Barbey d’Aurevilly, le roman et la question morale
« Tout est sensuel aux sensuels, tout est spirituel aux spirituels. »
Jean-Pierre Camus, Deffense de Ceoreste, donnée en postface de Cleoreste (1626)
1Paul Bourget, dans ses « Souvenirs sur Barbey d’Aurevilly », livre d’intéressantes précisions sur l’image que l’écrivain normand comptait donner de lui-même post mortem : celui-ci considérait que les lecteurs de ses romans, éclairés par la découverte de son œuvre critique, verraient clairement « l’unité absolue, inébranlable en lui, du penseur et du conteur, du moraliste et du romancier ». Ce précieux témoignage d’un habitué du tournebride de la rue Rousselet replace, comme on le voit, la question morale au cœur des préoccupations de l’auteur d’Une vieille maîtresse.
2Pourtant, le point de vue du moraliste n’a pas prévalu dans l’histoire de la critique aurevillienne et Barbey, sur ce plan, a rarement été pris au sérieux. Au début des années 1860, Sainte-Beuve parle de sa position morale comme d’ « une armure du Moyen Âge qu’on va prendre à volonté dans un vestiaire ou dans un musée et qu’on revêt extérieurement sans que cela modifie en rien le fond ». En 1884, Huysmans, dans À rebours, s’amuse encore de cet « étrange serviteur » de l’Église, moitié dévot, moitié démon, qu’il peint « cass[ant] les vitres de la chapelle, jongl[ant] avec les saints ciboires » et « exécut[ant] des danses de caractère autour du tabernacle ». En dépit des protestations de Barbey, nombreux sont les critiques qui ont douté qu’il y eût un dessein de moraliste chrétien dans sa fastueuse orchestration des catastrophes de la passion : selon une opinion courante formulée par Armand de Pontmartin, on ne peut penser comme Joseph de Maistre quand on écrit comme Choderlos de Laclos ou le marquis de Sade.
3Dans la critique universitaire du dernier demi-siècle, ce soupçon a perduré. À défaut d’ignorer l’exigence morale dont se réclame obstinément le romancier, on a mis en doute sinon la sincérité de ses intentions, du moins l’exactitude de leur mise en œuvre. On a pu ainsi soutenir que les récits aurevilliens favorisaient un « brouillage idéologique », voire une dissolution du sens, qui empêchaient le lecteur de distinguer le bien du mal ; ou bien que la défense du roman catholique relevait chez l’écrivain de « la dénégation » et masquait les véritables enjeux de la fiction, ceux-ci se trouvant dans la décharge de pulsions amorales par nature.
4Les principes esthétiques de Barbey sont à ce point devenus étrangers à notre temps que certains critiques, aujourd’hui encore, éprouvent le besoin de moderniser son œuvre, en y atténuant la part des questions morales et métaphysiques. Lisant les récits aurevilliens à la lumière de préoccupations qui leur sont postérieures, ces critiques préfèrent insister sur la ruine des règles qui assujettissent la représentation du réel à l’ordre de la signification, et célébrer les débordements de l’énergie libidinale dans l’écriture. Il ne s’agit pas de nier ces effets de lecture, que favorise assurément la structure même des récits, mais d’adopter ici une position d’historien de la littérature, soucieux de restituer au romancier la perspective qui lui est propre, celle du moins qu’il adopte avec une remarquable fermeté dès la fin des années 1840, après son retour aux pratiques religieuses.
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6Cette perspective, exposée en 1865 dans la seconde préface d’Une vieille maîtresse, est celle d’un romancier qui se dit catholique et qui définit le catholicisme comme « la science du Bien et du Mal ». Un tel romancier regarde au fond de l’âme, sonde les cœurs et les reins, ne craint pas de descendre dans ces « cloaques, remplis, comme tous les cloaques, d’un phosphore incendiaire ». Sans doute, les pulsions dévastatrices qui jaillissent de ces profondeurs conduisent-elles à des abominations ou des désastres, mais ceux-ci contiennent en eux-mêmes une valeur exemplaire : ils illustrent la profonde misère de l’homme « dans les avanies et les retroussements de sa Chute ».
7Bloy, épousant ce point de vue avec le zèle du disciple, considérera Les Diaboliques comme un document accablant sur le mal moderne. Aucun moraliste avant Barbey - dira-t-il – n’avait offert au public une potion aussi amère « dans un ciboire de terreur d’une aussi paradoxale magnificence ». Élogieuse, la formule met l’accent sur l’exemplarité morale des récits aurevilliens. De fait, cette exemplarité importe assez à Barbey lui-même pour orienter notablement sa critique et lui fournir un de ses principaux critères d’évaluation en matière de fiction. Elle détermine en particulier ses jugements iconoclastes sur quelques romanciers devenus des classiques, dont il prend pour cible la postérité au XIXe siècle.
8C’est en son nom, par exemple, qu’il critique Lesage. L’auteur de Gil Blas a été, selon lui, « l’amuseur de son siècle, mais rien de plus » : sans le vouloir, il a inauguré une littérature de pur divertissement, faite pour « l’amusement des imbéciles […] qui ne se passionnent puérilement que pour l’inattendu des circonstances et le hasard bête des événements ». Lesage, autrement dit, a renoncé à fonder la caractérisation de ses personnages, comme le récit de leurs actions, sur une idée quelconque. Privilégiant les rebondissements de l’intrigue au détriment de ses soubassements psychologiques et moraux, il est resté délibérément superficiel et a créé « cette chose moderne, le roman d’aventures, qui va des Trois Mousquetaires à Rocambole » : il « a pondu le roman-feuilleton ».
9Qu’est-ce, en effet, que Gil Blas, du point de vue aurevillien ? Un roman qui peint l’existence mouvementée d’un fripon de laquais, sans que jamais le narrateur de ses méfaits, au cours des pérégrinations de cette canaille, ne se départisse d’ « une ironie sceptique qui ressemble à de l’indulgence ». C’est le récit d’un « moraliste tout rond dont on ignore les principes » et à qui manquera toujours le vitriol de la satire, ironise le critique. C’est pourquoi l’œuvre reste falote et dénuée de ces qualités qui font un grand roman : le dramatisme des passions, la profondeur des caractères, l’acuité de l’observation, la beauté de la langue littéraire, toutes choses qui sont assujetties en dernière instance à la force cohésive d’un « point central spirituel ».
10Barbey se montre tout aussi sévère avec l’abbé Prévost, mais pour d’autres raisons. À rebours de l’opinion générale qui, de Gustave Planche à Alexandre Dumas fils, voit dans Manon Lescaut un chef-d’œuvre, le critique condamne ce roman pour des motifs esthétiques et moraux. L’abbé Prévost, explique-t-il, se comporte en simple anatomiste qui « constate ». C’est « un descriptif » qui compose, sans porter de jugement, une « nosographie de la bassesse et du vice » : il n’a d’autre ambition que de retracer l’existence crapuleuse d’un personnage féminin « naïvement cynique » et « inconsciemment malpropre » qui obéit en toutes circonstances aux puissantes réquisitions de sa libido. En relatant, à la manière de l’histoire naturelle, les aventures de cette « fille » qui vit tout entière par les sens, Manon Lescaut, ce roman physiologique dans lequel se résume l’esprit d’une époque, a engendré selon Barbey « les autres Manons » dont la littérature de la deuxième moitié du XIXe siècle est pleine. L’œuvre a été « l’atome générateur » d’un type nouveau de personnage :
[Elle] a produit les Dame aux Camélias, les Bovary, les Fanny, et toutes ces sincères qui suivent tranquillement leurs instincts, comme un âne qui trotte suit le sien, et vont naturellement, sans grande fougue, sans combat, sans hésitation, sans scrupule, de l’amant qui leur plaît à l’amant qui les paie, quitte à revenir à l’amant qui leur plaît quand l’autre a payé.
11Barbey, au vu de cette postérité, conclut que l’abbé Prévost, en ouvrant la voie à de tels romans, a affaibli le genre romanesque et accéléré la corruption des mœurs. Dans sa caractérisation de Manon, comme de son amant, il aurait pu montrer, en moraliste, les effets de cette « liberté dont l’homme et la femme abusent aussi horriblement l’un que l’autre et l’un envers l’autre ». Se fondant sur des principes plus fermes, il aurait pu être l’historien du péché et du crime, lesquels commencent toujours, du point de vue chrétien, avec l’emploi de cette liberté. Il n’a été qu’un vulgaire chroniqueur, « exact, mais bête comme un photographe par avance ». Un historien, au contraire, ne se serait ni oublié, ni aboli dans son œuvre : il n’aurait pas disparu « dans les faits de son histoire », il y serait intervenu « de sa pensée, de sa réflexion, de sa personne tout entière ».
12Barbey, qui pèse les mérites de Lesage à l’aune du roman-feuilleton du XIXe siècle, lit de même l’abbé Prévost en songeant aux réalistes de son temps, auxquels il reproche d’avoir supprimé « l’opinion du moraliste dans le romancier ». Or c’est précisément cette opinion qui, dans la perspective aurevillienne, doit se dégager d’elle-même de la représentation du réel, même la plus choquante, même la plus ignoble, dès lors que le narrateur, sans tomber dans la prédication, la montre dans son âpre vérité. C’est ce que fait admirablement Laclos sur le compte duquel Barbey ne tarit pas d’éloges ; ce que refusent au contraire les émules de Flaubert et de Champfleury.
13Le réalisme, en effet, se contente pas de maintenir le narrateur dans une apparente neutralité morale, ni de dévaloriser les héros potentiels par une certaine banalisation de leur faire et de leur être, ce qui va en général de pair avec « une polyfocalisation générale du système des personnages » ; il procède de telle sorte que « le commentaire évaluatif », celui qui « intervient et distingue entre “personnages positifs” et “personnages négatifs” », se fait « aussi peu orienté que possible ». Les romanciers réalistes, loin de viser à l’unité du sens, émiettent l’intrigue et répartissent le métalangage évaluatif entre diverses instances aux points de vue divergents. Tous ces effets dialogiques, qui empêchent d’établir une hiérarchie des valeurs, interdisent en même temps au lecteur de se projeter « en des lieux et places privilégiés », à partir desquels il pourrait exercer sa compétence axiologique.
14La dégradation du héros, la neutralisation du narrateur et la dissémination de points de vue relatifs et contradictoires marquent la différence entre « une esthétique de l’intensité » et « de la focalisation idéologique sur un point unique », qui est encore celle de Barbey – même si ce foyer de concentration, comme on le verra, est entouré d’un épais mystère – et « une esthétique de la neutralisation normative » que revendiquent les réalistes. On ne sera donc pas surpris que l’impassibilité du narrateur flaubertien, sa réticence à laisser transparaître ses sentiments, comme son refus de porter des jugements explicites, soient pris pour cible par Barbey :
M. Flaubert est un moraliste, sans doute, puisqu’il fait des romans de mœurs, mais il l’est aussi peu qu’il est possible de l’être, car les moralistes sentent quelque part –, dans leur cœur ou dans leur esprit –, le contrecoup des choses qu’ils décrivent, et leur jugement domine leurs émotions. M. Flaubert, lui, n’a point d’émotions ; il n’a pas de jugement, du moins appréciable. C’est un narrateur incessant et infatigable, c’est un analyste qui ne se trouble jamais ; c’est un descripteur jusqu’à la plus minutieuse subtilité. Mais il est sourd-muet d’impression à tout ce qu’il raconte.
15Fort sévère à l’égard de l’impassibilité morale des réalistes, Barbey ne l’est pas moins à l’égard de ces prédicateurs d’un nouveau genre qui ont vu le jour avec Rousseau. La Nouvelle Héloïse est à ses yeux un livre fatigant et faux, qui laisse les esprits fourbus de tant d’ « abominables, malsaines et interminables déclamations ». La forme épistolaire y favorise le déploiement des bavardages sophistiques du « lâche menteur trop admiré » qui se nomme Jean-Jacques : tirant le roman du côté du prône philosophique, ce romancier « sans patrie » et « sans principes » refait ainsi, d’une autre manière, le Contrat social, cet « imbroglio d’impossibilités, cet entrechoquement de folies » dont l’influence dévastatrice a provoqué la Révolution. Mais Rousseau n’est pas seulement, avec Voltaire, l’inspirateur des jacobins, il est aussi le modèle de tous ces romanciers libres-penseurs qui, au XIXe siècle, ont cherché le salut dans sa philosophie.
16Le premier d’entre eux, à tous égards, est Victor Hugo qui, depuis Les Misérables et Les Travailleurs de la mer, a pris l’habitude funeste de rompre le fil de ses récits avec « des dissertations, dans lesquelles se débattent, comme dans un chaos, les prétentions d’un Trissotin colossal ». Hugo, affirme Barbey, est devenu « le pédant de l’Abîme, comme il le dit d’un des personnages de son Homme qui rit, et plus il va, plus l’abîme se creuse et plus se gonfle le pédant » : les idées, qui devraient être fondues dans le récit, sont détachées en « lourdes dissertations », lesquelles s’étirent selon leur logique propre, pendant un temps infini. Empâté d’ « une obésité pédantesque », l’écrivain broute besogneusement « l’herbe de la démocratie » et reste un « matérialiste profond, même quand il touche aux choses morales et aux sentiments les plus éthérés ». Ainsi, ses romans, faute de soutenir l’intérêt par la force dramatique d’un récit trouvant sa cohésion dans une unité morale qui le dépasse sacrifient lamentablement les exigences essentielles du genre.
17Sur ce plan, George Sand n’a rien à envier à l’auteur des Misérables, elle qui écrit aussi pour enrôler le genre humain sous sa bannière humanitaire : autre disciple de Rousseau, elle n’a jamais composé de roman – remarque Barbey – comme le font d’ordinaire les bas-bleus, « pour le plaisir de l’amourette », mais pour « endoctrinailler philosophiquement son monde ». C’est ainsi qu’elle a écrit, par exemple, Mademoiselle de la Quintinie, « livre mou et déclamatoire », entrepris « pour prouver que le catholicisme doit être définitivement vaincu et enfoncé sur toute la ligne ». Sous la houlette de ce pasteur enjuponné, les lecteurs ont subi l’intense pilonnage d’une prédication de vice et d’erreur. Soutenir, au nom de la libre pensée, que « le bien est le mal » et que « le mal est le bien », entasser sophisme sur sophisme pour servir sa propagande idéologique, tel a été l’idéal littéraire de celle qui restera pour la postérité « la mère Gigogne aux adultères » : en idéalisant l’infidélité, en la parant de toutes les séductions de la passion, heureuse ou malheureuse, George Sand aura été – affirme Barbey – la caution de toutes les femmes mariées en mal d’aventures extraconjugales.
18On peut assurément trouver cette polémique partiale ou excessive. Si de tels jugements peuvent choquer, les valeurs qui les inspirent n’en sont pas moins d’une remarquable constance. À l’évidence, l’écrivain n’adopte pas une position de façade, quand il prétend être un moraliste des temps modernes, et un moraliste chrétien. Certes, cette position est paradoxale, car on ne saurait jouer ce rôle sans difficulté à une époque qui ne croit plus en Dieu, qui règle les conduites individuelles d’après d’autres valeurs que celles du christianisme et qui voit les catholiques eux-mêmes éluder les rigueurs de la justice divine, par suite d’une pastorale de la miséricorde qui préfère insister sur la rédemption plutôt que sur l’abîme du péché.
19De cette situation paradoxale résultent assurément des tensions à l’intérieur de l’œuvre de Barbey, qu’on ne résout pas, toutefois, en invoquant simplement le conflit de deux tendances – ordre et désordre, foi et désir, tradition et modernité – qui se disputeraient le moi aurevillien, la seconde, quel qu’en soit le nom, étant finalement plus forte, plus spontanée, plus viscérale que la première. En réalité, la position morale de Barbey est plus solide et plus conséquente qu’on ne veut en général l’admettre. Soucieux de se distinguer de ses contemporains, l’écrivain adopte un parti pris doublement scandaleux au regard de l’opinion dominante. Renouant avec une spiritualité post-tridentine de plus en plus étrangère à son siècle, il consacre son œuvre à la représentation des formes superlatives du mal – premier scandale – qu’il justifie, autre scandale, par une théologie de la Chute mettant l’accent sur la damnation et sur l’enfer. Cette orientation radicale, trop audacieuse pour les uns qui reprochent à Barbey de peindre la passion avec éloquence, trop austère pour les autres qui refusent de voir en l’homme un « Titan foudroyé », est évidemment de nature à être mal comprise, et soupçonnée d’affectation. Il faut néanmoins tenter d’en dégager les ressorts, avant de mieux en cerner les ambiguïtés.
20Barbey ne confond certes pas, comme il l’écrit à Trebutien, « le Prêtre et l’artiste ». S’il prétend agir « comme un confesseur et un casuiste », en jaugeant « les immondices du cœur humain », il ne se lance point dans de pieuses prédications : « […] je ne veux pas de prêchailleries morales, de ces prêchailleries qui plaisent tant aux niais, aux bégueules et aux hypocrites. Je les trouve absolument contraires au but que l’Art doit atteindre dans un roman ». Ce jugement vaut naturellement pour la littérature catholique édifiante, comme pour tous les romanciers idéalistes qui se targuent dans leurs récits d’une tenue morale impeccable. Barbey daube ainsi sur le compte de Feuillet, « ce jeune homme pauvre… en théologie [qui] a eu la bonté de recommander le catholicisme aux petites dames dont il est le favori » et qui l’a arrangé, « ce vieux colosse de catholicisme », de façon à le « faire recevoir sur le pied d’une chose de très bonne compagnie dans les plus élégants salons du XIXe siècle ». De même, il brocarde Sandeau – « la femme littéraire de M. George Sand » – dont la moralité « n’a pas plus de caractère et de vigueur que [le] talent » :
C’est la moralité d’un Sceptique bien élevé, qui prend les idées reçues et les sentiments naturels, et qui s’en sert dans l’intérêt de ses petites combinaisons romanesques. Mais, franchement, ce n’est rien de plus. M. Sandeau appartient à cette moralité bourgeoise qui n’a pas de croyance solide et profonde, mais qui ne veut pas qu’on lui vole ses chemises ou qu’on les lui chiffonne, et qui, comme Voltaire, trouve que, « si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer »… pour les domestiques.
21La morale aurevillienne n’a aucun rapport avec cette inspiration moralisatrice, qui ne se soucie que du respect des convenances et du maintien de l’ordre social. Les passions, qui sont depuis toujours, selon Barbey, la matière du roman, sont par nature inconvenantes et asociales. À Trebutien qui lui avoue n’avoir guère aimé le personnage de la « vieille maîtresse », le romancier réplique :
Ou il faut renoncer à cette chose qui s’appelle le Roman, ou la Vellini doit être absoute de ce qu’elle est, quoi qu’elle soit. Il faut renoncer à peindre le cœur humain ou le peindre tel qu’il est. […] Voulez-vous tuer le roman ? oui ou non ? C’est de cela qu’il retourne. S’il faut qu’il vive, vous savez qu’il mange du cœur humain, qu’il ne se nourrit que de cette moelle. Cœur impur, moelle gâtée. Ai-je dit que tout cela était sain ?
22La vérité de la peinture des passions, comme la liberté laissée à l’écrivain d’embrasser la nature humaine tout entière, est donc nécessaire à la création romanesque. Barbey, prenant ses distances avec une conception pudibonde de l’art, se retrouve dans un catholicisme large et compréhensif qui n’interdit à personne d’écrire un roman, c’est-à-dire de « raconter un fait de passion, si terrible, si criminel qu’il soit, d’en tirer des effets de drame, d’éclairer un gouffre dans le cœur humain, quand même il y aurait au fonds du sang ou de la fange ». Mais à une condition : on doit sentir « à quelque chose dans la peinture qu’une conscience morale s’agite dans le peintre ». Les grandes œuvres sont précisément celles qui ont ce « je ne sais quoi tout-puissant » qui, au lieu de ramener les passions à une « réalité dégoûtante », leur donne le « tragique idéal » qui les métamorphose en objet esthétique.
23À l’évidence, cet « accent profond », que Barbey se garde de définir plus avant, met en jeu l’ethos du narrateur et sans doute aussi le style du romancier, empreinte physique de ce qu’il est au moral. Ce n’est point un hasard si l’auteur des Diaboliques se plaît à reprendre la célèbre formule de Buffon : « Le style, c’est l’homme ». Sa critique est fondée sur un préjugé aristocratique en vertu duquel le ministère de la parole opère une sélection engageant la personne même de celui qui l’exerce. Aux yeux de Barbey, qui se présente volontiers comme « un pauvre grand seigneur (par le caractère du moins) », la « critique oblige », a fortiori la création littéraire. Il est ce « Paladin d’idées, de sentiments, de conviction », qui tranche sur les médiocres « Baladins littéraires » de son siècle. Être écrivain, pour lui, c’est incarner dans son être, quels que soient les genres où il s’exerce, des valeurs immémoriales, et les défendre, pour son honneur, contre l’opinion dominante qui les a abandonnées. Dans son œuvre, on entend ainsi une voix, dont le grain, le ton, l’énergie impliquent une morale, laquelle n’a pas besoin d’être pesamment explicitée pour agir avec la force du témoignage. Cette manière de dire, qui est en elle-même l’expression d’une axiologie, doit permettre au lecteur de faire le départ entre la perspective des personnages livrés aux excès de la passion et celle du romancier qui met en forme leurs aventures. Ce dernier se doit de rester toujours un observateur capable de dépasser la simple relation des faits et, par la force de son style, par sa présence dans son œuvre, de donner à la représentation romanesque une orientation éthique.
24C’est précisément ce qui a manqué à Fervaques et Bachaumont, les auteurs de Rolande, « étude parisienne » parue en 1873, dont l’héroïne ressemble pourtant à s’y méprendre à ces Diaboliques que Barbey lancera, l’année suivante, sur la scène littéraire. Rolande est sortie « putréfiée du ventre de sa mère » et, depuis ce jour, elle n’a cessé de rechercher avidement « tout ce qui perd les femmes et peut déshonorer les hommes ». Non contente d’avoir « le diable au corps », cette démone est un monstre froid dont l’orgueil a dévoré le cœur. La ressemblance avec les héroïnes aurevilliennes est manifeste, pourtant Barbey se montre sévère à l’égard de ses confrères. Ceux-ci, « en peignant leur monstrueuse Rolande », n’ont pas su trouver « cet accent profond qui, dans la pensée des lecteurs, sépare le peintre de son modèle » : ils n’ont pas cherché à camper leur personnage de cette manière « qui n’a pas même besoin de paroles, qui n’est qu’un souffle de la plume, mais un souffle vengeur, en exposant des abominations ».
25« Séparer le peintre de son modèle », voilà donc un objectif capital de la poétique romanesque de Barbey. Celle-ci s’inscrit dans la tradition du récit exemplaire, lequel ne se contente pas de raconter une histoire, mais assume plus ou moins explicitement dans la fiction une double visée argumentative et pragmatique. Il s’agit toujours d’acheminer le lecteur vers un sens à déchiffrer et vers un système de valeurs dont l’intégration suppose une prise de conscience éthique, sans nécessairement indiquer le but recherché sous forme de leçons ou de prescriptions manifestes. Parmi ces œuvres qui tentent de marier la fiction et l’idée, Barbey apprécie en particulier les paraboles évangéliques, les fables dont il est un amateur passionné, les histoires tragiques à visée apologétique à la manière de Jean-Paul Camus et de François de Rosset, les récits poétiques et mythiques de Chateaubriand, les romans allégoriques de Vigny, les études philosophiques de Balzac…
26Ces diverses sources d’inspiration ont permis au romancier de constituer une forme de récit exemplaire visant à agir sur le lecteur par divers moyens. Le premier est la mise en œuvre d’une esthétique de l’intensité qui renouvelle le topos de la passion criminelle, en le portant à sa puissance maximale. Le parti pris de l’hyperbole, dont l’exagération touche notre sensibilité, nous pousse à nous projeter vers un horizon du récit, situé au delà de l’observation psychologique et sociale, où la fiction est considérée du point de vue d’un moraliste chrétien montrant en l’homme la profondeur abyssale du mal. Il faudrait distinguer ici, dans l’œuvre de Barbey, deux manières, opposées dans leur forme mais semblables dans leurs effets, d’user de cette esthétique qui pousse à leur limite les actions et les caractères : l’amplification maximale prévaut dans de grands romans tels qu’Une vieille maîtresse ou Un prêtre marié, alors que la rhétorique inverse de la concision l’emporte dans ses nouvelles – Les Diaboliques, Une histoire sans nom, Une page d’histoire –, textes dans lesquels tous les détails, hautement significatifs, sont choisis et ordonnés dans le récit en fonction du coup de gong final. Barbey à la fois simplifie et exagère les données du réel, pour n’en retenir que les éléments qui, en donnant de l’homme une image agrandie, renforcent la signification métaphysique du récit.
27Cette stylisation hyperbolique contribue à métamorphoser les données référentielles, en leur conférant une dimension allégorique. Plus exactement, les récits aurevilliens cherchent l’équilibre entre un ancrage dans la réalité destiné à leur assurer une certaine plausibilité et un travail de symbolisation qui les signale comme des discours d’une portée dépassant le sens immédiat. Une certaine exactitude, atteinte grâce à des détails caractéristiques ou à des circonstances empruntées à l’expérience commune, produit un puissant effet de réel, en donnant aux événements l’évidence de la « chose vue ». En même temps, les aventures narrées sont vécues par des personnages exemplaires incarnant les figures fondamentales du désir, cette force élémentaire marquée du sceau de l’infini, d’où naissent les pires transgressions, avec leur cortège de dilemmes et de tourments : si les œuvres de Barbey s’enracinent toujours dans un substrat sociohistorique – comme, par exemple, L’Ensorcelée et Le Chevalier Des Touches dans la chouannerie –, leur vrai sujet est donc, de l’aveu même de l’auteur, « le cœur de l’homme aux prises avec le péché ».
28Les multiples figures dans lesquelles se précise et se complexifie cette signification allégorique, à défaut d’être immédiatement lisibles, sont repérables à divers indices relevant d’une rhétorique de la redondance. Parmi ces dispositifs destinés en quelque sorte à rehausser le sens du récit, relevons au premier chef la présence, à l’intérieur de la fiction, d’énoncés interprétatifs. Il est en effet fréquent de trouver dans les récits aurevilliens des personnages témoins de l’action qui, du fait des emboîtements narratifs, peuvent proposer une interprétation de l’histoire à laquelle ils ont assisté, quand ils la racontent. Dans la conversation qui ouvre la deuxième des Diaboliques, l’identification par le narrateur du comte de Ravila à Don Juan, figure emblématique du réprouvé défiant le Ciel, indique d’emblée un programme narratif dont le lecteur connaît la signification. Par la suite, les analogies entre le héros et Nabuchodonosor, le Serpent de la Genèse ou encore Arnaud de Brescia – ce moine hérétique du XIIe siècle qui ne vivait, disaient ses détracteurs, « que du sang des âmes » – ne laissent aucun doute : si Ravila est la séduction incarnée, il exerce son pouvoir à la manière de Satan, le Prince des séducteurs qui se plaît moins à corrompre la chair que la part spirituelle de l’homme. Tel est bien le sens annoncé par l’épigraphe que le narrateur du récit-cadre ne cesse de confirmer : en faisant germer l’idée du péché dans l’esprit d’une adolescente laide et pieuse – ce dont il s’enorgueillit comme de son plus beau succès – Ravila montre que « le meilleur régal du diable, c’est une innocence ».
29La rhétorique de la redondance, caractéristique du récit exemplaire, joue également sur l’intertextualité, celle-ci constituant un contexte qui surdétermine l’histoire narrée et l’ « investit, en quelque sorte, d’intentionnalité ». On est ici aux antipodes de l’intertextualité dialogique analysée par Bakhtine, laquelle conduit à la coexistence, dans un même texte, de discours dissonants qu’aucune axiologie sous-jacente ne hiérarchise ou n’unifie. Dans le cas des récits aurevilliens, l’intertextualité tisse un faisceau de références qui indiquent une direction, le rapport ainsi établi entre le texte et l’intertexte, comme l’image dans le tapis dans la nouvelle de Henry James, offre à qui sait le voir le vecteur d’une interprétation. Utilisées à des fins axiologiques, ces références intertextuelles permettent alors d’identifier l’enjeu symbolique du récit, en explicitant le système de valeurs auquel il se réfère.
30Dans Le Bonheur dans le crime, les libertins orgueilleux, qui s’ouvrent par la transgression des horizons infinis, fascinent sans doute par l’intensité de leur défi, mais la nature mortifère de celui-ci est suggérée par un ensemble de références mythologiques et bibliques perverties. Hauteclaire et Serlon de Savigny, ce couple androgyne dont l’harmonie parfaite évoque l’image liturgique de « deux Anges d’autel […] unis dans l’ombre d’or de leurs quatre ailes », ont l’ambition d’une plénitude radicale aux limites du possible. Mais leur bonheur monstrueux, qui trouve sa satisfaction dans le mal, est celui des anges déchus. En cherchant en eux-mêmes un absolu que l’homme ne saurait atteindre que dans l’union avec Dieu, ils récrivent dans un registre satanique le mythe d’Amour et de Psyché, les belles pages du Cantique des cantiques ou encore les noces d’Esther et d’Assuérus. Leur Éden n’est qu’un Jardin des plantes où leur plénitude d’être ensemble ici-bas, dans sa sauvagerie et son insensibilité, s’accompagne en réalité d’un terrible néant spirituel.
31C’est précisément ce que ne peut comprendre le docteur Torty. En bon physiologiste, il reste aveugle aux enjeux moraux de leur aventure, qu’il ramène à un fait qui paraît tomber sous le sens : leur scandaleux « bonheur dans le crime ». Barbey joue subtilement de la position de ce narrateur cynique, pour mettre à mal les illusions du romantisme social, qui peint des criminels naturellement bons, venus à repentance après avoir été précipités dans le mal par la faute d’une société inique. Mais, le romancier, qui s’est représenté dans l’interlocuteur de Torty, n’en retourne pas moins son ironie contre ce médecin libre penseur, en montrant sa puissance d’aveuglement. Ce praticien féru de séméiologie s’arrête aux apparences, il ne sait pas lire les symptômes des maladies de l’âme, à laquelle il ne croit pas. L’apathie létale de Serlon et d’Hauteclaire, qui fait écho à la délectation morose des héros de Sade, lui paraît le comble de la satisfaction. Il ne voit pas l’empreinte de la damnation – c’est-à-dire la dissolution de l’être – sur ces morts vivants qu’il prend pour des amants heureux.
32Les réactions suscitées par Les Diaboliques dès leur parution et le procès pour immoralité dont Barbey a alors été menacé montrent bien que la lecture que l’on vient de proposer de ces œuvres ne va pas de soi. Il est à l’évidence difficile de faire comprendre une intention morale dès lors qu’on se refuse à toute prédication et qu’on mise sur l’efficacité du contre-exemple. Car se pose alors de manière aiguë la question des effets intempestifs produits sur le lecteur par de tels récits, ce qui soulève aussitôt la question connexe de la responsabilité de l’auteur. Barbey, au moment de la publication d’Une vieille maîtresse, s’est vu objecter, par les milieux catholiques, que ses intentions étaient peut-être morales mais qu’elles risquaient de ne pas être comprises, voire d’aboutir à un résultat opposé à celui qu’il avait visé. L’argument a été développé en particulier par Louis Veuillot qui, dans une lettre publiée par Le Réveil le 3 avril 1858, apostrophe Barbey en ces termes :
Mais, honnête homme, y avez-vous pensé ? L’éloquence, la séduction, le prestige du vice, sont assurés de la complicité du lecteur. Quand vous viendrez ensuite le combattre et le condamner, qui vous assure de l’efficacité de vos combats et de vos condamnations ? Qui vous garantit que votre bon livre n’aura pas tout simplement l’effet d’un mauvais livre ? Prétendez-vous que cela ne vous regarde point ; que vous êtes moraliste à la façon des artistes et non à celle des magistrats et des prêtres ? Je concevrais cette raison d’un artiste pur et simple, c’est-à-dire d’un manœuvre et elle ne vaudrait rien : c’est la théorie des immunités, elle conduit à la doctrine de l’art pour l’art, d’où logiquement et par l’absurde elle arrive au réalisme. Mais le chrétien n’est pas seulement magistrat, il monte plus haut ; il est prêtre…
33La réponse de Barbey à cette objection est loin d’être simple. Lorsqu’on considère la place du lecteur dans les dispositifs narratifs qu’il met en œuvre, lorsqu’on examine de surcroît les réflexions auxquelles il se livre sur l’effet recherché par ses propres récits, on distingue plusieurs lignes de défense, qui n’ont pas nécessairement les mêmes implications.
34Quand il comparait devant le juge Ragon, dont les accusations se fondent sur des arguments semblables à ceux de Veuillot, Barbey, en guise de justification, se réfère à une tradition narrative qui exploite la puissance du mal pour promouvoir une vérité morale utile à Dieu. Il se réclame d’une apologétique de l’effroi, qui montre, sans l’atténuer, ce qu’il y a d’ordure au fond du cœur humain, dans l’espoir de raviver parmi les mécréants une terreur sacrée. Cette apologétique qui a connu son plein épanouissement au XVIIe siècle, à la suite du Concile de Trente, consiste à mettre le lecteur à l’épreuve du mal, avec l’intention de faire naître en lui un sentiment d’épouvante :
Il est certaines œuvres – explique l’écrivain au juge – où se produit une réelle confusion entre le mal et le bien, et cela, parce que les teintes pâles qui les entourent ne permettent pas de les discerner. Le mal que j’ai peint dans mon œuvre, au contraire, je lui ai donné exprès un relief d’autant plus énergique, que je voulais qu’on ne pût le confondre, et qu’il puisse servir pour tous, d’épouvantail et d’horreur ».
35Le moraliste chrétien prétend tirer ainsi des passions les plus criminelles des effets dramatiques assez saisissants pour mettre sous les yeux des lecteurs la misère dans laquelle l’homme est tombé, depuis qu’en perdant Dieu, il s’est privé de l’intelligence et de la lumière qui le guidait. Il ne s’agit pas seulement de confronter les lecteurs à l’image de leur finitude, de leur montrer l’ampleur de leur faiblesse morale, mais de les arracher aussi aux tranquilles certitudes des doctrines qui, aux temps modernes, prétendent expliquer l’univers en faisant l’économie de toute transcendance. Dans l’abîme des passions humaines, dans leur fonds commun de méchanceté et de crime, apparaissent « des faits inexplicables à la raison, et qui courbent tout dans les âmes ».
36C’est ainsi que Barbey met en ouvre une esthétique du mystère d’inspiration religieuse. Au cœur de ses récits se trouve une « chose sans nom » qui échappe aux classifications rationnelles et relève largement de l’incompréhensible. Entourée de ténèbres, cette « chose » innommable, qui ouvre souvent le réel à une dimension fantastique, réactive la puissance du numineux. Elle doit faire prendre conscience au lecteur d’une limite indépassable : celle du mysterium tremendum auquel se heurte tout homme dès qu’il considère non seulement les potentialités négatives de sa nature, mais aussi le surnaturel qui se trouve au fond d’un tel gouffre. Or l’enfer aurevillien, c’est « le ciel en creux ». C’est par le diable que les modernes peuvent arriver à Dieu. Traité de la sorte, un sujet qui passe pour inconvenant est racheté par « la beauté de la peinture » et – complément indispensable – par « l’impression tragiquement morale » que cette peinture laisse « dans les cœurs ».
37C’est une autre justification de l’entreprise littéraire de Barbey qui prévaut cependant dans son œuvre même. Du point de vue pragmatique, ses récits, sans doute pour limiter le risque de lectures divagantes, décrivent en effet les modifications qu’ils tentent de produire sur le public auquel ils s’adressent. Il s’agit toujours de paroles en situation : les réactions des auditeurs et la prescription finale du narrateur soulignent la visée perlocutoire de l’histoire narrée. On sait l’importance de l’oralité dans les récits aurevilliens. Prenant souvent la forme d’une conversation, ils font une place considérable au conteur et à son auditoire. La présentation de ces interlocuteurs n’est jamais un simple prélude servant à lancer le récit, car les faits ont moins d’importance que les conditions dans lesquelles ils sont rapportés : attitude du narrateur, réactions du public, atmosphère de l’échange…
38En mettant le dispositif énonciatif au premier plan, Barbey, c’est l’évidence, exploite les ressources de la réflexivité. La mise en abyme indique l’effet qu’il cherche à produire sur ses lecteurs. D’où l’importance des réactions des personnages qui, dans la fiction, assistent à ces récits en forme de conversation. Ces personnages, qu’ils écoutent avec d’autres une histoire au cours d’un dîner ou dans un salon, ou qu’ils soient les destinataires, dans un boudoir ou une diligence, d’une véritable confession, n’en sortent jamais indemnes. Cela est particulièrement net dans Les Diaboliques. Les rêves du voyageur qui recueille les confidences de Brassard sont hantés depuis ce jour fatal par la « mystérieuse fenêtre » au « rideau cramoisi » ; le récit des amours de la petite masque par Ravila laisse « pensives » ses auditrices, qui se laissent gagner par de mystérieuses idées. L’émotion prolonge le silence après la révélation partielle du « dessous de cartes » des amours de Mme de Stasseville : chacun, plongé « dans ses pensées », complète en imagination cette histoire énigmatique, réduite à « quelques détails dépareillés » : la comtesse Damnaglia transpire, en rongeant machinalement « le bout d’ivoire, incrusté d’or, de son éventail » ; la baronne de Mascranny montre « une espèce d’horreur rêveuse ». Même les athées qui dînent avec Mesnilgrand sont « transformé[s] en rêveurs » après l’évocation des affolants « contrastes » de la Pudica, cette « Messaline-Vierge » , et ils sont réduits à « un silence plus expressif que toutes les réflexions », quand le héros achève le récit de la terrible scène au cours de laquelle le major Ydow cachette Rosalba.
39On perçoit mieux ainsi la visée des récits aurevilliens et l’effet moral qu’ils tentent de produire : perturber la tranquillité du lecteur, qu’il soit sagement arrimé à des certitudes positives ou livré au sentiment de la relativité de toutes choses, le tirer de son apathie mortifère, éveiller en lui une inquiétude morale, en le laissant ou rêveur ou pensif. Certes, le risque couru par l’écrivain est de donner à ses lecteurs « les pensées du Démon », mais il aura peut-être semé aussi en eux, conformément à son credo peu orthodoxe, le germe d’une rédemption spirituelle, en réveillant leur âme étouffée par les préoccupations matérielles ou par cette intellectualité froide, cet absolu scepticisme qui sont le propre des modernes.
40Cependant, on distingue encore une autre ligne de défense dans l’œuvre critique et la correspondance de Barbey, quand il lui arrive de commenter l’effet produit par ses œuvres. Les récits aurevilliens ont aussi pour but « de surprendre, d’étonner, de remuer, de déranger, de faire coup de pistolet, lumière, bruit et trouée dans les cerveaux environnants » : À contre-courant, ils tentent de tracer une voie d’accès au divin, en révélant dans « les crimes de l’extrême civilisation » la présence du surnaturel. Un tel projet est, à l’évidence, de nature à choquer bien des esprits : Barbey, en observateur des mœurs contemporaines, se sent tenu de montrer l’attrait que ces crimes exercent sur des êtres rongés par l’ennui de vivre, pour lesquels le mal est l’avatar d’une insatisfaction spirituelle. Dans les enivrements de l’éros et la transgression des interdits, ces hommes de désir tentent de combler le vide qui s’est creusé en eux : le mal moderne, par l’intensité surnaturelle des jouissances qu’il leur procure, est pour eux un abîme de plénitude. Dans leurs sensations, qui sont finies, il introduit l’infini.
41C’est ce qui fait le charme de la Pudica, à laquelle Mesnilgrand reconnaît ce pouvoir, ou encore celui de Vellini, dont le visage s’allume soudainement d’une flamme étrange, « comme une ronde d’astres, éclos soudainement dans un ciel obscur, à quelque coup de tympan céleste ». Comment Ryno résisterait-il à cette magie par laquelle sa vieille maîtresse métamorphose la vie autour d’elle ? Le plaisir « haletant et terrible » que celle-ci lui verse est d’une intensité merveilleuse, qui semble n’avoir pas de limite. Indomptables et dévorantes, les passions aurevilliennes sont parfois des souffrances bien amères, mais cette « moelle de lion » dont elles nourrissent ceux qu’elles étreignent est pour eux comme une « transsubstantiation » dont on ne sait plus si elle est « infernale ou divine ». D’où leur séduction dont est emblématique la figure d’Hérodiade telle que Barbey l’évoque dans la préface d’Une vieille maîtresse.
42Cette femme maléfique, obsession des artistes contemporains, est « divine de beauté, en regardant la tête coupée qu’on lui offre ». La perversité qu’elle incarne représente le mal moderne : pour des hommes rêvant d’infini, elle symbolise une forme de plénitude, et son érotisme sulfureux est comme un théâtre substitutif de l’absolu. C’est pourquoi le diabolique et le céleste se confondent en elle. Le moraliste chrétien, par fidélité à la vérité, ne doit priver cette femme damnée « d’aucun de ses charmes ». Cependant, affirme Barbey, son personnage est « plus catholique qu’on ne croit » : incompréhensible pour des consciences enténébrées, Hérodiade « n’en est que plus infernale d’être si divine ». La confusion des valeurs qu’elle représente, dans l’apparente coïncidence des contraires, et la forclusion du sens qui en résulte sont les symptômes du mal extrême qui s’est répandu au xixe siècle : un mal enraciné dans le désespoir qui a sacralisé l’illusion, la mort et le néant, en confondant avec l’être ce vide actif que le christianisme appelle le diable, autre nom de ce qui n’est pas.
43Barbey entend révéler énergiquement, « sous les arrangements de la fiction », cette vérité « de mœurs » et « de nature humaine », fût-elle terrible à contempler ou profondément scandaleuse. En un temps de nivellement spirituel où l’opinion, accommodante pour toutes les faiblesses, est confortablement arrimée à de bons sentiments qui ne lui coûtent rien, le scandale du fait vrai, intensifié par la création littéraire, est dérangeant. Mais il est légitime au plan moral, comme toute parole de vérité. Une éthique du scandale – enracinée dans l’évangile qui absout les scandales nécessaires – est donc la troisième ligne de défense permettant à Barbey de parer aux attaques contre son œuvre fictionnelle.
44Bien des héros aurevilliens auront cette hardiesse, à commencer par Mesnilgrand, ce double de l’écrivain, aux « rugissements de mauvais ton », qui a « le don du sarcasme » : peu soucieux des convenances, ce « phénix de fureur renaissant toujours de ses cendres » est un « redresseur de torts », un Don Quichotte dont les emportements paraissent déplacés aux bons esprits du temps. Mais ce qui fait sa honte aux yeux de l’opinion, le grandit et l’élève à ceux de Barbey pour qui le scandale – cet art de « taquiner les sots » – vaut toujours mieux que l’indifférence ou qu’une lâche complaisance à l’égard du mensonge.
45On peut se demander s’il n’y a pas cependant chez Barbey, comme chez Baudelaire, un dandysme de l’impertinence – celui-là même qui le séduit chez Brummell ou chez Maistre. « Je me soucie bien de plaire ou de déplaire – écrit-il à Trebutien. – Je n’ai fait que cela dans ma vie. […] Ce qui blesse fait crier, et c’est de cris que se compose la Renommée ! ». En outre, on peut douter que l’écrivain ait toujours été, comme il le prétend, « le Torquemada de ses héros » peignant la séduction irrésistible de la passion pour mieux montrer le terrible résultat qu’elle produit dans leurs vies dévastées. Barbey n’entretiendrait-il donc « aucune complicité avec les mystères qu’il condamne » ? On pourrait le penser s’il n’éprouvait aucune sympathie pour ces âmes vigoureuses, les dernières qui semblent encore capables, au plan historique comme métaphysique, d’un appel à l’infini analogue à un acte de foi. Or ce n’est pas le cas : l’auteur des Diaboliques est pris de fascination pour ses héros, il vibre aux palpitations de leur cœur, « forte[s] comme Dieu même », malgré les folies qu’elles engendrent. Il ne peut s’empêcher de trouver belles leurs passions qui, de son propre aveu, sacrent tout à ses yeux.
46Comment comprendre cette faille morale ? Barbey, tout chrétien qu’il est, reste tributaire de cet héroïsme aristocratique qui s’exprime aussi violemment dans les histoires tragiques de l’âge classique que dans les poèmes narratifs de Byron. Ses héros passionnés sont des êtres d’exception, de grandes âmes « féodales » qui étalent volontiers les puissances de leur moi jusque dans le mal, persistant dans leurs vieilles idées de magnanimité, d’outrance et de bravade, si anachroniques qu’elles soient au xixe siècle. Dans l’œuvre aurevillienne survivent les thèmes héroïques et courtois de l’aristocratie, mais ils prennent une tonalité plus féroce et une allure plus déréglée. Héritier d’une société noble qui n’a jamais totalement admis la censure des passions voulue par l’Église, et qui s’est toujours crue affranchie du joug moral que la société impose d’ordinaire aux désirs, le romancier reste attaché à ce privilège accordé à certaines âmes bien nées : n’avoir d’autre devoir que d’être dignes d’elles-mêmes. S’élever infiniment plus haut que le vulgaire, vivre avec audace selon ses propres impulsions, satisfaire son désir souverain dans l’exaltation de la liberté humaine : ces valeurs relèvent non plus de la spiritualité chrétienne, mais d’une morale laïque, aux accents hétérodoxes, où s’affirme l’individualisme aristocratique. Le moi aurevillien s’y reconnaît pourtant : il y adhère d’instinct au point d’ouvrir son œuvre, avec une indéniable complicité, à l’expression toute-puissante d’une nature orgueilleuse, ce qui ébranle la règle éthique et esthétique qu’il s’est fixée.
47Ce n’est pas un hasard si Barbey s’identifie à ce don Juan vieillissant qu’est Ravila de Ravilès. Avec ses façons de grand seigneur libertin, le séducteur impénitent campé par le romancier n’est-il pas un « homme-dieu » qui, à l’occasion d’un dernier dîner où sont réunies ses anciennes maîtresses, célèbre en leur compagnie, au cours d’une Cène inversée, « le mystère d’une Incarnation qui n’a plus rien de surnaturel » ? « Pour un catholique, je vous trouve profanant », dit la marquise de Ruy au narrateur de la nouvelle. Cette dame n’a pas tout à fait tort, qui s’identifiait sans doute avec cette dévote ; mais, dans l’œuvre de Barbey, la profanation, privilège des âmes fortes, a encore une légitimité : elle satisfait à la fois la morale aristocratique du défi héroïque et trahit aussi – c’est son paradoxe fécond – une forme ultime d’allégeance au sacré.
48BIBLIOGRAPHIE
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