Pourquoi la littérature à l’Université ? Discussion, arguments, propositions.
1Le désintérêt actuel pour les humanités, leur importance moindre dans les parcours et l’orientation scolaires, une certaine perte d’audience de la littérature, posent la question de la place de celle-ci dans l’enseignement secondaire et à l’université. D’une même voix, on défend son importance, son enseignement, sa place à l’université.
2Il conviendrait pourtant de distinguer la littérature, l’enseignement de la littérature, et la recherche en littérature. Enseigner la littérature n’est ni enseigner un savoir comme la biologie ou l’histoire, ni transmettre un art comme l’art du piano ou de la peinture sur chevalet. C’est plus modestement transmettre un goût ainsi que la capacité à pénétrer des œuvres complexes, à réfléchir sur elles et à partir d’elles car ce goût, cette capacité sont réputés contribuer à la formation de l’individu et du citoyen et rendre la personne plus riche et meilleure. La recherche en littérature, elle, vise à construire un savoir, à déterminer le sens et la fonction des œuvres à partir de leur origine, de leur réception, des propositions explicites qu’elles contiennent mais aussi de leur mode d’organisation, de leur usage du langage et des codes. La pratique de la lecture littéraire et la production d’un savoir scientifique ne se recoupent que partiellement. L’université fait les deux et ne les distingue pas bien. De là toute une série d’interférences sans doute inévitables et souvent nécessaires, mais parfois dommageables : les corpus canoniques, ceux qu’on enseigne, et les corpus de recherche ne se confondent pas nécessairement, et les seconds sont parfois alignés sur les premiers ; les concours de recrutement de l’enseignement secondaire, qui privilégient des qualités de synthèse plutôt que de créativité et d’originalité intellectuelles, jouent un rôle majeur dans la sélection et le recrutement des enseignants-chercheurs en France. Il convient aussi de redéfinir les arguments qui justifient la place des Lettres dans l’enseignement et dans la recherche, et d’en tirer les conséquences dans les deux cas. Certains arguments d’hier ou d’aujourd’hui semblent discutables, voire dangereux. Certaines pratiques pédagogiques, certains choix de recherche pourraient être révisés.
3On justifie classiquement l’enseignement de la littérature dans les classes secondaires par ce qu’elle apporte ou transmet à l’individu et à la société. Une identité, par exemple, si l’on admet la croyance en « l’unité constitutive d’une langue, d’une littérature et d’une culture [...], ensemble organique identifié à l’esprit d’une nation »1. De même que les Pères, les saints et les martyrs ont fondé une tradition apostolique, le verbe de morts illustres aurait fondé et légué un esprit national. Dans l’ancienne Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu, tout autour de la nef d’allure byzantine, les médaillons des grands auteurs remplacent les figures des saints : avec un corpus laïc d’écrivains, la République importait un modèle religieux. Il est aujourd’hui remis en question, alors que les pays, les communautés de pays (l’Europe ?) évoluent de l’intérieur (immigration, évolutions sociologiques, transformations de la culture) comme du fait d’échanges internationaux d’une densité inconnue jusqu’alors. Politiquement discutable mais aussi illusoire, une identité fixe liée à un corpus d’œuvres anciennes souvent inaccessibles au plus grand nombre est aussi contradictoire avec la vie même de la littérature, faite d’hybridations, de passages de frontières : lors d’une rencontre littéraire à Saint-Nazaire, en 2008, un jeune écrivain espagnol jugeait Cervantès trop italianisé pour incarner l’Espagne. Critique étroite, mais constat juste : sans Italie, pas de Cervantès. Mo Yan, au sortir de la révolution culturelle chinoise, a découvert sa formule romanesque dans l’œuvre de García Marquez. Combien d’écrivains français qui doivent plus à Faulkner ou à Kafka qu’à Proust ? Où voulez-vous, monsieur Barrès, que tous ceux-là s’enracinent ? Pour ne rien dire de tous ceux qui refusent l’identité, dans leur art même.
4De même, l’idée de la valeur pédagogique et exemplaire de la littérature semble d’un autre temps. Possible dans l’Espagne de Philippe II ou dans la Chine de Mao, elle heurte une société démocratique qui se méfie du consensus, des bonnes valeurs, et l’idée selon laquelle les grands hommes verraient plus loin et plus haut que les autres hommes pour léguer un message utile à tous, semble aussi suspecte en littérature qu’en politique. La meilleure littérature, de Flaubert à Kafka, a souvent refusé l’exemple et la leçon, et il faut bien constater que le cinéma ou le documentaire ont peut-être plus de pouvoirs pédagogiques qu’elle.
5Un ensemble d’arguments plus forts allègue l’apport intellectuel et moral de la littérature. Condamné moralement comme art du faux et de la séduction au xvie comme au xviie siècle, le roman est aujourd’hui réhabilité, au nom des mêmes valeurs. On répète que la fiction développe la sensibilité, le sens de la complexité2, multiplie les possibilités d’expériences et fait partager émotionnellement le point de vue des personnages, permettant ainsi de comprendre et d’accepter leur différence ; l’examen des choix moraux qu’ils ont à faire forme aussi le jugement (Martha Nussbaum3) ; mais la fiction rend aussi intelligible le monde en le représentant (Aristote), en structurant l’expérience temporelle dans une configuration signifiante (Paul Ricœur). Personne ne contestera que suivre la façon dont le roman proustien transforme la temporalité constitue une formidable aventure, une expérience transfiguratrice. Il faut pourtant se souvenir des critiques anciennes du xvie et du xviie siècles. La cohérence même de la forme romanesque, ses pouvoirs d’évidence, sont toujours une menace pour la réalité. Le « Grand roman de la CIA » de Robert Littel retrace un demi-siècle d’actions secrètes de manière vivante. Le suivi des personnages, l’intrigue produisent toute une série de significations. Il faut un effort pour s’apercevoir que l’auteur oublie, entre autres, le rôle de la CIA en Amérique latine et en Afrique4. Tandis qu’un livre d’histoire produit ses matériaux, ses méthodes d’analyse à l’examen critique, la littérature fabrique des mythologies. Il faut encore se méfier de certains usages moraux de la littérature, au nom de la littérature même, comme au nom de la morale. Martha Nussbaum prône une pédagogie « socratique » qui passe par un choix judicieux d’œuvres qui émeuvent et permettent d’accepter telle ou telle préférence sexuelle, telle ou telle culture injustement dénigrée. Mais les œuvres racistes, misogynes, perverses, réactionnaires ? Comme le rappelle Harold Bloom, Dostoïevski est antisémite (et la quasi-totalité de la littérature française du xixe siècle et de quelques autres avec lui), obscurantiste, et esclavagiste5. L’émotion, chez Nabokov ou Richard Millet, porte vers des jeunes filles peut-être trop jeunes, vers de trop jeunes adolescents chez Gabriel Matzneff, vers des perversions voyeuristes ou exhibitionnistes chez Kawabata. Les Bienveillantes, les Mémoires écrits dans un souterrain, Justine et Juliette ne seront de toute évidence pas au programme. Mais si le puritanisme fait mauvais ménage avec la littérature, l’émotion ne s’entend pas nécessairement non plus avec la morale. La compassion suppose une reconnaissance, une identification préalables, la conformité à des goûts, des attentes, des modèles. La disparition des prestigieux grands fauves émeut les populations, les associations, et mobilise donc les gouvernements. Pas celle du lycaon, moins télégénique, c'est-à-dire moins émouvant. Le célèbre cliché d’une mère palestinienne en deuil a ému parce qu’il rappelle une Pietà. Sans modèles bien de chez nous, pas d’émotion. Le 11 septembre fut un traumatisme mondial. Pas les génocides rwandais ou soudanais, d’une tout autre ampleur pourtant. « Voir un homme comme moi, en chemise blanche, tomber du haut de la tour… », a déclaré à une chaîne de télévision un homme en chemise blanche qui travaillait certainement dans une tour moderne, et qui savait qu’émotion bien ordonnée commence par soi-même... Qui n’a palpité avec les colons harcelés par les peaux rouges, en ignorant ou en oubliant le génocide des indiens ? Nietzsche n’avait donc pas nécessairement tort d’abhorrer l’émotion compatissante, et après lui, Deleuze est seulement excessif lorsqu’il taxe d’« immonde charité » la pitié que le patron de Bartleby éprouve pour « ce pauvre garçon »6. Oui, il vaut mieux être sensible qu’insensible, oui, la connaissance de l’humain devrait primer sur la culture du chiffre. Mais il revient à chacun de réfléchir sur ses émotions, de s’en méfier parfois, de les soumettre au jugement critique, toujours. Ce qui implique la réflexion politique, juridique, morale, et les formations qui les donnent. Défendre la littérature, en ce sens, revient aussi à plaider pour la philosophie, le droit, l’histoire, tout aussi indispensables.
6Mais défendre la littérature, c’est aussi défendre le droit aux émotions politically uncorrect. Définie au préalable, conditionnant le choix des œuvres et leur approche, cette morale que la littérature serait sensée transmettre prétend en fait se la soumettre. Les valeurs de la littérature selon Martha Nussbaum sont les valeurs de Martha Nussbaum, explique non sans quelque raison Gary Saul Morson7. L’amateur de littérature doit, lui, crier « Battons les pauvres ! » avec Baudelaire, être immoraliste avec d’Annunzio, trousser les jupons avec Casanova… Car si la littérature a une valeur, c’est dans sa capacité à inquiéter, à déstabiliser les normes. Elle « déconcerte, déroute, dépayse »8, elle démystifie : le roman, dit Pavel, met les normes et les discours sociaux à l’épreuve de l’expérience individuelle ; pour Kundera, il révèle et déjoue les dogmes, les orthodoxies, les idéalismes. Face à la rationalité et à ses menaces de système ou de totalitarisme, le rire et l’ironie de Rabelais ou Cervantès suspendent les certitudes et provoquent une salubre ambiguïté, que Kundera a relevée9. Le concept de défamiliarisation venu des formalistes russes reconnaît au discours littéraire la capacité de s’affranchir des automatismes de la langue, des stéréotypes, du déjà dit, déjà pensé10, de s’inscrire en faux par rapport aux langages sociaux, aux doctrines, aux idéologies, aux codes. Il a connu une fortune particulière à la fin des années 60, dans le cadre de la lutte contre ce qui s’appelait encore la société de consommation, alors que les notions de texte scriptible (Barthes) et d’œuvre ouverte (Eco) voulaient impliquer dans l’acte littéraire un lecteur, co-auteur d’une écriture ou producteur des significations, et non plus simple consommateur. Il reste actuel et utile par rapport à la société de communication, dont Deleuze disait qu’elle communique ce qu’il faut penser, mais aussi par rapport à la morale des universitaires. En des temps où la morale est d’autant plus insidieuse qu’elle ne s’incarne plus dans des autorités reconnaissables mais se diffuse, implicite, partout dans les réseaux, sur les plateaux de télévision, dans la publicité, le sens de l’ambiguïté, de la complexité, la suspension montaignienne du jugement, sont peut-être plus nécessaires que la prédication.
7D’autre part, et quoi qu’en ait dit Bakhtine, les points de vue, les émotions des personnages ne sont pas une réalité authentique, ils sont construits en fonction d’une intention d’auteur, qu’il revient au lecteur d’identifier. La littérature reconstitue du vécu, exprime des émotions, transmet un témoignage, mais dans des ensembles signifiants en fonction desquels ils prennent sens. Le point de vue de Mademoiselle Else ou de Molly Bloom est celui de Schnitzler ou de Joyce, ou bien, si l’on admet avec Eco la distinction entre l’intentio operis et l’intentio auctoris,il est indissociable de l’ensemble que constitue Mademoiselle Else ou Ulysse. L’enseignement de la littérature ne peut se focaliser sur des personnages ou des expériences.
8La littérature comme émotion édifiante ou comme école du jugement n’est pas celle de Thomas Bernhard, Claude Simon, Pascal Quignard, Thomas Pynchon, ou Haruki Murakami. Elle est liée à une conception du personnage qui est celle du théâtre classique et du roman du xixe siècle. Elle est datée. Dans Le Débat, Alain Viala considère Dom Juan et Phèdre comme deux pièces représentant la concupiscence sous une forme comique ou tragique, et invitant à une évaluation susceptible de « former le jugement » et par là d’« assurer la formation de la personne et du citoyen11 ». Racine, Molière, mais aussi Henry James, sont des auteurs anciens, leur langue est difficile. Les élèves devront réfléchir sur des situations indissociables d’axiologies largement anachroniques, et donc assimiler tout un ensemble de compétences, pour pouvoir ensuite situer les personnages et réfléchir sur leur cas. Opération ardue. D’autre part, le cinéma se prête peut-être aussi bien que la littérature à ce type d’exercice ; les philosophes, qui jadis empruntaient au roman, au théâtre ou au mythe les cas exemplaires ou problématiques, les empruntent parfois au cinéma aujourd’hui (Stanley Cavell)12. Enfin, l’exercice du jugement suppose un certain type de pédagogie. Dans le même numéro du Débat, Michelle Grange et Michel Leroux critiquent une séquence pédagogique sur une nouvelle de Maupassant. Ils la trouvent abusivement centrée sur les aspects formels (narratologie, modalités de la parole rapportée, du dialogue) au détriment de l’analyse psychologique et morale13. Faut-il opposer moralistes et formalistes ? Peut-être pas. S’il est légitime d’admettre que « morale, intérêt, dilemme, calcul, affectivité » doivent être pris en considération, que certains excès narratologiques et rhétoriques doivent être corrigés, une véritable analyse et une véritable pédagogie doivent tout prendre en considération, morale, psychologie, politique, religion dans leur contexte et le cas échéant différentiellement par rapport au nôtre, mais aussi choix de représentation, de rhétorique, d’agencement, de registre linguistique. Quel travail pour des étudiants, pour des enfants qui lisent peu et connaissent mal l’histoire...
9Encore deux objections à l’utilité morale et politique de la littérature, les plus importantes peut-être. La première tient au fait que depuis qu’elle se pense comme telle, c'est-à-dire depuis le xixe siècle, elle a sans doute pu se sentir investie d’une mission politique ou sociale avec Hugo, Sand ou Jules Romain, mais elle a au moins aussi souvent refusé le jeu social avec Beckett, Mallarmé, Kafka, Flaubert… ou Kertész, qui écrit dans son Journal de galère : « Hier K., venu d’Amérique, me dit que la lecture est en voie de disparition. Je me suis senti soulagé : j’écris un roman, je poursuis donc une activité inactuelle »14. Le paradoxe de l’enseignement est de mettre cet exercice de désocialisation, de marginalisation, d’inactualité, de solitude, au centre de la cité. Harold Bloom, qui répète que les grandes lectures ne nous rendront pas meilleurs citoyens, que Shakespeare « ne nous rendra pas meilleurs, mais peut nous apprendre à nous écouter quand nous parlons avec nous-mêmes », que « la véritable lecture est un exercice solitaire »15 et rend plus autonome, est plus en accord avec ces écrivains, et avec Montaigne, que les pédagogues de la littérature. L’Université ou l’école ont pu légitimement se concevoir comme espace de réflexion opposé à une société livrée à la consommation, au profit, à la braderie des valeurs. Cela n’en fait pas des lieux de littérature. Elle leur échappe. Heureusement.
10Dernière objection : politiquement, ce pouvoir exorbitant que s’arroge le romancier de représenter le monde, de le juger de manière d’autant plus insidieuse que l’évaluation est implicite et passe par les descriptions ou les scénarios, ne laisse pas d’être inquiétant. L’autorité des aphorismes, les soliloques asociaux de Céline ou de Thomas Bernhard, les inspirations péremptoires de Claudel, de Hugo ou d’Aubigné, ne font pas bon ménage avec la morale et la discussion démocratiques. Oui, comme la musique ou le cinéma, la littérature enrichit et affine la sensibilité et l’intelligence, oui elle multiplie les points de vue, permet « une expérimentation des possibles »16. Mais non, pour vivre ensemble en partageant des valeurs, la littérature ne convient pas toujours : elle ne s’écrit pas pour ça.
11Comment justifier autrement la littérature comme objet de recherche à l’université et d’enseignement dans les classes du secondaire ?
12La recherche sur les sciences de l’homme ne peut pas ne pas s’attacher de manière spécifique à elle, parce qu’elle est art du langage et art de la fiction – deux points liés. Avant de représenter ou d’exprimer, ou plutôt tout en représentant ou exprimant, elle confronte au langage : « hommes, nous ne nous entretenons que par la parole ». La littérature repose sur un usage non instrumental de la langue. « Est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l'instrumentalité ou la beauté », écrivait Barthes17. La fameuse autoréférentialité du texte, aujourd’hui décriée par les moralistes, a au moins le mérite de rendre justice à ce rapport singulier au langage. Qui ne concerne pas seulement le style flaubertien ou la magie mallarméenne. Et surtout qui rencontre des échos dans l’existence ordinaire. Car, si l’on fait abstraction du projet esthétique, existentiel, intellectuel de l’œuvre littéraire, être écrivain pourrait être la chose du monde la mieux partagée. L’usage le plus quotidien de la langue ne se limite pas à la communication avec autrui ou à la réflexion. Quotidiennement, indépendamment des projets, des idées, nous éprouvons la profondeur du langage, ses impasses, ses ressources, ses trompe-l’œil lorsque nous jouons sur les mots, lorsque en nous-mêmes, nous parlons à nous-même ou à d’autres, disant des choses que nous ne dirions jamais en présence, parlant à l’absence des autres, des dieux ou des morts. En mettant en jeu sous les formes qui lui sont propres le langage, en le laissant jouer dans le suspens des relations interlocutoires que permet l’écriture, c'est-à-dire dans l’absence, la littérature implique cette dimension essentielle de l’humain. Le roman, tel que Don Quichotte l’invente, est près du rêve, de l’hallucination, mais aussi des euphorisants récits que nous nous fabriquons pour transformer en acclamations glorieuses la froideur des choses, l’indifférence des autres à notre égard, nos petites défaites et nos grands ennuis, dans cet empire que les mots nous ont conquis. « Des fêtes à volonté et solitaires », dit le Coup de dés. Le monologue de Molly Bloom ou de Mademoiselle Else, les glossolalies d’Artaud, les « AA, O, O, où, où » de l’Empereur du Repos du Septième jour, la « Confession délirante » des Mémoires d’Outre Tombe sont des expériences littéraires complexes mais qui correspondent à des pratiques spontanées. Jean-François Lyotard ne dissociait pas les œuvres de la réalité, refusant de placer les premières « dans l’espace réservé de la déréalité », et leur reconnaissait « même réalité qu’à la réalité ». Pas de coupure « entre ce qui relèverait de la vérité d’une part, de ce qui de l’autre appartiendrait au beau ou au plaisir » : « partout, ici comme là, [...] des métamorphoses de l’énergie libidinale »18. La philosophie, la psychologie, la linguistique ne peuvent donc pas ignorer le fait littéraire. Le chercheur en littérature n’est pas un amateur distingué de jolies phrases ou un érudit vaguement fétichiste. Il n’a pas à se légitimer en imitant l’histoire ou la linguistique, comme le lansonisme et le structuralisme l’ont fait tout à tour. Son domaine de recherche est essentiel. À lui de savoir l’exploiter.
13Le rapport au langage est rapport à la fiction. Nous sommes une « espèce fabulatrice »19 : les enfants s’endorment sur des histoires, nous nous en racontons tous les jours, les politiques, les religions, les marques commerciales en racontent pour faire croire, faire voter, faire consommer. Du fantasme, de la mémoire familiale ou personnelle au story telling ou au mythe, à l’histoire ou au récit de la Passion, vraies ou fausses, profondes ou idiotes, les histoires nous constituent. Elles constituent le réel : comme le montrent les exemples de Nancy Huston, les histoires qui interprètent et construisent les faits ne leur sont pas postérieures : elles en sont indissociables20. La réalité psychologique de la fiction dans l’expérience vécue, que toute une série de systèmes philosophiques ou psychanalytiques, de la négativité hégélienne à l’aliénation lacanienne du sujet dans le langage, transposent à la vie de l’esprit ou à la constitution du sujet psychanalytique dans le langage, et par lui, intéresse aussi notre dimension collective et politique. Imaginer, raconter est le propre de l’homme. Le romancier, comme l’historien, ne s’adonne pas à une activité gratuite. Il est, dit Carlo Ginzburg21, le lointain descendant des chasseurs de la préhistoire qui scrutaient les traces du gibier pour fabriquer les scénarios qui permettraient de le retrouver et le capturer. Ils furent les premiers fabulateurs. Le récit n’est pas leur seule invention : le travail de l’essayiste tel que le décrit Montaigne, ce mouvement de l’esprit attaché à se reconnaître lui-même dans la vraie poursuite de la vérité, « cette chasse de la vérité » où on « désesp[ère] de la prise » mais en goûtant la poursuite, cette avancée erratique sur le papier qui s’alimente d’« admiration [étonnement], chasse, ambiguïté [incertitude] »et qui est « [...] sans terme, et sans forme »22, est une autre forme, plus complexe, plus mélancolique et aussi plus hédoniste, de cet exercice des premiers temps qui a inventé l’historien, le détective, le romancier, et peut-être aussi le penseur.
14Usage non instrumental de la langue et fiction, discours singulier et discours du singulier qui mobilise la Langue, les valeurs, les axiologies, les normes communes, la littérature touche à la dimension individuelle comme à la dimension collective de l’humain. La réflexion sur l’homme ne peut s’intéresser seulement aux sciences sociales, aux lois générales telles que les dégagent la psychologie ou la sociologie. L’herméneutique, l’analyse de ce que révèlent les œuvres d’art et la littérature est tout aussi indispensable.
15L’importance de la littérature dans la formation de l’individu, dans la pédagogie par conséquent, tient à une autre particularité : elle requiert la solitude. « Seul le roman combine ces deux éléments que sont la narration et la solitude. Il épouse la narrativité de chaque existence humaine, mais, tant chez l’auteur que chez le lecteur, exige silence et isolement, autorise interruption, réflexion et reprise »23. « Fêtes à volonté », mais fêtes « solitaires ». L’écran rassemble un public, le son d’un instrument de musique, celui des haut parleurs occupe tout l’espace et la peinture s’expose à tous, mais Don Quichotte s’enferme dans sa bibliothèque pour lire, et celui qui ouvre à son tour le livre s’enferme avec lui. Les images de retraite monastique, ou de mort au monde et à soi, si fréquentes dans le discours de la littérature et dans le discours sur elle, sont fondées. Lire, c’est d’abord s’isoler, se retrancher. Cette solitude est active : la « suspension volontaire de l’incrédulité » (Coleridge), ce que Coetzee appelle « l’imagination sympathique »24, requièrent la collaboration du lecteur. Il faut, pour lire un livre, plus d’adhésion, plus de désir, plus d’imagination que pour voir un film, où l’environnement sensoriel, l’animation des images, le son, la 3D ont une force immédiate de persuasion. Personne n’a jamais reculé devant la description littéraire d’un train qui entre en gare. Et cette activité est libre de son temps. Les images animées, la musique imposent leur durée. Le lecteur peut rêvasser, imaginer, réfléchir, s’interrompre, au lieu de suivre simplement un déroulement imposé. Si le livre ne suscite peut-être pas des émotions aussi fortes que celles que donnent la musique ou le cinéma, s’il ne sollicite pas plus l’imagination que la peinture, il permet de passer de l’émotion à l’imagination ou à la réflexion sous quelques formes que ce soit : conjectures sur l’action ou les personnages, jugements moraux, interprétation historique, philosophique... Il autorise l’empathie et la prise de distance. Il permet donc un exercice spirituel, un travail de réflexion sur soi et sur le monde, et ce travail est capital pour la formation des enfants, en leur permettant de réfléchir sur les comportements individuels dans leur rapport à la société, sur le singulier par rapport à l’espace symbolique. Par là, et en dehors de tout consensus sur des valeurs démocratiques ou autres, il contribue au développement moral de l’individu, alors que les téléphones, Face book et twitter, le dissolvent dans la communication. Reste à espérer que les sociétés et les politiques publiques trouvent bon ce développement-là, et rien n’est moins sûr. Lorsque le politique s’intéresse à la poésie, il fait une « fête de la poésie », une épiphanie de valeurs consensuelles : il fait de la politique. Reste encore à souhaiter que la pratique pédagogique perde le caractère directif qui rend si tristes les manuels. Que, plus généralement, les savoirs comptent non comme objectifs mais comme moyens.Que l’enseignement ne soit pas dissocié d’une véritable formation à la réflexion. Qu’il comprenne aussi une formation aux autres arts, musique, danse ou cinéma. Et enfin qu’il donne plus d’activité à l’élève : la classe reste encore trop souvent un exercice d’admiration devant des chefs d’œuvre.
16Voilà les arguments qui justifient d’un côté la recherche sur la littérature à l’université, de l’autre sa place dans la formation des élèves.
17Quelques conséquences : si l’université a un travail de recherche légitime à conduire sur la littérature, s’il faut réfléchir sur la littérature parce qu’elle livre un aspect essentiel de notre humanité, s’il s’agit bien de comprendre et de connaître lorsqu’on l’étudie, et s’il s’agit de comprendre et de connaître non seulement comment une œuvre est constituée et comment elle signifie, mais aussi ce qu’elle nous apprend sur l’homme, alors il faut une véritable exigence méthodologique et théorique. Or les littéraires disent et savent rarement ce qu’ils cherchent, pourquoi et comment ils le cherchent. Les informations que livre la philologie, qui est indispensable mais ne permet pas de penser, l’histoire littéraire et l’histoire des idées, se mêlent joyeusement aux confortables illusions d’une approche « littéraire » des textes littéraires et à l’éclectisme des emprunts à telle ou telle pensée (Girard, Deleuze, Agamben, Lacan…). Les enseignants-chercheurs en littérature portent trop souvent des costumes d’Arlequin, tout rapiécés d’emprunts25. Au lieu de chaparder quelques cautions et quelques généralisations dans la philosophie et les sciences humaines, il faudrait peut-être retrouver l’ambition structuraliste mais débarrassée du scientisme, de la volonté de modéliser à tout prix une grammaire générale, les structures invariantes de la Langue ou du récit, il faudrait penser nos objets propres dans le cadre des sciences de l’homme. Si « le récit commence avec l’histoire même de l’humanité »26, travailler sur le roman demande aussi de considérer les usages que font du récit et de la fiction l’enfant qui s’endort, celui qui se raconte, les consommateurs, les électeurs, les religions, les sociétés. Il est dommage que des historiens étudient les usages sociaux de la poésie dans la France d’Ancien Régime, mais non les littéraires dits seiziémistes... Il est dommage que le chamanisme soit pris en considération par les anthropologues, sociologues, historiens et spécialistes de la préhistoire, mais jamais par les littéraires, malgré tous les transports et les enthousiasmes que compte l’histoire littéraire. Sans dissoudre la recherche en littérature dans les cultural studies, de nouvelles contextualisations, un nouvel effort de théorie générale sont indispensables, si nous ne voulons pas rester englués dans des singularités qui ne constituent ni un discours, ni une science, et alors que les sociologues ou les historiens s’annexent des pans entiers de la critique. Si spécificité d’une « vraie littérature » il y a, et qui légitime, comme nous le croyons, la nécessité de réfléchir non seulement sur des formes de communication sociale mais sur des écritures singulières, il faudra le montrer différentiellement, par rapport aux autres formes de communication, dans le cadre d’une anthropologie culturelle. La recherche en littérature doit intégrer la philosophie, le droit, la linguistique, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire, au lieu d’y faire des emprunts ponctuels. Elle doit articuler ces savoirs à ce qu’elle sait faire en propre : l’analyse des énoncés littéraires. L’exigence théorique se situe à cette frontière.
18Il faut aussi appréhender la littérature dans une perspective intermédiale. Comment travailler sur le roman moderne sans travailler sur le cinéma ou sur les séries, alors que l’interdépendance est manifeste, que des caractéristiques semblables se repèrent ? Des cinéastes exigeants, González Iñárritu, Paul Thomas Anderson, des séries grand public font comme Haruki Murakami ou Antonio Lobo Antunes le choix d’une narration polyphonique dont les différents fils sont parallèles et ponctuellement reliés. Il faut bien penser tout cela ensemble.
19Troisième conséquence : la recherche – la recherche seulement, non l’éducation –ne devrait plus confondre la littérature avec les chefs-d’œuvre. La qualité, l’intérêt, la complexité, l’avant-gardisme ne sont pas des critères. S’il est vrai qu’un auteur original mais sans audience immédiate mérite l’étude, une œuvre répondant aux attentes d’un vaste public présente aussi un intérêt, pour d’autres raisons, parce que son analyse est susceptible de nous informer sur nos attentes devant la fiction, parce qu’une véritable étude de la singularité de chefs-d’œuvre atypiques requiert leur contextualisation, l’examen des conventions qu’ils mettent en œuvre pour les remotiver ou les subvertir... La recherche en littérature ne peut en même temps revendiquer une rigueur scientifique et sélectionner ses objets comme une académie des beaux-arts. Il faut intégrer à l’étude, et non à la pédagogie, toute la littérature de fiction, même Musso ou Levy : pourquoi diable ont-ils du succès ? Il faut étudier toutes les manières de faire de la littérature (y compris les réseaux sociaux, la twitter-literature..), tous les modes de lecture et tous les usages des livres. Pourquoi laisser au sociologue l’analyse des lecteurs, comme si la littérature n’était faite que de livres produisant ou inventant ceux-ci ? En s’élargissant ainsi, les équipes de littérature ne feront que devenir conséquentes en mettant fin à cette aberration que mort depuis de longues décennies et sans doute ennobli par la poussière des siècles, le plus plat auteur de nouvelles, de poèmes pétrarquistes ou de romans feuilletons est légitime objet d’étude, tandis qu’une sélection avant-gardiste dont les critères de littérarité ne sont jamais qu’une variante universitaire du bon goût académique, sélectionne quelques bons crus parmi les vivants ou morts de trop fraîche date. Le signe, au-delà de l’inconséquence, d’une confusion entre science et valeur qui est préjudiciable à la recherche.
20La littérature nous implique en tant qu’êtres de langage et qu’êtres de fiction. Elle appelle une étude aussi scientifique que possible, qui s’attache non à la diluer dans des théories générales de la culture, mais à comprendre sa spécificité et sa signification dans le cadre de ces théories, psychologie, sociologie, anthropologie, histoire culturelle… Pour cela, les équipes de recherche en littérature ne peuvent plus être un aréopage de beaux-esprits commerçant avec des chefs-d’œuvre.
21Il est encore indispensable de repenser le rapport entre la recherche sur la littérature et l’enseignement de la littérature, qu’il ne faut ni séparer de la recherche, ni considérer comme une forme de vulgarisation, ni enfermer dans un machin vaguement théorico-pédagogique ; qu’il faut protéger de tous les moralismes ; qu’il faut concevoir non de manière hégémonique, mais dans une nécessaire collaboration avec l’histoire, la philosophie, le droit, les arts… L’enseignement d’une pratique solitaire, la lecture, dans un cadre institutionnel, l’exercice d’admiration par temps de braderie, l’exigence intellectuelle et esthétique au temps des réseaux sociaux, l’attention à la complexité et non à l’exemplarité forcément bouleversante, constituent autant de gageures, qui méritent une réflexion spécifique.
22Il y a du travail.