1Giono n’avait jamais pensé que l’homme fût « naturellement bon », n’avait jamais ignoré la violence qui l’habite au plus profond, et ses premiers romans n’avaient rien de l’idylle ou de la « bergerie » à quoi l’on a voulu parfois les réduire. Mais dans Colline, Regain, Le Chant du monde ou Batailles dans la montagne, cette violence s’inscrivait dans un ordre naturel du monde, ce qui pouvait avoir valeur de justification. Avec la guerre et ses deux emprisonnements successifs pour des motifs opposés, en 1939 pour pacifisme, en 1945 pour « collaboration », Giono a perdu les illusions qui l’avaient fait se prendre parfois pour un maître à penser, espérant influer sur le cours de l’Histoire, dans son combat des années trente pour la paix et les « vraies richesses ». Il a fait l’expérience du mal incarné non plus dans la société capitaliste et le progrès technique, mais dans l’homme lui-même. Or seule la création romanesque pouvait lui permettre d’affronter cette terrible réalité. C’est à ce moment-là qu’il a eu besoin de recourir à un vocabulaire et à des notions qui viennent tout droit d’une tradition moraliste dont ses livres d’avant-guerre ne portaient pas trace : l’âme, le cœur, les passions, les caractères. Non pas pour écrire des traités de morale, mais pour faire entrer la dimension morale dans l’imaginaire romanesque, par l’invention de personnages en retrait du monde et qui porteront sur l’homme le regard pénétrant du moraliste.
Trois d’entre eux me semblent particulièrement exemplaires, et c’est à travers eux que je voudrais dégager un certain nombre de traits caractéristiques de ce « moraliste imaginaire ». Deux appartiennent aux Chroniques romanesques, le troisième au Cycle du Hussard. D’abord, le Procureur royal de Grenoble dans Un roi sans divertissement (la chronique de 19471, mais aussi le film de 1963, réalisé par François Leterrier2, mais dont Giono a écrit le scénario3 et suivi de très près le tournage). Il se lie d’amitié avec Langlois lorsqu’il revient dans le village de montagne, après avoir élucidé les meurtres en série et tué l’assassin, M. V. Il sera l’un des témoins privilégiés de la lente descente aux enfers de l’ancien capitaine, fasciné à son tour par le sang. Le second personnage est le narrateur du Moulin de Pologne, publié en 19524. Clerc de notaire dans la petite ville où se déroule l’action, il est à la fois témoin et chroniqueur de la tragédie familiale des Coste, poursuivis par une incroyable fatalité, et de la tentative d’un certain M. Joseph pour sauver en l’épousant la dernière survivante, Julie. Le troisième personnage est, dans Le Hussard sur le toit, publié en 19515, ce vieux médecin qui recueille Angelo et Pauline surpris par un orage et leur expose une théorie très personnelle du choléra, comme maladie de l’âme.
Par leur profession, les trois personnages ont sur l’humanité un point de vue privilégié. Le Procureur a affaire à l’homme dans son rapport à la loi, le clerc de notaire dans son rapport à la propriété, le médecin dans son rapport au corps. C’est dire que trois dimensions essentielles de toute vie sociale et privée sont ici concernées, dans lesquelles l’homme se révèle sous un jour cru, où le « cœur humain » est « dévoilé », pour reprendre le titre d’un texte de Giono sur Machiavel, lui-même moraliste du pouvoir6. L’expérience professionnelle de ces trois personnages est propre à les guérir de bien des illusions, comme Giono lui-même l’a été. Les personnages de ses premiers romans étaient le plus souvent des paysans, des bergers, des errants, par lesquels se disait cette relation étroite à la nature qui portait alors l’écriture. Giono recrute à présent son « personnel romanesque » dans des professions a priori moins poétiques, mais qui répondent à des besoins nouveaux : il fera d’eux les observateurs impitoyables de cette nature humaine qui désormais fournit sa matière première au travail de l’imagination.
Les trois personnages sont aussi des hommes vieillissants, célibataires et sédentaires. Le Procureur royal est pourvu de « favoris blancs » et d’un « ventre bas qu’il portait devant lui à pas comptés comme un tambour » (III7, 514). Dans le scénario, il est « un gros homme. Podagre, soixante-dix ans environ » (1344). Il est désormais à la retraite, « retraite… professionnelle et retraite du monde », confie-t-il à Langlois (1345). Dans le roman, on ne le voyait que lorsqu’il rendait visite à son ami dans son cabriolet, accompagné d’un groom. Mais dans le scénario, qui est une réécriture complète du roman et non sa simple adaptation, Giono se plaît à imaginer sa demeure, qui contraste fortement avec le pays enneigé que le capitaine a traversé à cheval : « Une grande pièce. Cheminée, gros feu de bois, mais couverte de livres. Harmonie de bruns et de vieil or. Luxe, ordre, calme, volupté mais volupté intellectuelle. Lumières et ombres intelligentes » (1344). C’est un intérieur d’esthète autant que d’expert en délits et crimes de toutes sortes. Et l’on n’y voit d’autre femme qu’une servante âgée, qui n’a rien de la traditionnelle servante-maîtresse, Giono précisant que « toute idée érotique doit être soigneusement évitée » (1344). S’il insiste sur l’hédonisme du Procureur, c’est un hédonisme cérébral plus que sensuel, même si la goutte est une maladie de bon vivant, qu’il fume le cigare et fait servir du punch.
Différent à bien des égards est le narrateur du Moulin de Pologne. Simple clerc de notaire, c’est un personnage socialement beaucoup plus modeste, bien qu’il soit accepté par la bonne société de la ville, et surtout c’est un personnage qui n’est pas dépourvu de mesquinerie. Ils ont pourtant en commun une santé dégradée, la goutte pour l’un, les rhumatismes pour l’autre, qui à la fin de l’histoire est contraint de « vivre en reclus » (V, 749). Et puis, il y a cette infirmité qu’il ne révèle que tardivement, dans une étonnante parenthèse : « Ai-je dit que je suis bossu ? » (753) : comme si un corps maladif ou infirme rendait par compensation plus intense l’activité intellectuelle et plus acérée l’observation d’autrui. Et si l’intérieur du clerc n’a pas le luxe de celui du procureur, ils ont en commun d’être des intérieurs de célibataires attachés à leur confort :
Je sais très bien faire le feu. Il paraît que c’est l’apanage des amoureux et des poètes. Je fis chauffer ma petite tambouille de célibataire. Je ne mangeais déjà pas beaucoup le soir. Je mis de l’eau à bouillir pour mon œuf à la cuiller et, en attendant, je me payai le luxe d’un quart d’heures de repos, les pieds sur les chenets. Je n’ai jamais fumé, mais j’aime la vue des flammes et l’odeur de la braise. (V, 696)
On appréciera au passage le double sens des derniers mots : ces flammes et cette braise sont aussi celles des passions humaines, et singulièrement de la passion des Coste, dans ces « livres de braise8 » que sont selon Giono ses Chroniques romanesques.
Encore différent et pourtant semblable par certains traits est le médecin du chapitre XIII du Hussard sur le toit. Il est d’abord ce « gros homme jovial, sanglé dans une redingote très insolite » (IV, 603), qui vient sous un grand parapluie bleu chercher les deux voyageurs pour les mettre au sec chez lui. Il leur dira avoir « exercé la médecine pendant plus de quarante ans » (605) et se décrira lui-même comme « un célibataire endurci, solitaire et, avouons-le, vieillissant » (608). Mais il est, comme le Procureur, un sensuel, qui fait mijoter sous la cendre une cocotte d’où émane une « puissante odeur de venaison et de sauce au vin » (608). Et il fume la pipe, comme Giono. Son intérieur est une exagération – par anticipation – de celui du Procureur dans le scénario d’Un roi sans divertissement, mais il est vrai qu’il ne semble pas y avoir ici de servante pour mettre un peu d’ordre :
La pièce était éclairée par le grand brasier de l’âtre. […] Les flammes qui jaillissaient avec assez de force d’énormes bûches permettaient de voir l’énorme entassement de meubles très riches mais fort mal entretenus et tous surchargés de gros bouquins et de tas de papiers […]. Des étagères chargées de livres en files inclinées comme les blés sous le vent couraient tout le tour des murs. (V, 604)
Le médecin en retraite, manifestement, ne néglige ni les divertissements de l’esprit, ni ceux du corps. Mais on verra qu’il dispose aussi d’autres ressources que la cuisine et la lecture.
Tels sont à grands traits ces « moralistes imaginaires » créés par Giono, assez différents pour satisfaire le goût du romancier pour la variation, assez proches pour constituer un type. Reste à dire l’essentiel : ce par quoi, précisément, ils sont des « moralistes ».
Le Procureur est défini dans le roman en des termes qui pourraient convenir à tous : « […] il avait la réputation d’être un profond connaisseur du cœur humain (comme disait la feuille), un amateur d’âmes (nous avions retenu les mots) » (III, 529). La médiation du journal local ne sert qu’à expliquer la présence de ces formules littéraires dans la bouche des vieillards, derniers témoins vivants de l’histoire, auprès desquels le narrateur les a recueillies. Mais la première vient en particulier de Stendhal, cherchant par exemple dans les vieilles chroniques italiennes « des lumières […] vives sur les profondeurs du cœur humain9 » (557). Quant à la seconde, Giono l’emprunte à Maurice Barrès, dont il n’est pas un grand lecteur, mais dont le titre Un amateur d’âmes10 a pu le frapper, et de toute manière le mot « âme » vient aussi de Stendhal, qui en raffole, et que Barrès admire. Notons que le « connaisseur » réfère à un savoir, mais que le mot « amateur » signifie un goût. Le moraliste gionien trouve toujours un plaisir à connaître, et peut-être davantage qu’un plaisir : une jouissance, elle-même justiciable d’un examen moral, l’observateur étant à son tour observé, par l’auteur et par le lecteur. Dans le monde de Giono, on le verra, il n’y a guère d’innocents, et surtout pas ceux qui en savent plus long que les autres.
À ces deux mots-clés du Giono d’après-guerre, cœur et âme, il convient d’en ajouter deux autres, passions et caractères, que l’on retrouvera dans le titre Cœurs, passions, caractères, envisagé dans les années soixante pour un roman jamais écrit, et qui sera finalement donné à une suite de portraits rassemblés après sa mort11. Mais c’est tout le texte gionien de l’après-guerre qui est envahi par ce lexique venu tout droit des moralistes classiques, dans un parti pris antimoderne – on ne jure alors que par la psychanalyse – qui en réalité ne consiste pas à revenir au roman psychologique, mais à inventer sa propre psychologie, une « psychologie imaginaire », selon l’heureuse formule de Pierre Citron12.
Revenons donc à notre Procureur. Le roman ne lui donne pas la parole, sauf une fois, pour énoncer un aphorisme paradoxal qui fait bien rire Langlois : « Méfiez-vous de la vérité, […] elle est vraie pour tout le monde » (III, 515). Propos de sceptique autant que de moraliste, que sans doute n’aurait pas renié Montaigne. Mais pour l’essentiel, le Procureur nous est montré par le récit de Saucisse, cette ancienne prostituée devenue patronne du Café de la route, autre amie de Langlois, et c’est elle qui esquisse le portrait du « profond connaisseur du cœur humain », en l’occurrence ici du cœur de Langlois. La scène la plus révélatrice est sans doute celle de la battue au loup, que Langlois a organisée avec les villageois au titre de sa nouvelle fonction de capitaine de louveterie, et dont la visée secrète est de se mettre à l’épreuve. Mais lorsqu’il se trouve face au loup piégé contre une falaise au fond du val de Chalamont, lorsqu’il tire sur lui ses deux coups de pistolets « à la diable » (541), il ne fait que réitérer l’exécution de M. V. et s’enfoncer davantage dans la violence. Or ce que nous dit le villageois qui raconte la scène, c’est que le Procureur a pénétré le cœur de Langlois, précisément parce qu’il est « un amateur […] de la marche du monde au fond de Chalamont » (549). Et la manière dont il le dit – car les villageois de Giono sont un chœur tragique et non des personnages réalistes – est digne de Stendhal : « Le comportement des âmes qu’on rencontre, même au fond des couvents, des salons, des villes de garnison et des familles n’apprend pas grand-chose si on ignore comment se comportent les âmes qu’on rencontre au fond de Chalamont ». Le Procureur voulait donc connaître l’âme de Langlois, et c’est pourquoi il a imposé à sa corpulence et à son âge une battue au loup qui comme par miracle ne le fatigue nullement, tant sans doute il est porté par la curiosité. Curiosité cependant ne signifie pas froideur, et cet « amateur d’âme » sait aussi être un ami. D’où la tristesse qui immédiatement accompagne la connaissance. Le récit dit comment, au moment où Langlois se trouvait immobile face au loup qui semblait l’attendre, le Procureur s’est porté « à [sa] hauteur » (c’est-à-dire aussi à la hauteur de cette grande âme) « avec une légèreté aéronautique » :
Comme pour le protéger (de quoi ?). Plus que pour le protéger : pour être avec lui. […]. Est-ce qu’il n’y eut pas, ce soir-là, quand le loup fut tombé, un échange de coups d’œil entre le procureur et Langlois ? Et moi, qui étais placé de façon à bien voir le regard de ce profond connaisseur des choses humaines, est-ce que je n’ai pas vu clairement dans ce regard (qui répondait au regard de Langlois) une tristesse infinie ? (III, 547)
Tristesse de celui qui est à la fois moraliste et ami, comme il est dit plus nettement encore dans un autre passage, où est évoquée « cette bibliothèque qu’il portait dans ses yeux où, le soir de ce jour-là, j’ai vu la profonde connaissance dont on parlait… et la tristesse… » (529). Le mot bibliothèque est souligné de ces italiques par lesquels Giono signale volontiers le surcroît de sens qu’il donne à certains mots, et il renvoie en effet aussi bien au souvenir des livres lus – ceux des moralistes, peut-on supposer – qu’à un savoir professionnellement acquis dans le traitement des affaires criminelles.
Dans le film, où les significations sont plus appuyées que dans la chronique, volontiers elliptique, Giono va développer davantage le personnage – admirablement interprété par Charles Vanel – et lui donner la parole, le dialogue se substituant aux différents récits emboîtés du roman. Il ne s’en affirme que davantage comme moraliste, déclarant franchement à Langlois : « Je suis un amateur d’âmes. Ainsi, la vôtre m’intéresse beaucoup » (III, 1361). Notons d’ailleurs que Langlois est plus jeune dans le film que dans le roman, et que le Procureur a sur lui l’avantage de l’expérience. Il comprend donc avant lui le mobile de l’assassin, Giono lui attribuant certaines paroles qui étaient dans le roman prononcées par Langlois lui-même, comme dans ce dialogue où il éclaire la lanterne du capitaine :
Le Procureur : Nous sommes tous capables de commettre des crimes de ce genre. Cet assassin n’est pas un monstre. C’est quelqu’un comme vous et moi13. Partez de là et vous le trouverez. Comme vous et moi, mais évidemment un roi. Comment appelles-tu l’amour, Clara ?
Clara : Pas l’amour, monsieur le Procureur, la bête à deux dos. Le théâtre du pauvre.
Le Procureur : Prenez-en un qui ne s’en contente pas et vous aurez le théâtre du riche ou, plus exactement, comme il s’agit d’âme, le théâtre du roi : le sang ! (III, 1363)
C’est donc le Procureur qui prend en charge dans le film la pensée pascalienne de l’ennui et du divertissement – détournée par Giono puisqu’il n’y a plus ici ni Dieu ni pari. Mais c’est lui aussi qui, de manière plus trouble, lance Langlois sur la piste de l’assassin et d’une vérité dont il pressent qu’il ne la supportera pas, se livrant à un jeu grandeur nature, comme l’a partiellement compris Langlois, qui néanmoins l’en décharge :
Vous m’avez appelé. Si j’ai mis ensuite un enjeu personnel, c’est de mon plein gré. C’est moi qui ai dit banco, vous ne m’avez pas forcé la main. Vous m’avez peut-être fait entrer dans le jeu, mais là, qu’on soit Pierre ou Paul, qu’on le veuille ou non, un jour ou l’autre il faut qu’on y entre. (III, 1391)
L’indulgence de Langlois cependant ne doit pas dissimuler la responsabilité du Procureur et l’ambiguïté de son attitude. Le jeune capitaine n’avait-il pas déclaré, réagissant à l’adjectif « naturel » par lequel le Procureur avait qualifié le comportement de l’assassin : « Si c’était ma nature, je me ferais sauter le caisson » (III, 1362) ? Or, les derniers mots du Procureur à Clara, avant même que le capitaine ne se suicide, paraissent étrangement résignés : « Je l’aimais bien, moi aussi, ce garçon » (1392). Plus encore que dans le roman, il est assez clairement une figure du romancier, lui qui d’ailleurs appelle l’assassin « le personnage » (1361).
Le narrateur du Moulin de Pologne a moins d’allure que le Procureur, que Giono s’amuse d’ailleurs à faire brièvement réapparaître dans ce roman, comme par une sorte de passage de témoin, dans une conversation à propos du mystérieux M. Joseph14. Dans sa préface aux Chroniques romanesques, il le définira même comme « un médiocre » (III, 1278). Mais il semble qu’il ait hésité sur la nature de ce personnage comme sur d’autres aspects du roman, dont certains passages ont été plusieurs fois réécrits. D’un côté, il est effectivement un petit clerc de province qui partage les vanités, les préjugés, les peurs de la bourgeoisie locale (il emploie d’ailleurs souvent le pronom « nous » dans ses analyses), mais il porte aussi sur elle et sur la tragédie des Coste un regard pénétrant, et cette ambiguïté n’est pas le moindre intérêt du récit. Cette intelligence est d’autant plus nécessaire à Giono qu’il délègue fictivement à son personnage non seulement la narration, mais l’écriture même de l’histoire, comme celui-ci l’indique au détour d’une phrase, lorsque M. Joseph lui rend visite pour en savoir davantage sur la famille de Julie, qu’il va épouser : « Je lui fis le récit en partant des Coste, à peu près tel que je viens de l’écrire […] » (V, 724). M. Joseph ne s’est pas trompé d’adresse en venant le voir pour qu’il lui raconte « moins les faits que ce qu’ils vous ont appris à vous-mêmes ». Car, le lecteur l’a compris depuis le début, il est aussi à sa manière un moraliste, c’est-à-dire précisément quelqu’un qui sait tirer de l’observation d’autrui des lois générales : « je connais le cœur humain » (664), « je connais trop la nature humaine » (727), dit-il à plusieurs reprises. Dans une rédaction intermédiaire, Giono avait même développé l’épisode final où il s’est installé dans une autre ville et, immobilisé par ses rhumatismes, a recours aux ragots d’une femme de ménage pour connaître ses nouveaux concitoyens :
Je tirais mes conclusions du récit pur et simple. C’était ma délectation solitaire après les quatre heures de présence de ma femme de ménage. Ainsi livré à moi-même, avec mon intelligence des âmes et mon expérience des choses du monde, je dessinais pour mon plus grand plaisir la carte du Tendre de ces lieux et de ces gens dont je ne pouvais pas avoir de connaissance géographique. (V, 1377)
Le moraliste gionien, on l’a dit, est aussi un jouisseur, et le narrateur du Moulin de Pologne ne dissimule pas le plaisir qu’il reçoit du spectacle des passions humaines, en compensation peut-être de son infirmité. S’il ne cherche pas à se distinguer de ses concitoyens, s’incluant lui-même lorsqu’il parle de « la méchanceté qui nous est naturelle ici, à nous qui vivons dans un pays ennuyeux » (V, 640), il a sur eux la supériorité de la lucidité et du style, comme le montrent les nombreux aphorismes ou maximes dont il sème son récit, et dont je ne citerai que quelques exemples : « Ils n’ont pas de passion, ils ont des maladies qui en tiennent lieu » (674) ; « L’égoïsme, dans son extrême pureté, a le visage même de l’amour » (680) ; « C’est dans les romans que les grands gestes déplacent de l’air ; dans la vie, on les fait généralement à bout de forces » (708). Ou encore cette phrase admirable, par laquelle il donne la clé de toute la tragédie des Coste : « Le destin n’est que l’intelligence des choses qui se courbent devant les désirs secrets de celui qui semble subir, mais en réalité provoque, appelle et séduit » (744). Le propre du « moraliste imaginaire » est d’être capable de ces traits qui font de lui, même s’il s’en défend, un artiste15.
Reste le troisième personnage, le médecin du chapitre XIII du Hussard sur le toit. Pas l’ombre d’une médiocrité ici : il en impose d’emblée aux deux voyageurs, car c’est un maître du discours, qui va leur dévoiler le « grand théâtre16 » intérieur du choléra. Cela commence comme une explication de moraliste plus que de médecin :
J’ai exercé la médecine pendant plus de quarante ans. Je sais fort bien que le choléra n’est pas tout à fait le produit de l’imagination pure. Mais, s’il prend si facilement de l’extension, s’il a comme nous disons cette « violence épidémique » c’est qu’avec la présence continue de la mort, il exaspère dans tout le monde le fameux égoïsme congénital. On meurt littéralement d’égoïsme. […] Quand il s’agit de peste ou de choléra, les bons ne meurent pas, jeune homme ! Je vous entends. Vous allez me dire comme beaucoup que vous avez vu mourir des bons. Je vous répondrai : « C’est qu’ils n’étaient pas très bons ». (IV, 605-606)
À partir de cette hypothèse peu académique, le médecin-moraliste va développer une sorte de théorie fantastique dans laquelle le cholérique, oubliant tous les attachements humains, se précipite vers le fabuleux spectacle de la mort qui ouvre en lui ses abîmes. Il devient alors poète halluciné, citant Victor Hugo dont il a un livre ouvert à portée de la main : « Seigneur, vous avez mis partout un noir mystère » (610). Selon lui, « si nous voulons avoir une petite idée de l’aventure humaine, ce n’est pas Claude Bernard qu’il faut ici, c’est Lapérouse […] » (612). Ou encore : « Savez-vous ce qu’il y a de mieux en fait de planche anatomique ? C’est une carte de géographie, une carte du Tendre avec des Indes orientales en vrai. » (615). Le choléra est une aventure intérieure sur des terres inconnues, une aventure si extraordinaire que la vie normale ne présente plus pour le cholérique le moindre intérêt. Le choléra est moral au sens le plus profond du terme, c’est-à-dire qu’il a pour lieu les profondeurs du cœur humain : « […] le choléra n’est pas une maladie, c’est un sursaut d’orgueil » (614). L’orgueil de celui qui est prêt à tout sacrifier, y compris sa propre vie, à la découverte de ces « grands fonds », de ces « vastes étendues » qui sont en lui.
Mais le vieux médecin n’est pas seulement un initiateur, il est aussi un tentateur. La daube appétissante qu’il offre aux deux voyageurs et que ceux-ci mangent sans aucune précaution, alors que depuis des jours ils ne touchent à rien qui ne soit bouilli par les soins d’Angelo, est probablement porteuse du choléra, car dès le lendemain Pauline en sera atteinte. Angelo ne la sauvera qu’in extremis, confirmant de ce fait l’une des affirmations les plus étranges formulées par le médecin à propos de ce qui pourrait sauver le cholérique : « […] il faudrait se faire préférer, offrir plus que ne donne ce sursaut d’orgueil : en un mot être plus fort, ou plus beau, ou plus séduisant que la mort. » (620). Ce n’est pas en effet à la portée de tout le monde, mais Angelo, précisément, montrera en ramenant Pauline à la vie qu’il n’appartient pas à l’humanité ordinaire.
Ce dernier personnage éclaire donc les deux autres – si l’on peut dire, car c’est d’une clarté singulièrement ténébreuse – en révélant une caractéristique paradoxale du moraliste gionien : il y a souvent en lui quelque chose de diabolique. Les trois personnages ont d’ailleurs, on l’aura remarqué, des affinités particulières avec le feu. Ils éprouvent une volupté de la connaissance, qui n’est teintée de tristesse que chez le Procureur d’Un roi sans divertissement, et dans le roman plus que dans le film. Mais cette volupté peut aller plus loin que la simple consommation du spectacle de l’âme humaine : non plus seulement connaître, mais intervenir, en manipulant des êtres plus naïfs ou plus purs. Le moraliste, par-delà ce qu’il dit du« pessimisme joyeux17 » de Giono, met ainsi en abyme le divertissement supérieur que trouve le romancier à jouer avec ses créatures de papier. C’est par là qu’il est une figure « moderne », figure à la fois du désenchantement dans l’ordre du réel et du pouvoir dans l’ordre de l’art. Instance imaginaire, il permet à Giono de se reconstruire comme homme et comme artiste dans les ruines de l’après-guerre.
Bibliographie
CITRON Pierre, Giono. 1895-1970, Seuil, p. 407.
GIONO Jean, Œuvres romanesques complètes, édition établie par Robert Ricatte, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome III, 1974, tome IV, 1977, tome V, 1980.
GIONO Jean, « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé », in De Homère à Machiavel, Gallimard, « Cahiers Giono 4 », 1986.
GIONO Jean, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche (1952), Gallimard, 1990.
LETERRIER François, Un roi sans divertissement, sur un scénario de Jean Giono, accompagné d’un documentaire de Jacques Mény, De l’écrit à l’écran, DVD, Cinégénération.
STENDHAL, Romans et nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, édition établie par Henri Martineau, 1952.
STÉPHANE Roger, La Gloire de Stendhal, Quai Voltaire, 1987.
CITRON Pierre, Giono. 1895-1970, Seuil, p. 407.