Merveille littéraire et esprit scientifique : une sylphide spinoziste ?
1Un spinoziste peut-il croire aux sylphides (dont certaines généalogies font les ancêtres des fées) ? La question semblera sans doute soit impertinente, soit facile à résoudre (en répondant simplement non). J’aimerais pourtant la prendre (brièvement) au sérieux en la cadrant à l’intérieur d’un arc tendu entre littérature et philosophie, entre 1670 et 1747, autour de la notion de fiction.
2En 1670, deux textes de natures à la fois très différentes et parallèles voient le jour. En Hollande, Spinoza publie son Traité Théologico-Politique, pour rédiger lequel il a suspendu depuis quelques mois son travail sur l’Éthique. L’histoire de la philosophie fait de ces deux textes les machines les plus scandaleuses et les plus extrémistes de dénonciation des « fables » religieuses : à partir d’une réflexion herméneutique sur le statut du texte biblique et d’une reconfiguration totale de l’idée que nous sommes amenés à nous faire d’un Dieu assimilé désormais à la Nature, c’est le cadre épistémologique de ce que nous avons appelé depuis « la méthode scientifique » que Spinoza met ainsi en place dans le sillage d’un Descartes radicalisé.
3La même année, en France, un certain Montfaucon de Villars publie un dialogue fictif sous le titre Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes, une suite de cinq discussions au cours desquelles un cabaliste explique à un narrateur largement incrédule que les quatre éléments sont remplis de peuples primitifs (les salamandres, les sylphes, les nymphes et les gnomes) avec lesquels les vrais philosophes peuvent entrer en contact (pour autant qu’ils aient été dûment initiés à ce savoir secret. On comprend que le rapport entre Spinoza et Gabalis tient du chiasme : le livre dont le titre évoque la théologie contribue à asseoir le déploiement du savoir scientifique, tandis que celui qui mentionne « les sciences » ne propose qu’un ramassis de superstitions mystico-religieuses. Dans la mesure où le narrateur de Montfaucon de Villars multiplie les gestes d’incrédulité face aux billevesées que lui propose le comte, on peut toutefois sentir une convergence forte entre les livres du philosophe hollandais et du littérateur français : tous deux, en cette année 1670, se livrent à une similaire dénonciation des diverses « fables » et superstitions produites par les errances de l’imagination humaine, que la « vraie » science moderne devra balayer avant de pouvoir faire advenir son règne1.
4Autre coïncidence à rendre signifiante en l’année 1747. Au moment où Diderot et d’Alembert signent avec les libraires le contrat de ce qui deviendra l’Encyclopédie, dont de nombreux articles ont contribué à répandre le spinozisme dans l’Europe des Lumières et dont le projet d’ensemble marque un moment fort dans la diffusion de l’esprit scientifique, Jean Galli de Bibiena publie un petit roman intitulé La Poupée, dans lequel un abbé (du nom de Philandre) tombe amoureux d’une poupée, qui s’avère être une sylphide (du nom de Zamire) et qui opère en lui une réforme morale méritant en tous points d’être qualifiée de « spectaculaire ». Aucune prétention scientifique dans ce récit léger, qui s’inscrit dans la tradition crébillionienne faisant flirter le libertinage avec le conte de fées. Selon les dispositifs bien analysés par Jean-Paul Sermain dans Métafictions, le récit de Bibiena se dénonce lui-même comme un « songe » et une « rêverie » « romanesque » (21-22). En plus de la suspension de croyance propre à la pragmatique du récit fictionnel, la merveille d’une poupée vivante et d’une sylphide fréquentant les humains est abondamment mise à distance par un jeu de dénivellements énonciatifs qui font porter l’attention du lecteur sur l’écran des ouïs-dires et appellent donc doublement son incrédulité. Tout est donc fait pour dénoncer La Poupée comme un artifice de l’imagination – situant le lecteur sur un plan radicalement différent de celui où il se place lorsqu’il fait usage de son « esprit scientifique ». Et pourtant, j’aimerais suggérer qu’on peut lire La Poupée comme représentant avec une « clarté » exemplaire un moment crucial du devenir-philosophe et du devenir-scientifique mis en scène et mis en mouvement par le spinozisme. Pour le dire autrement : la merveille n’est pas seulement une illusion leurrante que la science doit récuser pour pouvoir se mettre en place ; elle est aussi une pré-condition nécessaire à la constitution de la réalité humaine qui se déploie à travers l’esprit scientifique.
5Je commencerai par repérer le rôle constitutif de la merveille fictive dans le texte spinozien, avant de voir comment le récit de Bibiena en fournit une illustration emblématique.
6Avec sa sécheresse ascétique, sa dénonciation des méfaits de l’imagination, son extrémisme rationaliste et son écriture à prétention géométrique, on comprend que l’œuvre de Spinoza ne soit pas jusqu’à présent apparue comme le premier lieu où il faille se tourner pour trouver une théorie du conte de fées ou de la merveille littéraire. On va plutôt chercher dans sa pensée l’un des cadrages les plus rigoureux de ce qui deviendra l’esprit scientifique. Spinoza s’inscrit en effet clairement dans le courant le plus radical du cartésianisme qui considère la nature (à laquelle Dieu se voit réduit) comme un ensemble de corps définis par des quantités variables de mouvement et de repos, ce qui conduit, d’une part, à nourrir les pratiques expérimentales et quantificatrices dans le domaines de sciences physiques et, d’autre part, à élaborer une métaphysique rendant compte du statut des pratiques humaines dans un monde ainsi machinisé. Malgré sa réputation de scolastique attardé, et même si c’est sur le versant métaphysique de l’héritage cartésien qu’il a fait porté son effort, Spinoza s’est toujours tenu très au fait des découvertes expérimentales de la science de son temps, et sa pensée a fourni un cadre qui contribuera de façon significative au développement de ces découvertes dans le siècle ultérieur2.
7Bien dans la ligne de la « soif de vérité » qui anime ensemble démarche scientifique et esprit philosophique, le Traité sur la réforme de l’entendement semble tout d’abord n’envisager la notion de « fiction » que sous un jour très négatif. L’activité propre au fingere (« forger » par l’imagination des êtres inexistants) y apparaît comme un témoignage de l’imperfection de notre intellect : un être omniscient (divin) ne saurait produire de fictions (§ 54). Notre capacité à fictionner est inversement proportionnelle au développement de notre intellect :
moins les hommes connaissent la Nature, plus facilement ils peuvent fictionner un grand nombre de choses, comme des arbres qui parlent, des hommes qui se transforment instantanément en pierres ou en fontaines, des spectres qui apparaissent dans des miroirs, de la réalité qui émane du néant, même des Dieux qui se transforment en bêtes et en hommes, et une infinité d’autres choses de ce genre. (§ 58)3
8Entre feinte, tromperie, hypothèse absurde, vain songe et délire, la notion de fiction semble confondre sous une même condamnation les fantaisies charmantes dont nous bercent les poètes et les enchantements mythologiques dont nous illusionnent les prêtres.
9On sait en effet que plusieurs des textes de Spinoza, à commencer par l’Appendice de la première partie de l’Éthique, ont été abondamment sollicités par les « esprits forts » (libertins, matérialistes et scientifiques) pour dénoncer les illusions superstitieuses dans lesquelles les religions baignent les hommes. De fait, il est parfaitement juste de considérer toute l’entreprise intellectuelle spinozienne comme un vaste combat contre les productions erratiques de l’imagination, contre les miracles, contre toute surnature et contre toute « merveille » censée susciter notre étonnement admiratif au lieu de stimuler notre intellection rationnelle. Plus radicalement encore, ce sont non seulement les merveilles invraisemblables de l’imagination féerique que condamne Spinoza, mais les catégories mêmes du Beau et du Laid, du Bien et du Mal, du Parfait et de l’Imparfait qu’il rejette – scandaleusement – comme relevant des leurres de l’imaginaire, comme autant de chimères aussi infondées en nature que des chevaux ailés, des cercles carrés ou des mouches infinies. A priori, tout pousse donc à situer Spinoza (et la tradition qui se réclame de lui) aux antipodes d’une théorie esthétique capable de valoriser l’activité fictionnante de l’imagination humaine : fées, bons génies et sylphides – et jusqu’à cette « morale » dont les auteurs de fables se targuent pour justifier leurs productions extravagantes – rien de cela ne paraît avoir aucune place à tenir dans le monde rêvé par les spinozistes.
10Sauf que justement les spinozistes – tout rationalistes et déterministes qu’ils soient – rêvent eux aussi d’un monde meilleur… Non seulement ils savent que la plupart d’entre nous sommes voués la plupart du temps à rêver éveillés (vigilando somniare), mais ils s’efforcent de théoriser la productivité positive de certaines de ces projections imaginaires (rêves, chimères, fictions).
11La préface de la quatrième partie de l’Éthique propose sur ce point une théorie du modèle (exemplar) qui porte en elle la possibilité d’un retournement des faiblesse de l’imagination en puissance de notre activité fictionnante. Dans le parcours argumentatif de l’Éthique, cette préface se situe au moment où, après avoir posé les bases ontologiques de son système dans la partie I, ses assises épistémologiques et physiologiques dans la partie II, et enfin ses composantes psychologiques dans la partie III (consacrée à définir les affects), Spinoza va entrer dans le domaine des « sciences sociales » (ou « morales ») et de la philosophie politique : ce qui reste à penser à ce stade, c’est donc essentiellement la constitution d’un commun propre aux sociétés humaines. Je résumerai le mouvement de cette construction de la notion de modèle commun nécessaire à la cristallisation des communautés humaines en cinq points :
121. Précisons d’abord que comme souvent chez Spinoza, il faut commencer par balayer les illusions imaginaires dominantes avant de pouvoir proposer des idées plus adéquates. Cette préface vise donc en premier lieu à saper l’idée héritée qu’il y aurait un Bien et un Mal, un Beau et un Laid définis de façon objective et non relative. Ce type d’absolus auxquels se réfère la morale traditionnelle ne sont que des chimères, des êtres d’imagination à récuser radicalement.
132. Notons ensuite que Spinoza va puiser ses premiers exemples dans le domaine de l’architecture. Cette forme d’art et de création a de quoi nous intéresser en ce qu’elle permet mieux que toute autre de récuser le présupposé mimétique qui domine les théories esthétiques de l’âge classique : si l’on peut croire qu’un tableau « imite » une scène réelle que le peintre aurait pu avoir sous les yeux, ou que l’auteur de roman tente d’« imiter » la marche des actions humaines, l’architecture présente la double caractéristique (a) de ne pas chercher à imiter des formes déjà données par la nature et (b) de nous inviter à mesurer l’artefact en fonction de son aval (les utilisations que l’on en fera) plutôt que de son amont (une réalité pré-déterminée à laquelle l’artiste devrait être « fidèle »).
14Si les théoriciens des mondes possibles s’inscrivent souvent dans la filiation de Leibniz (et du Palais des destinées qu’il imagine dans la Théodicée), on voit que – malgré son nécessitarisme – ils pourraient trouver en Spinoza une source d’inspiration non moins féconde. Cette préface nous invite en effet à penser l’œuvre (opus, res facta) non comme une copie mimétique, mais comme l’invention d’un édifice, d’un microcosme propre à être habité, bref d’un monde. De fait, en plein triomphe de l’âge classique, Spinoza fait scandale précisément en ce qu’il conduit son lecteur à envisager toutes nos idées, toutes nos valeurs et tous les repères (faussement transcendants) par lesquels nous nous orientons dans la vie, comme relevant de la construction créative (donc relative, erratique et souvent foireuse) d’un monde habitable – plutôt que de la conformité avec une « vérité », fixée une fois pour toutes, à laquelle il suffirait de nous « référer ».
153. Après avoir observé les maisons déjà existantes, après s’être informé des propriétés des différents matériaux et des besoins des futurs habitants, l’architecte dessine un plan, une forme visée (scopum) ou encore un modèle (exemplar) à réaliser. Contrairement à l’Appendice de la première partie, où Spinoza récusait l’image du master plan pour représenter un univers qui n’a pas de Grand Architecte, il s’agit ici d’affirmer les vertus que revêt la notion de modèle dans la constitution du monde humain. Dès lors, tout un pan du vocabulaire moral qui avait été disqualifié par la réflexion ontologique va se voir remotivé et refondé sur une base socio-politique. Sans rien perdre de leur relativité, les notions de « perfection », d’« ordre », de « mérite », de « beauté » et de « bonté » vont se trouver redéfinies positivement à partir de l’affirmation créative d’un modèle projectif.
ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l'homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J'entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, tout ce que nous savons certainement être un moyen d'approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce que nous savons certainement nous empêcher de atteindre ce même modèle. Et nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits, plus ou moins imparfaits suivant qu'ils se rapprochent ou s'éloignent plus ou moins de ce même modèle4.
16On perçoit la torsion que subit l’idée classique d’un art (mimétique) censé représenter quelque chose de pré-existant : le modèle exemplaire n’est plus placé à l’origine, au premier degré d’une chaîne de dégradations imitatives, mais à l’horizon futur du processus d’imitation ; il ne s’agit plus de retrouver, par dévoilement ou par réminiscence, une vérité donnée et perdue, mais de créer une réalité inouïe, inédite, jamais encore vue, jamais encore dotée d’existence à aucun moment de la vie passée de l’univers ; enfin, le modèle (de la bonne maison comme du bon citoyen) n’a plus rien de « naturel », mais est un artefact (idéel) qui permettra de produire des artefacts (matériels). En tant qu’il est forgé (fictum) par les hommes et que, au moment de sa conception du moins, il ne correspond à aucune réalité observable dans le monde actuel, un tel artefact exemplaire mérite d’être appelé une fiction.
174. Cette conception de la fiction comme exemplar s’inscrit chez Spinoza dans le cadre d’une dynamique de réformation morale (qui régit les quatrième et cinquième parties de l’Éthique) : il s’agit de mettre devant les yeux de l’esprit une certaine idée de l’homme offrant à chacun un modèle de la nature humaine (naturae humanae exemplar) que nous puissions contempler (intueri), et auquel nous puissions nous référer pour distinguer entre ce qui nous est véritablement utile et ce qui nous est nuisible – un modèle qui nous permette d’accéder de plus en plus près à la perfection qu’il pro-jette au-devant de nous. Pour reprendre la belle image proposée par Daniel Dennett, un tel modèle moralisateur ne relève plus d’un crochet céleste qu’une transcendance nous lancerait à partir des nues (a skyhook), mais d’une grue (a crane) qui ne permet aux hommes de s’élever au-dessus de leur condition naturelle que parce qu’ils s’en sont donné eux-mêmes les moyens artificiels5. Nous touchons ici du doigt le mécanisme par lequel la potentia fingendi de l’imagination humaine débouche sur une puissance à s’auto-façonner d’animal prédateur en citoyen rationnel et éthique.
185. Relevons enfin que Spinoza ajoute à cette mise en valeur de la potentia fingendi une condition d’innocuité de la fiction : « si l’esprit en imaginant comme présentes les choses qui n’existent pas, savait en même temps que ces choses n’existent réellement pas, il regarderait cette puissance d’imaginer comme une vertu et non comme un défaut de sa nature »6. On commentera ce principe en citant un ouvrage récent de Pascal Sévérac intitulé Le Devenir actif chez Spinoza. En analysant la façon dont Spinoza évoque la fiction d’un demi-cercle en mouvement autour de son axe pour engendrer l’idée de la sphère, et en donnant pour principe qu’une fiction peut être « une idée vraie à condition que soit pensée en même temps la raison pour laquelle elle affirme ce qu’elle affirme », il conclut :
de même que la fiction du mouvement d’un demi-cercle est une idée vraie si et seulement si elle enveloppe simultanément l’idée de sa cause, à savoir le désir de former le concept de sphère, de même la fiction des notions de bien et de mal, de perfection et d’imperfection est une idée vraie si et seulement si elle pense simultanément sa raison interne : à savoir le désir de former une idée de l’homme qui soit un modèle de la nature humaine7.
19Autrement dit : pour être innocente, la fiction doit se faire métafiction. Contrairement aux diverses formes de discours religieux, qui exigent l’adhésion aux événements surnaturels qu’ils posent comme des miracles divins, la merveille littéraire offerte par les contes de fées remplit cette condition d’innocuité et ne fait donc nullement obstacle à l’esprit scientifique, dans la mesure où elle se dénonce elle-même comme une « fable » et dans la mesure où elle s’efforce de penser également « sa raison interne » (ou « l’idée de sa cause ») en affichant sa visée moralisatrice. Pour reprendre une autre opposition classique, la fiction cesse d’être un mensonge dès lors qu’elle se présente comme tel et qu’elle nous permet de comprendre pourquoi elle juge bon de nous mentir.
20En quoi La Poupée de Bibiena résonne-t-elle avec cette définition spinozienne du rôle du modèle-exemplar dans la constitution de la réalité humaine ? Je me contenterai ici aussi d’indiquer quelques grands axes qui mériteraient chacun d’être développés de façon plus approfondie.
21Rappelons pour commencer la structure générale de ce roman : un narrateur premier (qui reste anonyme) fait le récit à une dame (elle aussi anonyme) d’une histoire qu’il a entendu un homme, Philandre, conter à son ami Oronte lors d’une promenade au Bois de Boulogne. Philandre, un abbé des plus maladroits dans son apprentissage de petit-maître, est tombé amoureux d’une poupée, qui s’avère la sylphide Zamire, un de ces êtres élémentaires décrits par le comte de Gabalis, en quête de mariage avec un humain. La sylphide pourra obtenir l’immortalité pour autant qu’elle réussisse à rendre sage et à convertir au code de la fin’amour un abbé libertin, dont elle devra recevoir les prémices. Pour parvenir à ce but, Zamire commence par raconter à Philandre la machination dont a été victime un autre abbé trop imbu de lui-même, Damis, qui, après avoir été publiquement ridiculisé, s’est trouvé forcé d’assister en tiers impuissant à la séduction réussie de la femme qu’il convoitait, Julie, par son amant Clitandre. Dans une deuxième partie du roman, la sylphide fournit à son élève Philandre un cours complet de bonnes manières amoureuses, chargé de le guérir de sa vanité et du manque de respect dont il témoigne envers les femmes. Au fur et à mesure que Philandre incorpore les leçons de sa maîtresse, la poupée-sylphide grandit en taille, d’une trentaine de centimètres à la stature d’une femme normale, faisant simultanément croître l’intensité des désirs de Philandre envers elle – jusqu’au « double enchantement »8 d’une conjonction finale où la sylphide condense son immortalité et où le jeune abbé s’unit au souverain bien. Que nous dit ce conte lorsqu’on le place sous la lumière apportée par la dynamique de l’exemplar esquissée par Spinoza ?
221. L’histoire de Philandre et de son amour pour une poupée se présente explicitement comme le récit d’une réforme morale. Le fait est souligné par son ami Oronte (en position de narrataire) qui demande : « vous prétendez sérieusement me faire croire qu’une poupée vous a rendu raisonnable ? [...] Est-ce en regardant une poupée que vous avez pu faire une réforme qui vous est si avantageuse ? » (23). « Il s’agit d’une entière réforme des travers de votre esprit et des ridicules de votre figure », d’une « conversion durable », d’une de « ces métamorphoses de caractère surprenantes qui paraissent impossibles », lui dira bientôt elle-même la poupée (41, 47 et 101). D’un séducteur illusionné par sa vanité et absorbé par ses passions, d’une bête idiote, brutale et prédatrice, il s’agit de faire un individu rationnel, poli, vertueux, optimisant l’économie de ses plaisirs et parfait citoyen de la république amoureuse : comme le dit explicitement Zamire à son premier mauvais élève Damis, son projet est de « métamorphoser un animal comme vous en homme raisonnable » (69).
232. Cette réforme est posée avec insistance comme relevant d’une dynamique de l’exemplarité et du modèle. Le processus d’humanisation du sot animal qu’était originellement Philandre passe par le contre-exemple que lui fournit l’histoire de son double Damis : « Vous apprendrez par ses travers à vous corriger des vôtres ; l’exemple fait toujours les impressions les plus fortes », lui annonce la poupée (44). Dans la première partie de l’histoire, la poupée propose donc un récit qui permette à Philandre, pour reprendre le vocabulaire mis en place par Spinoza, de « former de l'homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler », un modèle négatif en l’occurrence, une idéalisation du Mauvais exemple à ne pas suivre. Dans la seconde partie, elle dresse pour lui les plans – le modèle idéal – de la façon dont doit se comporter un animal désirant aussi parfaitement humanisé que possible. Comme chez Spinoza, la réforme humanisante repose de façon cruciale sur la possibilité de projeter par l’imagination un exemplar idéal, sur lequel le sujet à réformer alignera ses définitions du bon et du mauvais, du parfait et de l’imparfait.
243. Le roman de Bibiena s’ingénie à souligner de toutes les manières imaginables à quel point cet exemplar du Bien et du Mal n’est nullement donné par une instance transcendante (du type « crochet céleste »), mais résulte de la capacité humaine à produire des artifices repoussant les limites de la puissance de la nature humaine (servant donc de « grues » à l’ascension éthique de l’humanité au-dessus d’elle-même). Quatre moments du récit illustrent ce point :
25a) La longue description que donne Philandre de la poupée, lorsqu’il en découvre l’existence au fond d’une boutique, insiste sur le fait que cet objet de l’industrie humaine était doté d’un coloris « plus naturel que le teint que nos dames prennent sur leurs toilettes » (30), doté d’« une vivacité sensible que la nature seule peut influer sur le teint d’une femme » (31). Alors que la marchande, de belle et bonne taille, est prête à lui offrir ses charmes très naturellement animés, Philandre est davantage attiré par l’animation artificielle dont rayonne la poupée miniature.
26b) Le mauvais élève Damis, lorsqu’il est victime de la machination aussi perversement imaginée que parfaitement exécutée qui le ridiculise publiquement, ne peut expliquer sa situation incompréhensible qu’en invoquant des « diables », des « démons » et un « pouvoir magique ». La narration prend toutefois le soin d’écarter tout recours à la surnature : elle démonte la machine à spectacle pour révéler au lecteur que ce « miracle » n’a été « opéré » que par « des cordeaux et des poulies » (62), animés seulement par une bonne dose d’ingéniosité humaine.
27c) La dernière phase du récit offre une représentation remarquablement ingénieuse du processus d’auto-réalisation qui structure le devenir de l’exemplar éthique, en le figurant sur le mode d’une boucle récursive dont se nourrissent deux métamorphoses parallèles et solidaires : la petite poupée grandit pour se conformer à la taille qui lui permettra de se conjoindre à Philandre au fur et à mesure que celui-ci se conforme à la réformation éthique qu’elle lui prescrit. « Vous me verrez croître à mesure que je vous verrai renoncer à un travers, à un ridicule, à un sentiment faux, et prendre la grâce véritable, l’agrément réel et la pensée juste qui leur sont opposés », lui dit la poupée (104). Ce cercle vertueux ne manque pas de produire l’effet désiré puisqu’à mesure que la poupée grandit s’accroît aussi l’intensité du désir (réformateur=sexuel) de Philandre : « mes désirs, en suivant la gradation de la métamorphose [qui augmente la taille de Zamire], augmentaient aussi d’ardeur » (106). C’est la clé de la construction auto-réalisatrice de la grue éthogène que met ici en scène le récit, qui pivote autour d’un homophone : la réalité qui génère le désir de réformation croît à mesure que l’on croit à la réforme, qui se nourrit de cette boucle récursive entre croyance et croissance9.
28d) Un jeu comparable entre artifice, nature et surnature régit les deux grandes scènes de séduction que propose le roman (celle de Clitandre sur Julie, et celle qui conduit au « double enchantement » de Philandre et de sa poupée éducatrice) : dans les deux cas, c’est en se forgeant et en se fondant artificiellement dans le moule prétendument naturel d’un amant idéal que l’homme parvient à la satisfaction de son désir – sans que le lecteur ni sans doute l’amant lui-même ne sachent vraiment quelle est la part de la stratégie rhétorique et quelle est celle de l’adhésion sincère. Comme dans ce que nous propose Spinoza (qui reprend ici une veine de pensée aristotélicienne), il s’agit de se créer une nature humaine seconde – artificielle en ce qu’elle est produite par des machines d’invention humaine, mais néanmoins naturelle en ce qu’elle devient la norme de comportement par laquelle nous en arrivons à définir l’humanité. Dans les quatre cas évoqués à l’instant, une fiction – un artefact ne pré-existant pas au travail de l’imagination humaine – joue un rôle décisif et constituant dans l’auto-façonnage de l’homme par l’homme.
29En ce sens, La Poupée joue un rôle très particulier dans le corpus libertin auquel on l’assimile parfois. Comme dans le genre libertin, les discours moralisateurs des personnages, ainsi que le récit dans son ensemble, sont bien animés par un constant double langage qui fait entendre la soif du plaisir sexuel et les stratégies de captation du désir d’autrui sous la surface affichée (et déceptive) d’une soumission aux formes et aux normes morales : chaque fois que Philandre ou Clitandre affirment leur respect ou la noblesse de leurs sentiments envers Zamire ou Julie, le lecteur est amené à suspecter la sincérité de leur parole et à croire qu’ils ne mettent le masque de la vertu que comme un moyen hypocrite d’assouvir leurs désirs les plus charnels. De ce point de vue, le roman est aussi « pervers », retors, cynique, ironique, amoral, désillusionné et désillusionnant – libertin – qu’on le souhaitera, à l’égard de tout discours sentimental ou moralisateur.
30En le lisant à la lumière du spinozisme, et en le situant dans le cadre de la morale de l’intérêt promue par les néo-spinozistes réunis autour du baron d’Holbach, on voit toutefois apparaître une autre dimension de cette duplicité libertine. Ce que nous disent Diderot et ses amis, c’est que jouer la vertu comme un spectacle peut conduire aux mêmes résultats éthogènes que produirait une croyance sincère. Peu importe, dans le cadre posé par le récit de Bibiena, que Clitandre et Philandre adhèrent « de tout cœur » aux valeurs de respect de l’autre qu’essaient (plus ou moins sincèrement) de leur inculquer leurs futures amantes, ou qu’ils ne sacrifient aux « gestes » du respect que pour coucher plus vite avec elles. La morale de l’intérêt ouvre un horizon éthique qui fait converger sentiment sincère et stratégie cynique : comme Pierre Nicole le signalait dans son essai de morale consacré au rapport asymptotique qu’entretiennent la charité et l’amour-propre dans les années 1670, comme Adam Smith le répètera un siècle plus tard, une éthique immanente aux rapports humains peut se construire sur le seul intérêt égocentré (la soif du plaisir, l’aversion pour la douleur), pour peu qu’il soit proprement « éclairé ». Pour le sujet moral comme pour l’investisseur, une stratégie du conatus maximisatrice de ses profits peut à elle seule produire tous les effets de la charité et de la bienveillance. Il suffit de croire à la croissance (au profit à tirer de la somme des gestes qui nous feront passer pour éthique) pour qu’advienne cette croissance qui viendra alors renforcer la croyance initiale – sur la base du postulat voulant que, pour monter de façon satisfaisante et efficace le spectacle d’un être moral, le sujet en arrivera à mouler tous ses comportements sur une norme exemplaire faisant effectivement de lui un parangon (extérieur) de moralité.
31Du point de vue des genres narratifs, La Poupée propose donc une articulation des plus intéressantes, puisqu’elle récupère par avance dans un cadre fondamentalement « libertin » – au sens d’« affranchi » de toute croyance naïve à une norme transcendante de moralité – l’éthique du respect de l’autre (de sa sensibilité, de sa vulnérabilité) que mettront en place dans la seconde moitié du siècle les auteures de romans sentimentaux (Riccoboni, Charrière). En modélisant le moulage de l’amant libertin en sujet sentimental comme relevant d’une pure stratégie maximisatrice du plaisir, Bibiena figure de façon frappante la refondation éthique que propose le spinozisme (et avec lui la modernité) depuis trois siècles.
32On pourrait légitimement objecter à la lecture spinoziste proposée jusqu’ici du roman de Bibiena de négliger un aspect central de son intrigue : le fait que l’opérateur de réforme, Zamire, ne soit pas une « poupée » (artefact humain) mais une « sylphide » (entité surnaturelle). En intégrant la surnature dans la réalité du monde possible que génère la fiction, ce qui pousse mécaniquement le lecteur à croire à l’existence possible d’êtres comme les sylphides, comment le roman de Bibiena pourrait-il passer pour spinoziste ? La merveille littéraire ne nous fait-elle pas prendre le pli d’une crédulité qu’un siècle de cartésianisme et de développement de l’esprit scientifique s’était efforcé de mettre à plat ? Je conclurai en proposant une réponse en quatre temps.
331. Bien entendu, le roman de Bibiena fonctionne selon le modèle que Jean-Paul Sermain nous a appris à reconnaître comme une métafiction. Le double niveau du cadrage narratif permet de multiplier les marquages de distance critique face au caractère incroyable et « romanesque » de l’histoire de Philandre, qualifiée de « songe », de « rêverie » et de « folie » qui « choque la vraisemblance », et appelant initialement la narrataire à « réserver son incrédulité », dont elle aura évidemment grand besoin par la suite (22). Les références explicites que fait le récit de Bibiena au Comte de Gabalis de Montfaucon de Villars sont à cet égard significatives : oui, le lecteur est explicitement porté à croire à l’existence d’un être surnaturel dans un monde possible que tout identifie par ailleurs à notre monde actuel, mais cela passe par une mise en scène qui disqualifie toute crédulité naïve envers les fables débitées par le conte. C’est l’idiot Damis qui adhère sans distance critique aux affabulations du cabaliste : « je l’ai toujours bien dit, moi, que le comte de Gabalis n’était point un visionnaire », dit-il au moment où Zamire lui révèle son identité (69). Philandre, dont les « bonnes dispositions » originelles l’avaient amené à renvoyer l’existence des sylphes « à l’imagination burlesque du comte de Gabalis », ne croit à leur possibilité que devant l’évidence sensible de l’animation d’une poupée (39). Quant à Zamire, elle analyse le discours du comte de Gabalis d’un point de vue rhétorique et pragmatique qui met en lumière toute la marge de torsion que les discours humains peuvent imposer à la réalité (40-41). Le dispositif métafictionnel ne produit la merveille qu’en donnant simultanément les outils critiques capables de désamorcer les effets de crédulité induits par cette merveille. Pour reprendre la condition d’innocuité proposée par Spinoza : « en imaginant comme présente une sylphide qui n’existe pas » le lecteur du roman « sait parfaitement bien en même temps que les sylphides n’existent réellement pas ».
342. Si tout conte de fées et tout roman repose sur une telle distinction entre « feintise » et « fiction » (pour reprendre le vocabulaire proposé par Jean-Marie Schaeffer), plus rares sont les merveilles littéraires qui, comme nous invitait à le remarquer Pascal Sévérac, permettent de « penser simultanément leur raison interne ». Or, c’est précisément ce que fait le roman de Bibiena : l’ensemble du dispositif narratif converge à mettre en valeur la vertu de la puissance fictionnante dans l’auto-façonnage de l’animal vaniteux en homme raisonnable. Quoique construites par des grues humaines et non par des crochets célestes, quoique respectant les lois de la nature, les pyramides et la Tour Eiffel n’en ont pas moins quelque chose de sur-naturel. Spinoza fait couramment la distinction entre les comportements régis par les passions, qu’il renvoie à « l’ordre commun de la nature », et les modes de comportements proprement humains, impliquant la direction de notre capacité rationnelle, qui nous permettent d’agir « selon l’ordre de l’intellect ». La métamorphose de Philandre en homme raisonnable par le moyen du récit (fictif ?) de la machination dont a été victime Damis, sa réformation éthogène par le moyen de la dynamique de l’exemplar donnent la « raison interne » du recours aux fictions. Celles-ci apparaissent comme les opérateurs d’un forçage merveilleux de la nature au-dessus de la nature.
353. En troisième point, je remarquerai que contes de fées et de sylphides ne se contentent pas de neutraliser l’adhésion crédule du lecteur en la réalité de la surnature (comme le fait la dénonciation critique des impostures proposée par Le Traité théologico-politique ou l’attitude ironique du narrateur de Montfaucon de Villars). Non seulement ces contes permettent parfois de comprendre les causes nécessaires des croyances dont font l’objet les fables, mais ils tendent aussi à fournir les paramètres d’une légitimation de cette crédulité. Comme l’indique pertinemment Jean-Paul Sermain, ce type de fictions vise moins à dénoncer les croyances infondées qu’à les soumettre aux modes de gestions les plus judicieux10.
36On est ici au cœur de la merveille fictionnelle, dont le spinozisme nous aide à mesurer la double face : d’un côté, l’Appendice d’Éthique I nous invite à nous méfier de toute « admiration », de tout « étonnement » et de tout « émerveillement » comme d’autant d’attitudes relevant de l’ignorance, que l’investigation rationnelle – scientifique – doit remplacer par une approche critique soucieuse uniquement d’expliquer les événements par leurs causes ; d’un autre côté, l’anti-providentialisme spinoziste, qui nous apprend à concevoir l’ordre de la nature comme un chaos nullement orienté vers le Bien des humains, nous pousse à reconnaître toute production de vertu, de beauté, de justice ou de rationalité comme une conquête improbable et fragile – comme un prodige, certes explicable par des moyens naturels, mais relevant néanmoins de l’« admirable » et du « merveilleux ». Ce que j’ai cherché à mettre en lumière à travers la dynamique de l’exemplar, c’est qu’il faut se laisser aller à croire en certaines fictions merveilleuses pour être en mesure de les faire advenir dans la réalité : la possibilité de la réforme morale et rationalisante exige le saut d’une croyance initiale dans le fait qu’une réalité nouvelle puisse advenir. Tel est bien le nœud où se noue le bouclage récursif entre croyance et croissance qui dirige les fièvres de Wall Street et qui donne son énergie première à la dynamique du capitalisme.
374. Je conclurai en poussant sans doute le bouchon au-delà de ce qui est naturel, vraisemblable ou croyable au sein d’une communauté de savants exemplaires et rationnels. J’étais parti de la question de savoir si un spinoziste pouvait croire aux sylphides. J’aimerais répondre par la positive – et cela non seulement en faisant de la « sylphide » une métonymie vide et vague de notre capacité à produire des fictions et des êtres d’imagination. On aura bien compris que des entités comme « un homme raisonnable », « un amour partagé », « un savoir scientifique » ou « une démocratie » relèvent de la « fiction » en ce qu’ils constituent autant d’exemplar, qui ne correspondent à rien qui ait jamais existé dans le monde actuel, mais qui servent néanmoins à faire advenir réellement quelque chose qui puisse un jour leur ressembler. Indépendamment de cela, qui sera sans doute relativement consensuel, j’aimerais affirmer – en tant que spinoziste – que les sylphides, ça existe d’ores et déjà dans notre monde actuel. Comment le comte de Gabalis, dont je m’avoue sur ce point un disciple, définit-il ce type particulier d’êtres élémentaires ? La sylphide est « une espece de substances aëriennes », qui « devient immortelle & capable de la béatitude à laquelle nous aspirons, quand elle est assez heureuse pour se marier à un Sage »11. Zamire développe plus « scientifiquement » que Gabalis le mode de composition physique d’une sylphide :
Formés des plus purs atomes conglobés et organisés par l’action de l’air, vous sentez combien nous vous surpassons en subtilité de matière. Mais cette grande subtilité nous devient pernicieuse. La même activité de l’air qui a englobé les atomes dont nous sommes composés peut les dissoudre lorsqu’elle devient trop violente, et les faire pour ainsi dire évaporer. Il nous faut quelque chose de moins spiritueux, qui, mêlé dans nos parties trop déliées, les rendent mieux condensées. Par les doux liens que nous formons avec des hommes, et que les sylphes nos époux forment avec vos femmes, nous exprimons votre substance la plus subtile. Elle l’est cependant encore bien moins que la nôtre, mais elle est assez compacte à l’égard de notre essence. Elle nous donne la condensation nécessaire pour que nous ne nous trouvions jamais exposés à nous dissoudre. (40-41)
38Derrière cette figuration remarquablement « éthérée » et proprement « gazée » du rapport sexuel, on pourrait aussi voir s’esquisser ce que le regretté François Zourabichvili appelait chez Spinoza une « physique de la pensée ». Un lointain disciple du comte de Gabalis, mis en scène par Jean Potocki dans son Manuscrit trouvé à Saragosse, décrit en effet ainsi le ressort principal sur lequel repose la science secrète de la Cabale : « la parole frappe l’air et l’esprit, elle agit sur les sens et sur l’âme. Quoique profane, vous pouvez aisément en conclure qu’elle doit être le véritable intermédiaire entre la matière et les intelligences de tous les ordres »12.
39Quelle merveille nous propose la très admirable Zamire, sinon celle de la « grande subtilité » d’un air organisé en paroles13 ? Qu’est-ce que la parole, sinon la substance humaine exprimée sous sa forme la plus subtile ? Dans le flot continu d’âneries banales et affectées que charrient des verba condamnés à voler en l’air, n’est-ce pas de son éphémère et prodigieux « mariage avec un Sage humain » qu’une parole peut espérer obtenir le type de « condensation » (Dichtung) qui la rendra sinon « immortelle », du moins durable ? Comme le disait Gabalis, « les puissances de l’air ont besoin que les hommes les servent en leurs amours » (128). « Substance aërienne » frappant l’esprit, la parole est bien « l’intermédiaire entre la matière et l’intellect » – un intermédiaire que les courants les plus hétérodoxes du néospinozisme illuminé des Lumières n’ont cessé de traquer sous la forme d’une âme du monde, d’une âme ignée, d’une intelligence universelle ou d’un entendement infini.
40À la fin de ses élucubrations, Gabalis précise que « toutes ces Fées prétendues n’étoient que Sylphides & Nymphes » (135). L’étymologie qui renvoie les fées (et leurs contes) aux fata évoque non seulement l’idée du destin et la figure des Parques, mais plus littéralement encore la substance parlante : la fée, comme la sylphide, c’est cette organisation conglobée d’atomes en mouvement qui exprime les pouvoirs prodigieux d’auto-engendrement propre à ce que se disent les humains. Ce que la merveille littéraire figure ainsi depuis des siècles, le développement des sciences s’attache à le comprendre et à l’expliquer – à travers la séquence : acoustique, physiologie, psychologie, linguistique, poétique, sociologie. La conglobulation de la parole fictionnelle apparaît ainsi comme un facteur d’auto-organisation par lequel l’ordre commun de la nature peut s’auto-constituer en surnaturation humaine et humanisante. N’est-ce pas ce qu’impliquait la parole d’un autre Hollandais célèbre, Érasme, selon lequel Homines non nascuntur, sed finguntur ? Ce que je proposerais de traduire pour résumer le message commun de Spinoza et de Bibiena : « les humains ne naissent pas (humains), ils sont à fictionner tels »14.