1Lorsque l’on s’intéresse à la Nouvelle Critique, on est souvent amené, sans qu’il soit nécessaire d’être particulièrement porté au paradoxe métacritique, à rencontrer quelques surprises, quelques imprévus, quelques rebondissements qui bouleversent soudainement le cours paisible de nos recherches. C’est à une semblable rencontre que j’invite à son tour mon lecteur, à la faveur de ce qui devait à l’origine se présenter comme une simple étude de réception mettant en évidence ce qu’il advient de l’idée valéryenne de littérature dans la pensée critique des années 1960.
2Tout avait pourtant bien commencé : Valéry et la Nouvelle Critique, la relation de l’un à l’autre était d’une évidence absolue – et l’on pouvait s’en tenir au lieu commun : Valéry a « annoncé » la Nouvelle Critique, la Nouvelle Critique a été l’« héritière » de Valéry. Je n’étais du reste pas le premier à m’aventurer en ces territoires rien moins qu’inexplorés. Dès 1966, lors de la décade de Cerisy qui avait rassemblé la plupart des représentants de la Nouvelle Critique pour faire le point sur les « chemins actuels de la critique », George William Ireland avait présenté une communication intitulée « Gide et Valéry précurseurs de la nouvelle critique »1. En vérité, la communication est surtout une anthologie de citations de Valéry et Gide, à l’issue de laquelle l’orateur leur signifie son approbation, de sorte que la question que son titre semblait poser restait au moins en partie encore à étudier.
3Il ne me restait plus qu’à définir mon objet et à me munir d’une méthode. L’objet, donc, ce serait la Nouvelle Critique, que je croyais bien connaître après tant d’années de fréquentation assidue. Je rappellerais au lecteur étourdi qu’on désigne traditionnellement ainsi un courant de critiques, rassemblés de façon plus ou moins artificielle, qui ont en commun la mise en cause des méthodes de commentaires héritées de l’histoire littéraire lansonienne et le recours aux sciences humaines ou aux philosophies contemporaines. On y regroupe la critique psychanalytique d’un Charles Mauron, la critique sociologique d’un Lucien Goldmann, la critique sartrienne d’un Serge Doubrovsky, la critique thématique de Georges Poulet, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski, et Jean Rousset, et enfin la critique structurale. Il y a toutefois deux façons différentes de périodiser ce mouvement. Une périodisation large consiste à y mettre tout ce qui, entre la Libération et la fin des années 1970, a pu paraître « nouveau », même s’il ne s’agissait pas de « critique » (ainsi, la sémiotique, la poétique, parfois même la déconstruction etc.). Je n’aurai garde de refuser à quiconque le droit d’en user ainsi, mais je préfère pour ma part une périodisation plus étroite, qui va du premier volume des Études sur le temps humain de Georges Poulet en 1950 jusqu’à la fin des années 1960, date à laquelle, on aura l’occasion d’y revenir, Barthes et Genette tournent résolument le dos à la Nouvelle Critique, tandis que les autres critiques continuent leur petit bonhomme de chemin, la coupure de la fin des années 1960 pas plus que celle de la fin des années 1970 n’ayant la moindre pertinence pour ce qui concerne Poulet, Richard ou Rousset, par exemple. L’acmé de cette séquence historique aura été la querelle Barthes-Picard en 1965 et la décade de Cerisy déjà citée, en 1966, après quoi le mouvement perd de sa vigueur polémique.
4Disposant d’un objet aussi assuré, il fallait ensuite opter pour une méthode. À vrai dire, je n’avais que l’embarras du choix, et je pouvais même m’adonner aux joies du pastiche, ce qui n’est pas le moindre plaisir lorsque l’on travaille sur des questions métacritiques. J’aurais pu, à la manière de Sainte-Beuve, chercher dans la biographie des uns ou des autres des témoignages probants, anecdotes amusantes et autres coïncidences stupéfiantes : on sait, par exemple, que Barthes a connu Valéry… J’aurais pu, à la manière de Lanson, m’interroger sur l’« influence » de Valéry sur les nouveaux critiques, en repérant des analogies entre la pensée de l’un et des autres, et en construisant de petits récits, les plus vraisemblables possibles, destinés à fonder ces analogies en historicité. J’aurais pu enfin m’efforcer de comparer le Valéry de la Nouvelle critique et le Valéry actuel, tel qu’en lui-même enfin l’Université le change, mais le résultat risquait d’être quelque peu prévisible : je n’aurais pas manqué de souligner les carences d’une réception qui se réduit souvent à quelques formules de Tel Quel et Variétés, et n’évoque pas les Cahiers, ou si peu. Je préférai aller regarder à quoi les références explicites à Valéry étaient attachées en termes d’idée de littérature. La question serait donc : de quoi Valéry est-il le nom ? Et la démarche serait plutôt rhétorique : qu’est-ce que l’argument d’autorité « Valéry » vient légitimer ou délégitimer ? Outre le fait que l’on aurait ainsi une certaine idée de l’image de Valéry dans les années 1960, une telle approche permettrait aussi de voir comment la référence à Valéry permet de donner une configuration particulière à la Nouvelle Critique, laquelle en a bien besoin, marquée qu’elle reste par son hétérogénéité foncière.
5Une question évidente, voire un peu rebattue, un objet déterminé avec précision, une méthode qui peut sembler pécher par excès de littéralisme mais dont les résultats seraient incontestables : tout cela promettait un moment de recherche serein, sans le moindre obstacle à l’horizon.
6Mais les choses ne tardèrent pas à se gâter…
7Les premières difficultés n’étaient pas insolubles.
8Si la Nouvelle Critique est bien un mouvement hétérogène, il va de soi qu’il existe en son sein diverses façons de se rapporter à Valéry. Il faut d’abord envisager l’opposition frontale d’un Serge Doubrovsky, lequel, toujours au cours de la décade de Cerisy de 1966, déclare (ou plutôt : fait dire à Sartre, en se fendant d’une petite prosopopée) que Valéry représente une « pensée impersonnelle, cette œuvre limite, c’est simplement le rêve d’une civilisation technocratique, bourgeoise, arrivée à une phase de décomposition2. » Accusation de formalisme, donc, que Serge Doubrovsky reprendra en des termes tout aussi choisis à l’encontre des « structuralistes » un peu plus tard au cours du colloque.
9C’est encore l’anti-formalisme, mais sous une forme un peu plus atténuée, qui est à la racine de l’opposition que Georges Poulet manifeste envers Valéry dans sa correspondance avec Marcel Raymond, correspondance où cette question occupe une très grande place :
L’art n’est jamais chose, n’est jamais facture. L’analogie poème, poiein est perverse. Le poète est un être qui a pour mission, non de faire un poème (comme on fait une pendule, une paire de souliers, une tarte à la crème), mais d’être et de nous faire être ; c’est-à-dire de penser, de se penser, et de se faire penser […]. Non, quoi qu’en disent Poe et Valéry, le poète n’est que très secondairement un fabricateur de poèmes...3
10On retrouve ici la célèbre généalogie qui mène de Baudelaire à Poe, et de Mallarmé à Valéry, et dont William Marx a brillamment analysé naguère le caractère largement mythologique4. Ce qui surprend ici, bien entendu, c’est qu’on aurait tendance à mettre la Nouvelle Critique en guise de maillon suivant de cette chaîne.
11C’est ce que fait par exemple Jean Rousset, dans l’important avant-propos de son ouvrage Forme et signification5, quand il associe Valéry à une certaine ontologie de l’œuvre qui permet de rester fidèle à Poulet (à qui l’ouvrage est dédié) tout en intégrant la perspective formelle. Il s’agit, en somme de combiner un organicisme formel et l’organicisme thématique de Poulet. Le corpus des auteurs et artistes mentionnés par Rousset pour étayer ses dires est parlant : Goethe, Baudelaire, Delacroix, Flaubert, Mallarmé, Proust, Henry James, Virginia Woolf, T. S. Eliot, Valéry, le formalisme russe et le New Criticism, autrement dit tous les représentants de la modernité issue du paradigme romantique, d’où procède la démarche du critique. On voit ici comment le nom de Valéry est intégré à une liste d’autres noms qui servent surtout un protocole de légitimation, et qu’il n’est guère différencié. En d’autres termes, on pourrait dire d’emblée que l’idée d’œuvre que l’occurrence du nom Valéry sert à légitimer ne lui est nullement propre : il la partage en droit avec bien d’autres représentants de la modernité.
12Jean Rousset, en 1966, prononcera lui aussi une communication, intitulée « Les réalités formelles de l’œuvre ». Il y propose une distinction entre la « forme », qui ne peut être saisie que par une critique de type herméneutique, une critique « d’identification » à la Georges Poulet, et la « formule », qui, elle, peut être saisie par un structuraliste. Cette typologie, qui est aussi manifestement une axiologie, est destinée à « exclure toute possibilité de forme vide, en dépit de Valéry6 », même si « les belles œuvres sont filles de leur forme, qui naît avant elles7. » (Œ, II, 477) Deux citations de Valéry sont donc utilisées, l’une étant récusée, l’autre approuvée. Il y a là un paradoxe qui éclaire la position particulière de Rousset entre formalisme et thématisme, refusant la poétique mais prônant une critique formelle. Rousset accepte qu’un écrivain puisse trouver la forme avant toute chose, à condition que cette forme reste précisément individuelle, idiosyncrasique ; en aucune façon il ne peut s’agir pour lui des formes générales, des « possibles » ou des « virtualités » de la poétique telle que Genette ou Todorov la promeuvent. L’on voit donc bien que ce qui est retenu de Valéry, c’est un certain organicisme qui ne lui est pourtant pas particulier, et ce qui est refusé, c’est ce qui d’habitude nous paraît au contraire lui être personnel, l’idée de littérature comme combinatoire de potentialités.
13C’est donc sur une idée d’œuvre assez banale que le consensus sur le nom de Valéry semble devoir se faire. Même Serge Doubrovsky est obligé de le citer favorablement à ce sujet, dans son Pourquoi la nouvelle critique, véritable bréviaire de la critique organiciste : « C’est bien pourquoi Valéry voit avec raison, dans le premier vers, un don des dieux, le travail poétique ne pouvant se concevoir et s’exercer qu’à partir de lui, et “en consonance”8. » Valéry vient à point nommé comme argument d’autorité pour illustrer l’idée d’œuvre comme réseau d’éléments en interrelations.
14Bref, jusqu’ici je ne relevai que quelques mouvements d’humeur anti-valéryens qui semblaient rares et bien circonscrits.
15La référence à Valéry marquait pourtant une fracture plus nette et bien réelle.
16On a vu que Georges Poulet prisait peu le formalisme d’un Valéry, toujours associé à l’idée de vacuité, métaphore topique de tous les anti-formalismes. Ce qui ne l’empêche nullement de tenter de le récupérer. Valéry ne fait pas partie des auteurs auxquels Poulet a consacrés un chapitre monographique dans La Conscience critique, vaste entreprise de récupération à l’issue de laquelle, de Baudelaire à Sartre, Mme de Staël à Barthes, toute la critique moderne est caractérisée comme une « critique de la conscience ». Cependant, dans la discussion qui fait suite à l’exposé d’Ireland en 1966 à Cerisy, Georges Poulet s’efforce encore de rapprocher Valéry de la « critique d’identification ».
17La scission apparaît néanmoins lorsque s’engage un débat sur une formule du Cahier 29 : « l’œuvre parfaite se débarrasse de son auteur » (C, XIX, 470), qui provoque les premières escarmouches entre Doubrovsky et Ricardou. Cette formule circule dans l’ensemble des discussions de la décade, comme le montre par exemple la réponse que Ricardou fait à Rousset qui lui demande : « Est-ce que vous concevez que l’on puisse étudier la littérature comme si l’auteur n’existait pas ? » Et Ricardou de répondre : « L’agencement créateur de signes est un acte bouleversant qui ne saurait correspondre à une personne qu’on pourrait saisir par sympathie. C’est cet agencement de signes qu’il faut regarder dans toute sa violence. Valéry l’a dit : le processus de création chasse l’auteur9. »
18Valéry fournit ainsi la ligne de partage entre deux types de critique : la critique thématique toujours peu ou prou critique de la conscience et une critique dite structurale qui se définit par l’exclusion de la subjectivité auctoriale. Le débat est ainsi celui-ci : la forme avec l’auteur ou la forme sans l’auteur, entendu comme individualité, originalité, singularité. Tant qu’il n’est question que de la forme, le nom de Valéry fait consensus ; dès qu’il est question de l’auteur, il est opérateur de dissension.
19Les choses s’aggravèrent sérieusement ensuite.
20Je voulus mettre l’accent sur le rôle joué par la référence à Valéry dans la fameuse querelle de la Nouvelle Critique. En 1964, Barthes avait fait paraître les Essais critiques, qui s’achevaient par trois essais métacritiques qui mirent le feu aux poudres : l’universitaire Raymond Picard, estimant son institution mise en cause, répondit par un pamphlet intitulé Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, en 1965. Barthes répliqua à son tour en 1966 avec Critique et Vérité.
21Or, il s’avéra que parmi les deux, c’était Picard qui se réclamait explicitement de Valéry, tandis que Barthes le considérait alors avec une certaine distance, lui préférant Mallarmé10.
22Si l’on relit Nouvelle Critique ou nouvelle imposture, on constate en effet que c’est bien Picard qui reprochait à la Nouvelle Critique de recourir à des protocoles d’interprétation renvoyant l’œuvre à des éléments extérieurs, qui se faisait l’avocat de l’approche interne, et développait le thème de la spécificité de la littérature. Ses préfaces aux œuvres de Racine sont entièrement dévolues à une analyse esthétique d’inspiration valéryenne. On peut se reporter à l’avant-propos de son édition pour s’en convaincre :
La critique de goût, la critique des genres, la critique technique en sont encore à se chercher une méthode. Et pourtant les travaux de l’abbé Du Bos, de Voltaire, de Marmontel, de La Harpe, de Népomucène Lemercier et ceux, plus récents et plus rigoureux, de Poe et de Valéry ne sont pas tellement inférieurs, que l’on sache, à ceux des successeurs de Taine. Porter un jugement, ce n’est pas nécessairement donner dans l’impressionnisme, et construire une explication esthétique, ce n’est pas obligatoirement se lancer dans une philosophie prétentieuse et bavarde. Personne ne nie la nécessité de l’harmonie dans les études musicales ; n’y aurait-il pas une discipline qui, avec même rigueur et même dépouillement, serait à la littérature ce que l’harmonie est à la musique ?
Cette édition représente une tentative – bien timide et bien hésitante – dans une telle direction. Que l’on appelle esthétique ou, mieux encore, rhétorique, un tel effort, il s’agit de poser en fait que la création artistique n’est pas un pur caprice ; le poète doit utiliser un matériau qui a des propriétés données et qui lui résiste : le langage ; et son œuvre est déterminée par des lois, règles et conventions dont certaines sont communes à toute la littérature, d’autres propres au genre considéré, d’autres enfin particulières à l’auteur lui-même. Ainsi se définit toute une technique qui est explicative de l’œuvre et qui, souvent, doit pouvoir rendre compte de l’effet produit sur l’amateur. En ce sens – compte tenu des indications historiques indispensables – le commentaire que l’on trouvera ici est surtout d’ordre esthétique ou poétique11.
23De telles phrases, et bien d’autres, témoignent d’une hostilité explicite à l’érudition lansonienne ; quant à la biographie de Racine que Picard a procurée, elle s’efforce sciemment de ne jamais mettre en rapport la vie de Racine avec son œuvre, attestant ainsi le rejet par Picard de la critique biographique à la Sainte-Beuve. Curieux chassé-croisé, donc, par rapport à une lecture qui verrait dans la Nouvelle Critique uniquement la promotion de l’analyse interne anti-historiciste et anti-biographique. Michel Charles, présentant le débat Barthes-Picard dans L’Arbre et la Source, s’amuse à donner au lecteur des citations sans en préciser l’auteur, soulignant ainsi que c’est à l’époque Picard qui occupe la position qui sera ensuite celle de Barthes : « Une chatte n’y retrouverait pas ses petits12. »
24Cette difficulté à saisir les enjeux du débat à partir de ce qu’en retient la vulgate métacritique n’est que le premier signe d’une nécessité de revoir les rapports entre Valéry et la Nouvelle Critique. On doit aussi signaler dans Nouvelle Critique ou nouvelle imposture les longs passages consacrés à la lecture de Valéry par Mauron et Weber, où Picard reproche à ces deux critiques de ne pas avoir su mettre en pratique les préceptes valéryens. Les nouveaux critiques de leur côté n’hésiteront pas à protester face à un tel « esthétisme » : Serge Doubrovsky, s’avisant du fait que Picard n’est guère le lansonien qu’on veut souvent voir en lui, note au sujet de cet avant-propos : « afin d’arracher la littérature aux griffes dévorantes de l’historicisme, on la hissera sur le piédestal de l’esthétisme13. » Péché diamétralement opposé, mais tout autant contestable pour une critique d’inspiration existentialiste. À la page suivante, l’accusation est confirmée : « On croirait lire une profession de foi des new critics américains, vers les années 30. » C’est l’occasion de rappeler la grande différence qui existe entre la Nouvelle Critique et le New Criticism américain, plus proche sur bien des points de Valéry que le mouvement français.
25On comprend que ce qui est en jeu, ici, c’est bien une certaine idée de la littérature, de l’autonomie de la littérature, de la spécificité de la littérature. À l’époque de la Nouvelle Critique, cette idée que nous lui associons n’est nullement la sienne. Commentant la querelle Barthes-Picard, Philippe Sollers de son côté écrira que « cette revendication de la littérature comme littérature qui était encore, naguère, une notion de combat contre le vieil humanisme moral et psychologique, est en train de devenir un mot d’ordre obscurantiste largement répandu14. » Peu de temps après, elle redeviendra le mot d’ordre du structuralisme.
26Barthes, à l’époque, n’hésite pas à ironiser sur Valéry, « auteur chéri de Picard », mais oppose à son adversaire un double argument d’autorité tiré de Tel Quel (Œ, II, 479-480) puis des Cahiers (C, II, 1204) :
Tenez, voici une citation de Valéry, auteur chéri de Picard, qui l’explique fort bien : « La critique, en tant qu’elle ne se réduit pas à opiner selon son humeur et ses goûts – c’est-à-dire à parler de soi en rêvant qu’elle parle d’une œuvre –, la critique, en tant qu’elle jugerait, consisterait dans une comparaison entre ce que l’auteur a entendu faire et ce qu’il a fait effectivement. Tandis que la valeur d’une œuvre est une relation singulière et inconstante entre cette œuvre et quelque lecteur, le mérite propre et intrinsèque de l’auteur est une relation entre lui-même et son dessein : ce mérite est relatif à leur distance ; il est mesuré par les difficultés qu’on a trouvées à mener à bien l’entreprise. »
Valéry oppose ici fort bien ce qu’on pourrait appeler la critique du mérite, critique universitaire qui cherche à relier l’œuvre et les intentions déclarées de l’auteur. La critique de la valeur, celle que soutient la nouvelle critique, développe avec beaucoup plus d’attention et de finesse le rapport entre l’œuvre passée et le lecteur présent. C’est encore Valéry qui déclare : « L’œuvre dure en tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son auteur l’avait faite. »
C’est moi, en fait, qui crois qu’on peut encore lire Racine aujourd’hui. C’est moi le vrai gardien des valeurs nationales. La nouvelle critique pose, en effet, une question brûlante : l’homme d’aujourd’hui peut-il lire les classiques ? Mon Racine, c’est une réflexion sur l’infidélité, et il n’est donc en rien coupé des problèmes qui nous intéressent immédiatement.
Il est donc délirant de prétendre que la nouvelle critique n’aime pas la littérature puisqu’elle ne vit que de son amour pour elle15.
27On voit donc se dessiner, à côté du Barthes anti-valéryen, qui conserve l’image du Valéry néo-classique, homme de la clarté, à laquelle Barthes oppose l’obscurité mallarméenne, un Barthes valéryen, dont le valérysme va progressivement s’articuler autour de la question de la lecture.
28C’est du moins ainsi que je crus pouvoir m’en sortir, mais je n’étais pas au bout de mes peines.
29Il est impossible de ne pas penser ici au fameux texte « La mort de l’auteur » que l’on présente parfois comme l’un des textes les plus importants de la Nouvelle Critique. Or, ce texte est aussi présenté comme celui qui démontre de la façon la plus évidente la parenté de pensée entre Valéry et Barthes : c’est pour ainsi le texte le plus valéryen de Barthes, qui récrit, en la radicalisant, la critique valéryenne de l’« intention d’auteur » (« Quoi qu’il ait voulu dire… », Œ, I, 1507). Texte le plus important de la Nouvelle Critique, texte le plus valéryen, d’où on devrait déduire ce qui s’ensuit.
30Or, ce raisonnement impeccable pose un problème. En effet, il suffit de lire l’article « La mort de l’auteur » pour s’apercevoir qu’il ne peut en aucune façon être considéré comme un texte représentatif de la Nouvelle Critique, pour la simple raison que c’est dans ce texte que Barthes indique le plus clairement qu’il ne se considère plus comme faisant partie de la Nouvelle Critique, si d’ailleurs il en a jamais réellement fait partie. On le voit tout d’abord dans une parenthèse : « Bien que l’empire de l’Auteur soit encore très puissant (la nouvelle critique n’a fait bien souvent que le consolider), il va de soi que certains écrivains ont depuis longtemps déjà tenté de l’ébranler16. » Il s’agit évidemment de Mallarmé, l’éternel premier de cordée chez Barthes, mais aussi Valéry, Proust ou le surréalisme. C’est surtout la fin du texte qui doit nous retenir :
L’Auteur une fois éloigné, la prétention de « déchiffrer » un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l'Auteur (ou ses hypostases : la société, l’histoire, la psyché, la liberté) sous l’œuvre : l’Auteur trouvé, le texte est « expliqué », le critique a vaincu ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, historiquement, le règne de l’Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd’hui ébranlée en même temps que l’Auteur17.
31Ce « fût-elle nouvelle » est typique de la manière de Barthes en ces années-là : si l’on consulte les entretiens des années 1968-1969, on est frappé de constater à quel point Barthes a à cœur de se démarquer de la Nouvelle Critique, allant jusqu’à juger hasardeux qu’on l’y ait assimilé. C’est un des aspects souvent négligés du fameux « tournant » de S/Z, qui le conduit du structuralisme au post-structuralisme, mais aussi de la critique au textualisme. La mort de l’auteur, c’est la mort de la critique, et l’adieu de Barthes à la Nouvelle Critique. Si l’on conserve néanmoins la prémisse selon laquelle ce texte est le plus valéryen de Barthes, alors même qu’il proclame la caducité de la Nouvelle Critique, il faut en déduire tout autre chose que précédemment.
32Le renversement avait de quoi déconcerter. Et ce n’était pas fini. Je m’avisai qu’en fait à la première querelle de la Nouvelle Critique, la querelle Barthes-Picard, mettant aux prises philologie et herméneutique, avait succédé ce qu’on pourrait appeler une seconde querelle, souvent ignorée ou minorée : la querelle entre critique et théorie, où la référence à Valéry avait eu de nouveau un rôle prépondérant.
33Il fallait se tourner du côté des travaux de Gérard Genette. Celui-ci n’a jamais appartenu à la Nouvelle Critique, mais son œuvre des années 1960 et 1970 entretient avec elle un dialogue dont on peut retracer le fil. On ne partira pas du fameux article monographique « La littérature comme telle » mais de l’intervention, toujours à Cerisy et toujours en 1966, intitulée « Raisons de la critique pure »18. Celle-ci, sous le double patronage de Valéry et Thibaudet marque elle aussi l’abandon de la critique, au profit, cette fois, de la poétique. Gérard Genette présente ainsi de nouveaux objets pour la critique, qu’il propose de rebaptiser rhétorique, et qui deviendra bientôt la poétique. Ces objets sont des « essences ». La première d’entre elles est le « génie ». Valéry est ici convoqué, de façon très particulière, puisque, si dans le reste des communications et des discussions il sert à opposer les tenants d’une critique objective et d’une critique subjective, Gérard Genette s’en sert pour congédier cette opposition que la littérature a précisément pour fonction de rendre caduque. La deuxième de ces essences est le « genre » : ici, Thibaudet, trop marqué par un vitalisme que Gérard Genette voit comme substitut du pseudo-darwinisme de Brunetière, est évincé au profit d’une référence à Valéry comme refondateur de la « rhétorique » entée sur la linguistique. Enfin la troisième essence est le « Livre », évoqué sans que Valéry soit cette fois mentionné.
34On voit donc à peu près quel rôle joue Valéry au sein du binôme qu’il forme avec Thibaudet : ce dernier incarne l’« attention à l’unique » là où Valéry incarne l’idée de généralité. Ce qui est en jeu ici, c’est donc la notion même de poétique, en tant qu’elle s’oppose à la critique par définition : la première prend pour objet des essences trans-opérales quand la seconde prend pour objet les œuvres. Je force ici un peu le trait, tant il est vrai que comme l’a noté Michel Charles « la poétique, à partir de Valéry, est une sorte de compromis efficace entre la rhétorique totale de la tradition et l’idéologie du texte19. »
35Mais il semble tout de même bien y avoir quelque chose comme un malentendu lorsque sont reçues des propositions relevant de la poétique dans un cadre proprement critique. Cela nous fournit un éclairage rétrospectif sur les débats précédemment mentionnés : ce qui est conservé de Valéry, c’est son idée de la forme, mais ce qui est refusé par une partie de la Nouvelle Critique (en vérité, son noyau dur : la critique thématique), c’est l’idée de forme non-individuelle. Bref, n’est retenu de Valéry que ce qui est récupérable dans une perspective critique. Ce qui manque donc clairement à la réception de Valéry par un certain nombre de représentants de la Nouvelle Critique, c’est l’idée même de poétique.
36Cet éclairage rétrospectif des débats de Cerisy nous amène à poser à nouveaux frais la question de l’idée d’œuvre. Il y a en effet quelque chose qui ne va pas de soi dans le fait de d’établir Valéry en garant de l’idée d’œuvre organique, ce qui signifie aussi close et achevée. On connaît bien en effet toute la réflexion de Valéry sur l’inachèvement foncier de toute œuvre, qui n’est arrêtée qu’en vertu d’une décision arbitraire, contingente et parfaitement révocable. Ce thème de l’inachèvement de toute œuvre est aussi au cœur de la poétique genettienne, comme cela peut se lire au détour de telle ou telle formule de Figures III, ouvrage où se trouvent nettement mis en cause la plupart des présupposés de la Nouvelle Critique : « la façon dont [la Recherche] a admis l’extraordinaire amplification ultérieure prouve peut-être que cet achèvement provisoire n’était, comme tout achèvement, qu’une illusion rétrospective20. »
37La poétique genettienne rassemble ainsi une conception borgeso-valéryenne de la littérature comme combinatoire de possibles et une conception anti-organiciste de l’œuvre littéraire comme réunion arbitraire d’éléments, qu’elle laisse à la critique, de quelque obédience qu’elle soit, le soin de « motiver ». C’est dans le bref texte « Critique et poétique » que Gérard Genette marquera le plus nettement ce partage des tâches, en suggérant que la critique a toujours été une tentative de donner à l’œuvre unité, d’en trouver des lois, d’en dégager une logique, et que même le « projet structuraliste » n’a proposé qu’une variation à partir du modèle de critique en vigueur depuis le romantisme, moyennant un « fétichisme » de l’œuvre comme « objet clos, achevé, absolu », consistant à « motiver (en en “rendant compte” par les procédures de l’analyse structurale) cette clôture, et par là même la décision (peut-être arbitraire) ou la circonstance (peut-être fortuite) qui l’instaure21. »
38L’affirmation de l’arbitraire de l’œuvre et la critique des diverses formes de « motivations », d’inspiration valéryenne, permet de nouveau de rencontrer des mentions explicites de Valéry. C’est d’abord dans le célèbre article « Vraisemblance et motivation » qui prend notamment pour point d’appui la critique du genre romanesque par Valéry. Le terme de « motivation » ne désigne alors qu’un élément de la technique narrative. Mais ce terme va évoluer sous la plume de Gérard Genette pour désigner toute opération de construction d’une « nécessité » là où le hasard a peut-être sa part : ainsi toutes les interprétations visant à justifier que le texte soit tel qu’il est et non autrement.
39Le terme « motivation » a aussi un sens plus spécifique, qui rappelle Saussure : il s’agit de la motivation du signe linguistique par rapport à son arbitraire. Gérard Genette consacre en 1976 un ouvrage à ce propos, Mimologiques22, dans lequel la référence à Valéry est ambivalente : celui qui permet de penser l’arbitraire du texte ne résiste pas à rêver lui aussi d’une remotivation du langage poétique, la fameuse « indissolubilité du son et du sens » (Œ, I, 1333), qui est aussi un des présupposés majeurs de la Nouvelle Critique. En somme, Gérard Genette est surtout hostile à ce qui est mallarméen dans Valéry, à l’inverse de ce qui se passait avec la Nouvelle Critique qui, elle, ne gardait de Valéry que ce qui était mallarméen.
40Dernier renversement, donc, et non des moindres, qui montre bien comment l’enquête autour du nom Valéry permet de révéler une configuration particulière de cet objet largement introuvable, la Nouvelle Critique.
41Comme je l’ai dit en commençant, je ne suis pas particulièrement porté au paradoxe métacritique. Toutefois, si, comme on le constate, les partisans de la Nouvelle Critique semblent plutôt anti-valéryens, et si, à l’inverse, les partisans de Valéry semblent plutôt distants, sinon franchement réfractaires, envers la Nouvelle Critique, si, enfin, selon un principe de vases communicants assez manifeste, l’importance de Valéry dans la pensée des uns ou des autres paraît devoir s’affirmer au fil du temps de façon inversement proportionnelle à leur attachement à la Nouvelle Critique… concluez vous-même.