La Littérature en classes préparatoires scientifiques : un exercice de pensée, plus qu’une fin en soi
1Les perspectives de l’enseignement de la Littérature en Classes Préparatoires Scientifiques sont différentes de celle en Hypokhâgne et en Khâgne, présentée par Françoise Guichard, car les étudiants scientifiques, contrairement aux littéraires, sont dans une dynamique de réussite : il y a presque autant de places offertes aux concours que de candidats.
2« La littérature en classes préparatoires scientifiques, un exercice de pensée plus qu’une fin en soi. ». Ce titre de communication part d’un simple constat : en CPGE scientifiques, il n’y a pas à proprement parler de littérature, mais un professeur de littérature qui enseigne une matière, désignée officiellement sous le nom de « Français-Philosophie ». Est-ce pour autant que la Littérature a disparu ?
3Le service hebdomadaire de 2h en première année et 2h en deuxième année s’articule autour des 12h de mathématiques, et des 8h de physique/chimie, en 1ère année dans la filière MPSI (Maths Physiques Sciences de l’Ingénieur). La deuxième année comporte (12h de maths, 9h phys/chimie). Mais toujours 2h (oh victoire !) en « Français-Philosophie »; d’ailleurs, c’est toujours le volume horaire de 2h de « Français-Philosophie » qui est alloué, quelles que soient les années, (1ère ou 2ème,) et quelle que soit la filière (MPSI, PCSI, MP, PC). Au moins, en employant un langage scientifique, on peut dire que la littérature est une constante. Seules varient les heures de sciences. Il est vrai, une très grande proportion leur est attribuée. Cet enseignement s’articule aussi autour d’une heure d’oral, dite « colle » dans le jargon des classes prépa, dans chacune de ces deux matières (maths, physique chimie), 1h par semaine, là où le « Français-Philosophie » porte triomphalement sa demi-heure, trimestrielle, victoire obtenue depuis quelques années seulement. Piètre situation pourrait-on dire ; sauf que, c’est sans compter sur les coefficients, extrêmement élevés par rapport à l’horaire consacré, attribués à cette matière. Les épreuves de concours sont les suivantes : 2 épreuves en maths, 2 épreuves en physique. Le coefficient de Français est équivalent au coefficient de l’une de ces épreuves. Par exemple, à Centrale, en MP, maths 1 coef 11, maths 2 coef 11, Physique 1 coef 7, Physique 2 coef 7, Français coef 11. Dans la filière PC, le Français- Philosophie possède un coefficient supérieur aux autres matières (11), alors qu’en maths 1 et 2, respectivement 8, et en physique, chaque épreuve a un coefficient 10. Cela dépend donc des sections et des concours. Mais, derrière le premier constat qui aurait pu sembler accablant à première vue, se dresse une visibilité de la matière « Français-Philosophie » ; visibilité qui s’inscrit avec toute sa place, puisqu’au concours des Mines, un candidat, pour passer la barre de l’admissibilité doit avoir une moyenne suffisante dans 2 ensembles, l’ensemble scientifique, et l’ensemble non scientifique (Français-Philosophie, et Langue) ; il doit donc avoir franchi une double barre. Dans presque tous les concours de type e3a, le Français est autant coefficienté qu’une épreuve de sciences, ce qui pèse sur le total final de l’admissibilité.
4Une fois le parcours accompli à l’écrit, quelle est la place de la littérature à l’oral ? Curieusement, différents cas de figures se présentent:
5*Pour les ENS, l’épreuve est passée à l’écrit (une dissertation), elle est corrigée et affectée d’un coefficient qui compte pour l’oral ;
6*Pour l’X, l’oral se compose d’une explication de textes en littérature; là aussi, l’épreuve de littérature est discriminante, certes parce qu’elle est doté d’un coefficient, mais aussi par le fait même de départager des candidats sur une autre compétence que les sciences. Dans ces deux concours, de rang A, qui peuvent tous deux mener à des carrières de recherche, la littérature semble en amont faire partie d’une démarche intellectuelle.
7*Cette démarche est aussi à l’œuvre pour le concours des Mines, autre concours de rang A. L’épreuve est quelque peu différente, puisqu’il s’agit de présenter dans un premier temps une analyse du raisonnement de l’auteur, à partir d’un texte donné (articulations logiques), puis de présenter un développement personnel (dissertation) à partir d’une idée soulevée par le texte.
8Nous voyons donc se profiler un élément de réponse du point de vue des Grandes Ecoles : la littérature devient matière de discrimination, car elle est envisagée comme support d’un exercice qui allie la technicité et un savoir pour classer, mais aussi dans son contenu même elle est envisagée comme l’épreuve qui excelle à repérer les démarches de pensée. Pour les autres concours, soit la littérature a disparu à l’oral (Centrale), soit elle a subi une mutation en épreuve d’entretien personnalisé (certaines écoles de la banque d’épreuves CCP, e3a).
9On constate une fois de plus, avec ces concours de rang B, une déperdition de la littérature, et toujours le même professeur de littérature en charge d’âmes : le nom change, l’épreuve disparaît, pour ces concours qui recrutent la très grande majorité des étudiants. C’est déjà montrer qu’elle sera à l’origine de la différence culturelle, qui se traduit par une différence de niveau de postes dans le monde professionnel. Littérature et culture, littérature et excellence vont donc ensemble dans ce tableau.
10Ces considérations chiffrées sur l’objet qu’est devenue la littérature à l’écrit et à l’oral des concours montre qu’elle est placée au rang d’une valeur hautement discriminante, ce qui explique en partie le coefficient conséquent duquel elle est dotée. L’enseigner ne peut faire abstraction du contexte ; une responsabilité incombe au professeur, puisqu’elle est nécessaire à la réussite des élèves. D’autant qu’un autre constat émerge : sur le territoire, la répartition des prépas se fait comme suit : les quelques grands lycées parisiens dans lesquels sont contenus la majorité des futurs contingents des effectifs des concours de l’X et l’ENS en 2ème année, et le reste des prépas. L’enseignement du Français, à ce stade, fait l’écart, et permet de combler un niveau hors excellence en matières scientifiques et de rivaliser avec l’excellence aux Mines, X, Centrale.
11C’est pourquoi, l’UPLS (Union des Professeurs enseignant les disciplines Littéraires dans les Classes Préparatoires Scientifiques) prône un programme. La littérature est discriminante, oui, pour classer, mais pas pour classer en fonction d’un héritage culturel. Le programme est une valeur à laquelle, nous, professeurs de littérature en CPGE scientifiques de l’UPLS, sommes attachés. Le programme se compose d’un thème (« Le Mal » cette année, « Penser l’histoire » en 2007, « Les énigmes du moi » en 2008, « L’argent » en 2009) et de trois œuvres à étudier en fonction de ce thème, 2 littéraires, et une philosophique : (par exemple, Macbeth, Les âmes fortes, et Profession de foi du vicaire savoyard pour « le Mal », 18 Brumaire de Marx et Les Mémoires d’outre tombe livres IX à XII avec Horace pour « Penser l’Histoire »). En effet, le programme permet de réduire l’écart culturel initial et d’offrir la possibilité d’une chance quasi équivalente à tout candidat, pour peu qu’il travaille, quel que soit son milieu d’origine (rappelons les 30% de boursiers, objectif fixé par le ministère, et la volonté de diversification prônée par la CGE (Conférence des Grandes Écoles), comme le montre le rapport d’activité annuel de 2010. Cela permet de garantir non l’égalité des chances, mais la possibilité d’une plus grande justice dans la discrimination, et discrimination parce qu’il y a un classement, ce qui est le principe même d’un concours. Cela est une conviction permettant d’éviter la reproduction du même, endogamique, sur le dos de la Littérature. La Littérature est donc devenue un objet permettant de recruter sur des compétences intellectuelles.
12Et en effet, à la littérature qui a perdu son nom dans un enseignement scientifique, puisqu’elle est devenue « Français-Philosophie », est attribuée une certaine valeur par les Écoles. Sert-elle de lien transitionnel (l’X, Mines) vers un enrichissement humaniste ? Qu’attendent donc les Grandes Écoles de cette formation en « sciences humaines », à côté des sciences dures ? Et Pourquoi ?
13Puisqu’on parle de l’enseignement de la littérature, on se doit d’inscrire la littérature dans une perspective d’enseignement, du lycée à la Grande Ecole. Je ne reviendrai pas sur le constat de Françoise Guichard, que je partage totalement, sur le bagage culturel d’un étudiant qui arrive en prépa, et sur l’enseignement en lycée de la littérature. Considérons seulement la perspective suivante, non plus du point de vue des Grandes Ecoles, mais du point de vue des Etudiants : en seconde, en première scientifique, un élève a un contact avec la Littérature ; en terminale scientifique, il a la philosophie, mais plus de cours de littérature, en CPGE scientifique il a le « Français-Philosophie » et en Grande École, qu’a-t-il ? : à Centrale, un module de philosophie composé de conférences sur des thèmes d’actualité en prise directe avec le milieu qui sera son milieu professionnel (par exemple cette année à Centrale Paris la bioéthique, la philosophie des sciences), aux Mines de Paris, c’est le même principe de conférences, avec une option, facultative, d’Arts : il s’agit essentiellement de visites de musées parisiens, avec pour objectif l’acquisition d’une culture. À l’X, la pratique du théâtre. Ensuite, il y a le FLE, avec recrutement de professeurs en FLE ; et pour cause, la CGE souhaite accentuer le recrutement d’étudiants étrangers, via un mode de recrutement spécifique.
14On le voit, quel que soit le mode de recrutement, quel que soit le module d’enseignement, la Littérature n’est plus enseignée. D’ailleurs, l’éclatement initial dans le secondaire, le nom bâtard en CPGE scientifiques « Français-Philosophie », y préparait déjà l’étudiant, puisque l’intitulé même de la matière efface la notion de Littérature, pour la remplacer par du « Français », c’est-à-dire de la langue. D’ailleurs, en jargon d’élèves, la matière s’appelle « Français » par abréviation, par appauvrissement aussi ; ce n’est même plus « Littérature », plus « Philosophie », voire « philo » non plus.
15On reconnaîtra là une scission opérée entre deux domaines : philosophie et littérature, comme si les voies de la sagesse de l’une écartaient le pouvoir évocateur et langagier de l’autre, et vice versa.
16Il n’y a donc qu’un pas pour que l’équivalence se créée pour un étudiant : le Français parle, la Philosophie pense et la Littérature rêve. Voici une distinction tenace et bien marquée dans l’esprit d’un étudiant lambda qui arrive en première année CPGE; Et avec lui, sa hiérarchie de valeurs toute prête : en Français, il a des problèmes d’orthographe et de syntaxe ; en philosophie, c’est subjectif, on peut dire tout et n’importe quoi ; mais il y a les philosophes, ceux-là, ils sont respectables ; ils pensent, eux ; et en Littérature, c’est vague, d’ailleurs, il a toujours eu des problèmes pour lire, dit-il, et les auteurs écrivent sans savoir ce qu’ils veulent dire. Arrivé en CPGE scientifiques, une autre optique se dessine : un concours, une note. Donc, une nécessité : s’y mettre. Oui, mais pourquoi ? Une note ? Ce n’est pas la motivation première, car bon nombre d’entre eux ne savent pas quelle école choisir (si l’on se rappelle du constat que nous avons fait au début, il y a une place pour tout le monde, ce qui a paradoxalement un effet délétère, avec une absence réelle de motivation. « De toute façon j’aurai quelque chose » peut-on entendre dire.)
17Partons des réponses à l’enquête que j’ai menée auprès de mes étudiants. À la question, quelles différences percevez-vous entre la matière enseignée en prépa et le lycée ?, les étudiants ont majoritairement fait la distinction entre leur point de vue initial porteur de clichés, et la valeur de l’apport en fin de parcours.
18Voilà donc un exemple de l’état d’esprit d’un étudiant qui arrive au cours de Français-Philosophie en 1ère année en septembre.
19À quoi cela sert-il la littérature ? Et surtout en CPGE scientifiques ? C’est justement là que l’enseignement et ses finalités interviennent.
20Donc, voici un enseignement de la Littérature pris dans un paradoxe : l’ouverture des Ecoles est certaine sur des champs disciplinaires autres que les sciences, mais pas de Littérature spécifiquement.
21Pourquoi alors cet enseignement est-il maintenu?
22Outre la discrimination à l’entrée, et les réponses déjà apportées au travers de la réflexion menée il y a quelques minutes, l’enseignement de la littérature permet de développer des compétences, qui sont celles attendues d’un scientifique dans le monde professionnel (modes de raisonnement, esprit d’analyse) et de développer aussi des capacités d’ouverture (prendre en considération la parole d’autrui, présenter une argumentation, clarté). C’est-à-dire que l’on en revient, à ce qui, pour moi, définit la littérature : un art du langage.
23Et c’est bien cela qu’il s’agit de transmettre, pour que cela puisse un jour être utilisé. La littérature serait donc transitionnelle, mais aussi révélatrice et nourrissante d’apport personnel (ce que corrobore l’enquête : « ouverture d’esprit » « le plus souvent les œuvres sont une représentation de la société de l’époque, on a donc la vision de l’auteur sur cette société, ce qui nous permet également de comprendre la nôtre », « l’œuvre est un outil de réflexion », « de la culture générale »). Et chez les scientifiques, elle remplit ses fonctions de …« science humaine ».
24L’enseignement de la littérature a donc toute sa place en CPGE scientifiques. Mais laquelle ? je dirais, celle d’une matière. Matière à concours, (l’enquête révèle ainsi quelques réponses de type : « récupérer des points » « « j’étudie seulement les œuvres pour passer les concours et avoir une bonne note»; et pour cause, les scientifiques qu’ils sont ont vite fait les calculs), matière à réflexion aussi. Cette même enquête, en proportion plus importante, 18 étudiants sur 26, évoque l’apport personnel avec des formulations de type « cela permet de réfléchir sur des pensées autres que les siennes », « une leçon de vie » à propos de L’Argent. Reprenons d’ailleurs cette formule « j’ai appris sur les autres, et cela m’a permis de mieux me comprendre et comprendre des situations ». Le thème, les énigmes du moi, avec Musset Lorenzaccio d’un côté, et Leiris L’Age d’homme de l’autre ont permis d’aborder la déstructuration de l’identité, la recherche d’une unité intérieure au travers d’explorations du moi et des limites mêmes de cette exploration : parler de l’éclatement interne projeté sur la scène à travers les multiples figures de Lorenzaccio incarnées à travers son rapport aux autres personnages, parler de l’intimité à travers Leiris, par ailleurs dérangeante quand elle est mise à nu dans une publication, a permis d’interroger les fonctionnements de l’intériorité, par projection et par identification, de se poser les rôles mêmes de la littérature, par le biais de la littérature autobiographique : que veut dire parler de soi ? et comment ? Ces questionnements ont amené une perplexité des étudiants face au matériau littéraire qu’ils avaient devant eux, une réflexion porteuse d’interrogations sur eux-mêmes en tant que jeunes adultes. D’ailleurs, les thèmes qu’ils aimeraient voir traiter en disent long sur leurs attentes : (question 1 de l’enquête : quels thèmes aimeriez-vous voir traités ?: « un thème qui revient souvent dans la vie de tous les jours » ai-je eu en réponse par un étudiant ; reviennent : la justice, la religion, la vérité, le bonheur, l’imagination.
25Donc, à y regarder de plus près, on constate là encore que l’enseignement de la littérature en CPGE scientifiques remplit le rôle de la littérature, pourtant décrié de prime abord par ces mêmes étudiants qui ont sur elle un autre regard par la suite : faire réfléchir à l’utilité même de la littérature.
26Cette spécularité se retrouve dans le rapport aux textes, dans la fréquentation constante de la littérarité même du texte, qui permet de défaire de près, avec précision, les fils des textes, la constitution même du langage, du comment dire. Cet enseignement élargit la perspective spéculaire en faisant prendre en compte la spécificité même des genres. C’est-à-dire, ce que chaque genre des œuvres inscrite au programme apporte à la réflexion sur le thème d’ensemble ; par exemple, sur le thème « Penser l’histoire », les Mémoires de Chateaubriand et le grandissement épique, les descriptions et la valeur transformatrice d’une forme de réminiscence. Horace et la rhétorique finale de la délibération ont éclairé, par une approche spécifique un angle sur la notion d’Histoire : la penser et la faire, la dire et la composer, est-ce témoigner d’une vérité ? Ainsi, plus qu’une explication microscopique du texte, l’objet littéraire devient un tremplin pour aborder la culture (la rhétorique, l’histoire de la pensée de l’histoire, les problèmes philosophiques soulevés par le fait même que ce soient des œuvres littéraires, enrichissent la perspective philosophique du thème annuel. Mais comment, dans ces conditions, aborder le philosophe ? est-il philosophe penseur, seulement ? Il est réducteur de le cantonner à un mode de pensée que les oeuvres littéraires infirment ou confirment : Zola dans L’Argent ne développe pas Simmel et sa Philosophie de l’argent Partie I, chapitre 3, sections 1 et 2, pas plus que le roman de Giono, Les âmes fortes, est un ersatz de la Profession de foi du vicaire savoyard de Rousseau. C’est donc un dialogue incessant entre la pensée des œuvres, entre leurs manières d’exprimer cette pensée, entre les différentes époques dans lesquelles les œuvres sont inscrites qui fait se dégager une littérature enseignée non pour elle-même, mais pour ses ramifications dans l’histoire des concepts (penser l’histoire), dans une sociologie (l’argent), dans une réception critique (les énigmes du moi où savoir employer un langage adéquat pour exprimer, au plus juste d’une œuvre, une pensée (psychanalyse, autobiographie, le moi le je) et en parler devient nécessaire).
27Cela permet une ouverture, un apport d’une culture par un accès à la détente (sous forme de petites histoires, de lectures : la mythologie, livre de Job), mais aussi par des textes (essais, critiques : Hannah Arendt pour le Mal, Etienne Borne Le Problème du Mal, Pessoa Le Livre de l’intranquillité) toujours à double finalité (résumé pour les concours, histoire de la pensée, point de vue sur le thème, proposé à leur esprit critique).
28Là aussi, l’enseignement de la littérature tend à se mêler avec l’objet même, dit « littérature » : inscrire une culture, une mémoire, par le pouvoir évocateur du langage.
29C’est pourquoi, cet art du langage est reçu comme énigme à résoudre par les analyses de texte, permettant d’en déjouer les replis. Pour l’enseignant, la démarche consiste à laisser le temps aux étudiants, eux qui courent après le temps dans la course au savoir, leur laisser le temps d’une lecture, le simple plaisir d’écouter, ne rien leur demander, juste écouter, sans consigne de travail, et de se représenter, sans lire, ce qu’ils entendent. C’est le pouvoir des mots qui agit. Telle la scène des hallucinations de Lady Macbeth, tel le monologue d’Harpagon dans L’Avare. À la fin de cette saveur du temps suspendu, juste le temps d’une lecture, où chacun s’est laissé porté par les mots en se représentant le moment du texte, leur demander, non ce qu’ils en pensent, mais ce qu’ils ont vu. Car c’est bien de voir qu’il s’agit. Les mots leur ont fait voir quelque chose. Au plus proche de la sensation, ils ne peuvent se tromper ; c’est ainsi que, réconciliés avec leurs a priori (la description, le côté vague du littéraire), en passer par le simple plaisir des mots permet, dans l’enseignement, un premier pas vers l’élaboration d’une analyse expliquant pourquoi cette sensation est unanime, ce qui les surprend toujours. Et là, il n’y a plus « l’auteur dit que.. » « l’auteur fait passer que… », il y a : la paranoïa est obtenue grâce à tel ou tel procédé (Molière)…la violence de l’intranquillité traduit la culpabilité visuellement (Shakespeare).
30La littérature est bien cet espace de mots présents qu’il s’agit aussi de faire redécouvrir aux étudiants, à l’encontre, me semble-t-il, d’un temps qui file. Prendre le temps de plonger au cœur d’une expérience leur permet bien de s’évader. Car la littérature, c’est bien aussi l’évasion de soi, du quotidien. « sortir des sciences » disent-ils lors de l’enquête. Le quotidien d’un concours, d’un univers axé sur les sciences est oublié au profit d’un moment de récupération, de plaisir de la découverte. Et, justement ce rêve qu’ils décriaient au départ devient évasion. L’enseignement de la littérature rejoint, là encore, une des fonctions de la littérature : l’évasion.
31Ce n’est qu’ensuite, que le comment est abordé. Comment cela se fait-il que chacun ait eu la même impression ? C’est là le mystère que l’analyse va tenter de lever. Ainsi, se pencher sur la manière de dire, d’écrire permet d’exercer une capacité analytique, demandée elle aussi parmi les qualités requises pour un scientifique. Ceci s’articule sur une pratique pédagogique qui réserve le développement de cette compétence d’analyse au moment de la colle : par groupe de 3, ils expliquent un extrait d’un texte au programme, toujours en lien avec le thème, et en rédigent le compte rendu, une fois la reprise effectuée, pour constituer un vivier de réflexion, et d’explications de textes donné sous forme de dossier à la classe. L’articulation au thème permet d’explorer, de manière ciblée et cadrée des manières d’exprimer un auteur, de faire ressortir les différences de traitement d’une question. Ainsi, l’approche des textes est une manière d’approfondir une compétence analytique, en concordance avec les attendus dans les matières scientifiques. Il s’agit là aussi de comprendre le discours d’autrui, son fonctionnement.
32Enseignement des Sciences et Littérature vont donc de pair dans l’acquisition des compétences. Donc, le préjugé d’une séparation d’un esprit littéraire, entendons brumeux, et scientifique, entendons clair, est vaincu. Réflexion et manière de s’exprimer sont en adéquation dans un domaine comme dans l’autre; cette réflexion sur l’écriture et son contexte permet donc de développer une compétence analytique.
33Compétence analytique qu’il va falloir mettre en œuvre soi-même pour présenter clairement la pensée de l’autre, et sa propre pensée. C’est là que les attentes des Ecoles dans cette matière se comprennent mieux : la dissertation, épreuve maîtresse des concours, permet de mettre en œuvre la capacité argumentative : argument+explication de l’argument+exemple analysés des 3 auteurs confrontés+conclusion. Ce schéma de base faisant se confronter les pensées, permet l’élaboration de la présentation de la pensée des autres au travers de la mise en regard des auteurs, et de sa propre pensée en conclusion. Ainsi, l’élaboration d’une argumentation est l’aboutissement de cet enseignement, car il permet à la fois l’abstraction, hautement corrolaire des mathématiques, l’avancée dans la pensée, le dégagement d’apories, voire les contradictions, et la proposition d’une résolution. L’argumentation et ses procédés rejoignent la démarche scientifique : idée+preuve. Les raisonnements mathématique et littéraire sont une seule et même chose : un raisonnement.
34Ainsi, que ce soit en sciences ou en « Français-Philosophie », le langage est bien ce qui permet aussi la présentation claire et adéquate des concepts, l’explication des démarches employées.
35L’enseignement de la littérature repose donc sur cette base du raisonnement abstrait qu’il faut faire acquérir aux étudiants, ce qui ne va pas de soi, et ô combien le savent les collègues de sciences. Ainsi, n’est-il plus curieux de constater que les moyennes en Maths et en Français-Philosophie sont à même de suivre les mêmes courbes… les mêmes problèmes d’abstraction ou de clarté d’expression se rencontrent dans l’une ou l’autre matière.
36Cette démarche même de recherche de réponse engage une capacité à prendre des risques, à tâtonner, ce qui est le propre de la recherche scientifique. L’enseignement et l’évaluation in fine de leur réflexion permettent aussi ne pas faire des « esprits pleins », mais de faire exercer leurs capacités d’intelligence, plus que d’évaluer l’acquisition d’un savoir.
37Ainsi, élaborer un questionnement, se forger un esprit critique me semblent être deux missions de l’enseignement de la littérature en CPGE scientifiques, qui vont de pair avec l’enseignement scientifique.
38En conclusion, on est loin d’une fin en soi. La littérature devient presque un prétexte pour amener une classe de jeunes gens à exercer leurs capacités analytiques, synthétiques, et d’expression. Et les coefficients attribués par les Ecoles, ainsi que les différents exercices demandés permettent de recruter les candidats en fonction de ces critères à travers les résumés et les dissertations.
39Il s’agit donc bien de faire s’exercer une pensée, la faire advenir, s’exprimer et se confronter à des contradictions à explorer au moyen d’exemples.
40Enseigner la littérature, c’est avoir la conviction que des jeunes scientifiques de demain peuvent avoir eu, au cours de leur formation, une fréquentation de l’exercice de pensée, demandé dans le monde professionnel pour défendre leurs idées, leurs projets à leur tour, avec un langage et une argumentation qui suit une rigueur, tout en donnant la place à un autre interlocuteur et envisager son point de vue, c’est-à-dire avoir une discussion ouverte. L’enseignement de la littérature leur donne une culture, en leur permettant d’acquérir des compétences liées à la construction d’un individu : penser, savoir présenter une pensée, dans le plaisir de la découverte.