Commentaires sur la place des études de prosodie poético-musicale dans la recherche musico-littéraire
1Fidèle à l’esprit de la journée d’étude méthodologique qui en est à l’origine, ce texte se présentera sous la forme d’un faisceau de remarques et de questions faisant suite à la présentation de Michel Gribenski sur la « place des études de prosodie poético-musicale dans la recherche musico-littéraire ». Après une remarque d’ordre général concernant plus largement la définition de la discipline « Littérature comparée » (remarque qui pourrait se résumer à la question suivante : quelle est la condition nécessaire et suffisante pour qu’une étude puisse être dite « comparatiste » ?), seront abordés de manière plus précise un certain nombre de points concernant les divers champs de recherche sur la prosodie, tels que les répertorie Michel Gribenski. Ces commentaires ne prétendent pas à l’exhaustivité, mais visent plutôt à ouvrir le débat en redéployant quelques uns des enjeux théoriques soulevés par Michel Gribenski.
2La présentation de Michel Gribenski est en effet fortement dépendante du prisme historique de ses travaux qui couvrent une période allant du milieu du XVIIe siècle au début XXe siècle. Si on déplace ou si on élargit ce prisme, et notamment si on reconsidère la question en prenant pour horizon le XXe siècle, certaines nouvelles interrogations surviennent, ou certains aspects peuvent être reproblématisés. La plupart des commentaires sui suivent seront axés sur les remises en cause pratiques et théoriques apportées à partir du XXe siècle à la question de la prosodie.
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4Proposer dans le champ de la littérature comparée une réflexion sur la prosodie revendiquant la séparation de la forme d’avec un contenu sémantique peut sembler, de prime abord, assez provocateur. Ce type de démarche, qui peut facilement de nos jours être taxée de formaliste et recevoir mauvaise presse, apparaît pourtant comme la condition sine qua non pour ne pas s’égarer face à l’objet « prosodie ». Michel Gribenski, dans sa thèse de doctorat portant sur les opéras avec livrets en prose1, en est conscient. Il ne rechigne pas à aborder de front, et avec une rigueur sans faille, les questions strictement prosodiques posées par son corpus d’étude. Parallèlement, et ce paradoxe fait toute la singularité et la complexité de son travail sur « le chant de la prose », choisissant d’assumer absolument la polysémie du mot « prose », il s’efforce d’articuler constamment forme et contenu, en s’interrogeant sur la relation entre prose (entendue sur un plan formel) et prosaïsme thématique et stylistique des œuvres considérées2.
5Pourtant, cette approche croisée n’est pas sans poser problème. Dérangeant quelque peu les habitudes comparatistes, cette mise en relation de la notion formelle de prose avec celle de prosaïsme peut susciter certaines réserves. Celles-ci pourraient tenir à l’idée que pour certaines questions, seule une approche strictement formelle serait souhaitable, cela afin d’éviter le risque de confusion et de glissement entre des choses tout à fait distinctes que l’alibi d’un nom ne devrait pas suffire à rapprocher. Si une vigilance de tous les instants est certes requise dès lors qu’on s’attelle à des mots aussi polysémiques que celui de « prose », ce type d’études ouvre cependant à une réelle fécondité.
6Si la littérature comparée ne peut pas assumer ce type d’études, qui le peut ? Il est intéressant de voir avec quelle frilosité ce genre d’études peut être accueillie alors que dans d’autres circonstances (c’est-à-dire dans des études comparatistes littéraires stricto sensu), des approches de type similaire, articulant le thématique et le formel (comme par exemple celles qui s’attacheraient à la notion d’épopée), ne suscitent pas du tout les mêmes réserves. Tout se passe comme si on reprochait au fond à ce type d’étude thématico-formelle, dès lors qu’elle concerne le domaine musico-littéraire, un pluricomparatisme excessif : comparer des œuvres issues d’ères linguistiques et de disciplines différentes, selon une démarche à la fois formelle, stylistique et thématique, ne serait-ce pas trop ? Une étude plurilinguistique n’aurait-elle pas suffi ? Notons parallèlement qu’il est fortement recommandé, pour tout jeune chercheur entreprenant un travail comparatiste musico-littéraire, de privilégier un corpus littéraire plurilinguistique, et ce pour des raisons non pas seulement théoriques mais aussi pour institutionnelles, comme si comparer la littérature et la musique n’était pas suffisant pour faire partie de la littérature comparée. On touche ici, on le voit, la question de la définition même de notre discipline « Littérature comparée ».
7Michel Gribenski souligne d’ailleurs, à ce propos, la dimension nécessairement internationale d’une enquête comme celle qu’il mène dans sa thèse. Qu’apporte cependant dans les études musico-littéraires l’approche plurilinguistique que n’apporterait pas une approche par domaines linguistiques indépendants ? Cette question peut être entendue de manière polémique ; elle concerne la dimension nécessairement plurilinguistique que doit revêtir, un France, toute approche comparatiste, y compris interartielle, pour être reconnue comme telle. En France en effet, pour des raisons autant institutionnelles que théoriques, la comparaison entre les arts implique nécessairement, pour être comparatiste, la confrontation linguistique. Dans le domaine anglo-saxon on tend en revanche plutôt à considérer, depuis Calvin S. Brown, que la littérature peut prendre en charge les relations entre la littérature et les arts indépendamment des questions linguistiques. Faut-il donc à tout prix cautionner la singularité des exigences françaises et faire du plurilinguisme une condition sine qua non du comparatisme ? Cette ouverture plurilinguistique apporte sans aucun doute souvent une plus grande richesse, notamment dans les études de forme, la mise en relation entre plusieurs langues permettant d’éviter les généralisations erronées sur la langue en obligeant à interroger de façon plurielle les notions d’accent, de rythme, etc. Dans d’autres types d’études, l’ouverture plurilinguistique ne risque-t-elle pas de conduire à l’aporie ou de brouiller déraisonnablement les choses? Ce n’est pas sûr qu’une approche pluriculturelle soit, dans tous les cas, pertinente. On gagnerait peut-être, pour approfondir cette question, à s’intéresser aux autres types d’approches interartielles, en France, et à se demander si là encore le plurilinguisme est requis pour entrer dans la "forteresse" de la littérature comparée (littérature et arts plastiques, etc.). Il en va de la définition de notre discipline : quelle est la condition nécessaire et suffisante pour qu'une étude puisse être dite comparatiste?
8Après ces remarques générales, abordons maintenant plus précisément quelques points concernant les différents champs de recherche sur la prosodie répertoriés par Michel Gribenski, et en particulier les réévaluations théoriques imposées par les pratiques des compositeurs et des poètes au XXe siècle.
9Michel Gribenski souligne, à propos de l’étude de la diction parlée, qu’il est souhaitable d’explorer systématiquement les traités de diction. Il ne néglige pas non plus, dans sa thèse, l’étude des enregistrements sonores dont nous disposons depuis le début du XXe siècle (ceux de Sarah Bernhardt notamment3). La confrontation des sources permet de souligner les divergences qu'il peut y avoir entre les traités et les pratiques, les uns et les autres étant porteurs d’orientations idéologiques multiples. La manière dont sont par exemple traités e caducs et hiatus internes peut ainsi témoigner d’une attitude conservatrice ou novatrice, d’un rapport singulier au vers libre ou d’une simple désinvolture. La confrontation des sources permet aussi d'aboutir à une vue plus générale sur la question. Michel Gribenski montre par exemple à propos du début du XXe siècle, grâce aux relevés de Lote et des phonéticiens, que la lecture syntaxique, plus naturelle et prosaïsant la structure métrique du vers, est la plus répandue.
10Qu’en est-il aujourd’hui de la diction parlée, et notamment de la diction de la poésie? Est-ce toujours le modèle du « naturel » qui domine ? Les lectures publiques et les enregistrements de poètes lisant leurs propres poèmes devraient permettre d'avoir une vue nette des choses. Pourtant, les poètes ne sont pas toujours ceux qui lisent ou disent le mieux leurs textes, et un poète ne lira pas nécessairement son texte de la même manière d’une fois sur l’autre. Quel crédit accorder dès lors à ces documents ?
11On constate malgré tout, en France, deux tendances contradictoires dans la diction poétique. Une part des « performances » montrent en effet des « poètes » soucieux d’une diction la plus proche possible du parler naturel (c’est par exemple Jean-Marie Gleize, Jean Daive, Dominique Fourcade ou Emmanuel Hocquard), d’autres au contraire, considérés par leurs détracteurs comme des « re-poètes » ou des « néo-poètes » (selon la typologie établie par Jean-Marie Gleize), ne craignent pas à l’inverse de renouer avec une certaine forme de déclamation, à la limite du chant ou de l’emphase. En témoigneraient par exemple les lectures publiques récentes d’Yves Bonnefoy, comme celle de plusieurs de ses sonnets de La chaîne de l’ancre, en décembre 2008 à la Maison de l'Amérique latine. Commençant de manière monocorde, dans un registre grave, la voix progressivement gagnait de l’ambitus, se faisait plus modulante et la récitation prenait les allures d’un chant. Cette divergence dans la diction poétique contemporaine paraît recouper celle qui tend à opposer, depuis les années 1980 en France, littéralistes et lyriques. Si les premiers s'inscrivent dans le sillage radical de Mallarmé dont la poésie peut être considérée comme ce qui signe la fin du phonocentrisme et ouvre l’ère du graphocentrisme (Derrida), prônant la fin du « chantage » lyrique4 (Hocquard) et d’une poésie asservie à la fascination du souffle, de la voix et du chant à laquelle se substitue une prédilection pour une écriture en prose doublée d’un prosaïsme thématique, les seconds au contraire réaffirment la possibilité d’un lyrisme qui, tout critique soit-il, ne considère plus comme tabou sa filiation à la musique. Cette filiation peut s’observer à tous les niveaux du poème (comme le montrent les études actuelles de type mélogène concernant la « musicalité » de la poésie contemporaine), mais aussi au moment de sa diction, ce qui est moins étudié. Comment parvenir d’ailleurs à cerner ce type de diction qui s'éloigne de celle de la prose mais qui n’est pourtant pas du chant, même si elle ressemble parfois à un quasi cantando ? Ce n’est pas sûr que la seule question prosodique permette de mettre en lumière sa spécificité. Sans doute faudrait-il aussi prendre en compte la question des hauteurs, puisqu’en se faisant chantante, la voix qui récite se déploie dans un ambitus plus large.
12Pour Christian Doumet, cette « diction spéciale », est signe que le poète renoue de manière plus ou moins consciente avec « l’instant de l’invention »5. La récitation consiste, selon lui, à inventer une partition qui n’existe pas mais qui s’invente dans le temps de la lecture. Lire un poème en public serait « bricoler, improviser dans la nuit une espèce de chanson, moins que ça, de chansonnette, de mélopée qui mime la scène de la trouvaille », le vers n’ayant peut-être d’autre justification que la « mimésis de cette scène première »6. On voit ici réactualisée la notion de « naturel », en même temps qu’est évincée la figure du poète-comédien déclamant son texte comme un comédien le ferait sur scène. Le poète James Sacré insiste sur ce point, comparant sa propre diction lors de lectures publiques à un « brouillon de diction »:
Dire mon poème c'est le reprendre, comme si je ne l'avais pas terminé [...] Lisant moi-même mon poème je le retrouve ou le remets en somme à l'état de brouillon. Car n'ayant pas préparé ma lecture à la façon d'un parfait comédien qui aurait tout prévu des façons d'être de sa voix [...] ma diction elle-même n'est toujours qu'un brouillon de diction.7
13Pourtant, ce qu'on peut déduire de la diction à voix haute de la poésie contemporaine ne recoupe que partiellement ce qu’une étude formelle et thématique de ces textes permet de mettre à jour concernant la manière dont ils appréhendent la notion, épineuse, s’il en est, de « lyrisme ». En effet, à tel poème lu de manière quasi chantante par Bonnefoy, correspondra un travail prosodique rapprochant plus ce texte du modèle récitatif, la notion même étant assez fortement thématisée par bon nombre de ces poètes qui avouent leur confiance retrouvée dans le lyrisme. Faut-il voir là le signe d’une contradiction? C’est sans doute plutôt le signe que si cette poésie accepte de renouer avec le lyrisme, c’est à la limite; c’est-à-dire à condition qu’il s’agisse d’un « lyrisme récitatif », définitivement éloigné d’une fascination pour le chant pur trouvant satisfaction et plénitude dans ses vocalises. Cette poésie serait ainsi porteuse d’une conception post-wagnérienne de la musique8, conception qui n’hésite pas à s'énoncer en termes de rapport paradigmatique au baroque, notamment musical. Ce trait s’observe d’ailleurs également dans la musique du début du XXe siècle, que ce soit dans l’art lyrique ou dans la musique instrumentale, le « retour » à certains traits caractéristiques de la musique baroque, durci dans les années vingt à l’heure néoclassique, témoignant d’une emprise forte du wagnérisme et de l’anti-wagnérisme, en France notamment.
14Méthodologiquement, du champ d'étude concernant la diction parlée, à celui concernant la diction chantée et les modèles de chant, on pourrait donc tirer grand bénéfice pour aborder le champ plus strictement poétique du lyrisme en poésie, « lyrisme » étant entendu ici de manière métaphorique, c’est-à-dire concernant des poèmes indépendants de toute mise en musique.
15Michel Gribenski fait l’hypothèse, à propos de ce 3e champ de recherche à explorer, d’une versification lyrique (au sens propre de destiné à la musique, au chant), qui serait peut-être distincte de la versification indépendante de la musique. Cette hypothèse suggère plusieurs questionnements :
161/ Quelle importance faut-il accorder à la genèse de l’œuvre ? Est-ce nécessaire, pour l’analyse, de déterminer si la musique a été écrite à partir d’un texte préexistant ou au contraire si elle préexiste au texte ?9 À cette interrogation génétique doit se superposer une prise en compte du désir, explicite ou non, de la part du compositeur de « suivre » le rythme du texte au plus près, ou au contraire de s’en émanciper. Une diversité de positionnements esthétiques en résulte.
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18 2/ Cette hypothèse de deux versifications distinctes donne tout son sens aux propos de Debussy, d’une plaisante mauvaise foi, concernant la singularité des « vrais vers » : « les vrais vers ont un rythme propre qui est plutôt gênant »10. Cette singularité conduit Debussy à afficher une prédilection pour la « prose rythmée ». Pour justifier la substitution de la prose au vers dans le livret de Messidor, Zola rappelle de même que pour Bruneau « le vers a le tort d’introduire un rythme particulier dans un autre rythme »11. Mais, plus récemment, Boulez en appelle au contraire à la contrainte fixée par les vers, ceux de Mallarmé, gage selon lui de la fécondité de la musique qui s’y greffe. Ce changement d’attitude vis-à-vis des vers métriques traduit une évolution dans la conception de ce que doit être la mise en musique d’un texte. Cette évolution est apparemment paradoxale : elle témoigne d’un abandon du paradigme du « naturel » dans le traitement vocal (« Tous les arguments en faveur du “naturel” ne sont que des sottises, le naturel étant hors de propos (dans toutes les civilisations) dès que l’on s’avise d’amalgamer texte et musique »12 selon Boulez), ainsi que du paradigme du « parler » auquel se substitue une revendication du chant en tant que convention, mais parallèlement, chez les compositeurs qui choisissent de mettre en musique des vers réguliers, on passe d'un idéal de nécessaire respect des rythmes du vers, c’est-à-dire des accentuations habituelles de la langue (Ravel en 1911 explique que le compositeur doit « s’effacer entièrement derrière le poète et consen[tir] à suivre exactement ses rythmes, sans jamais déplacer un accent, ni même une inflexion »13) à un rapport beaucoup plus ambivalent vis-à-vis de l’accentuation de la part du compositeur dans la seconde moitié du XXe siècle. Cette évolution se fait progressivement. On pourrait en observer les traces en étudiant le traitement des vers de René Char par Pierre Boulez dans le Soleil des eaux caractérisé par un respect scrupuleux des rythmes des vers, comparativement à son traitement, beaucoup plus libre, quelques années plus tard, des vers de Stéphane Mallarmé dans Pli selon pli. À propos de cette œuvre, Boulez dit respecter scrupuleusement la structure des vers, attiré précisément par la « rigueur du formalisme » de Mallarmé et cherchant à « trouver un équivalent à cette rigueur-là »14, comme c’était aussi chez Char sa « façon de dire les choses », « l’articulation du poème », qui l’avaient impressionné et qu’il avait cherché à garder dans sa mise en musique15. Dans Pli selon pli, un traitement contre-accentuel peut cependant être relevé à plusieurs endroits, signe que le compositeur cherche moins, par sa musique, à aboutir à un « équivalent » qu’à un « écartèlement du poème »16.
19 Cette évolution dans le rapport des compositeurs aux vers qu’ils « mettent en musique » correspond à une sortie du paradigme homologique entre chant et vers sur lequel repose l’art lyrique depuis la Renaissance et qui engage la musique dans un rapport de soumission au sens du texte, selon lequel le compositeur est supposé chercher à accorder parole et musique, dans un souci d’intelligibilité du texte17. Schönberg, en 1912, affiche ainsi son indifférence au sens du texte18. Mais dans un texte de 1949, il déclare cependant juger absurde cette tendance nouvelle des compositeurs qui s’ingénient à marquer une aversion systématique à l’encontre du texte : « [l]e pire contresens qu’on puisse faire en matière de texte est d’exprimer son contraire » écrit-il19. Schönberg reste donc toujours plus ou moins fidèle à l’idée que la musique doit exprimer, traduire le texte. La position de Boulez est à ce sujet tout à fait ambiguë. Le compositeur a en effet très souvent signifié son indifférence, voire son mépris à l’idée que la musique devrait rendre intelligible le sens du texte dont elle prenait la charge :
Demandons-le sans détour : est-ce que le fait de ne « rien comprendre », à supposer que l’interpénétration soit parfaite, est un signe absolu, inconditionnel, que l’œuvre n’est pas bonne ? […] Si vous voulez « comprendre » un texte, alors lisez-le ! […] [l]e travail plus subtil qu’on vous propre à présent implique une connaissance déjà acquise du poème. Nous refusons la « lecture en musique » ou plutôt la « lecture avec la musique.20
20 L’indifférence au texte prônée par Schönberg en 1912 semble ainsi radicalisée : c’est même l’inintelligibilité, voire l’abolition ou le naufrage du texte dans la musique vers lesquels tendent Boulez, comme il le revendique d’ailleurs lui-même à différentes reprises21, et comme Michel Butor dans le texte qu’il consacre à « Mallarmé selon Boulez » l’a extrêmement bien perçu22. Pourtant, et cet aveu permet d’éclairer du même coup le traitement ponctuellement contre-accentuel observé dans certaines pièces, Boulez fait cette remarque à propos de la seconde Improvisation sur Mallarmé :
21Le rapport au poème se situe pour moi sur un plan plus élevé que ne le serait le simple respect des pieds et des rimes. Ce plan plus élevé est celui de la sémantique.23
22 La « sémantique », donc, comme enjeu toujours premier dans le rapport de la musique au poème. Même si l’on conçoit mal comment la musique pourrait parvenir à traduire « le » sens d’un poème dont l’auteur lui-même revendiquait la pluralité et la mobilité absolues, le fait que cette vieille idée d’une musique capable d’exprimer le sens d’un texte soit encore si prégnante et si vivace aujourd’hui, y compris lorsque le compositeur choisit explicitement de ne pas respecter les accents du texte qu’il met en musique, est en soi intéressant.
23 C’est par exemple le cas dans la partition de Michèle Reverdy écrite à partir d'un texte de Christian Doumet (Nouvelles du monde après) marqué « d’accents assez nets qu'il eut été facile d'épouser dans la ligne du chant. Or la partition n’en fait rien », constate Christian Doumet24. Sont le plus souvent accentuées les syllabes brèves voisines des syllabes accentuées dans l’élocution naturelle. Michèle Reverdy fait ici le choix explicite de prolonger le parti pris d’Honegger concernant l’accentuation25. Dans la phrase suivante, située dans le deuxième épisode :
Exil qui chemine au bord des précipices ! Comme une muraille de Chine, on pourrait suivre depuis les astres ce caprice de grappe humaine
24Les accents portent ainsi non pas, comme le veut la diction naturelle, sur che/mine, mais chemi/ne; non pas sur au/ bord, mais au/ bord, non pas sur suivre mais sui/vre... Ce phénomène offre, entre autres, l'avantage de « résoudre de façon élégante la question toujours épineuse en français des e muet. Alors que la plupart des compositeurs ne savent que faire de la voyelle muette [...] ici, la partition adopte [...] le parti pris inverse, qui consiste à allonger les e muets [...] L'effet est saisissant »26. Pour Christian Doumet, il faut y voir le signe d’une compositrice « vraie lectrice de poésie », Michèle Reverdy ayant compris « cette résistance essentielle du vers à la diction, et la condition paradoxale de sa profération : qu’un vers n’est pas fait pour être entendu, mais en un sens inentendu, ou désentendu »27. Ici s’impose, plus largement, l’idée que pour la musique, il n'est pas de matière linguistique inerte, le langage étant perçu comme une totalité non hiérarchisée de segments. L’exigence des conventions prosodiques de la diction parlée est ainsi levée. Selon Christian Doumet, le poème est ainsi paradoxalement rendu plus compréhensible.
25 Ces quelques exemples suffisent à souligner la grande diversité et la complexité des positions des compositeurs du XXe siècle sur cette question.
263/ Parallèlement, l’hypothèse soulevée par Michel Gribenski invite à s’interroger sur ces poèmes non destinés à être chantés mais qui portent un titre les associant métaphoriquement à une « chanson », une « ode », un « air » ou toute autre forme musicale chantée, chose fréquente en poésie depuis Ronsard jusqu’à Eugène Guillevic, Philippe Jaccottet, etc. Pour être métaphorique, cette indicatio, à forte teneur métapoétique n’en est pas moins intéressante. Elle témoigne du rapport que la poésie entretient avec la musique : un rapport paradigmatique à envisager, au moins en ce qui concerne la poésie moderne, sous le signe de l’adhésion et du refus, du vorrei e non vorrei, pour reprendre la formulation féconde proposée par Michèle Finck28. Ce type d’indication peut, plus précisément, permettre d’évaluer, à partir de ce qui est pointé dans ces poèmes, notamment au niveau métrique, comme traits définitoires de telle forme musicale, la vision plus ou moins fantasmatique que la poésie, ou du moins une frange de la poésie, a, à une époque donnée, de telle forme ou de tel genre musical. Il peut s'avérer pertinent de comparer cette représentation fantasmatique avec la réalité musicale de la forme concernée. Dans les cas où un hiatus est constaté, tantôt cela peut pointer la méconnaissance du poète ou la désinvolture avec laquelle il envisage des réalités musicales très précises, tantôt cela révèle au contraire que la définition d'une forme, ou d'un genre, est elle-même assez floue en musique et que les frontières avec d'autres formes que le poète évoque comme si toutes étaient interchangeables sont effectivement poreuses. Quelle est la portée de ce genre d'études? Faut-il s'en tenir à une réflexion sur le rapport fantasmatique entre poésie et musique, ou est-ce que cela peut informer ou enrichir la connaissance effective de la forme, ou du genre musical en question?29
27Le mot « représentation » peut être, pour élargir la réflexion, entendu dans deux sens, et concerner à la fois la question du rapport entre graphie et exécution du chant, et la question de la représentation du chant dans le chant.
28Dans cette seconde acception, il s’agirait de s’interroger sur la manière dont la musique, vocale et instrumentale, signifie qu’un personnage se met à chanter, passe de la parole au chant, et plus précisément sur les modalités graphiques et musicales qui rendent compte de ce type particulier de chant. Soulignons d’abord que la stylisation du parlé et du chanté, dans les cas où elle est constatée, ne passe pas seulement par la ligne vocale : s’avèrent ainsi nécessaires la prise en compte de ce qui se passe au niveau instrumental ou orchestral – un certain nombre de changements affectant le discours instrumental quand il y a chant, et stylisation de chant – et une attention toute particulière aux passages de transition du parler au chanter et vice-versa, comme le fait Matthieu Favrot dans son étude sur Offenbach, montrant que ces deux types de passages ne répondent pas du tout aux mêmes impératifs, et qu’il en résulte la mise en œuvre de procédés musicaux tout à fait différents30.
29Il importe d’ailleurs, de manière plus générale, de ne pas se contenter d'étudier le simple plan vocal lorsqu’on souhaite avoir une vue nette des relations entre musique et texte dans une œuvre chantée. L’orchestre ou les instruments qui accompagnent la voix jouent un rôle au moins aussi important qu'elle. Ils peuvent servir à confirmer le rapport qu'entretient, par le biais de la ligne de chant, la voix au texte (par exemple en entrant en coïncidence avec l’accent chanté) ou au contraire contribuer à le nuancer, à le contredire (par exemple en faisant contrepoint avec l’accent chanté). Ainsi, dans le treizième Lied de Dichterliebe de Schumann, la voix respecte parfaitement la scansion ïambique du vers allemand « Ich hab' im Traum geweinet », mais cette adéquation se trouve inquiétée par l'accompagnement de piano qui n'intervient que dans les silences de la voix, dans les interstices du poème31. Il devient alors possible, pour qui veut se risquer à une interprétation, d’envisager cette inquiétude formelle correspond comme le double, ou la confirmation, de celle qui est dite, thématiquement, par les mots du poème.
30À propos de la question de la représentation écrite des paroles chantées, il peut d’autre part paraître opportun de voir si le travail sur la vocalité engendre ou non, de la part des compositeurs, une réflexion sur la notation. Pensons à Xenakis, par exemple, dont la réflexion sur la représentation graphique du chant et des différents modes de jeux de la voix a contribué à l’évolution de la notation musicale. Pensons aussi, bien sûr, aux différentes innovations tentées par Schönberg autour du Sprechgesang, innovations qui ne sont d’ailleurs pas sans contradiction. Boulez pointe ces contradictions non résolues, en soulignant notamment le fossé entre l’extrême précision de la notation dans le Pierrot Lunaire, relayée par les prescriptions du compositeur en tête de la partition32, et l’approximation de l’intonation, doublée d’un perpétuel glissando d’une note à l’autre, dont témoigne au contraire un enregistrement de l’œuvre en 1941 par Erika Wagner-Stiedry effectué à la demande de Schönberg lui-même et suivant ses recommandations33. Une certaine confusion s’observe en réalité dans les exigences mêmes du compositeur vis-à-vis du Sprechgesang : il prescrit ainsi en tête de la partition du Pierrot lunaire que « la tâche de l’exécutant consiste à […] transformer en une mélodie parlée en tenant compte de la hauteur de son indiquée […] la mélodie indiquée dans la partie vocale à l’aide de notes », mais précise que « toutefois l’exécutant doit faire très attention à ne pas adopter une manière chantée de parler. […] Il ne faut absolument pas essayer de parler de manière réaliste et naturelle ». Dans une lettre adressée à Jemnitz, il ajoute encore : « je dois vous le dire tout de suite, et catégoriquement : Pierrot Lunaire ne se chante pas !... Vous détruiriez complètement l’œuvre si vous le faisiez chanter […] »34. Le problème essentiel du Sprechgesang vient, selon Boulez, de la différence entre la tessiture de la voix chantée et celle de la voix parlée, la tessiture chantée étant plus étendue et plus aiguë que la tessiture parlée, ce dont ne tient pas compte Schönberg lorsqu’il s'astreint à une trop grande précision de la notation et demande à l’exécutant de respecter scrupuleusement ce qui est écrit35. Dans l’Ode à Napoléon, la notation est devenue relative : un nombre limité de signes est utilisé, et ces signes ne sont pas reliés à une hauteur précise mais à un intervalle. Leonard Stein, qui fut l’assistant de Schönberg à Los Angeles et assista à l’élaboration de cette œuvre, précisa d’ailleurs que lors des répétitions, Schönberg « était infiniment plus intéressé par l’expression que par les intervalles ». En guise d’exemple donné au récitant, il récitait lui-même des passages en « s'écartant considérablement de ce qu'il avait noté »36. Quel statut accorder par conséquent à la partition? Les difficultés rencontrées ici par Schönberg tiennent, selon Boulez, au fait qu'il se soit aventuré sur « le chemin mal défini qui sépare parler de chanter »37. D'autres compositeurs, qui se sont aussi aventurés sur ce chemin, n'ont cependant pas forcément rencontré les mêmes difficultés, l'imitation du parler n'affectant pas systématiquement la notation.
31Plus globalement, il faudrait faire l’histoire de l’évolution du rapport des compositeurs, et des interprètes, à la partition. Cette histoire n’est certainement pas linéaire, et sans doute pas exactement parallèle à celle du rapport des auteurs, et des récitants, au texte littéraire. Dans quelle mesure serait-il pertinent d'avoir une approche comparatiste de ces deux questions, ce qui reviendrait à articuler le premier et le dernier champs de recherche répertoriés par Michel Gribenski (l’étude de la diction parlée et l’interrogation sur le statut des paroles écrites dans la musique vocale) ?
32Dans un certain nombre de cas précis, cette approche semble, d’emblée, très féconde. Ce sont notamment les cas où un compositeur établit avec le texte qu’il choisit de mettre en musique un rapport ambivalent, et qu’il joue, pour exprimer cette ambivalence, sur la non-coïncidence exacte entre la représentation écrite de la musique et son exécution. Les pièces de Pli selon pli, citées plus haut, dans lesquelles Boulez choisit de ne garder qu’un nombre réduit de vers de Mallarmé, parfaitement intelligibles sur la partition, mais devenant au contraire presque « méconnaissables »38 dans le temps de l’exécution, sont particulièrement significatives. À travers ce traitement scindé qui relègue le texte au silence de l’écrit et engage sa « néantisation », il en va plus largement du statut de la vocalité au sein même de la musique vocale. Le refus de céder au texte aboutit en effet chez Boulez à une certaine instrumentalisation de la voix. Priver la voix de verbe, la réduire au rang d’instrument parmi d’autres, devient une manière de reprendre la voix à la poésie, ou, si l’on veut à la littérature son bien. À plus de cent ans d’intervalle, Boulez relève ainsi le défi lancé par Mallarmé. Et ce n’est pas sans ironie qu’il condamne donc ici le texte à n’être que « pur néant sonore », comme Mallarmé l’avait déjà appelé de ses vœux. Mais en ce qui concerne la voix, faut-il parler dans ces pièces d'un traitement a-lyrique ou au contraire, échappant aux contraintes du verbe, la voix rejoint-elle, en un lyrisme que certains qualifieraient d'exacerbé, sa quintessence vocale? La question semble difficile à trancher. Qu’en est-il, plus globalement, dans la musique contemporaine de ce statut de la voix et du chant ? Ce débat est-il terminé, peut-on à nouveau céder aux prestiges du chant ? Nous touchons là à des questions de fond dont l’acuité et la complexité ne peuvent être examinées dans le cadre succinct de cet exposé. L’œuvre lyrique de Michaël Levinas pourrait fournir un terrain d’approche particulièrement propice à cette étude. Contentons nous simplement ici de remarquer que ce faisceau de questions déployé à partir d’une interrogation d’abord formelle, et portant sur la partition, est là encore le signe que les questions de forme sont toujours directement reliées à des questions beaucoup plus vastes.
33Agamben, Giorgio, Idée de la prose, trad. Gérard Macé, Christian Bourgois, 1988.
34Doumet, Christian, « Le vers, le chant », Le détour par les autres arts, Editions L'Improviste, 2004.
35Ruwet, Nicolas, Langage, musique, poésie, Seuil, 1972.
36Berg, Alban, « La Voix dans l’Opéra » (1928), Ecrits, Christian Bourgois, 1999.
37Boulez, Pierre, « Note sur le Sprechgesang », (pochette du disque Pierrot Lunaire gravée par Pierre Boulez en 1962) Relevés d’apprenti, Seuil, Tel Quel, 1966.
38 « Dire, jouer, chanter », Points de repère, Seuil, 1981.
39Revault d’Allones, Olivier, « Textes » (chapitre III), Aimer Schoenberg, Bourgois, 1992.
40Schönberg, Arnold, « Des rapports entre la musique et le texte » (1912), « C’est moi le coupable » (1949), Le Style et l’Idée, choix d’écrits réunis par Leonard Stein, trad. Christiane de Lisle, Buchet-Chastel, 1977.
41Boulez, Pierre, « Son et verbe » (1958), Relevés d’apprenti, Seuil, Tel Quel, 1966.
42« Construire une improvisation » (conférence donnée en 1961 à Strasbourg), « Pli selon pli » (texte de la pochette du disque CBS 75.770), « Poésie – centre et absence – musique » (conférence donnée à Donaueschingen en 1962), Points de repère, Christian Bourgois, 1985.
43entretien avec Philippe Albèra, Pierre Boulez éclats 2002, (dir. Claude Samuel), Mémoire du Livre, 2002.
44Buffard-Moret, Brigitte, La chanson poétique du XIXe siècle. Origine, statut et formes, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2006.
45Calmel, Huguette, « Quelques problèmes posés par le rapport texte-musique dans l’œuvre d’Honegger », Honegger – Milhaud. Musique et esthétique, (dir. Manfred Kelkel), Vrin, 1994.
46Debussy, Claude, Musica, enquête de mars 1911, reproduit dans Monsieur Croche et autres écrits, Gallimard, L’Imaginaire, 2004.
47Favrot, Matthieu, « Le passage du parlé au chanté dans la Belle Hélène d’Offenbach », Littérature et Musique [en ligne], Rencontres Sainte-Cécile, 2005, URL : http://publications.univ-provence.fr/littemu/index113.html. Mis à jour le 26/07/2007.
48Ravel, Maurice, réponse à l’enquête « Sous la musique, que faut-il mettre ? », Musica, 102, mars 1911, repris dans Lettres, écrits, entretiens, Flammarion, Harmoniques, 1989.
49Sala, Emilio, « Mélodrame – définitions et métamorphose d’un genre quasi opératique », Revue de Musicologie, 84/2, 1998.
50Sacré, James, « Un brouillon de lecture », Le Mâche-laurier, n°13/14, Obsidiane, 2000.
51Doumet, Christian, « Le vers, le chant », Le détour par les autres arts, Editions L'Improviste, 2004.
52Finck, Michèle, Vorrei e non vorrei. Essai de poétique du son, Honoré Champion, 2004.
53Hocquard, Emmanuel, Tout le monde se ressemble. Une anthologie de poésie contemporaine, POL, 1995.