment les limites entre identité et différence : ceci apparaît encore plus clairement quand on examine les « séries de Fisher », représentant un objet qui se transforme graduellement en un autre (cf. fig. 4). Or, comme l’a brillamment montré Mathilde Vallespir9, le concept de multistabilité peut avantageusement être transposé dans le domaine de la stylistique (littéraire ou non), quand on a affaire à des dispositifs textuels complexes générant des ambivalences et des réversibilités sémantiques… M. Vallespir parle à ce sujet de « plateaux discursifs multistables10 », et c’est tout sauf un hasard si les agencements de ce genre sont systématisés dans certains romans simoniens comme La Route des Flandres, Histoire ou La Bataille de Pharsale11. Or, il en va de même dans le scénario de La Route des Flandres : j’en veux pour preuve un dialogue plein de tact entre Iglésia et Blum, où Corinne se voit assimilée à la jument que son mari a tenu à monter en compétition hippique à la place d’Iglésia (peut-être pour affirmer symboliquement sa préséance par rapport à son jockey, mais sans parvenir finalement au résultat escompté : il sera classé deuxième).
(11) 95) [A] […] Blum :
— Oh bon dieu ! Tu l’as baisée ou pas ?
96) Gros plan d’Iglésia qui jette rapidement sur Blum et Georges un regard à la fois gêné, soupçonneux et furieux. Il baisse de nouveau la tête […], disant à la fin ou plutôt maugréant :
— Oh ! C’est-à-dire… C’est-à-dire c’était pas moi : c’était elle. [B] Et puis ç’a été de sa faute à lui. [C] J’ai jamais compris pourquoi il a voulu monter cette pouliche. C’est pas qu’il montait mal, mais avec elle, ça allait pas. [D] Elle lui avait déjà dérobé à l’entraînement. Alors… [E] (SRF, 40 ; je délimite)
18Ici, on a affaire à un plateau discursif multistable « en série de Fisher », puisqu’on passe graduellement de Corinne à la jument rétive ! Dans le segment AB, il est question de la seule Corinne (tout comme on identifie uniquement le gitan dans le dessin 1 de la fig. 4). Le segment BC est une « zone grise », irréductiblement amphibologique, puisqu’il y a indiscernabilité totale entre Corinne et la jument (comme entre le gitan et la fille au miroir dans le dessin 8 de la fig. 4) : rattaché à sa gauche, le segment renvoie à Corinne et suggère que si celle-ci trompe le capitaine avec Iglésia, c’est son mari qui en est responsable, sans aucun doute parce qu’il est incapable de la satisfaire sexuellement ; rattaché à sa droite, il renvoie à la jument que le capitaine n’arrive pas à maîtriser. Le segment CD renvoie prioritairement à la jument, comme en témoignent les formules « monter cette pouliche » et « c’est pas qu’il montait mal » (on imagine mal Iglésia traiter Corinne de « pouliche » et évaluer les performances sexuelles de son ancien patron !) ; ceci étant dit, toutefois, dans « avec elle, ça allait pas » la figure de Corinne (peu attirée sexuellement par le capitaine) apparaît en filigrane, un peu comme on entr’aperçoit encore assez nettement le gitan à travers la fille au miroir dans le dessin 11 de la fig. 4. Enfin, dans le segment DE, il est question de la seule jument, tout comme on ne voit plus que la jeune fille au miroir dans le dessin 15 de la fig. 4. Bien entendu les dispositifs discursifs de ce genre (qui se multiplient dans le scénario de La Route des Flandres, mais aussi dans le roman) génèrent des effets très puissants d’intrication référentielle à distance, tout en transformant les personnages en entités non comptables : ainsi, en (11), on n’a plus Corinne d’une part et la jument de l’autre, mais (si l’on peut s’exprimer ainsi) de la Corinne et de la jument, le « dosage » entre les deux ne cessant de varier au fil des mots…
19¤ Montages parallèles. Le montage parallèle permet d’articuler des plans montrant des scènes qui ne se déroulent pas simultanément (comme dans le cas du montage alterné), mais font l’objet d’un rapprochement analogique quelconque : ainsi par exemple, dans Octobre de Sergueï Eisenstein (1927), on montre simultanément au spectateur les membres du gouvernement Kerenski et… le paon-horloge du musée de l’Ermitage pour souligner la fatuité insondable et l’hétéronomie des kerenskistes, censés être des pantins téléguidés par le grand capital aux yeux des bolchéviques qui leur succéderont au pouvoir.
Extrait n° 3 : Octobre, montage parallèle (https://www.youtube.com/watch?v=hWWDl3_8iOM)
20Dans le scénario de La Route des Flandres, Simon recourt au montage parallèle pour générer toutes sortes de corrélations analogiques entre des épisodes narratifs a priori sans rapport entre eux. C’est ce qui se passe par exemple à hauteur des plans 227)-228) :
(12) 227) De nouveau le visage de Georges dans l’aisselle de Corinne comme au plan 223.
228) La tête du cheval mort grouillante de mouches. (SRF, 83)
21Ici, le montage parallèle crée une équivalence entre Georges et le cheval mort : d’une importance conceptuelle et stylistique cruciale (pour des raisons qui apparaîtront tout à l’heure), cette équivalence apparaît plus d’une fois dans le roman, en (8) ou encore en (13) par exemple :
(13) […] toujours couché [Georges] dans le fossé, attentif, raide, maintenant complètement insensible et paralysé de crampes, et aussi immobile que la carne morte, le visage parmi l’herbe nombreuse, la terre velue, son corps tout entier aplati, comme s’il s’efforçait de disparaître entre les lèvres du fossé, se fondre, se glisser, se faufiler tout entier par cette étroite fissure pour réintégrer la paisible matière (matrice) originelle […] (RF, 274-275)
22Comme on le voit, le déploiement du récit dans La Route des Flandres repose en grande partie sur des transferts analogiques de toutes sortes, qui rendent les composantes de la diégèse « textuellement indispensables12 ». En l’occurrence, dans le roman, le rapprochement entre Georges couché dans le fossé et le cheval mort sous (13) rend textuellement indispensables les projections mentales du personnage dans la scène du cunnilingus en (8) : Georges se voit à la place du cheval mort alors qu’il est train de goûter aux charmes de Corinne, c’était écrit pour ainsi dire ! Or, le recours systématique au montage parallèle dans le film répond à la même finalité, puisqu’il contribue de façon décisive à ancrer le déroulement de la diégèse dans une logique purement formelle qui constitue aux yeux de Simon la quintessence même d’une fiction stylisée digne de ce nom. Ainsi par exemple un deuxième montage parallèle associe Corinne à un cheval, au moment où elle quitte la chambre d’hôtel qu’elle a partagée avec Georges :
(14) 255) Travelling des jambes de Corinne marchant dans le couloir. Claquement des talons.
256) Travelling : jambes de chevaux au pas. Le piétinement des sabots remplace le claquement des talons. (SRF, 90)
23Bien entendu, cette équivalence, soulignée par un match cut sonore (claquement des talons piétinement des sabots), prolonge le rapprochement entre Corinne et la jument de course esquissé sous (11) ! De la sorte, la mise en scène suggère que ces deux composantes de la diégèse ne sont pas isolables l’une de l’autre, comme si elles étaient consubstantielles en quelque sorte : on est là encore aux antipodes d’un découpage cartésien du monde en représentations « claires et distinctes »… Mieux encore, la corrélation qui émerge entre (11) et (14) engendre un macrosystème analogique qui se referme spectaculairement en (15), juste après (14) :
(15) 257) Gros plan du visage sanglant et renversé de Georges13 sur le bord du lit. Il dit :
— Mais ce n’était même pas ma jument que je montais. C’était celle d’un mort. (ibid.)
24On l’aura compris, au vu de (11), (13) et (14) il était formellement indispensable que Georges perde son propre cheval et monte la jument d’un mort ! Si Corinne est l’équivalent de la jument de course, qu’elle se fait « monter » par Georges et que celui-ci s’apparente à un cadavre, le cheval qu’il récupère à l’issue de l’embuscade est forcément la jument d’un cavalier mort, c’était écrit là encore… Du reste, la chose était d’autant plus inéluctable que Georges monte la jument d’un mort à double titre : il est comme anéanti lui-même, et de plus il prend momentanément auprès de Corinne la place de son défunt mari. Bref, à l’instar du roman dont il est l’émanation, le scénario de La Route des Flandres se présente comme un « circuit fermé14 » où l’on peut suivre plusieurs parcours sémantiques différents qui s’entrecroisent, conformément aux indications fournies par Simon dans sa célèbre préface à Orion aveugle (1970) :
(16) Une épingle, un cortège, une ligne d’autobus, un complot, un clown, un État, un chapitre n’ont que (c’est à dire ont) ceci de commun : une tête. L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent.
Chaque mot en suscite (ou en commande) plusieurs autres, non seulement par la force des images qu’il attire à lui comme un aimant, mais parfois aussi par sa seule morphologie, de simples assonances qui, de même que les nécessités formelles de la syntaxe, du rythme et de la composition, se révèlent souvent aussi fécondes que ses multiples significations.
C’est ainsi qu’ont été écrits La Route des Flandres, Le Palace, et plus encore Histoire [...]. Et voici que ce sentier ouvert par Orion aveugle me semble maintenant devoir se continuer quelque part. Parce qu’il est bien différent du chemin que suit habituellement le romancier et qui, partant d’un « commencement » aboutit à une « fin ». Le mien, il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un voyageur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou guidé ?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et qu’il croit reconnaître, ou, au contraire, les différents aspects du même lieu, son trajet se recoupant fréquemment, repassant par des places déjà traversées, comme ceci
et il peut même arriver qu’à la « fin » on se retrouve au même endroit qu’au « commencement ». Aussi ne peut-il avoir d’autre terme que l’épuisement du voyageur explorant ce paysage inépuisable. (OA, [9]-[13])
25¤ Projections d’une séquence narrative sur une autre. On relève également dans le scénario de La Route des Flandres un « échange de propriétés » purement holistique entre la séquence de Georges et celle du Conventionnel, chacune se projetant sur l’autre de manière ontologiquement transgressive. Ainsi, au début du plan 33), on voit Georges enfant cadré par la caméra qui effectue ensuite un panoramique aboutissant… au cadavre du Conventionnel15, censé s’être suicidé plus d’un siècle avant la naissance de Georges ! De façon symétrique et inverse, au moment où de Reixach se fait abattre par un franc-tireur ennemi sous les yeux de Georges, celui-ci voit apparaître à sa place, dans quatre plans successifs [35)39)], le cadavre du Conventionnel adossé contre une haie, « en costume de chasse Louis XVI » (SRF, 27)… Sans le savoir encore en 1961, Simon transpose ainsi sur le plan narratif la célèbre définition chklovskienne de l’image verbale, qui pourrait être utilisée telle quelle pour décrire la construction narrative de La Route des Flandres : « le but de l’image […] représente le transfert d’un objet de sa perception habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception16 ». Et de fait, il ne cessera de se référer à cette définition dans ses textes théoriques (interviews et conférences) postérieurs à 196517, en lui attribuant une importance décisive. Comme il le précise notamment (après avoir cité Chklovski) dans une conférence de 1980, le « fait littéraire » est ce qui permet, « par le seul pouvoir de la langue18 », de faire en sorte qu’un objet quelconque se trouve « arraché à son contexte spatial et temporel dans le monde quotidien […] pour être transporté dans un cadre aux tout autres dimensions19 » : les projections interséquentielles observables dans le scénario de La Route des Flandres ne sont qu’une transposition ante litteram de cette conception de l’écriture sur le plan filmique.
« La Route des Flandres est la mort de Georges » : éclatement identitaire et décentrement du point de vue
(a) Une ontologie de la non-récognition : la rencontre entre Georges et le cheval mort
26La poétique de l’indétermination mise en œuvre dans La Route des Flandres se manifeste également à travers un décentrement systématisé du point de vue, qui s’avère impossible à unifier dans le roman du fait que Simon recourt à un compactage extraordinairement complexe de perspectives énonciatives hétéroclites directement inspiré de la peinture cubiste20. Pour comprendre ce qui va suivre, il importe ainsi de rappeler que La Route des Flandres n’est pas « un seul et unique monologue remémoratif » comme le pensait jadis Dorrit Cohn21 : plus des deux tiers du roman sont écrits à la troisième personne ! De ce fait, contrairement à une doxa critique assez largement répandue, il n’est pas réductible à un point de vue22 unitaire qui serait celui de Georges, comme l’affirme absurdement Dominique Viart23 : on a affaire en réalité à une alternance entre narration homodiégétique et narration hétérodiégétique articulée autour de six énallages de personne (de la P1 à la P3 et vice versa). Ces énallages surviennent à intervalles réguliers, et trouvent leur origine dans la description du cheval à moitié décomposé qui s’offre au regard de Georges dès les premières pages : le passage est d’une importance absolument décisive pour comprendre le fonctionnement du roman et du scénario qui en est issu, je vais devoir donc m’y attarder un bref instant.
(17) [...] et ce dut être par là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou après l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demi-sommeil, cette sorte de vase marron dans laquelle j’étais pour ainsi dire englué, et peut-être parce que nous dûmes faire un détour pour l’éviter, et plutôt le devinant que le voyant : c’est-à-dire (comme tout ce qui jalonnait le bord de la route : les camions, les voitures, les valises, les cadavres) quelque chose d’insolite, d’irréel, d’hybride, en ce sens que ce qui avait été un cheval (c’est-à-dire ce qu’on savait, ce qu’on pouvait reconnaître, identifier comme ayant été un cheval) n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue — Georges se demandant sans exactement se le demander, c’est-à-dire constatant avec cette sorte d’étonnement paisible ou plutôt émoussé, usé et même presque complètement atrophié par ces dix jours au cours desquels il avait peu à peu [...] abandonné une fois pour toutes cette position de l’esprit qui consiste à chercher une cause ou une explication logique à ce que l’on voit ou ce qui vous arrive : donc [...] constatant seulement que quoiqu’il n’eût pas plu depuis longtemps [...] le cheval ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert [...] d’une boue liquide et gris-beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre [...] ; Georges le regardant tandis qu’il faisait machinalement décrire à sa monture un large demi-cercle pour le contourner [...] Il le vit lentement pivoter au-dessous de lui, comme s’il avait été posé sur un plateau tournant (d’abord au premier plan, la tête renversée, présentant sa face inférieure, fixe, le cou raide, puis insensiblement, les pattes repliées s’interposant, masquant la tête, puis le flanc maintenant au premier plan, la blessure, puis les membres postérieurs en extension, collés l’un à l’autre comme si on les avait ligotés, la tête réapparaissant alors, tout là-bas derrière, dessinée en perspective fuyante, les contours se modifiant d’une façon continue, c’est-à-dire cette espèce de destruction et de reconstruction simultanées des lignes et des volumes (les saillies s’affaissant par degrés tandis que d’autres reliefs semblent se soulever, se profilent, puis s’affaissent et disparaissent à leur tour) au fur et à mesure que l’angle de vue se déplace [...]...24 (RF, 29-32 ; je souligne)
27Cette description a laissé perplexe plus d’un critique, étant donné qu’elle soulève au moins deux problèmes : tout d’abord, d’où vient la fascination manifeste de Georges pour cet étrange « objet » qu’est le cadavre du cheval ? et ensuite, qu’est-ce qui motive l’énallage de personne (« je le vis » « Georges se demandant »), qui vient briser pour la première fois dans le récit l’unité du PDV et survient de surcroît au beau milieu d’une phrase ?
28La confrontation entre Georges et le cheval mort se trouve en fait, de l’aveu même de Claude Simon, au cœur du dispositif narratif mis en place dans son roman (cf. fig. 5). Comme je l’ai montré dans le détail ailleurs25, elle doit faire l’objet d’une lecture purement philosophique : elle permet à Simon de montrer que son personnage évolue dans un univers qui n’est plus réductible aux schémas cognitifs hérités de la philosophie rationaliste des Lumières, ouvertement tournés en dérision du reste dans La Route des Flandres26.
29En termes philosophiques, la description du cheval mort constitue (consciemment ou pas) une tentative de déconstruire toute la théorie kantienne de la connaissance. Ceci n’a sans doute rien d’étonnant, puisque Claude Simon a eu tout loisir de méditer sur l’œuvre de Kant lorsqu’il se trouvait dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne :
(18) It took being a prisoner for me to read Kant and Spinoza, not because I chose to, but because that was what fell into my hands. (C. Simon, « Claude Simon », in Lois Oppenheim dir., Three decades of the French New Novel, Urbana/Chicago, University of Illinois Press, 1986, pp. 71-86, p. 72)
30Dans la description du cheval mort, il s’attaque plus précisément à la pierre angulaire du système de Kant : la corrélation nécessaire entre unité de l’objet et unité du sujet, ou, si l’on veut, la mise en place d’« une forme de l’objet qui réfléchit l’identité subjective27 ». Je rappelle rapidement d’où vient la corrélation entre unité de l’objet et unité du sujet dans la théorie kantienne de la connaissance : d’après Kant, les différentes représentations qui nous sont fournies par notre intuition se présentent comme un pur divers unifié par le biais des catégories de la connaissance (unité, pluralité, causalité, substance, réalité, négation etc.). Les catégories de la connaissance sont définies donc comme des « principes de la récognition du divers28 ». C’est cette « récognition du divers » qui permet de lier dans une série de représentations unitaires le divers de notre intuition, comme le montre a contrario l’image célèbre du « lourd cinabre » :
(19) Si le cinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd, si un homme se transformait tantôt en une figure animale, tantôt en une autre, si dans un long jour la campagne était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace et de neige, mon imagination empirique ne pourrait jamais trouver l’occasion de recevoir dans la pensée le lourd cinabre avec la représentation de la couleur rouge [...]. (I. Kant, Œuvres philosophiques, op. cit., p. 1407)
31Or, la réduction du divers à une unité, ou synthèse, est un acte de spontanéité de l’entendement qui ne peut être effectué que par un sujet conscient de sa propre identité :
(20) Un divers, contenu dans une intuition que j’appelle mienne, est représenté par la synthèse de l’entendement comme appartenant à l’unité nécessaire de la conscience de soi, et cela arrive par le moyen de la catégorie. (id., p. 861 ; italiques de Kant)
32Bref, un objet donné ne peut être reconnu en tant que tel que s’il est perçu comme une détermination du « moi identique » (id., p. 1427) de celui qui l’observe. On comprend dès lors que tout le système de Kant est fondé sur une corrélation entre unité de l’objet observé et unité du sujet qui l’observe, l’une n’étant nécessairement que le corollaire de l’autre et vice versa.
33Or, le cheval mort apparaît justement comme un « objet » non réductible à une unification par le biais des catégories kantiennes. Il se présente aux yeux de Georges non point comme une substance permanente et immédiatement reconnaissable, mais comme un pur « divers » qui lui est fourni par son intuition : « ce qui avait été un cheval (c’est-à-dire ce qu’on savait, ce qu’on pouvait reconnaître, identifier comme ayant été un cheval) n’était plus à présent qu’un vague tas de membres, de corne, de cuir et de poils collés, aux trois quarts recouvert de boue ». Je rappelle ici que la substance kantienne est le fondement de notre appréhension du divers phénoménal : il s’agit de « quelque chose qui est toujours » (id., p. 920 ; italiques de Kant) et qui constitue le support immuable de la part variable des phénomènes : que ma femme se teigne les ongles en bleu, en vert ou en rose (part variable), elle reste toujours la même personne, à savoir… ma femme (support permanent). La substance est donc ce qui persiste dans tout changement des phénomènes (id., p. 918-919), « le permanent, comme substrat de tout ce qui change » (id., p. 937 ; italiques de Kant). Le cheval mort n’est justement pas réductible à une substance unitaire et permanente au sens kantien du terme, comme le montre plus que tout la précision décisive que son cadavre, à mi-chemin entre l’animal et le minéral, a subi « une sorte de transmutation ou de transsubstantiation accélérée » (RF, 117).
34À partir de là, tout le fonctionnement de la théorie kantienne de la connaissance se trouve brutalement inversé, puisqu’on passe d’une ontologie axée sur la récognition à une ontologie de la non-récognition : dans la description du cheval, le moi narrant se trouve confronté à un « je-ne-sais-quoi » non susceptible d’une représentation unitaire par le biais des catégories de la connaissance ; dès lors, en toute logique, il vole à son tour en éclats et disparaît puisque l’unité postulée de l’objet qui s’offre à son regard ne faisait que réfléchir l’unité de sa propre identité. Les conséquences de cet anéantissement sont immédiates : au moment précis où Georges, le narrateur à la P1, aperçoit le cheval mort, le récit passe sans autre forme de procès de la première à la troisième personne…
35La disparition de Georges en tant que sujet conscient de lui-même est effectiement évoquée par Simon dans une de ses interviews : Simon explique ainsi que « La Route des Flandres est la mort de Georges29 » ― affirmation éminemment énigmatique, puisque Georges ne meurt pas dans le texte ! Une telle déclaration montre on ne peut plus clairement que le véritable enjeu du roman n’est pas la restitution des souvenirs de Georges mais la destruction de son identité, qui vole en éclats et disparaît. En témoigne d’emblée la première épigraphe, due à Léonard de Vinci :
(21) Je croyais apprendre à vivre, j’apprenais à mourir. (Léonard de Vinci, Les Carnets de Léonard de Vinci, trad. de l’anglais et de l’italien par Louise Servicien, Paris, Gallimard, coll. « Tel », tome I, 1987 [11942], p. 68)
36De façon symptomatique, le texte insiste à plusieurs reprises sur le fait que Georges ne se reconnaît pas lui-même dans le miroir et/ou endosse le point de vue du mort :
(22a) [...] et ceci : quatre baguettes en bois d’un jaune couleur d’urine [...], leurs extrémités taillées en biseau dépassant les angles de la glace dont les quatre côtés encadraient un visage qu’il n’avait jamais vu, maigre, les traits tirés, les yeux bordés de rouge et les joues couvertes d’une barbe de huit jours, puis il pensa : "Mais c’est moi", restant à regarder ce visage d’inconnu [...]. (RF, 124-125)
(22b) [...] je gisais mort au fond du fossé dévoré par les fourmis [...] (RF, 291)
(22c) [...] morts elle [Corinne] et moi assourdis par le vacarme de notre sang se ruant refluant en grondant dans nos membres [...] (RF, 298)
(22d) [...] des chevaux attelés, pas montés, ce n’était pas le mien que je montais mais celui d’un inconnu mort sans doute [...] (RF, 349)
(22e) […] alors j’éloignai le miroir, mon ou plutôt ce visage de méduse basculant s’envolant comme aspiré par le fond ombreux marron de la grange, disparaissant avec cette foudroyante rapidité qu’imprime aux images reflétées le plus petit changement d’angle […]… (RF, 48)
37Du reste, cette désagrégation concomitante du Sujet et de l’Objet avait été entr’aperçue par trois des commentateurs les plus perspicaces de l’œuvre simonienne, Michel Deguy, Serge Doubrovsky et Catherine Rannoux. Pour Doubrovsky, « [l]oin de pouvoir, comme dans la théorie kantienne, imposer la moindre unité à la multiplicité du divers30 », le Moi narratif dans La Route des Flandres « se saisit comme pure absence31 ». Dans un article portant sur Le Palace, Deguy va encore plus loin, et souligne que la perte de l’unité, de la continuité et de la permanence de l’« objet » observé est indissociablement reliée dans les romans simoniens à l’anéantissement du sujet qui l’observe :
(23) [...] [T]out se passe maintenant comme si la disparition momentanée dont s’affectent les choses entre elles dans la perception, se changeait en anéantissement, et le monde des images est un décor où l’on sait que derrière la face que me tourne l’objet de carton aucun plein ne vient me garantir la possibilité de découvrir l’objet sous une autre face. L’esprit cartésien dont « l’inspection » maintenait l’identité de la cire avec elle-même sous les changements, mais aussi la conscience phénoménologique auprès d’un monde plein découvert par profils, sont quasi défunts. (M. Deguy, « Claude Simon et la représentation », Critique, XVIII, 187, 1962, pp. 1009-1032, p. 1020 ; italiques de Deguy).
38Enfin, Catherine Rannoux explique que le moi de Georges subit au moment où il se trouve face au cheval mort une « dilution progressive32 ».
(b) Le point de vue d’un cadavre
39Or, cet éclatement du point de vue est également mis en avant dans le scénario de La Route des Flandres, où l’on insiste par ailleurs sur la destruction de l’identité de Georges… Le décentrement de la perspective narrative qui survient quand celui-ci aperçoit pour la première fois le cheval mort est restitué par une intrication complexe de trois PDV filmiques différents : le PDV-P33 de Georges, un PDV-N34 partiellement intriqué avec celui-ci qui se projette sur le cheval mort, un troisième PDV (d’origine indéterminée) projeté sur Georges de l’extérieur à partir de la position du cheval mort. Ainsi, le plan 14) mime35 « la vision de Georges brouillée à la fois par la fatigue, le sommeil et la mémoire », alors qu’il avance au pas avec son escadron sur la route où se trouve le cheval mort. Voyons à présent comment ce dernier apparaît pour la première fois dans le plan suivant :
(24) 15) [A] Puis, de nouveau, comme dans le générique, la caméra descend, se fixe sur l’ombre du cavalier36, les débris qui jonchent la route, parmi lesquels apparaît un cheval mort, que la caméra va « survoler » longuement (comme si elle se trouvait dans un avion qui survole une montagne), [B] à peu près à un mètre du sol maintenant, ou soixante-quinze centimètres (ou peut-être même plus bas) la tête, mâchoires ouvertes, apparaissant énorme la caméra décrivant un demi-cercle autour du cheval [C] (dans ce plan s’intercalera un autre plan : la caméra au sol cette fois, suivant en tournant le haut du corps de Georges sur son cheval tandis qu’il contourne le cheval mort, le regardant, ahuri, la tête tournée en arrière tandis qu’il s’éloigne) [D], la caméra s’éloignant aussi du cheval en contre-plongée, le cadavre du cheval seul sur le bord de la route déserte [E]. (SRF, 21 ; je délimite)
40Ici, on a affaire à l’équivalent visuel d’un leurre énonciatif : en vertu du plan 14), le spectateur putatif du film croit dans un premier temps que le plan 15) restitue le PDV-P de Georges, ce qui est tout à fait possible à hauteur du segment AB. Dans les segments BC et DE, toutefois, il devient impossible d’attribuer le PDV projeté sur le cheval à Georges, puisque ce dernier est juché sur le sien : sa tête se trouve donc située à 2m du sol au moins, alors que la caméra se situe tout au plus 1m au-dessus du cheval mort et finit même par le filmer au ras du sol en contre-plongée ! L’unité présumée du PDV entre 14) et 15) se trouve dès lors mise à mal, d’où un effet de décentrement encore accentué par l’intercalation d’un plan où l’on semble adopter la perspective du cheval mort, à hauteur du segment CD. L’ensemble du dispositif suggère qu’il existe une équivalence entre le PDV de Georges, le PDV de l’énonciateur filmique qui le met en scène et le PDV du cheval mort « à moitié absorbé […] par la terre » (RF, 3037), et qui est passé comme Georges en (8) « de l’autre côté de sa surface comme on passe de l’autre côté d’un miroir » (RF, 291) : on ne saurait mieux suggérer que l’unité de la perspective énonciative se voit mise à mal en l’occurrence parce que les PDV de Georges et du réalisateur qui filme la scène sont contaminés par le point de vue du mort, par définition inassignable. Bien entendu, cette lecture est confirmée sans équivoque dans le roman, quand Georges se retrouve subitement en face du cheval mort sans savoir combien de temps s’est écoulé depuis leur première rencontre :
(25) « Mais, pensa-t-il, peut-être est-ce déjà demain, peut-être même y a-t-il des jours et des jours que nous sommes passés là sans que je m’en aperçoive. Et lui encore moins. Parce que comment peut-on dire depuis combien de temps un homme [sic] est mort puisque pour lui hier tout à l’heure et demain ont définitivement cessé d’exister c’est-à-dire de le préoccuper c’est-à-dire de l’embêter... » (RF, 117-118)
41Bref, la rencontre entre Georges et le cheval mort dans le scénario de La Route des Flandres suggère elle aussi que le personnage meurt symboliquement parce que son identité vole en éclats et disparaît, d’où un faisceau d’indices convergents à ce sujet qui apparaissent ensuite : lors de son enfance, Georges commet un suicide symbolique en faisant semblant de se tirer une balle dans la tête avec un des pistolets hérités du Conventionnel (SRF, 25) ; giflé par Corinne à l’issue de leur nuit d’amour, il a la tempe ensanglantée exactement comme le cadavre de son ancêtre (cf. SRF, 27, 89) ; last but not least, un montage parallèle articulant quatre scènes différentes confirme que l’enjeu central du scénario est la destruction de son identité.
(26) 82) Dans une glace à cadre de faux bambou, visage de Georges ahuri se regardant (au premier plan ses épaules et son casque).
83) Rafale de mitraillette. Fin du plan n° I du générique38 : ombre d’un cavalier levant le bras, brandissant un sabre, puis le cheval et le cavalier s’écroulant, rejoignant l’ombre.
84) Partie du plan n° 33 : cris d’une femme. Corps de femme entièrement nue qui traverse toute la longueur de l’écran en courant.
85) Dernières images du plan n° 52 (caméra derrière la tête du lit) : Georges renverse Corinne et roule dessus en l’embrassant. (SRF, 37)
42Ici, le montage parallèle suggère qu’il existe une équivalence entre la destruction de l’identité de Georges, qui ne se reconnaît plus dans le miroir39, la « petite mort » au moment où il s’abîme dans la volupté avec Corinne40, la mort du Conventionnel, suggérée métonymiquement par le plan 84)41 et la mort du capitaine de Reixach !
43L’énallage narrative entre P1 et P3 est restituée dans le scénario de La Route des Flandres par deux procédés filmiques. Tout d’abord, Simon recourt à des raccords regard très classiques pour suggérer l’alternance entre le PDV-N projeté sur Georges (Georges-vu de l’extérieur, équivalent des passages à la P3) et PDV-P de Georges (Georges-voyant, équivalent des passages à la P1). Je rappelle qu’il y a raccord regard entre deux plans quand on montre d’abord un personnage regardant quelque chose puis, au plan suivant, ce qu’il est censé regarder. C’est ce qui se passe par exemple dans MASH de Robert Altman (1970) :
Extrait n° 4 : MASH, raccord regard (https://www.youtube.com/watch?v=Xw1WhL9D09c)
44Ici, on voit le major Franck Burns, un médecin militaire intégriste, prier tout en fixant du regard l’aumônier de l’hôpital où il est affecté : on croit donc deviner qu’il est sans doute attiré sexuellement par lui et qu’il essaie de réprimer ses pulsions… On retrouve exactement le même type de dispositif dans le scénario de La Route des Flandres, à hauteur des plans 66)-68) (SRF, 33) : dans le plan 66), on filme de face les bustes de Georges et d’Iglésia, postés à cheval près d’un carrefour de chemins champêtres ; dans le plan 67), le spectateur à droit à un panoramique montrant ce qui les entoure, la caméra « tournant comme [leurs] têtes » (ibid.) ; enfin, dans le plan 68), on cadre de nouveau le buste des deux personnages de face.
45On objectera toutefois, à juste titre, qu’un procédé de ce genre n’a rien de transgressif dans les récits filmiques, et ne restitue en aucune manière l’impression de désorientation produite par l’alternance anarchique de perspectives narratives dans La Route des Flandres ! Cette impression est en fait suggérée (dans les dernières pages du scénario) par un raccord de mouvement qui permet d’articuler deux plans successifs de Georges en violant la règle des 180° : en quoi consiste cette règle ? Elle porte sur le positionnement des caméras lors d’un tournage, et peut s’appliquer de plusieurs façons différentes. Dans le cas d’un raccord de direction ou de mouvement, elle repose sur un repère spatial fourni par la trajectoire du personnage filmé, qui divise le champ en deux parties selon deux angles de 180°. Or, pour que la direction du déplacement soit la même d’un plan à l’autre, la caméra doit toujours rester du même côté de la ligne. Si la caméra franchit la ligne des 180° entre les deux plans, l’orientation du mouvement effectué dans le premier s’inverse ensuite, d’où une perturbation des repères spatiaux du spectateur : c’est ce qui se passe par exemple dans la scène de la fusillade à Starbuck au début de La Horde sauvage de Sam Peckinpah (1969).
Extrait n° 5 : La Horde sauvage, raccord de direction violant la règle des 180° (https://www.youtube.com/watch?v=gOJJm_cSRds&t=20s)
46Peckinpah utilise un raccord de direction qui ne respecte pas la règle des 180° (cf. fig. 6) : dans le premier plan, le cavalier atteint par une balle effectue un mouvement de gauche à droite ; dans le deuxième, qui prolonge le premier, il évolue de droite à gauche, ce qui empêche le spectateur de projeter un point de vue unitaire sur l’espace filmé et restitue donc l’impression de chaos produite par la fusillade.
47Or, il en va de même dans les plans 246) et 247) du scénario de La Route des Flandres, montrant Georges appeler Corinne qui vient de quitter leur chambre d’hôtel en laissant la porte ouverte. Dans le plan 246), on voit « en ombre chinoise, sur le fond lumineux du couloir, la tête, une épaule et une partie du buste nu de Georges qui se penche, crie : [§] — Corinne ! » (SRF, 89). Dans le plan suivant, Georges est « dans la même position, mais vu du couloir, dans la lumière, le buste jaillissant à moitié, penché sur le côté » (ibid.). La violation de la règle des 180° est censée déconcerter le spectateur et traduit de surcroît en l’occurrence la confusion mentale de Georges, désemparé par le départ subit de Corinne qui le laisse plus que jamais dépourvu de tout repère cognitif et affectif.
Conclusion : le mouvement immobile
48Comme le roman dont il est issu, le scénario de La Route des Flandres donne donc à voir en quelque sorte une dilution des « objets fixes » aux contours nettement délimités hérités des fictions réalistes du XIXe siècle, un vrai repoussoir pour Simon ! Ce dernier entend au contraire mettre en place un univers fictionnel peuplé d’ensembles flous et d’entités incertaines dont les contours s’interpénètrent et se modifient en permanence. Il se produit ainsi un basculement référentiel et ontologique de la plus haute importance : loin de chercher, comme les romanciers réalistes, à représenter les unes après les autres les déterminations successives d’un « référent » statique, isolable et réidentifiable en permanence (l’ascension sociale de Bel-Ami, les aventures de Jim Hawkins, les états d’âme d’Emma Bovary...), Simon cherche au contraire à fixer la mouvante complexité d’un monde protéiforme, qui échappe à toute catégorisation fixe et tout découpage en représentations « claires et distinctes » dans la mesure où il est gouverné par le seul hasard et non une quelconque Providence divine… Pour le dire en termes deleuziens, il s’attache à fixer en deux mots l’Être du Devenir42 : les dispositifs narratifs et stylistiques mis en place dans les deux versions de La Route des Flandres cristallisent en fait la « forme du changement le plus radical, mais la forme du changement ne change pas43 ». Bien entendu, le cheval mort incarne plus que tout cette forme immuable du changement, en tant que je-ne-sais quoi qui n’est plus pensable comme substance fixe et se voit appréhendé en pleine transmutation… C’est tout sauf un hasard si son évocation est immédiatement précédée (et mise en abyme) dans le roman par l’évocation oxymorique du mouvement immobile, matérialisé par les sabots des chevaux marchant au pas :
(27) […] [Q]uatre points — les quatre sabots — se détachant et se rejoignant alternativement [...] comme par un phénomène d’osmose, le double mouvement multiplié par quatre, les quatre sabots et les quatre ombres télescopées se disjoignant et se rejoignant dans une sorte de va-et-vient immobile […]… (RF, 28)
49De façon symptomatique, l’image du mouvement immobile, dont Simon fera ses choux gras ensuite dans un roman comme La Bataille de Pharsale, se voit mise en relief dans le scénario de La Route des Flandres par la grâce d’un habile effet visuel : lors de la course hippique perdue par le capitaine de Reixach, Simon préconise de filmer les chevaux en utilisant une longue focale dans les plans 108) et 161).
(28a) Aussitôt franchi le portillon de la barrière, la pouliche tourne à gauche et part au petit galop […] (mais vue prise au téléobjectif, de sorte qu’elle ne diminue presque pas, semble bondir souplement sur place). (SRF, 47)
(28b) Au téléobjectif : les chevaux approchent des tribunes, par la gauche. Reixach en tête, à peu près de front avec deux autres pouliches. À cause du téléobjectif, ont l’air de galoper sur place, au ralenti. Le mouvement s’accélère à mesure qu’approchant des tribunes les pouliches progressent de moins en moins vers la caméra (qui les suit en pivotant) car de plus en plus perpendiculairement à l’axe de celle-ci. (SRF, 61 ; italiques du texte)
Simon joue en l’occurrence sur le fait que la longue focale réduit les distances entre les objets étagés en profondeur sur l’axe de la prise de vue, ce qui semble ralentir les mouvements effectués dans cet axe. L’effet visuel produit de la sorte peut être restitué de façon très précise, puisque le dispositif filmique décrit en (28b) correspond quasiment au millimètre près à une scène célèbre du Lauréat de Mike Nichols (1967) : on y voit de face Benjamin Braddock courant sur un trottoir vers l’église où doit se dérouler le mariage d’Elaine Robinson à la fin du film.
Extrait n° 6 : Le Lauréat, variation de focale (https://www.youtube.com/watch?v=yRBNA27N0ts)
50Comme on peut le constater, Dustin Hoffman (qui incarne Braddock) semble faire du surplace au début du plan, exactement comme les chevaux s’approchant des tribunes (ou la pouliche partant au petit galop). Toutefois, lorsque la caméra accompagne le changement de sa trajectoire le filmant de profil et qu’on repasse à une focale plus courte, le rythme de sa course s’accélère, l’espace se creusant subitement en profondeur. Il en va évidemment de même en (28b), ce qui accentue encore a contrario la quasi-immobilité apparente des chevaux au début du plan… De la sorte, Simon parvient à visualiser filmiquent l’Être du Devenir, et c’est tout sauf un hasard s’il s’appuie pour cela sur les images des chevaux. Là encore, ce choix est formellement indispensable, puisque les chevaux sont la vivante incarnation d’une poétique de l’indétermination, pour des raisons strictement langagières : comme le souligne Simon lui-même, la mouvante complexité des interactions discursives observables dans La Route des Flandres a été parfaitement modélisée par Jérôme Lindon44 grâce à une homonymie fracassante (les chevaux l’écheveau) ; par ailleurs, la projection sur le sémème ‘cheval’ des sèmes localement afférents /hybridation/, /interpénétration/, constante dans La Route des Flandres45, découle elle aussi d’un jeu de mots implicite, l’isolexisme dérivationnel cheval chevauchement… Comme on le voit, les ramifications souterraines des récits simoniens se déploient sans fin dans plusieurs directions différentes qui se recoupent de toutes les manières possibles et imaginables : aussi, comme le dit si bien Simon en (16), il ne peut y avoir « d’autre terme que l’épuisement du voyageur explorant ce paysage inépuisable ». Je choisis donc de m’arrêter là, en remerciant mon public de son attention.